vendredi 29 janvier 2010

La gloire de Rama 4 : l'apothéose du Migou chapitre 33 partie 1 : Sur la planète Telmom, Quadra Angula 2 pour les humains...

Sur la planète Telmom, Quadra Angula 2 pour les humains, les mines d’orona tournaient à plein. Les foreuses à plasma faisaient merveille, creusant à cinq mille mètres de profondeur afin d’extraire le charpakium.

Sur le sommet d’une colline, Antor observait la progression de l’extraction. Des drones brouettes revenaient régulièrement, formant un véritable convoi, chargés jusqu’à plus soif de leur précieux minerai. Muni de jumelles électroniques, l’ambassadeur admirait le travail des Helladoï. Lorenza se tenait debout à ses côtés, enveloppée d’une cape couleur grège afin de se protéger de la poussière. Se rendant compte de son manque de courtoisie, le diplomate marmonna :

- Excusez-moi.

Puis, il passa les jumelles à la jeune femme.

- Ça avance vite, constata la doctoresse.

- En effet. A ce train là, j’estime que tout sera terminé dans un peu plus de 37 heures. Et si j’en crois Warchifi, nous pourrons alors repartir immédiatement.

- Tant mieux, soupira Lorenza. Plus vite nous aurons rejoint notre époque, plus vite nous aurons des nouvelles du commandant Wu et de ma famille. Êtes-vous toujours en contact télépathique avec Daniel?

- Plus depuis quelques semaines, reconnut Antor. Mais je reste persuadé qu’il est encore en vie. Les autres également.

- Malgré la distance, le lien mental n’est donc pas totalement rompu.

- On peut dire les choses ainsi. Seule la mort pourrait nous séparer.

- Ambassadeur, que savez-vous précisément?

- Pas grand-chose à vrai dire! Daniel, Mathieu, Marie, votre fille et Benjamin sont perdus au milieu de nulle part.

- Nulle part? Le néant? C’est impossible!

- Je n’ai pas dit cela, docteur! Se récria le diplomate. En fait, les nôtres se retrouvent coincés quelque part au sein d’une virtualité anté Big Bang. Mais… comment l’exprimer simplement? Cet A-Monde n’a pas été engendré par la Vie! Ufo, un chien, un fox terrier, et un orang-outan accompagnent nos pérégrins.

- Vous ne dites pas tout, Antor.

- Notre chef pilote se retrouve en double exemplaire. Une version plus jeune. Un adolescent néandertalien, sorti tout droit du fin fond du Paléolithique Moyen.

- Deux Uruhu sur le dos! Santa Maria! Cela va être dur!

- Il n’y aura aucun paradoxe, docteur, rassurez-vous! Daniel sait pertinemment ce qu’il fait. Mais je ne vous ai pas encore révélé le plus formidable.

- Allez-y, Antor, je m’attends à tout!

- André Fermat est vivant!

- Quoi!

- Il s’agit du moins du commandant qui a combattu le temps alternatif d’où je suis originaire. Comment dirais-je? C’est un double d’André, un peu comme s’il avait été dupliqué à la suite d’un dysfonctionnement du télé porteur.

- Et vous avez su tout cela rien qu’en étant en contact télépathique avec le commandant Wu? Cela tient du prodige!

- Le lien qui nous unit est fort puissant. Nous nous sentons comme deux frères, deux jumeaux parmi les étoiles. Mais depuis que nous croisons dans les parages de Quadra Angula 2, je ne reçois rien de précis! Deux autres personnes, des humains, ont rejoint le groupe. Elles sont originaires d’une autre chrono ligne. Le duo est composé d’un certain Marie André Delcourt, un jeune homme assez naïf en train de s’aguerrir, de mûrir, et de mademoiselle Aure-Elise Gronet, qui, un temps, fut amoureuse de Daniel. Quant à l’orang-outan, Gllump, j’ignore s’il est un animal réel, un bon génie, un observateur ou une créature malfaisante.

- Est-ce là bien tout?

- La dernière transmission a été plutôt confuse. Il y a eu des victimes, mais qui? Partout, le danger menaçait. Pamela n’avait pas encore rejoint nos amis.

- Pardonnez-moi encore pour cette question assez indiscrète : le commandant Wu sait-il pour son frère, Antor?

- Je n’ai pas eu cette peine de lui apprendre les circonstances tragiques du décès de Georges. Daniel était lié psychiquement à son aîné.

- Par le Christ, je n’en puis plus! Vont-ils s’en sortir? Benjamin, Violetta…

- Je ne puis répondre à cela, docteur. L’Entité qui conduit le bal sur cet A-monde, gouverne le Pan Multivers!

- Que me conseillez-vous, mon ami? Maintenir encore en stase le corps sans vie de notre xéno botaniste jusqu’à ce que Daniel ait pu se recueillir auprès de la dépouille de son frère ou bien…

- Lorenza, la destinée humaine est faite avant tout d’espoir! Attendez et croyez!

***************

Dans la nef de basalte gazeux de Notre-Dame, quelque part sur la Terre, le Pharaon Pianki-Nui Tenzin-Khémès

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ordonnait à sa brigade SS spéciale dinosauroïde escortée de gardes Machairodus aux corps annelés, de partir à la conquête du Monomotapa, le célèbre Empire gouverné par les Sages Cèdres d’Epsilon Eridani. Depuis des lunes et des lunes, il avait fait construire une flotte de caravelles des croisades mues par l’Hawkinghium et le Gell-Manium, pilotées par les Baphomets-bustes automates fabriqués en l’an Mil par le pape Gerbert lui-même.

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Cette flotte était donc capable de traverser à rebours décéléré les océans agités de l’espace profond. L’eau y était ciel et le ciel était terre.

Le visage du Monarque, sculpté dans la silice, couvert de plumes moirées, grimaçait. Il éructait et chantait à la fois, dans un langage intraduisible pour des oreilles et des cerveaux humains. Ses paroles étaient simultanément des claquements, des infrasons, des crissements, des grincements et des souffles.

Agenouillé en posture d’humilité, le commandant Fouchine, ceinture noire 10e dan de taekwondo, recevait modestement et pieusement les ordres du dieu vivant. Il paraissait bien ordinaire dans cet univers débridé : un simple humain falot, au visage pâle, aux yeux de fouine, aux rares cheveux blonds, au sourire coincé et hypocrite, au cou frêle et à l’habit terne… Mais il savait piloter tous les avions de guerre et autres engins volants de la Terra 1722 ou 1721 bis. Cependant, ce serviteur n’avait prêté hommage qu’à un seul maître : le clone abouti de la Sphère Noire qui avait pour but ultime : l’information brute qui menait à la destruction.

Aux côtés du Pharaon, son chambellan souriait dans le vide, siamois aux ailes de libellule, les traits Inuit ; mais voilà, la créature était née sur Sestriss VIII et son teint rond-framboise faisait tache au-dessus d’un habit hérissé d’yeux dentés(?)! A chaque fin de phrase de son souverain, il acquiesçait suavement, en secouant sa fourrure-vêtement biomécanique selon un rythme rétroverti hétérochronique. Et les bandelettes Guanches s’assemblaient, se mêlaient et se démêlaient, composant et décomposant les silhouettes momiformes anthropomorphes des rois de la dynastie Mfecane de Texcoco, construisant ainsi une symphonie d’odeurs et de couleurs sans pareille.

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Cette scène historique et immortelle se déroulait dans la salle d’audience hypo tétrastyle de porphyre pensant au cœur d’un palais en ruines qui rajeunissait à chaque seconde et dont les bâtiments érigés à partir de la boue amalgamée aux molécules d’Einsteinium et de voiles de mousseline frémissaient sous le vent des tempêtes sonores. Dans cet univers-multivers, tout se métamorphosait. Les cristaux devenaient métaux, les métaux gaz, les gaz liquides, selon l’humeur non des personnages, mais de la divinité intrinsèque qui avait engendré ce monde. Adonc, la matière quantique pentatonique se soumettait au principe d’entropie avec des séquences aléatoires subliminales aux périodes saccadées de 0,333333333 nano-seconde un quart approximativement!

Tandis que le souverain autocrate et absolu poursuivait sa diatribe, un vol de fragments de verres colorés mosaïcaux, emprisonnant des parcelles hurlantes d’Asturkruks décompartimentés, vint s’abattre soudainement sur la voûte alvéolée d’ogives dans un mouvement renversé.

Dans cette nef émergeaient de chaque clef historiée par Phidias, Vulca de Véies et le maître de Tikal

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des termitoïdes nidifiés, qui, sous le choc, sautillaient sur la tête au lieu de ramper, leurs pattes tourmentées aux visages composites battant les eaux du ciel. L’incube-singe aux poils de limaille de fer grise prit à son tour la parole. Ses visages ventraux et pectoraux, tous bouche ouverte, faisaient écho à ce qu’il disait, mais… à rebours. Tous ces mots formaient un canon fractal monodique. Pour l’accompagner dans sa jactance, à l’orgue hydraulique conçu par Sylvestre II, jouait un mutant sans peau, un humanoïde rescapé des guerres eugéniques de la fin du XX e siècle 1721 terrestre. Il portait la croix de l’ordre militaire de Santiago ainsi que la bure du monachisme pacômien. Son jeu imitait à la fois le célèbre Don Moss et le non moins fameux Arthur Rubinstein. Tandis que ses muscles et ses veines s’étiraient et se détiraient, cet écorché vivant de Fragonard - le cousin de l’autre -

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semblait aux anges au fur et à mesure que les notes de son instrument de musique s’écoulaient en cascade comme de la soie orange et fauve que la mygale de jade, mue par une faim insatiable et gargantuesque, s’empressait de happer. Sa toile festonnée se détachait telle une blessure parfumée et onctueuse sur les parois de dentelle de la cathédrale-plante basaltique.

Et notre indicible Pamela se retrouvait encagée, impuissante, prisonnière à l’intérieur de ce monde fou-Fu? - dans cet univers où les sons se solidifiaient, se heurtaient, colorés, parfumés, consistants et futiles. Le lieutenant Johnson n’était pas seule. Elle partageait sa cellule, constituée de barreaux écailleux, qui rouillaient et rajeunissaient simultanément, avec l’homme-robot Zemour Diem Boukir, originaire de la première ligne temporelle, enfermé là depuis un temps indéterminé et indétectable. Son maître, le Puissant, Odieux, Affable, Trompeur Johann van der Zelden, méprisant, n’avait pas jugé bon de le secourir. L’infortuné avait échoué dans sa mission de vil sycophante.

La cérémonie de l’envol des nefs se poursuivait et les fragrances explosaient en milliards de points colorés: myosotis, rose, œillet mignardise, lilas, surgissant en rafales du dallage mou et gélatineux. Cette pluie bénite qui gouttait en tempête saoulait, martyrisait le temps en minuscules particules tesselles qui se sur impressionnaient.

Un nouveau venu descendait un escalier ou, plutôt, suivait un mouvement décomposé. Il s’agissait d’un nu cubiste dont chaque partie n’avait ni le même âge, ni la même physionomie, ni la même couleur, ni le même aspect. Aucun esprit humain - forcément limité - ne pouvait appréhender et encore moins concevoir la totalité de cet être prismatique. Aux pieds de l’escalier renversé, un échiquier d’ivoire et d’ébène damasquiné menait une partie solitaire et invisible. Adossé à un pilier de lierre et d’orties, un blond chevalier à la cotte de maille immaculée,

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examinait le jeu d’un œil de velours glacé où l’immensité du cosmos se reflétait comme une peau d’orange boursouflée. Son écu vermeil qui sommeillait lançait des jets gazeux. Gare à eux! Ils vous plongeaient dans une glace à la vanille. Un léger sourire mi-figue mi-raisin flottait sur le visage raphaélique un peu comme s’il refusait ce monde, genèse de l’Entropie.

Et dans ce ciel inversé, renversé, la géante rouge Sol avalait les étoiles, se gavait et se gorgeait d’énergie et de lumière, régurgitant aussi des trous noirs où voguaient calmement les âmes en peine, au gré de sa fantaisie. Nouveau Soleil, Jupiter s’alluma alors qu’au loin, Antarès n’était plus qu’une naine blanche qui pulsait au rythme de l’ouverture et de la fermeture du trou de ver…

Un battement, et l’être fragmenté se retrouva aux pieds du Pharaon noir, hiératique, statufié, divinisé. Une autre éternité et la flotte prenait son envol. A chaque clignement, à chaque pulsation, un vaisseau était recraché, différent, autre, étranger : noir éclatant, boueux, marmoréen, liquide, faustien, mauve, bambou, plastique, tore, chlorophylle, aérien… Haän, Asturkruk, Odaraïen, Sestrissien, Castorii, Hellados, Ovinoïde, Tibétain… Les coques cellulaires, de chair, de plastacier, de nacre, de cherl, de chitine, de gel, partaient, arrivaient ; clignotaient, basculaient. Et chaque nef était tous les espoirs de la conscience jamais rassasiée, tous les livres, codex et volumen sans cesse réécrits.

La connaissance fluctuait ainsi d’ailleurs que le passé et le futur. L’histoire se spiralait, avait des soubresauts, et l’avenir décidait de ce qui avait été. Dans cet anté monde le temps était gouverné par des montres molles chères à un grand peintre catalan. Les horloges du vivant accéléraient en arrière, encore plus à reculons qu’à l’habitude, ralentissaient vers l’avant, s’allongeaient, se rétractaient, se compressaient. Et au cœur même du TOUT, le livre géant de la Sapience, contenant et contenu à la fois, Histoire, Savoir et Sagesse, Somme théologale de Stankin, de Philippe Van der Kirche, fait de peau humaine, d’écailles d’ailes de papillon, ouvragé d’écorce, de cellulose, cousu dans le cuir le plus noble, recouvert d’argile, palpitait, s’effaçait, se refermait, s’ouvrait, s’écrivait, s’étoffait selon la volonté de la Mort. Cet ouvrage n’avait ni commencement ni fin et pouvait être lu à n’importe quelle page… Mais l’Entropie en était-elle véritablement la seule conceptrice et rédactrice?

ALORS… à l’instant le plus inattendu, le plus risqué, le plus époustouflant, une nouvelle forêt naquit, lovée au sein même de la cellule primitive, au cœur fragile et tenace du noyau premier… L’ENERGIE PURE… Libre, jaillissante, forte, puissante, indomptable et fougueuse tel un Bucéphale immaculé, incontrôlable et innocent… ENFIN, le royaume de Rama voyait le jour, parturition aboutie, irruption, surrection d’un matin propre, neuf, vierge.

***************

Une douzaine d’heures s’étaient écoulées dans la forêt amazonienne anté Big Bang. A en croire le soleil, il était environ neuf heures du matin. Nos rescapés dormaient encore à poings fermés, accablés par une immense fatigue. Étendu de tout son long sur le bord de la grève, Uruhu ronflait bruyamment. Intrigué, un animal s’approcha, reniflant, flairant le Néandertalien. Voyant que l’étrange créature ne réagissait pas à sa présence, il l’ignora donc superbement et commença à creuser dans l’argile. La bête était un croisement d’amphibien et de reptile, d’une belle taille ; imaginez-vous un mélange de Stégocéphale, d’Eryops,

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de Placerias et de Lystrosaure, tous reptiles mammaliens du Trias. La femelle, ayant creusé son nid, pondit et mit ses œufs à l’abri.

Réveillé en sursaut, le K’Tou poussa un cri de terreur. En un éclair, il fut sur pied.

« Igou - Ni Ka-Ma Cherl! Cherl Igou Ni Ka-Ma! »

( Poisson lézard qui fait des petits!)

Tout agité, l’adolescent s’approcha de Fermat et le secoua vivement. Instinctivement, le commandant saisit d’abord un fusil, prêt à tirer.

- Quoi? Fit-il ensuite.

Le Néandertalien continua son discours et, pour être mieux compris, il alterna mimiques, cliquètements, gestes et langage articulé.

- Cela suffit, Uruhu, soupira Fermat, j’ai saisi. Rassure-toi, il n’y a aucun danger.

Sitruk, qui venait de sortir d’un sommeil lourd et pénible, déclara abruptement:

- Commandant, je ne suis pas d’accord. Visiblement, nous avons échoué sur une aire de ponte ; d’autres « dinosaures » s’amènent au loin. Le peu que je connais des mœurs animales m’invite à penser que lorsqu’il y a des œufs, il y a des prédateurs qui accourent plus tôt que tard!

Ce qui se passa ensuite donna raison à Benjamin. Des reptiles et amphibiens divers, tortues géantes, Dimetrodons à la « voile solaire » caractéristique,

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crocodiliens, Mastodonsaurus

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mais aussi proto grenouilles colossales, s’apprêtaient à pondre leurs œufs avant de regagner le large. Venus du ciel, des Ptéranodons s’abattirent au-dessus des nids avec l’intention de faire bombance.

Voyant ce spectacle, Fermat fit la moue.

- Soit, Sitruk. Que suggérez-vous donc?

- Tout simplement de nous enfoncer à l’intérieur des terres et d’y trouver un abri au plus vite.

- Entendu, capitaine. Qui se charge du commandant Wu? Pas vous, Sitruk! Ménagez votre épaule!

- Il faudrait d’abord fabriquer une civière, compléta Benjamin.

Marie André, secouant ses puces, jeta avec un humour douteux:

- Pourquoi pas un tipoye de roi nègre? Après tout, nous avons là à quelques mètres de nous de magnifiques arbres à lianes, et… j’ai récupéré mes machettes!

- Un bon point pour vous jeune homme! Osa déclarer le commandant. Donnez-moi vos armes, je me charge de ces lianes, mais j’opte pour la civière.

- Oui, il vaut mieux, reprit Sitruk. Daniel Wu respire toujours mais il est secoué par de violents accès de fièvre!

Pendant que le commandant Fermat s’affairait, un nouveau danger, fort sournois, se profilait. Des crabes rouges géants, de six mètres d’envergure, rappelant quelque chose à l’auteur de ces lignes qui veut ainsi rendre hommage à un classique de la BD ou à la littérature de SF, surgirent tout à coup de la tourbe et de la fange, claquant sonorement leurs pinces, agitant leurs yeux et leurs palpes, émettant des crissements sinistres annonciateurs de mort prochaine. Ils commencèrent à fouailler avidement l’amalgame de sable et de boue, happant goulûment les œufs et, parfois même les femelles tétrapodes, indifférents à leurs congénères qui luttaient contre les Ptéranodons avec qui ils refusaient de partager la manne.

Aure-Elise paniqua, ce qui devenait courant chez elle.

- Ne pouvons-nous nous dépêcher? Fit-elle d’une voix stridente. Quelle odeur répugnante jettent ces crabes!

- Mademoiselle Aure-Elise, dit alors Delcourt sévèrement, au lieu de trépigner, de pâlir et de prendre une teinte pivoine tour à tour, éloignez-vous donc! Avec vos gesticulations, vous allez finir par attirer l’attention de ces prédateurs!

- Peut-être pas, monsieur Delcourt, rétorqua la jeune fille d’un ton acide. Mais si cela arrive, aidez-moi! Oubliez-vous que je boite encore et que me déplacer est pénible?

Marie André préféra ignorer la demande geignarde de mademoiselle Gronet. Il préféra aider Sitruk à étendre Daniel sur le brancard qui avait été assemblé en un temps record. Pour Fermat, il ne s’agissait pas là d’un exploit ; longuement entraîné aux opérations de survie, il savait manier tous les outils, en fabriquer au besoin, user de toutes les armes et, utiliser à bon escient tous les matériaux possibles.

Violetta qui refusait de montrer son dégoût par fierté, désirant se comporter comme une adulte et non comme une fragile oie blanche, dit crânement, tout en observant les crabes qui s’avançaient inexorablement vers le groupe tout en broyant les reptiles et les ptérosaures :

- Mazette! Décidément van der Zelden a de la culture! Cette fois-ci la référence appartient à la science fiction fondatrice! « La machine à explorer le temps » d’H.G Wells avec les crabes de la Terre moribonde!

Cependant, cahin-caha, la troupe quitta la rive du marais. Malgré l’heure matinale, la chaleur se faisait accablante. Nul ne pouvait l’ignorer. A peine les naufragés avaient-ils parcouru cinq cents mètres environ qu’un nouvel obstacle s’interposa devant eux. Cette fois-ci, il s’agissait d’un enchevêtrement de toiles d’araignée géantes d’où pendaient de hideuses momies, toutes grimaçantes. Elles appartenaient manifestement à l’espèce des gigantopithèques ou encore à des paresseux à demi rongés, à des atèles et des tamanoirs. Reconnaissant les dépouilles de ses frères, l’orang-outan s’agita, se mit à gémir, cherchant désespérément à libérer ses congénères de ce piège gluant. Sitruk eut des difficultés à calmer le grand singe. Fermat s’énervait de ce nouveau retard.

- Si Gllump ne n’arrête pas, il va réveiller la méga tarentule du Carbonifère!

- Elle a pour nom Megarachne Servinei, renseigna Mathieu.


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- Ah oui, dit Violetta, faussement blasée. Qu’a-t-elle donc de particulier, Mathieu?

- Sa taille, cousine! Elle a été la plus grande araignée ayant jamais vécu sur la Terre. Son diamètre atteignait 1m 80.

- Brr! Je n’aimerais pas croiser son chemin!

Uruhu, sur le qui-vive, portait ses yeux partout, observant le plus insignifiant détail. Ce fut ainsi qu’il vit le premier un ravin en contrebas duquel une horde de tyrannosaures charognards, ayant adopté un comportement de fourmis(!), s’échangeaient les bols alimentaires qu’ils dégurgitaient à qui mieux mieux!

Prudemment Fermat se pencha par-dessus l’épaule du Néandertalien.

- Monstres et merveilles! Mais il vaut mieux éviter cet endroit! Soupira-t-il.

Benjamin, déposant son fardeau quelques secondes, murmura :

- Commandant, reconnaissez donc qu’Uruhu nous est fort précieux! Jusqu’à maintenant, il nous a toujours prévenus des obstacles et des dangers avant que nous les percevions.

Aure-Elise, harassée, au bord de la nausée, n’en pouvait supporter davantage.

- Commandant Fermat! Partons d’ici! Fit-elle avec acrimonie. Cette charogne dégage une odeur qui m’insupporte! Si je respire ces effluves encore une minute, je vais perdre conscience assurément!

- Mademoiselle Gronet, sachez que je cherche un passage praticable! Rétorqua André sèchement.

Sitruk sentit clairement qu’André, furieux, se retenait d’extrême justesse pour ne pas gifler la jeune fille. Le commandant se demandait encore comment Daniel avait pu s’encombrer d’elle. A chaque seconde qui passait, il devenait davantage misogyne. C’était oublier le comportement remarquable de Violetta et de Marie!

Dans le ciel pourpre, des cris de rapaces retentissaient et, portés par le vent, parvenaient jusqu’aux oreilles des tempsnautes. Vautours, condors, gypaètes, aigles royaux et milans venaient disputer leurs repas aux tyrannosaures. Il fallait absolument que nos amis quittent ce lieu!

Cependant, Uruhu avait eu le courage de passer au travers des nombreuses toiles d’araignée qui, sous la brise, se déportaient légèrement sur la gauche. Peu à peu, il s’éloigna du ravin, avançant avec précaution, scrutant le moindre brin d’herbe, le plus petit caillou, la moindre fougère ou encore les prêles.

Alors, il vit… une sorte de grand autel de pierres dressées, un dolmen sur lequel s’élevaient, formant une pyramide, des dizaines et des dizaines de crânes d’ours, tous parfaitement polis.

- A Ki Brroorh! Nou-Ou Brroorh!

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- Un temple dédié au dieu ours? S’empressa de traduire Violetta. Les descriptions des cristalloïdes! Toucherions-nous donc au but, enfin? Empruntons le même passage que notre guide néandertalien!

A son tour, l’adolescente s’avança avant que Fermat puisse la retenir.

- Uruhu, tu fais erreur! Déclara la jeune métamorphe après quelques secondes. Il ne s’agit pas d’un autel consacré au dieu ours ou d’un sanctuaire dédié à la divinité boréale, mais d’une construction bien plus élaborée! Le mausolée de Vestrak! Quelle splendeur! Bâti pour défier le temps… en granit et en basalte… Les Helladoï battent les Romains, assurément! Nos pacificateurs avaient découvert l’arc en plein cintre et la coupole bien avant les émules de Vitruve. Mais… érigé ici! Cela dépasse l’entendement!

Fermat qui avait rejoint l’adolescente conservait un visage fermé.

- Violetta, tu le sais, et je me lasse à te le répéter, je n’aime pas que tu prennes des initiatives! Et pourquoi décris-tu le tombeau de Vestrak? Pourquoi t’extasies-tu dessus? Nous ne sommes pourtant pas sur Hellas! Ce qui se dresse devant nous ressemble davantage à une cité maya mangée par la végétation. Je dirais que nous sommes devant les ruines de Chichen-Itza ou d’Uxmal! La pyramide à degrés est caractéristique!

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Et là, poursuivit le commandant en montrant du doigt la partie construite sur laquelle ses yeux se portaient, le long de l’escalier, l’encadrant comme une frise, deux serpents à plumes : Cuculcan! Sur la corniche,je reconnais également les dieux du vent, de la pluie, Tlaloc-Chac

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et bien d’autres encore! Si mes yeux ne me trompent pas, là-haut, je distingue une sorte d’autel de pierre. Derrière, il doit y avoir une immense cuve, ou encore un puits destiné à recevoir les restes des suppliciés.

- Ah, pardon! Fit à son tour Marie André en s’avançant. Je ne suis pas d’accord! Moi, je vois tout à fait autre chose! Une ville battue par le vent sec du désert, enfouie à moitié sous le sable, un ciel lumineux, une réplique de Tombouctou sans nul doute, qui se dresse à la limite du Sahara. Il y a là des minarets, des murs de terre, des maisons basses avec des terrasses empoussiérées, des femmes voilées derrière les auvents, des…

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De son côté, Benjamin, pieusement, commençait à se pencher et à psalmodier une prière en hébreu!

- L’antique Temple de Jérusalem! Celui érigé par ordre du roi Salomon. Dans le Saint des Saints, se trouve bien l’Arche d’Alliance gardée par des lions en or…

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Aure-Elise secouait la tête en guise de négation. Elle, croyait voir la silhouette reconnaissable entre toutes de la cathédrale de Notre-Dame de Paris se découpant à l’horizon. Pour que cette vision soit conforme, il ne manquait que la Seine!

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Était-ce la religiosité du lieu, l’atmosphère particulière, la magie ou le bon vouloir de l’Ennemi? Or, Daniel avait recouvré la conscience. Clignant les yeux, il distinguait avec difficulté un temple Khmer, peut-être même celui d’Angkor Vat,

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identifiable par ses tours pyramides, ses colonnes serpentées, son long bâtiment hypostyle. En vue aérienne, on se rendait compte que le temple labyrinthe reproduisait le plan d’un mandala! Les cinq tours en quinconce se reflétaient dans l’eau des bassins, à la périphérie du temple. Des fenêtres à balustres s’échappait un air doux chargé d’une imperceptible senteur de moisi. Le décor sculpté, à faible relief, était en partie dissimulé par une végétation luxuriante qui s’était insinuée dans les moindres interstices de la pierre.

Se demandant s’il ne rêvait pas, ou tout simplement s’il n’était pas encore la victime des fièvres, le daryl entendit soudain à ses côtés le rire caractéristique, sarcastique et sinistre de Johann. Maladroitement, il se retourna alors sur son brancard de fortune et reconnut l’Ennemi dans un nouvel avatar qu’il chérissait entre tous : Jungle Jim d’Alex Raymond, accompagné de son boy, mais de quel boy!

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Celui-ci présentait un visage composite à quatre faces, tel un Janus amélioré, symbolisant, un peu comme les statues géantes animées de la Coupe du Monde de football qui s’était tenue en France en 1998, l’humanité des cinq continents peuplés. Un intime du sieur van der Zelden aurait reconnu sans difficulté les hommes robots suivants: Tarmakadoon pour l’Océanie ( Mû), Itachi Baya Narduck pour l’Asie, Nitour Y Kayane pour le continent noir, Zemour Diem Boukir pour l’Amérique du Sud, car, comme son nom ne l’indiquait pas, ce dernier pouvait passer pour un authentique Indien de la Sierra Madre sous le pseudonyme de Pablo Gomez!

Mais les visages sculptés se modifiaient sans cesse, protéiformes, ne parvenant pas à immobiliser leurs traits plus de trente secondes, puzzle recommencé pour finalement présenter le portrait de Xaxercos, le parfait exemple du Caucasien le plus passe-partout!

- J’avais grandement raison de miser sur vous, déclara Johann tout joyeux en se frottant les mains de satisfaction. Vous êtes les premiers de mes cobayes à être parvenus jusqu’ici! Bravo! Même votre nichée est vivante! Il ne vous reste plus qu’un ultime et minuscule obstacle à franchir. Mais il est bien regrettable que vous ne soyez pas dans votre meilleure forme physique! Tant pis! Je vais devoir moduler les difficultés et le test en fonction et de votre âge et de votre état!

Son regard, dépourvu de toute compassion démentait ses propos. Il regarda chacun des membres rescapés de l’expédition avec attention. Bing, le fox-terrier, n’avait jamais été aussi crasseux; il haletait de soif et d’épuisement à faire pitié. Ufo, adorable petite boule de poils de trois mois, n’avait nullement conscience de ce qui se passait. Paisiblement, le chaton faisait sa toilette! Gllump, l’orang-outan, le pelage en partie roussi, posait des yeux emplis d’une tristesse incommensurable sur le démiurge. Aure-Elise, sa cheville toujours enflée et douloureuse par une foulure rebelle, n’avait plus du tout l’allure d’une jeune fille de bonne famille. Marie et Mathieu vacillaient sous le poids de la fatigue et avaient bien du mal à maintenir leurs yeux ouverts. Quant à Violetta, elle avait perdu depuis longtemps son entrain et se sentait incapable d’utiliser ses dons de métamorphe! Marie André et Uruhu étaient manifestement atteints par le paludisme. Bien qu’ils aient usé d’abondance de cachets de quinines, ils tremblaient à qui mieux mieux! Benjamin, la large et longue barbe en désordre, d’une saleté repoussante, l’épaule en capilotade, affichait un visage renfrogné. Le commandant Fermat, apparemment intact physiquement quoique tout aussi crasseux que le capitaine, semblait sorti tout droit du roman « Robinson Crusoë ». Il ne lui manquait que la veste en peau de chèvre.

Enfin, Daniel Wu se battait pied à pied contre le venin du Sucuriju!

Johann poursuivit, sur un ton impossible à rendre :

- Je ne puis vous dire franchement que je suis désolé par toutes vos mésaventures! Mais vous m’aviez défié!

Fermat répliqua durement :

- Cessez donc vos sarcasmes inutiles! Votre humour est si douteux qu’il n’atteint même pas celui de l’Almanach Vermot, c’est dire! Il tombe à plat et dénonce votre nature puérile!

L’Ennemi, par un effort de volonté immense, réussit à ne pas montrer qu’il était vexé.

- Hélas, petites créatures amplement pourvues d’orgueil! La leçon que je tente de vous donner ne semble pas porter ses fruits! Dire que, de bonne foi, j’étais venu vous mettre en garde contre le tout dernier niveau de mon épreuve et parcours initiatiques! Puisque vous refusez mon avertissement, mon aide et ma commisération, hé bien! Débrouillez-vous! Cependant, sachez tous, vous aussi Daniel Lin Wu Grimaud, qu’il n’y aura qu’un seul vainqueur, moi! En effet, ne suis-je pas la finalité ultime du Pan trans Multivers?

Sur ce, Johann van der Zelden s’estompa et, à peine un battement de paupière plus tard, chaque membre de la petite équipe fut transporté dans un lieu - mais personne au même emplacement du temple - dont on ne pouvait percevoir la totalité qu’en changeant de perspective! Ce qui était impossible à tout humain ou assimilé.

Cependant, peut-être l’Ennemi avait-il eu pitié puisqu’il ne sépara pas Marie, Mathieu et Bing. Il en alla de même, ailleurs, tout à fait ailleurs, d’Uruhu, de Gllump et d’Ufo et, un peu plus loin encore, pour Marie André Delcourt et Aure-Elise Gronet. Tablant sur l’hyper entraînement des trois officiers de la flotte interstellaire, sans oublier les ressources de la métamorphe, l’Entropie les obligea donc à affronter isolément les derniers pièges de son jeu de rôles grandeur nature!

En fait, en son for intérieur, Johann était mécontent :

« Antor me manque! Il faudra que je l’attrape tôt ou tard! J’ai l’incompréhensible impression que je passe à côté de quelque chose d’essentiel! ».

***************

Quadra Angula 2. La collecte d’Orona s’achevait. Dans la salle de chargement, le capitaine Irina Maïakovska supervisait le transport des cristaux de charpakium. A ses côtés se trouvait l’Hellados Albriss. Il s’émerveillait de la rotation continue des vaisseaux d’appoint du Langevin. Il s’en confia à la jeune femme.

- J’ai toujours accepté les apports de la technologie et le spectacle qui m’est ainsi offert ne fait que me conforter dans cette position. Cependant, cela ne signifie nullement que la science est la finalité de tout.

- Je comprends parfaitement votre pensée. En vous dévoilant ce que je connais de l’évolution philosophique de votre peuple, je puis vous rassurer. Jamais Hellas n’abandonnera sa quête de l’équilibre, sa recherche de l’harmonie intérieure et extérieure. Les Helladoï marieront toujours science et métaphysique, connaissance de soi et progrès technique. Ils ne porteront pas atteinte à leur environnement. Ils éviteront les pièges de la domination technologique.

- Il est vrai que, depuis Vestrak, l’introspection personnelle a guidé les miens. Grâce à la maîtrise de nos pulsions, nous avons réussi à naviguer hors de notre système solaire, à éloigner les menaces odaraienne et Castorii

- Les grands penseurs se rejoignent dans le Multivers. Le « connais-toi toi-même de Socrate »!

- Un philosophe humain? Demanda l’extraterrestre vivement intéressé.

- Exact, mais à cette époque si lointaine, il s’en faut de plus de deux mille ans qu’il ne voie le jour.

- Dame Irina, mon cœur se réjouit de savoir que vous serez bientôt de retour dans votre monde. Mais cette joie se teinte également de regret.

- Nous allons nous quitter, des éons vont passer, le temps va nous séparer. Je ne sais si nos chemins se croiseront une nouvelle fois. Mais, tant que je vivrai, jamais je n’oublierai ce que vous avez fait pour moi et pour mon équipage, Albriss.

L’Hellados marqua une légère hésitation.

- Dame Irina, c’est si délicat… à formuler… j’aimerais garder un souvenir de vous…

- J’avais anticipé votre demande. Tenez, prenez ce cube, pas plus grand qu’un osselet. Il s’agit d’une mémoire holographique qui contient plusieurs enregistrements. Pour lire le message, il suffit d’activer la mémoire en appuyant sur cette zone, ainsi. L’appareil peut fonctionner en continu mille de vos années. Mais attendez que le Langevin ait effectué le saut quantique avant d’écouter les messages.

Avec plus que du respect, Albriss s’inclina.

- Merci, Dame Irina. Lorsque je serai de retour sur ma planète natale, je me rendrai au temple de la divinité unificatrice Shin, non seulement afin de lui rendre hommage, mais aussi pour la remercier de m’avoir permis de vous rencontrer. Ce furent des moments précieux.

Irina ne rajouta rien à ces paroles. Les mots qui auraient suivi auraient été de trop. L’hellados salua cérémonieusement l’humaine, avec un soupçon d’émotion toutefois, puis se retira. Connaissant la réserve de son peuple, la jeune femme avait compris depuis plusieurs semaines qu’Albriss était amoureux d’elle. Mais tout les séparait, à commencer par Daniel qu’elle ne pouvait oublier!

En se tournant vers Chtuh, la capitaine eut un sourire mélancolique.

- Lieutenant, télé portez le Sinkar sur son vaisseau.

- A vos ordres, capitaine.

***************

Prisonnière de la forêt des singes roux où ceux-ci régnaient en maîtres, ayant perdu tous ses repères, mais nullement consciente de son aspect pitoyable, comme enfermée dans un rêve intérieur, Pamela tentait de progresser tant bien que mal dans ce monde étrange. L’ex fière jeune femme avait piètre allure. Sa tenue guerrière portait de multiples accrocs et était maculée de poussière et de boue. Ses longs cheveux noirs en désordre la faisaient ressembler à Ulla, fille de la brousse! Peu à peu, Winka se rendait pourtant compte qu’elle était dans l’incapacité de faire appel à ses pouvoirs d’homuncula. Alors, elle ragea contre elle-même de cette impuissance.

- Punie! Prise à mon propre piège! Hurla-t-elle sans retenue.

La colère l’aveuglant davantage, elle glissa dans un fossé, s’agrippa in extremis à des fougères pour remonter la pente. Elle se tira de ce mauvais pas, ses bottes trempées, tandis que d’énormes moustiques affamés lui bourdonnaient autour.

La mise à l’épreuve se poursuivit, toujours et encore. Quel était le but exact de Johann?

Pamela allait droit devant elle depuis ce qui lui semblait une éternité, se demandant si cette forêt avait une fin. Un voix au ton mordant, claquant d’ironie comme un cruel coup de fouet, la fit sursauter. Elle sonnait désagréablement à ses oreilles.

- Oh! Ma chère fille! Comme te voilà mise! Cela me peine profondément!

- Encore vous! Rugit Winka. Mais où donc vous cachez-vous? Lâche! Montrez-vous!

- Tes insultes n’ont aucun poids et glissent sur moi comme une fine bruine de printemps! Elles dissimulent ton orgueil blessé, c’est tout. Quand accepteras-tu de reconnaître que tu es vaincue? Pitoyable homuncula! Tu n’es plus que l’ombre de toi-même! Mais, vois-tu, c’était bien là le sort que tu risquais à trop fréquenter ces fragiles et stupides humains!

L’Ennemi ricana longuement.

- Je vous entends! Votre voix m’entoure! Qu’attendez-vous de moi? N’avez-vous donc pas déjà obtenu satisfaction puisque vous proclamez ma défaite?

- Il faut te soumettre à la dernière épreuve, ma fille! Celui que tu hais tant ne va pas tarder à te rejoindre.

- Ah? Et alors? Peu me chaut!

- Toi, Winka, homuncula, et lui, Daniel Lin, daryl plus tout à fait androïde, vous allez vous retrouver enfin face à face, et vous affronter comme deux créatures primitives, réduites à vos sentiments bruts! Foin de pouvoirs transdimensionnels, de super héros, foin d’armes perfectionnées! La sauvagerie première! Cela me plaît et m’enchante, me fascine et m’attire! Haine contre haine! Corps à corps, à poings nus, à griffes et à dents acérées! Le combat pour la survie, le combat pour la victoire! Lorsque l’intelligence, mise en veilleuse, est oubliée! Une seconde gagnée, c’est croire que l’on aura toujours le dessus! Leurre, espoir vite éteint! La peur de la mort guide toutes les créatures, quoi qu’elles fassent! C’est là le secret de la vie! Au nom de cette peur, de cette terreur qui vous déchire les entrailles, vous êtes capables de tout, vous humains, humanoïdes ou assimilés! Démenez-vous, arrachez-vous les yeux, mordez, blessez, sectionnez, tuez! A la fin, toujours, je ramasse la mise!

- Pourquoi me plierais-je à votre caprice?

- Il ne s’agit pas d’un caprice mais la suite logique de cette histoire! Tu n’es pas en état de refuser, Pamela! Jadis, il n’y a pas si longtemps, tu m’a défié! Je te présente l’addition!

Brusquement, la voix de Johann se tut. Or, un murmure cristallin lui succéda.

« Prends garde à la colère du Grand Singe Roux! ».

- Johann, est-ce vous, en mandarin? Interrogea la jeune Asturkruk. Pourtant, non, le timbre est différent. Il ressemble à celui, grêle et chevrotant de Li Wu, si je me souviens bien des enregistrements fournis par Kraksis. Mais Li Wu est mort depuis … des décennies! Qui veut ajouter à ma peur? Peine perdue! Quoi qu’il arrive, je me battrai! Avec moi-même, s’il le faut!

***************

Aure-Elise ne comprenait pas très bien ce qui lui arrivait. Elle écarquillait les yeux afin d’y voir clair malgré la profonde obscurité. Ainsi, elle parvenait à deviner quelques silhouettes massives appartenant à des idoles hindoues. Cette aventure la dépassait. Elle avait l’étrange et déstabilisante impression que chaque fois qu’elle avançait d’un pas, la porte, au loin, s’éloignait d’autant. Lourdement appuyée sur l’épaule droite de Marie André, elle soupira:

- Mais enfin, mon ami, expliquez-moi donc pourquoi la sortie s’éloigne! Que sont devenus les autres? Répondez-moi, bon sang, au lieu de vous taire!

- Ah! Fit son compagnon. Je sais de quoi vous souffrez, mademoiselle Aure-Elise! De claustrophobie! Vous me faites penser aux héroïnes oies blanches de ces romans très comme il faut que les dames bien éduquées et un peu sottes lisent pour se conforter dans leurs idées étroites! Après de nombreuses péripéties, la jeune fille finit toujours par épouser le héros!

- Monsieur Delcourt vous m’offensez!

En colère, Aure-Elise Gronet lâcha son chevalier servant et se retourna. Elle voulait faire demi-tour. Or, la lumière s’était déplacée avec elle.

- Oh! Marie André! S’exclama-t-elle étonnée. Maintenant, il y a une porte cochère! Je parviens à distinguer la clarté du jour. C’est par là qu’il nous faut aller!

Cette dernière phrase fut prononcée sur un ton péremptoire.

- Mademoiselle, tout cela est trop facile! Souffla le jeune homme d’un air las et désabusé.

Mais haussant ses charmantes épaules, Aure-Elise s’avança résolument vers ce qu’elle prenait pour la sortie, la planche de salut et… que sais-je encore! Elle se déplaçait maladroitement, sautillant à cloche-pied, toujours à cause de sa foulure.

- Est-ce que je deviens folle? Jeta-t-elle de nouveau. Voici que la porte s’éloigne encore! Que vous semble-t-il, Marie André?

- Je ne constate pas le même phénomène! Par contre, j’entends distinctement un air de caf’conc’ des plus vulgaires!

La musique s’amplifia, enveloppant toute cette partie du labyrinthe, devenant des plus assourdissantes. Les cuivres dérapaient dans les notes aigues, agressant les oreilles sensibles. Puis, sans transition, l’illusion sonore se matérialisa et Aure-Elise se retrouva soudainement au centre d’une salle de café typiquement 1900, aux tables en faux marbre, aux chaises en bois foncé et aux fonds cannés, bref, le plus pur style bistro!

Déboussolée, éperdue, elle chercha des yeux Marie André, son seul repère, sa bouée de secours dans ce lieu inconnu. Elle le vit enfin avec soulagement. Mais il était pris à partie par un homme dégingandé, un grand échalas portant mal un habit taché et un chapeau claque tout luisant d’usure. L’individu peu recommandable apostrophait Delcourt, le tirant violemment par un des revers de son gilet.

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Comprenant que son compagnon était en mauvaise posture, la jeune fille, dans un réflexe altruiste tout à son honneur, voulut l’aider. Mais, à son tour, elle fut stoppée dans son élan par une femme à la chevelure rouge flamme, au corsage à pois débraillé, laissant pratiquement jaillir librement une paire de seins flasques et volumineux. Le visage outrageusement fardé ne permettait pas de donner un âge précis à la matrone. Son haleine puait l’absinthe la plus ordinaire. Manifestement ivre, elle peinait à garder ouverts ses petits yeux porcins tout striés de rouge. Par contre, même si elle tanguait quelque peu, sa langue fonctionnait à merveille.

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- Hé, Nanar! Hurla-t-elle de sa voix au timbre éraillé par trop d’alcool, de nuits de débauches, s’adressant ainsi au patron du caf’conc’, t’as engagé une nouvelle recrue sans m’prévenir? J’croyais que là-dessus, j’avais mon mot à dire! Elle m’a pas l’air d’avoir le genre de la boîte! Un peu maigre à mon avis! Ouais, c’est bien ce que je disais! Pas de poitrine, pas de hanches, pas de fesses! Que des os à tâter! Si tu crois attirer le chaland, le gogo bourgeois avec ça!

Au fur et à mesure que la mégère parlait, naturellement, elle joignait le geste à la parole!

- Mais enfin, madame! Se plaignait Aure-Elise, rouge écrevisse de honte. Qui vous permet une telle familiarité?

- Oh lala! Quelle mijaurée! Ma parole, elle sort tout droit d’une jolie bonbonnière entourée d’une faveur rose! Ma belle porcelaine fragile, si t’as été engagée ici, c’est pour satisfaire les clients et pour donner du tien!

- Ah! Mais ça suffit à la fin! Ne me touchez plus avec vos doigts poisseux! Je ne suis pas une marchandise!

- La garce! Elle m’a giflée!

Furieuse, la matrone allait pour rendre la pareille à la jeune fille lorsque le patron lui saisit durement le bras.

- Coquelicot, on se calme! C’est pas le moment d’abîmer le bibelot tout neuf!

Au même instant, Marie André avait du mal à se défaire du bourgeois décavé, dessalé qui l’apostrophait toujours.

- Alors, tu m’réponds? Poursuivait l’échalas. J’t’ai demandé si tu connaissais le « One two two », et là bas, la fille qui s’appelle « Sourire de Soie »! Elle a de ces yeux d’amandes envoûtants! Son regard noir vous invite à vous noyer en elle! Tu es bien bégueule tout à coup! Pourtant, j’jurerais t’avoir rencontré là-bas! Tu serais pas des fois, le fils du baron Kulm?

En son for intérieur, Delcourt, plus que gêné, se demandait de quel tour il s’agissait là, à quoi rimait cette nouvelle partie de Johann. Malgré lui, enfin, ses yeux se posèrent sur Aure-Elise; or, celle-ci avait subi quelques légères transformations! Ainsi, au lieu d’être revêtue de sa tenue d’exploratrice couleur kaki, elle avait maintenant passé une robe verte et jaune au décolleté prononcé. Sa jupe, fort courte et suggestive, montrait des chevilles fines dans des bas noirs en soie emprisonnant également des pieds gracieux chaussés d’escarpins. Autour de sa gorge s’enroulait un boa noir tandis que ses cheveux étaient relevés en un chignon assez lâche. Ses joues ainsi que ses lèvres étaient maquillés avec un rouge vermillon violent et ses yeux soulignés de traits charbonneux!

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- Mère de Dieu! S’écria Marie André. Mademoiselle Gronet transformée en f… Que va dire sa génitrice?

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