samedi 20 février 2010

La gloire de Rama 4 : l'apothéose du Migou chapitre 34 partie 1 : Le Langevin venait de réussir...

Le Langevin venait de réussir son ultime saut quantique. D’après l’IA du bord, qui était redevenue totalement opérationnelle, le vaisseau scientifique naviguait en mai 2517, soit quelques deux mois après le début des mésaventures de l’équipage. Cependant, les coordonnées stellaires avaient bougé. Il s’en fallait de vingt-huit parsecs à peine pour que le Langevin retrouvât sa position première. Or, d’après les senseurs extérieurs, quelque chose clochait. Chtuh le signala au capitaine.

- Capitaine, devant nous devrait se trouver Ophidius VIII, mais comme le montre notre écran tridimensionnel…

- Poursuivez, lieutenant, répondit Irina attentive.

- … Il n’y a rien, strictement rien! Même pas un atome de poussière! C’est impensable!

- Le Soleil du système, le positionnez-vous?

- Capitaine, c’est comme si l’étoile n’avait jamais existé!

- Agrandissez la projection tridimensionnelle! Ordonna la jeune femme. Qui est le spécialiste astronomique du secteur?

Warchifi s’avança. Au centre de commandement, une projection holographique sphérique, d’une circonférence de trois mètres, se mit à flotter au dessus du sol métallique. Non seulement le système d’Ophidius n’existait pas, mais, également, aucune autre étoile lointaine n’apparaissait!

- Comment expliquez-vous cela, lieutenant? Demanda Maïakovska, la mine inquiète à Warchifi.

- Je tente de réunir les différentes coordonnées, capitaine, fit le grand Noir astronome, et, d’après les consoles, nous n’avons connu aucun problème durant notre dernier saut.

- Serions-nous donc au cœur du Néant? soupira Irina à haute voix?

L’IA fit comme si Maïakovska s’était adressée à elle.

- Capitaine, il appert que, d’après mes analyses, nous flottons en fait dans un pré univers!

- Soyez plus explicite, IA!

- En termes simples, cela signifie que nous sommes avant la Création, avant le Big Bang, bien que nous ayons effectué un saut dans le futur. Nous nous retrouvons incompréhensiblement dans le passé!

Chtuh répliqua d’une voix frémissante.

- Ordinateur, ce que vous avancez est impossible! Une telle erreur de votre part alors que vous avez été réparé et révisé!

- Je n’ai commis aucune erreur! Objecta l’intelligence artificielle avec un rien d’acrimonie dans le ton.

- Je crois que j’ai compris, jeta alors Selim, qui était le plus qualifié en physique transdimensionnelle après le commandant Wu et Benjamin Sitruk. En quelques mots, je puis conclure ceci : le Langevin se retrouve au milieu de nulle part, là où, à ma connaissance, l’homme n’est encore jamais allé! Il est évident que nous avons bénéficié d’un coup de pouce!

- Merci, lieutenant! S’exclama le docteur di Fabbrini qui se tenait derrière le fauteuil d’Irina. Un vague souvenir me revient, appartenant à mon autre vie. Après tout, il n’est pas impossible que notre vaisseau, pris dans des tempêtes quantiques, se soit retrouvé dans un univers pré Big Bang. C’était déjà arrivé au Sakharov dans l’histoire bis!

- Oui, sans doute, mais…

- Capitaine, je dois avouer qu’il avait été un peu aidé par l’agent temporel terminal Michaël.

- L’autre Sakharov! Reprit Irina. Il bénéficiait de moteurs plus puissants que les nôtres, non?

- Ce n’est pas une question de puissance, capitaine, rappela Warchifi.

- Ce saut a été volontairement dirigé! Émit Lorenza.

- Notre IA serait donc encore sous influence, docteur? Déclara Maïakovska en fronçant les sourcils.

- Certes, mais une influence bénéfique, attentionnée. En fait, nous sommes placés sous l’aile protectrice d’un… ange gardien. Capitaine, pardonnez-moi si je passe par-dessus la hiérarchie. Est-il possible d’augmenter la capacité des détecteurs extérieurs de… 100% au moins, lieutenant Chtuh?

Le petit dinosauroïde réfléchit quelques secondes puis répondit :

- Docteur, la procédure n’est pas recommandée mais elle reste faisable. Il nous faudrait désaccoupler la protection des boucliers thermiques, or, si nous nous trouvons trop proches d’un soleil, disons à une distance d’un million de kilomètres, nous grillerons assurément!

- Lieutenant Chtuh, rétorqua sévèrement Irina, votre objection est enregistrée, mais, dans ce cas-ci, elle est hors de propos! Vous allez donc procéder aux ajustements avec Warchifi!

- A vos ordres, capitaine!

***************

Trente minutes plus tard, les senseurs avaient été calibrés et réajustés à la portée demandée. Alors, sur l’écran sphérique tridimensionnel apparut comme un voile lointain, situé à l’extrémité nord ouest de la représentation polaire.

Warchifi se pencha et examina de près la tache opaque.

- IA, pouvez-vous identifier ce dont il s’agit? Une singularité spatiale, sans doute?

L’ordinateur, sollicité, s’empressa de répondre de sa voix précieuse :

- Effectivement. D’après mon analyse, nous avons là une singularité de type 1, c’est-à-dire, je vous le rappelle, un champ de force composé d’énergie originelle, enfermant ce qui pourrait passer pour un proto univers bulle! Dois-je rajouter que ce monde est à la fois créé et… incréé?

Irina fit comme si elle ne remarquait ni le ton pédant ni le mysticisme de l’intelligence artificielle. Prosaïque, elle demanda :

- Le Langevin peut-il approcher cette singularité sans danger afin d’obtenir des données plus spécifiques?

- Certes oui, capitaine, mais je recommande que tous les membres biologiques de l’équipage revêtent des combinaison de protection de niveau 12! A combien précisément désirez-vous vous approcher de cet univers bulle?

- Le plus près possible, IA! Un kilomètre ou moins!

- Capitaine, la distance de sécurité est insuffisante! Je ne la recommande pas car, à l’intérieur de la bulle pré temporelle, aucune technologie basée sur l’énergie plasmatique ou électrique ne pourra fonctionner!

- Je vois! Soupira Maïakovska avec un rien d’agacement. Cela est dû au fait que ni les particules ni les antiparticules des échanges plasmatiques, ni les électrons ne sont encore apparus! Dans ce cas, faites pour le mieux, IA!

Quelques minutes passèrent. Le Langevin réussit à s’approcher à l’extrême limite de la distance de sécurité de l’immense sphère irisée. Maintenant, sa représentation occupait tout l’espace de la projection tridimensionnelle.

La capitaine Maïakovska reprit la parole.

- IA, pouvez-vous « percer » l’enveloppe afin de détecter l’éventuelle présence de formes de vie à l’intérieur de cette bulle?

- Je ne capte rien, capitaine, sauf ce qui pourrait passer pour des pré particules! A l’intérieur de ce noyau, les quatre forces sont unifiées.

- Bien évidemment!

- L’atome primordial de l’abbé Lemaître! S’exclama Lorenza avec enthousiasme. Mais aussi les images enfermées dans la seconde mémoire du commandant Wu.

- Capitaine, fit Warchifi, ce que nous voyons est totalement paradoxal. En fait, nous devrions être aveugles. Réfléchissez! La lumière, telle que nous l’entendons et la concevons, n’existe pas encore!

- En théorie, vous avez raison, lança l’IA. Mais, lieutenant Warchifi, cette bulle fabrique sa propre lumière!

Antor qui venait de pénétrer dans le centre de commandement jeta :

- Je constate qu’il y a du nouveau.

- Ambassadeur, répondit Irina d’une manière formelle, je me trompe peut-être, mais je détecte dans votre voix un sentiment de soulagement, voire de contentement.

- Et pour cause, capitaine! Nos amis se trouvent enfermés à l’intérieur de cette chose. L’espionne Asturkruk les talonne. Je détecte également les pensées d’une vingtaine d’humains qui n’appartiennent pas à notre vaisseau.

- Un seul être a pu nous aider à parvenir jusqu’ici, se rendit à l’évidence la jeune femme. Nous devons lui en être reconnaissants.

- Certes, mais son opposé mène une guerre sans merci contre Daniel et ses compagnons. Il prend un plaisir sadique à les manipuler au sein d’un jeu de rôles où lui tient celui de geôlier! Conclut le diplomate.

***************

Des ténèbres. Des ténèbres si denses qu’aucun œil humain naturellement constitué ne pouvait les percer. Daniel Wu n’était pas coupé de son corps. Au contraire, celui-ci se rappelait douloureusement à lui, preuve qu’il était presque guéri. Les facultés si spéciales du daryl lui permettaient de « sentir » les différentes propriétés du noir qui l’entourait. L’épreuve qui suivit se passa dans l’obscurité la plus totale!

L’ouïe hyper développée du mutant captait le moindre frôlement, le plus ténu frémissement, le plus faible des nombreux déplacements d’air pour le moins étranges car, parallèlement, Daniel Lin n’entendait personne respirer. « Face à une épreuve inattendue, à un obstacle imprévu, où la vie semble en jeu, ni la hâte, ni l’immobilité absolue ne sont de mise. Seul le choix importe! », se remémora à propos le commandant, évoquant l’enseignement de Li Wu.

Avec précaution, le prodige progressait, à moitié en rampant à moitié accroupi. Le sol dur ne se dérobait pas sous lui, mais l’étrange bruit inquiétant se rapprochait. Un centième de seconde avant qu’il fût coupé en deux, Daniel s’aplatit! Une lame recourbée passa à un millimètre de sa tête. Secoué, il retint son souffle. Une hache refit le parcours en sens inverse.

- Allons bon! Pensa notre personnage. De quoi s’agit-il donc? Je ne vais pas rester épinglé ici pendant l’éternité! J’entends d’autres frémissements. Une périodicité semble s’établir…

Le daryl rampa de quelques centimètres supplémentaires. Se concentrant intensément, ce qui l’obligea à oblitérer sa douleur, il tenta d’évaluer à quelle distance précise les lances et les pointes se croisaient le long du boyau labyrinthique, car, manifestement, il se trouvait dans une espèce de dédale. Il avait compris en quoi consistait ce piège en moins de cinq secondes! Comme un escargot, il progressa encore. Une hallebarde s’enfonça juste à la limite de la position de sa main gauche. Une douzaine d’autres suivirent. Cela ne démonta pas Daniel Lin. Puis, ce furent des flèches qui sifflèrent à ses oreilles exercées. Tout en évitant ces pointes meurtrières, le commandant rampa une nouvelle fois. Stopper, c’était se condamner à une mort certaine!

- Bien, fit le daryl mentalement. J’ai donc affaire à un amusement inquisitorial nommé boulie qui, usant aussi bien du sol que du plafond ou encore des murs, projette sur l’humain coincé dans ce piège sadique des lances, des carreaux d’arbalète, des flèches, des haches, des hallebardes, des pieux et bien d’autres joyeusetés! Bravo, messire l’Ennemi! Or, ce qui m’importe, c’est le rythme de périodicité de tous ces projectiles! Un chaos aléatoire… mm… qui alterne… 0,33 ; 1,7 ; 0,04 ; 1,2 ; 0,68... Il doit y avoir une logique dans cette suite! Je ne m’appelle plus le « prodige de la Galaxie » si je ne la trouve pas! Ouille! Cette flèche a frôlé mon épaule! Je dois me concentrer davantage! Ah! L'arme précédente a tué ce malheureux insectoïde il y a déjà quelques semaines. La preuve: sa chitine desséchée!

Daniel Wu « voyait » en infrarouge tandis que ses mains tâtaient avec circonspection

le terrain devant lui. Le daryl se servait de sa propre chaleur pour générer de la lumière. Cette fois-ci, le sol trembla. Et… une herse s’abattit à un cheveu de notre héros.

- Aïe! Ce n’est pas passé loin!

Il se recula car, sous lui, le sol se dérobait enfin, remplacé désormais par un chaudron de poix bouillante! Se heurtant rudement à la herse, Daniel constata qu’une momie de sumotori nippon y restait encore accrochée. L’instinct poussa le commandant Wu à s’agripper au plafond, non sans éprouver un inconvénient de taille. Il dut empoigner l’une après l’autre les lames qui jaillissaient de la voûte et s’en servir pour progresser en suspension tel un gibbon, tout en évitant de se couper profondément!

Parallèlement, à terre, les fosses apparaissaient, révélant leurs pièges mortels. Puits sans fond, pal sur lequel était encore suspendu par la cuirasse le squelette d’un secutor du Colisée, ronces et épines entremêlées aux pointes empoisonnées où on pouvait reconnaître des momies de Troodons ayant échoué à l’épreuve (évidemment!), cuves de lave et d’acide bouillonnant, explosions de gaz délétères par la formation spontanée d’un mini volcan (et tan pis pour la vraisemblance!), gueule ouverte d’un Léviathan trou gluant où adhéraient aux parois quelques Naoriens pas assez rapides!

Les quinze mètres semblèrent à Daniel durer le triple mais, enfin, il en vint à bout! Cela ne signifiait pourtant nullement que notre prodige était tiré d’affaire! Notre personnage, bousculé et blessé, essayait de retrouver son souffle. Ses oreilles bourdonnaient mais il n’avait pas le temps de muser car, à cinq pas, pas plus, une sorte d’épouvantail dressé sur un poteau obstruait le passage. Il était hors de question de revenir en arrière. Pourquoi? Parce que dans le dos de notre héros, il n’y avait plus rien.

Le mannequin, revêtu d’un haubert et d’un heaume conique, un écu le protégeant, tournoyait sur lui-même, menaçant de ses deux bras écartés quiconque tenterait de forcer le passage. A chaque bras, s’agitaient des masses et des fléaux d’armes hérissés de pointes.

Daniel n’eut qu’une solution : passer par en dessous, s’aplatissant près de la vis qui actionnait le mannequin. Hélas pour lui, un Haän n’avait pas eu cette intelligence! On distinguait encore sa dépouille séchée sur le bras droit du pantin. Du moins, le commandant pouvait voir ledit cadavre…

Le daryl n’eut pas le loisir de pousser un ouf de soulagement. Son ouïe captait un grondement encore lointain. Quelque chose de rond et d’assez volumineux déboulait à toute vitesse! Une gouttière se forma du haut vers le bas, laissant échapper une gigantesque boule noire de granit. Malgré sa faiblesse relative, le commandant Wu fut contraint de courir et ce, par forcément au sol. Les parois allaient en s’incurvant ; il sut en profiter. Il fuit en utilisant ce qui servait de voûte à ce lieu fantastique.

Mais la menace noire ne désarmait pas! Elle poursuivit sa proie, lui laissant juste assez de place pour espérer lui échapper. Un Hellados avait réussi à parvenir pratiquement au terme de cette épreuve, mais il était tourné dans la mauvaise direction!

Daniel ne se posa pas de question. Il avait compris de quoi il retournait. De plus, son ouïe exercée captait un deuxième grondement. Une gigantesque et monstrueuse boule blanche venait en sens opposé. Cette fois-ci, le cobaye se fit le plus mince qu’il put mais en hauteur, au plafond!

Les deux boules se heurtèrent avec une telle violence qu’elles démolirent la gouttière . Les bris s’éparpillèrent avant de s’effacer, ayant atteint la limite du monde conçu par maître Johann.

Cependant, la voûte devint un toboggan entraînant inexorablement sa victime vers un lieu tout aussi improbable. Des couperets successifs s’abattaient, jaillissant simultanément, obligeant notre daryl presque redevenu androïde à se contorsionner en même temps qu’il glissait vers… il ne savait où et se refusait à « deviner »! Toutefois, n’étant plus simplement mû par l’instinct, refusant de s’interroger, Daniel Lin passa sans transition en hyper vitesse. Devenu plus leste et plus rapide que les lames mortelles souillées de lymphe ou de sang, en retenant également sa respiration, il arriva ainsi au terme du toboggan. A ses pieds, il y avait une fosse constituée de sable mouvant. Alors, notre prodige accéléra encore!

Son hyper vitesse fut telle que son corps n’eut pas le temps d’adhérer aux gruaux de silice. Mais, comme pour rajouter à la difficulté, l’obscurité se fit plus profonde encore. Cependant, l’ouïe exacerbée de Daniel lui permit d’entendre un léger bruit de succion. Il fut suivi de celui d’un évier se vidant. Le sable mouvant s’évacuait, découvrant ainsi lentement le squelette de ce qu’on aurait pu croire être au premier abord celui d’un humain tout à fait ordinaire. Or, il n’en était rien!

En réalité, on avait affaire à un p incarné dans la peau d’un Homo Sapiens moderne qui, pris au piège lui aussi, n’avait pas eu le temps de se dématérialiser avant d’être surpris par la mort! Le squelette présentait donc quelques malformations surprenantes, jugez-en! La cage thoracique distordue, des os translucides et… quelques lambeaux de vêtements anachroniques.

Mais les ténèbres s’approfondirent davantage, empêchant désormais le commandant Wu de voir quoi que ce soit! Néanmoins, ses facultés télépathiques intactes, il capta plusieurs pensées cohérentes. Toutefois, la méfiance restait de mise.

« Au commencement, il y avait l’obscurité dans l’obscurité ».

Une autre pensée suivit tout aussitôt, appartenant manifestement à une seconde Entité.

« Souviens-toi du sacrifice de l’ours chez les Aïnous! ».

S’ensuivit une troisième « voix » mentale, cette fois-ci grêle, semblable au tintement d’une cloche fêlée.

« Réfléchis bien avant de te décider. N’oublie pas que tu as le choix des portes! ».

Logiquement, (pour une fois!), trois portes se matérialisèrent sans transition. Si on ne les examinait pas avec attention, rien ne les distinguait. Mais elles étaient pourtant sculptées dans des matériaux différents : le cèdre, le koll (de la cellulose extraterrestre aussi solide que de l’acier), et le basalte. Comme on le voit, l’Ennemi n’avait pas hésité à sacrifier un malheureux Naorien pour édifier le second huis!

Le cerveau de Daniel travaillait à plein régime. Il se rappelait précisément les moindres leçons de l’enseignement bouddhique de son grand-père.

« Encore une épreuve! Soupira-t-il avec lassitude. Espérons que celle-ci soit la dernière. Johann lit en moi avec une facilité exaspérante! Il connaît toutes mes expériences. Une seule porte débouche sur un tribunal. Les deux autres aboutissent sur le vide, le Néant. La logique voudrait que je prenne la porte centrale, celle qui, autrefois, me conduisit effectivement à l’ultime test. Mais n’oublions pas que l’Ennemi est fourbe par nature! Il suppose que je vais refaire la même chose. Détrompons-le, prenons-le en défaut. Dans le temps, si je n’avais point écouté mon grand-père, j’aurais emprunté la porte de droite. Il est vrai que celle-ci est bien tentante! Mais, voilà, je choisis celle de gauche et tant pis pour moi ou pour l’Entité espiègle et cruelle! ».

Il s’agissait de la porte de basalte. A part la différence de matériau pas si visible ou détectable, le nombre d’atomes de poussière devant le seuil de chacun des passages était strictement identique, ainsi que l’usure des battants.

Lentement, le daryl androïde souleva la lourde barre qui maintenait l’imposante porte close. A peine le commandant eut-il franchi le seuil de la nouvelle salle qu’un gong de bronze retentit. L’obscurité totale enveloppa une nouvelle fois notre héros. Daniel n’eut pas le temps de s’en inquiéter car une lueur diffuse se mit à éclairer chichement la pièce, dévoilant par un clair obscur du plus bel effet trois êtres accroupis dans la position du lotus! Leur tête était à peine visible, dissimulée par un capuchon. Derrière les trois moines, s’élevait une statue en or de Bouddha qui s’illumina peu à peu, éclairée par des milliers de veilleuses. Des cassolettes d’encens parfumaient l’atmosphère.

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- Frère, dirent alors les trois moines dans le plus parfait ensemble en s’animant, le temps est venu pour toi de comparaître devant l’incomparable Bouddha de la Compassion. Nous te prions de rester debout devant le tribunal.

- Je m’attendais plus ou moins à un jugement, répliqua Daniel paisiblement en langue tibétaine. Comme vous pouvez le lire dans mon cœur, j’apparais devant vous, muni de mon expérience mais dépourvu de toute arme.

Le moine de gauche rétorqua, pas si aimable.

- Tu n’es pas aussi désarmé que tu veux le faire accroire! Tu es toi-même une arme! Ne nous cache pas que tu es un Initié du niveau d’Or, et que les arts martiaux les plus exotiques n’ont plus aucun secret pour toi! Tu manies à la perfection la lance, l’arc, le bâton et l’épée. Tu excelles à tuer de centaines de façons! Si tu l’avais voulu, tu serais devenu le Grand Maître du Temple de Shaolin!

- Frère, je l’avoue. Mais en cet instant, je peine à me tenir debout.

Le deuxième moine répondit :

- L’aveu de ta faiblesse nous plaît, mais celle-ci, toute relative d’ailleurs, sinon tu ne serais pas parvenu jusqu’à nous, ne fait que rétablir l’équilibre! Un humain ne peut affronter qu’un autre humain! Voici le moment de nous dévoiler.

Avec un ensemble toujours aussi parfait, les trois prêtres rabattirent leur capuche, révélant ainsi leurs traits métissés à leur interlocuteur. Le plus âgé des religieux, celui de gauche, ressemblait à un sage Amérindien Arapaho de la frontière du Far West. Ses cheveux blanchissaient par mèches, tandis que ses traits étaient burinés par le soleil sans merci mais aussi par le vent. Malgré son âge avancé, ses grands yeux noirs ne laissaient rien échapper et ne cillaient jamais.

- Je me nomme Lobsang Jacinto. Je suis connu pour mes talents de peintre et de sculpteur sur sable, alliant ce que tu appellerais les techniques amérindiennes à celles des Tibétains.

A ces mots, Daniel n’eut pas même un tressaillement. On aurait dit, aussi étrange que cela pût être, qu’il s’attendait à cette réponse! Puis, celui du centre s’inclina à son tour, donnant son identité.

- Je suis Tenzin Musuweni et j’appartiens au peuple des Ndebele.

Les traits de ce moine étaient typiques de ceux des nations noires. Dans la civilisation universelle qui régnait au XXIIe siècle, dans une chrono ligne autre, il cumulait les fonctions d’architecte en chef et de meneur d’hommes. Il combinait aussi le génie de ses ancêtres Zimbabwéens à la méticulosité des lamas édificateurs du Potala.

Enfin, le troisième, le plus jeune, qui ne dépassait pas trente-cinq ans, murmura d’une voix douce mais décidée:

- Je réponds au nom de Raeva Rinpoché.

Une mèche noire rebelle lui tombait sur le front. Ses traits vaguement hawaïens et chinois avaient un soupçon d’européens. Rhapsode et mélode, il ciselait des poèmes qu’il gravait sur des coquillages, réchauffant le cœur de ses compagnons les nuits claires de son chant, tandis que le flux et le reflux des vagues rythmaient son récit.

Daniel, à son tour, s’inclina poliment.

- Puisque vous vous êtes nommés, je me dois de le faire également. Je m’appelle, de mon nom entier, Daniel Lin Wu Grimaud et comme vous le savez sans doute déjà, j’appartiens à un XXVIe siècle différent du cours de votre histoire. D’après mon chrono vision que j’ai abondamment consulté, vous êtes originaires d’un XXIIIe siècle dévié, pour moi de près de 0, 12%.

L’ Amérindien interrompit l’accusé d’une voix calme :

- Tu reconnais toi-même que tu es le représentant d’une civilisation technicienne mais aussi oligarchique. Vas-tu plaider en sa faveur ou… tout simplement pour toi?

- Je suis ce que mon monde m’a fait, ni plus ni moins! Frère, je ne puis le désavouer. Jacinto, je sens dans tes propos une critique implicite! Pourquoi?

L’Amérindien esquissa un vague sourire puis répondit :

- Frère, tu as reçu l’enseignement du Bouddha. Qu’en as-tu fait? On avait mis sur toi de grands espoirs. Pourtant, tu sers à bord d’un vaisseau spatial surarmé. Tu as choisi l’exploration extérieure ; n’aurais-tu pas dû plutôt conduire les hommes sur le chemin du Gautama?

- Le bouddhisme universel… La connaissance pour chacun de son moi intérieur. Mais cela serait revenu à me mentir et à mentir à l’humanité tout entière! Ce n’est pas cette connaissance-ci que je recherche et que mes frères les hommes souhaitent!

Raeva prit alors une mine contrite.

- Il importe d’abord de se connaître soi-même! Fit-il sévèrement. La vision du monde dont tu te crois le fer de lance n’a laissé aucune trace dans l’histoire de la planète. Il n’en est resté aucune inscription sur aucun pétroglyphe dans quelque forme d’écriture connue que cela soit. L’homme, pour accéder à la Paix intérieure, le Nirvana, doit abolir en lui tout désir, toute sensation! Ainsi, il accèdera à la connaissance réelle de l’Univers.

- Atteindre le Nirvana? Fit Daniel Lin sarcastique. Je ne l’ai jamais souhaité. Cet absolu n’est pas le mien même si je me cherche encore! Il ne conduit pas à la Vérité!

- Selon ta conception de ce mot! Poursuivit l’Hawaïen.

Musuweni regarda durement l’accusé.

- Daniel Lin es-tu conscient du poids de ton aveu?

Jacinto calma ses acolytes.

- Mes frères, attendons avant de condamner Daniel Lin. Le procès ne fait que commencer. Me laisserez-vous le conduire?

Raeva et Tenzin acquiescèrent.

- C’est là ton droit, dirent-ils en chœur.

Trois secondes de silence suivirent. Puis, Jacinto se décida. Derrière, les lueurs des veilleuses vacillaient, conférant des reflets étranges à la statue en or du Bouddha sakyamuni.

- Frère Daniel Lin, comme tu l’as compris, nous connaissons tout de toi, de ton, ou plus précisément, de tes passés! Avec succès, tu as combattu dans cette dimension ton moi profond, pas si altruiste. Ainsi, jamais ni la colère ni la haine, ni le désir de vengeance n’eurent le dessus. Mais, à tes yeux, est-ce suffisant?

Le daryl androïde ne marqua aucun trouble et répondit :

- J’ai combattu d’abord…

- … pour préserver ton univers, tes amis, tes parents, ta famille. Je le comprends. Mais ce n’est pas là ce que je te demande! Es-tu persuadé d’avoir bien agi?

- Vis-à-vis de qui? J’appartiens à une civilisation issue des guerres eugéniques. Il me fallait donc d’abord combattre pour ce monde qui m’a vu naître.

- Faux, Daniel! Tu appartiens à l’humanité tout entière! Tu te dois à elle, à tout le vivant! Ceci, ne l’oublie jamais!

- Oh! Le gouvernement de mon monde est conscient de l’obligation de préserver la nature! Les miens vont plus loin et reconnaissent le droit à la vie de toutes les espèces animales quels que soient leur monde! Sur Terre, nous avons réussi à sauver les singes et les baleines. Nous n’avons pas soumis à la conquête les peuples de la Galaxie. Nous les avons laissés choisir librement l’Alliance à laquelle j’appartiens. Nous avons également reconnu le droit à toute vie sapiente d’accéder au nécessaire qui va bien plus loin que le simple confort matériel! Tous ceux qui le souhaitent ont ainsi accès au savoir et à la culture. Au XXVIe siècle, ma planète ne connaissait plus ni guerre ni famine ni peur ni haine. Il en allait de même pour plus de mille autres mondes!

A cette longue réponse, l’Amérindien fronça les sourcils.

- Mais ceux qui refusent tout cela, cette forme de civilisation, que deviennent-ils? Cet uniforme que tu portes, Daniel Lin? La flotte dans laquelle tu sers, n’est pas aussi pacifique que tu le laisses accroire! Ne m’objecte pas que c’est pour défendre la Civilisation, la Paix universelle! Il s’agit là d’un argument éculé. Les Haäns peuvent également prétendre à ce rôle de défenseurs. Les Asturkruks, les Naoriens aussi! Là, je te sens désarçonné, mon frère!

- Il est vrai que pour Naor, Antor et moi avons été obligés d’user de ruse pour faire entrer la planète dans la sphère d’influence de l’Alliance. Mais, depuis, le peuple ne s’en porte que mieux! Pour moi, il ne s’agit pas là de propagande!

- C’est là ton point de vue, Daniel Lin. Tu as imposé le régime démocratique alors qu’il n’allait pas dans la tradition des habitants de cette planète! Cela te satisfait-il?

- Certes, mais les Naoriens n’avaient connu que des tyrans sanguinaires qui les empêchaient de progresser.

- Et tu as décidé de renverser le régime comme le recommandaient tes ordres! Puisque tu ne parvenais pas à faire aboutir les négociations avec le Golk! Ensuite, le gouvernement provisoire n’a eu d’autre choix que d’accepter le traité rédigé par ton ami.

- D’un mal peut sortir un bien! Sont-ce là tous tes reproches, frère Jacinto?

- Oh que non, Daniel! Te souviens-tu du marché que, dans une autre existence, tu passas avec le dénommé Penta p? Le juges-tu juste et équitable pour les Haäns? Ce me semble, tu reçus aussi l’enseignement du Christ bien que tu aies choisi le chemin du Gautama. Tu n’en as pas moins conservé quelques principes. Alors, qu’en dit ta morale chrétienne?

- J’ai sacrifié sciemment à la paix de l’Alliance l’Empire Haän. Je ne me justifie pas. C'est moi et ce n’est pas moi qui ai fait cela. Toutefois, j’en accepte la culpabilité. Puisque vous en êtes à comptabiliser mes fautes, n’oubliez pas non plus la Terre assimilée par les Alphaego à la suite de ma légèreté! Cependant, je vous demande d’essayer de comprendre comment je raisonne! Tous les Temps alternatifs ont droit à l’existence, ne serait-ce qu’une seconde, même ceux qui sont nés de mes actions et de mes erreurs. Néanmoins, j’ai corrigé en partie ma faute en isolant cet univers bulle des Alphaego. Du moins, je pense y être parvenu!

- Ah! Splendide! Mais, frère Daniel Lin ne te braque pas! Nous ne sommes pas tes ennemis. Appréhendes-tu le pourquoi de cet interrogatoire que nous menons?

- Peut-être, frère Jacinto. Tu es un Arapaho, mais, assurément, quelques gouttes de sang Navajo coulent dans tes veines. Ton héritage génétique fait que tu places au pinacle les valeurs écologiques.

- Désapprouves-tu?

- Pas du tout! Mais ton monde peut se permettre un tel luxe!

- Oui, en effet, mon monde a eu la chance d’échapper aux terribles guerres des XX et XXI e siècles que ton histoire a connues. Notre Terre est préservée de toute pollution. Aucun de nos concitoyens n’aspire à voyager dans l’espace, il n’en éprouve pas le besoin, c’est tout.

- Il ignore que c’est possible!

- Non! Nous avons chois d’explorer notre Univers intérieur! Cela nous suffit amplement, nos découvertes nous enrichissent et ce choix semble être adéquat puisque nous n’avons répertorié aucun rebelle en plusieurs siècles!

- Vraiment? Pourtant, toute civilisation a ses insatisfaits, ses parias!

- Crois en ma parole! Le mensonge m’est inconnu! Chez nous, chacun sait à quoi il peut s’attendre, espérer. Daniel Lin, as-tu visité les centres de réadaptation des insurgés de ta civilisation? As-tu eu le courage de te télé…porter sur des planètes en terraformation?

- Il y a deux ans, je me suis rendu sur Digma. Cet astéroïde en était à la phase 3 de terraformation. Les ouvriers et techniciens terraformeurs travaillaient d’arrache-pied pour stabiliser le climat.

- Bien, frère Daniel Lin! Mais tu aurais dû y aller pendant la phase 1, celle qui connaît les taux les plus élevés de mortalité, entre 180 et 200 ‰! Autrement dit, un ouvrier sur cinq!

- Les terraformeurs acceptent ce travail. Ils ont quelque chose à se reprocher. Ils ont enfreint les règles. La plupart sont d’anciens terroristes repentis, ou des criminels. L’oligarchie a remplacé l’emprisonnement et la peine de mort par les travaux d’intérêt général! Ainsi, les mutins et les parias évitent de lourdes peines de prison. Si cette solution s’avère inefficace, il reste… la cryogénisation!

- Tu m’énonces ces faits avec un détachement remarquable! Mais, je te sens troublé et je sais pourquoi! Ton homonyme, ton frère, qui a été assassiné avant de finir sur une telle planète, refusait cet ordre aseptisé que je qualifierai de dictature!

- Mon frère aîné, éternel insatisfait, a toujours désiré davantage! Au départ, il bénéficiait pourtant des mêmes talents ou presque que moi! Ambitieux et menteur, il aurait pu achever une carrière éblouissante en devenant dictateur des pirates. Il aurait pris la tête d’une guilde et aurait mis à sac toute la Galaxie! Quand un obstacle se dressait devant lui, il n’avait aucun scrupule à l’écarter d’une façon radicale! Chaque civilisation génère ses propres scories. Et l’individu génétiquement parfait n’est jamais bien loin du monstre. Votre monde connaît ses failles. Souvenez-vous des Indiens Anasazi! Ils étaient appréciés pour leur immense sagesse. Le deuxième XXe siècle les avait redécouverts et les honorait, jusqu’au jour où les historiens révélèrent au grand public deux détails plutôt gênants pour le mythe des Amérindiens écologistes : les Anasazi étaient des cannibales qui avaient trop déforesté. Ils ont donc disparu.

Se tournant vers Tenzin Musuweni, Daniel enchaîna :

- Quelles fautes reconnais-tu à tes ancêtres?

- Daniel Lin, je connais le passé. Les miens furent des guerriers enragés et déterminés. Ils détruisirent de grandes civilisations, de grandes cités, des peuples remarquables!

- Cette faute est le propre de l’humanité! Reconnaissez-le, frères! Toute civilisation qui naît, brille et disparaît. Aucune n’a pu se débarrasser entièrement de la violence qui l’animait. Ainsi, frère Tenzin, la civilisation bantoue provoqua le déclin de celle des Koï-San! La grandeur s’accompagne toujours du sang, de la guerre et du goût de la violence. Le plus haut raffinement côtoie l’indicible. La cathédrale de Chartres, les bûchers cathares. Les camps d’extermination d’Auschwitz et de Treblinka la musique de Stravinsky et «Citizen Kane» ! Le grand temple de Mexico les sacrifices humains! Non pas que j’approuve, bien évidemment! Je constate! Et je déplore! Frère Raeva, ton peuple, de quelles fautes se rendit-il coupable?

- Mes ancêtres ne dédaignèrent point le recours aux sacrifices rituels et au cannibalisme cultuel.

- Alors, frère Raeva, c’est pour cela que Bouddha s’est révélé, pour nous montrer le chemin de la non violence, pour que nous ayons nous aussi la Révélation et que nous compatissions!

- Ce n’est pas à toi de dire cela, toi qui as la nationalité chinoise! Lhassa souillée par les bottes de l’occupant athée et impie! Dans l’histoire même du Tibet, n’y eut-il pas de grands persécuteurs religieux, dignes de Decius et de Dioclès?

- Pardonne-moi de te couper, Raeva. Mais, tu vas commettre un grave contresens! Tu fais allusion à l’Empereur Lang Dharma! Ce n’est pas au nom du bouddhisme, mais bien contre celui-ci qu’il instaura la terreur et la répression.

- Tu anticipes! Je n’ai pas dit cela!

- Mais tu le pensais!

- Oh! Cela t’est facile à toi qui es télépathe! Tu n’es qu’à demi humain et tu jouis de tes avantages!

- Pourquoi n’utiliserais-je pas mes atouts? Que me reproches-tu précisément? D’exister?

- D’être le représentant about d’un univers trop technicien! Tu incarnes tout ce que je méprise, la machine qui asservit l’humanité! La machine qui l’empêche de penser, de s’accomplir!

- Serais-tu en train de me réduire à l’état de machine pensante et malveillante? Tu fais fi de mes émotions, mes sentiments!

- Illusions incorporées à ta programmation! Des leurres destinés à te tromper et à nous tromper! Prends cela pour ce que c’est : une insulte! Je te défie! Acceptes-tu de te battre ici et présentement?

Le commandant Wu fixa Jacinto. Il attendit son assentiment.

- Frère Raeva, je pense que tu as besoin d’une rude leçon! Dit d’un ton doux le plus âgé des moines. Daniel Lin, tu as mon accord. Les plateaux de la balance sont égaux à mes yeux. Toutefois, n’use pas de ton ultra vitesse!

- Bien entendu! Je n’aime pas tricher!

Les deux adversaires se saluèrent et se mirent en position. Le combat mélangea le karaté et l’aïkido. Daniel était en position d’attente, en Heisoku dochi, tous ses sens aux aguets, afin de faire face à l’attaque adverse. Impulsif, Raeva fit le geste de Gyaku tsuki, pour tâter le terrain. Il s'agissait d’une attaque lancée avec le poing. Très facilement, Daniel para le coup. Raeva enchaîna aussitôt avec l’attaque « sabre de main ». Le coup pouvait s’avérer mortel. Or, le daryl androïde contra son adversaire par un coup de pied direct très puissant qui atteignit la mâchoire de l’Hawaïen le sonna quelque peu. S’enchaînèrent cependant à une vitesse prodigieuse mais normale des Hitsui-geri (coups de genou), des Mae-geri (coups de pied directs), des Empi- uchi (attaques du coude), et enfin, un shomenuhi ikyo, emprunté à l’aïkido, qui bloqua le bras de Raeva et l’obligea à s’affaler sur le sol et à demander grâce! Le tout n’avait pas duré une minute!

- Frère Daniel Lin, fit Raeva d’une voix essoufflée, je reconnais ma défaite. Tu es bien le grand maître du Shaolin, l’initié d’Or. Tu m’as vaincu sans tricherie!

- Certes, mais ce combat m’a fatigué, ce qui prouve que je n’ai pas récupéré toutes mes facultés.

Tout en se relevant, Raeva remit en place une mèche rebelle. Puis, il regagna sa place auprès de frère Jacinto.

- Je n’en démords pas, Daniel Lin, tu aurais dû choisir le bouddhisme! Asséna le métis.

- Mon choix m’appartenait! Je me permets de te faire remarquer qu’une Terre au bouddhisme universel où règne le 21e Dalaï Lama ne me semble pas la panacée pour le genre humain! Vos chefs ont importé sur tous les continents un système féodal qui, par bien des côtés, véhicule l’obscurantisme!

Jacinto reprit la parole, sur un ton sévère:

- Tu critiques, Daniel Lin mais que proposes-tu? Tu te montres aussi impulsif que mon jeune frère Raeva! Je crois savoir pourquoi, mais je ne puis te le dire encore, tu n’es pas prêt! Réforme ton cœur tout d’abord!

- Je suis imparfait, d’accord! Je le sais, je le sens! Mais l’homme imparfait transcende ses défauts! Je m’interroge, je m’examine, je me morigène, je me réforme, je m’améliore. Cependant, je n’ai jamais eu l’ambition de modeler mes semblables à mon image, je n’ai jamais voulu leur imposer ma philosophie!

Après un silence, l’accusé reprit:

- Le siècle dans lequel je vis, je m’y accommode autant que je le peux. Je prends ce qu’il a de meilleur et je tente de préserver la vie sous tous ses aspects. En ayant chois cette tâche, cette voie, je m’accomplis.

Jacinto eut une moue sceptique.

- Sois franc, cela te suffit-il?

- Oh! Il y a longtemps que j’ai appris à gommer mes désirs personnels, égoïstes. Même si, parfois, il m’est difficile de les ignorer! Toutefois, je m’y efforce car ce ne serait pas éthique!

Musuweni se sentit obligé d’intervenir.

- Frère Daniel Lin, je ne puis que te féliciter pour tes efforts! Cependant, je dois savoir! Limites-tu la vie à la vie consciente? Réponds honnêtement

- Je croyais pourtant avoir été clair sur ce point! Toute forme de vie m’est précieuse.

- Aucune plus qu’une autre? Toi, personnellement, y mets-tu des degrés pour choisir celui ou celle que tu dois sauver en premier lieu?

- Mon alter ego préfèrerait sans nul doute une forme de vie consciente, et, j’avoue, puisque je dois me montrer honnête, que j’aurais tendance, si le cas se présentait à moi, à faire de même!

- Ah! Fit Jacinto en soupirant. Comment peux-tu présager que telle espèce, tel animal, ne va pas aboutir un jour à une forme de vie évoluée et consciente?

- Je ne présage rien, j’agis! Un proverbe dit: « Gouverner, c’est choisir ». Mon devoir m’impose de me tenir à cette maxime. J’essaie de me conformer à une éthique bien plus exigeante que la norme en vigueur dans l’Alliance. Naturellement, je ne fais aucune différence entre un dinosauroïde, un insectoïde, un cristalloïde…

- Même si ces êtres n’ont encore aucune conscience d’eux-mêmes? Rajouta Raeva. Et si une espèce étrangère menaçait ton Alliance? Comme les Asturkruks par exemple?

- Le dilemme… Mon altruisme ne va pas jusqu’à sacrifier ma famille, mes proches, mes amis… Les Asturkruks, justement, les ennemis jurés de l’Empire… Est-ce à dire que je vais devoir choisir de les faire vivre ou mourir? Tous? Je ne suis pas un monstre, un être sanguinaire! Je respecte le moindre brin d’herbe et me refuse à commettre un génocide! Cet interrogatoire que vous menez tous les trois me paraît de plus en plus surréaliste! Vous ne représentez nullement les trois visages de la Mort! Vous cherchez à me faire définir la Vie! C’est en son nom que vous me jugez. Vous me mettez au pied du mur et vous désirez me confronter à un avenir peu tentant qui m’attend peut-être au sortir de cette épreuve! Vous avez déjà pris votre décision. Vous savez ce qui adviendra dehors cet interrogatoire terminé. Révélez donc votre véritable visage, Uriel, Michaël ou Lobsang Rama!

- Quelle impudence! Souffla l’Arapaho. Je le répète, le Temps n’est pas encore venu pour la Révélation!

- Le temps? Se méprit Daniel. Le temps n’est qu’une subjective relativité!

- Daniel, nous n’en avons pas encore véritablement terminé avec toi, jeta Raeva. Fais-tu une différence entre les chefs, ceux qui ont le pouvoir de décision et les populations, entre ceux qui détiennent le savoir et ceux qui sont manipulés?

- Tous bourreaux, tous coupables?

- Oui, le massacre préventif est-il à tes yeux la solution pour éviter les coups de l’adversaire?

- Un piège? Le XX e siècle, celui de la piste alternative, a été plus que confronté à ce problème! Il n’a pas su résoudre de façon satisfaisant la question… est-ce à dire que moi aussi? Tous bourreaux, tous coupables, certes non! Pas les victimes de la Shoah! Ceux qui poussent également leurs frères au martyre afin d’acquérir une légitimité fallacieuse sont bien plus coupables que les bras des exécuteurs!

- J’insiste, dit fermement Tenzin : la peine de mort est-elle une solution?

- Pour l’indicible, sans doute ; mais elle n’évitera pas la repousse de l’hydre, car c’est dans la nature de…

- Tu te montres honnête, fit le Noir avec un fugitif sourire.

- Frères, je voudrais comprendre pourquoi précisément ces trois apparences dans toute une infinité de possibilités. Afin de me tenter? Je suis au-delà de cette faiblesse car, voyez-vous, j’ai tout connu!

- Du moins en es-tu persuadé, jeta Jacinto.

- Mais j’ai détenu les pouvoirs d’un Dieu! Sarton, un Hellados que j’admire depuis toujours n’a-t-il pas déclaré: « Humains, souvenez-vous que vous n’êtes pas des dieux! ».

- L’affaire avec les Haäns! Lança Raeva.

- Tu accordes plus de valeur à la philosophie helladienne qu’à l’enseignement du Bouddha! Constata Musuweni.

- Non, pas du tout! Toute civilisation possède ses mérites, façonnés par les circonstances, la force des choses. Chacune recèle des perles au milieu de la fange. Mais comme Paul Valéry l’a rappelé: « toute civilisation est mortelle ». Moi, je complèterai en disant: « Toute espèce est mortelle »! Qui se souviendra de nous, de vous dans cinq mille siècles? Où en sera l’espèce humaine? Sera-t-elle encore, tout simplement? Le temps engloutit tout, mécanique, dépourvu d’âme, de sentiments, de remords. Or, l’absence de temps empêche la connaissance de soi, l’évolution! Vous avez choisi l’introspection intérieure. Vous étiez libres de le faire. Dieu me garde de vous juger. Mais ce seront vos descendants qui paieront pour ce choix. D’autres, fort mal intentionnés, avides et jaloux, vont profiter de vous! La faille est dans la perfection.

- Si nous, nous pressentons ton avenir proche, toi, tu as vu notre futur grâce à ta machine! Dit Jacinto en réfléchissant.

- Frères, vous n’avez pas besoin d’un tel appareil pour avoir accès à ces informations.

- Dans ce cas, nous allons consulter l’oracle en ta présence, ordonna le Noir.

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A peine le frère Tenzin Musuweni eut-il parlé qu’un cinquième personnage apparut soudainement dans la salle circulaire. Les traits asiatiques prononcés, les cheveux noirs tombant raides sur les épaules, il s’agissait de l’oracle tibétain du monastère de Netchoung. L’homme portait des habits de soie de couleur or et bronze et était revêtu des attributs du dieu protecteur Dordjé Dragden ainsi que ceux de la divinité guerrière Pehar Gyelpo.

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Son chef était surmonté d’une coiffe lourde et emplumée dont le cimier s’agrémentait de têtes de mort stylisées. Le saint homme vacillait sur ses jambes et grimaçait. Sur ses lèvres, déjà, la bave coulait. Il était en transes. Pieusement, Raeva lui tendit une feuille de papier ainsi qu’un stylet. Dans l’air parfumé par l’encens, un étrange chant s’élevait, une psalmodie grave et sereine à la fois. Fébrilement, l’oracle s’empara des objets et, avec des gestes saccadés, il dessina des symboles gribouillés, s’interrompant de temps à autre pour grogner, se rouler sur les dalles, ou, encore, s’accrocher aux épaules de Daniel Lin.

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Avec douceur et respect, le commandant repoussait le prêtre, attendant patiemment l’interprétation de l’oracle par les trois moines. L’homme sacré s’arrêta enfin, épuisé. Tombant comme une poupée de chiffon sur le sol, il sombra dans un profond sommeil.

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Jacinto mit alors à profit le silence qui s’était rétabli pour réfléchir à l’interprétation exacte des dessins divinatoires.

Enfin, l’Amérindien se décida et s’exprima sur un ton détaché.

- Frère Daniel Lin, effectivement, tu connaissais précisément le destin réservé à notre monde par des moyens mécaniques que nous rejetons. Notre oracle a, hélas, confirmé les images de ta machine. Nous avons choisi d’être des proies pour les prédateurs, des yacks pour les tigres…

Musuweni renchérit :

- Daniel Lin, j’ai cru que c’était toi l’ours sacrifié des Aïnous! Je me trompais lourdement! C’était moi, c’étaient nous! Mes frères, les fidèles d’entre les fidèles du Bouddha de la Compassion!

- L’histoire bégaie et recommence, ajouta l’Hawaïen.

- L’histoire n’est pas porteuse de leçons! Objecta le daryl avec force.

- Daniel Lin Wu tu es libre, fit Jacinto. Suis ton chemin.

- La sentence est rendue, compléta le plus jeune, notre cœur est au-delà de la vengeance ; même si, parfois, il serait plus simple d’y succomber.

- Un instant encore, demanda le Prodige. Les Haäns vont, certes, envahir cette alternative, mais ils seront suivis de peu par les p.

- Ces êtres qui se veulent composés de pensées pures, qui sautent de corde en corde, se meuvent d’une harmonique à l’autre… Pourquoi détruisent-ils tout ce qui est matériel? Questionna l’Amérindien. Pourquoi ont-ils dédaigné la sagesse du Bouddha?

- Nous ne sommes pas la finalité de l’Univers et donc l’histoire se moque de nous, n’a que faire de l’humanité! Le Nirvana, nous le définissons comme l’oubli de soi, de tout ce qui nous entoure. En aucun cas, il n’est la destruction, rappela Daniel Lin. Or, il est logique que ces entités immatérielles, qui se veulent parfaites, méprisent les êtres biologiques inaboutis que nous sommes! Nous avons le tort immense de leur rappeler ce qu’elles étaient par delà la poussière des millénaires accumulés. Nous gênons leur Harmonie. Alors, elles nous éradiquent. Aux yeux de Penta p, il n’y a aucune différence entre les ultra libéraux qui sacrifient le vivant et l’humain et les pacifiques bouddhistes qui ignorent les besoins matériels. Ils n’accordent pas plus de valeur à l’homme qu’à la limace!

- Frère Daniel Lin, notre angoisse est grande, reconnut Lobsang Jacinto mais nous ne nous abaisserons pas à te demander de renégocier avec Penta p. Nous te reprochions notamment cela tantôt. L’heure sonne au loin, écoute! Le mandala va s’effacer. Or, tu en es le grain ultime et premier à la fois! Tu es celui qui est au cœur même du Bouddha de la Compassion. La main du néant se saisit de toi, s’empare également de tes compagnons et de tes amis. Lorsque tu auras perdu toute conscience, tout sentiment d’exister, n’oublie pas cependant que toi seul peux vaincre l’Entropie!

Le silence revint, les moines s’estompèrent au même titre que la salle circulaire et l’oracle. Daniel Wu subit alors une étrange métamorphose. Peu à peu, atome après atome, son cœur de chair se fit sable, grains de silice, éclats brillants et précieux sous le soleil rougeoyant. Son cœur de pierre cessa de battre. Le Vide s’empara de Lui. Parcelle après parcelle, poussière après poussière, Il fut dispersé par le souffle de la Mort.

Parallèlement, dans le labyrinthe qui s’effaçait aussi, qui n’existait plus, les compagnons de misères, les amis, les fidèles et ceux qui l’étaient moins ou pas encore, connurent le même sort.

Et le mandala fut alors balayé par une main gigantesque qui, avec précaution, rassembla les grains de sable, les collationna sans en omettre un seul, les mélangea dans un récipient translucide, puis en reversa le contenu qui avait pris une teinte grise indéfinissable, dans le magma de l’anté Big Bang, dans les eaux mêmes du Pan trans multivers

Un chant d’oiseau, timide, hésitant, un air doux, une brise légère et parfumée, tel le Zéphyr, un rayon de soleil se posant délicatement tout à tour sur les hôtes endormis. Couchés dans l’herbe ou bien adossés à des troncs d’arbres rugueux, nos rescapés dormaient, se tenant inconsciemment par la main, formant ainsi la ronde sacrée de l’amitié.

A l’opposé, une femme à la peau d’ébène, aux lourds cheveux noirs torsadés, sommeillait elle aussi. Des larmes coulaient de ses paupières closes. De quel songe douloureux était-elle donc la proie? Enfin, le rayon de soleil l’atteignit. Winka se réveilla, un rictus de haine déforma aussitôt ses traits.