samedi 19 septembre 2009

La gloire de Rama 3 : Pavane pour un temps défunt : chapitre 16

LA GLOIRE DE RAMA TROISIEME PARTIE PAVANE POUR UN TEMPS DEFUNT.


Chapitre 16


Printemps 285. Benjamin Maximien venait de recevoir la magistrature de préfet du prétoire. Ainsi, sa position de numéro deux dans le pouvoir impérial était officialisée. Pour cette même année, Dioclès avait revêtu le consulat en compagnie de l’obscur Ovidius Bassus. Un ralliement de choix venait d’avoir lieu en sa faveur. Constance Chlore, gouverneur équestre de la Dalmatie le reconnaissait en temps qu’Empereur.

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Cependant, Dioclès ne contrôlait encore que L’Asie Mineure, la Syrie et l’Égypte. Carin tenait fermement l’Occident, donc Rome, la capitale, et le Sénat. Le futur Dioclétien comprenait qu’une guerre inévitable contre Carin ne tarderait pas. Il envisageait sereinement la victoire sur ce dernier et promettait à Benjamin l’adoption et le titre de César. Notre capitaine de la flotte interstellaire du XXVI e siècle deviendrait, dans ce cas, l’héritier légal et légitime de l’Empire romain. La situation avait de quoi faire perdre la raison aux esprits les plus équilibrés. Sitruk, lui, saisissait cette opportunité sans aucun regret, parfaitement adapté à cette époque, ne se demandant pas vraiment pourquoi le commandant Wu ne tentait pas de le retrouver.

- Quel fabuleux retour de fortune! Si j’étais superstitieux… Bon, ici, je construis mon petit nid douillet. Le commandant n’a pas l’air de vouloir me récupérer. Je l’ai connu plus hâtif. A moins qu’il ait été vaincu! Ma foi, la chose est à envisager! Si c’est le cas, je dois être en train de jouer un mauvais tour à Pamela! Elle me compte évidemment pour quantité négligeable… Elle me laisse pour l’instant le champ libre. Mais elle oublie un détail, une minuscule pierre d’achoppement. Je suis plein de ressources.

Venant du futur, je connais l’Histoire de l’Empire, son avenir. Je puis donc, comme bon me semble, modifier les événements qui ont mené à sa disparition. Alors, je vais tâcher de lui éviter cette fin peu glorieuse. Johnson ne naîtra pas dans cette dimension-ci!

Si j’ai bien saisi, l’agent Asturkruk n’a été conçue que pour nuire à Daniel Lin Wu et à l’humanité. Toutes ces simagrées visant à empêcher le triomphe du néo capitalisme, foutaise!

Bien, je sais ce que je dois faire. Il me faut monter encore plus haut dans la hiérarchie le cursus honorum, sans avoir recours, évidemment, à l’assassinat! Je ne mange pas de ce pain là!

Ensuite, je serai libre de distiller la technologie aux savants de cette époque reculée et crédule. Il me faut éviter le Moyen Âge et le recul momentané des connaissances qu’il a entraîné. Un Occidental, un pur Européen ne parlerait pas ainsi!

Ces siècles sombres et barbares… Cela me rappelle un roman du XX e siècle de Sprague de Camp, « De peur que les ténèbres »… Je vais poursuivre mon travail de sape, et, puisque je suis le bras droit de Dioclès, que j’ai son oreille, convainquons-le de lancer au plus vite une nouvelle guerre contre ce minable de Carin…

Je me dois de pratiquer le cynisme! Que m’importent après tout ces cadavres qui jalonnent mon chemin! Ce ne sont que des ombres! Sous le commandant Wu, j’ai été à bonne école. Les Naoriens, comment ont-ils été vaincus, persuadés? Par l’emploi de la force, par l’usage de la télépathie intrusive… Pour le bien de l’Alliance des 1045 planètes… Ce ne fut qu’ensuite que la diplomatie a joué sa partie. Pour préserver l’Empire face aux Asturkruks, il fallait bien casser des œufs, non?

Foin de tout angélisme! Maximien Imperator! Benjamin Princeps! Quel est le roi déjà qui a dit: « Paris vaut bien une messe »? Un certain Henri IV. Moi, je m’écrierai comme Josué: « Yahvé! Arme mon bras! ».

Ce n’est pas le Peuple élu que je dois sauver, préserver, mais l’humanité tout entière. Je suis prêt à en supporter le fardeau!

Et puis, tant que j’y suis, laissons-là cet Empire chrétien qui érigea l’intolérance en dogmes et en actions plus méprisables les unes que les autres! Dans les limbes… Il ne verra jamais le jour! Du moins dans cette piste temporelle! Prônons la liberté de conscience et de culte. Mithra, Isis, Cybèle, Yahvé, Jupiter, Hercule, Hélios, Bouddha, Jésus, Quetzalcóatl, tous honorables, tous honorés, et tant d’autres encore!

***************

Sur le vaisseau Langevin, il y avait déjà quarante-trois jours que le commandant Wu, Benjamin Sitruk et les enfants étaient partis. L’expérience menée sur le garde de la sécurité Eloum avait porté ses fruits. Antor qui s’était porté au chevet de l’ex cygne noir avait réussi à communiquer télépathiquement avec lui. Dans ce qui restait d’intelligence et de conscience au lieutenant, l’ambassadeur avait pu y imprimer la marque de sa volonté. L’archéoptéryx, surdimensionné, écoutait fasciné, cette voix intérieure.

- Abandonne tes origines, oublies-les, redeviens ce que tu étais, fabuleux et magnifique, noir et lumineux, être doux et chaleureux, beauté sublimée et pourtant accessible. Eloum, cygne des étoiles, attachant et fidèle en amitié, écoute et entends ma voix. Sens tes ailes se déployer! Transforme-toi! Accepte celui que tu fus il y a peu encore!

Ne pouvant échapper à l’injonction, le garde de la sécurité amorça sa métamorphose. Ainsi, lentement, Eloum se mit à perdre ses griffes et ses dents. Ses plumes foncèrent jusqu’à reprendre leur teinte habituelle, sombre comme la nuit sans étoiles. Sa queue se réduisit, son cou s’allongea tandis que son bec s’affina. La parole lui revint enfin.

- Ambassadeur, s’étonna alors le cygne. Que fais-je ici, dans une cellule de contention dépourvue de tout agrément?

Antor prit quelques secondes pour expliquer ce qui était arrivé depuis la contamination du garde.

- L’épidémie vous a également affecté…

- Ai-je commis des exactions? S’inquiéta Eloum, mis en danger le personnel de bord?

- Pas réellement. Vous avez seulement régressé jusqu’au stade de l’Archéoptéryx géant. C’est pour éviter le pire que le docteur di Fabbrini et moi-même vous avons enfermé ici.

- Qu’est-il arrivé à mes collègues?

Tous vos amis ont, hélas, été atteints par la mutation, sauf Ftampft. Pour l’instant, vous êtes le seul à avoir recouvré vos capacités. Actuellement, les Kronkos sont réduits à des axolotls d’une taille impressionnante.

- Et les autres officiers?

- Le frère du commandant est décédé il y a déjà quarante-huit heures. Le commandant en second présente les symptômes du mal, mais au premier stade. Les non contaminés se comptent donc sur les doigts de la main.

- Oh! Qui pilote le vaisseau dans ce cas?

- Chtuh et Uruhu se relaient, Supervisés par Irina tant que celle-ci reste consciente. En fait, nous ne pouvons plus compter que sur Lorenza, le professeur médusoïde et Kinktankt, le siliçoïde.

- Aucun espoir pour le vaccin?

- Nous suivons trois pistes à la fois. Vous êtes mon premier succès. Les résultats obtenus avec vous m’encouragent à poursuivre. En attendant, voici vos ordres. Vous vous reposez durant douze heures puis vous rejoignez Chtuh et Uruhu sur la passerelle.

- Bien, ambassadeur.

***************

La Dalmatie, un jour de printemps pluvieux de l’an 285 de l’ère chrétienne. Un véritable déluge s’abattait sur les légionnaires romains. Tout et tous étaient détrempés, hommes, matériels, armes, cuirasses, chariots, bêtes, fourrages, et le moral n’était pas à l’optimisme. Les bœufs et les chevaux peinaient à tirer les carrioles. Même les officiers subissaient les aléas du temps.

Retardée par la boue, l’armée progressait vaille que vaille, s’arrêtant souvent, engluée dans une glaise à décourager les plus hardis des combattants. Et, toujours, ce ciel bas et lourd, cette pluie battante, qui jamais ne cessait.

Un chariot venait encore de s’immobiliser, embourbé jusqu’aux moyeux. Les bêtes renâclaient à tirer, à faire un effort supplémentaire, leurs licols les étranglant.

- Holà! Des hommes pour les aider! S’époumonait vainement un centurion.

Las, sale, pas rasé, il désigna deux auxiliaires qui se montrèrent moins efficaces que les bêtes. Et puis, soudain, malgré le tambour régulier des gouttes de pluie, un galop fit se retourner le centurion. Le fier destrier s’arrêta net à sa hauteur. L’officier supérieur descendit de sa monture, son manteau alourdi par l’eau du ciel. Aussitôt, reconnaissant l’important personnage, le centurion se mit au garde-à-vous.

- Ave général.

Il savait qu’il avait affaire au second dans la hiérarchie de l’Empire, le préfet du prétoire Maximien. La barbe rousse de ce dernier dégoulinait.

- Encore un accident, centurion! Rugit-il mécontent, dans son latin impeccable.

- Oui, seigneur général.

- Vous êtes tous des mauviettes! Poursuivit le futur César. Laissez-moi faire!

D’un geste rapide, Maximien remit les rênes de son cheval au sous-officier puis s’approcha du chariot embourbé profondément.

- Aucune efficacité ici à ce que je vois! Mettez donc des pierres près de ces roues!

Il fut obéi prestement. Satisfait, il se glissa alors sous la carriole et, d’un élan formidable, réussit à soulever l’imposante charge. Aussitôt, les auxiliaires calèrent les roues avec les grosses pierres.

L’assistance, admirative, s’exclama.

- Par Apollon, le général a accompli un prodige! C’est Hercule réincarné!

Les soldats, joyeux, leur moral ravivé, firent une véritable ovation à Benjamin.

- Maximianus Héraclès! Maximianus le héros!

La troupe reprit la route, dorénavant persuadée que les dieux l’accompagnaient. Le long du chemin, les légionnaires criaient en un écho qui se prolongeait et se répercutait dans le lointain.

- Maximien Hercule! Maximien, le protégé des dieux!

Les oreilles de Benjamin bourdonnaient. Et ce phénomène allait en s’aggravant. Sa tête lui tournait. Il lui semblait que, progressivement, la réalité basculait. Il mit ce malaise soudain sur le compte de l’effort important qu’il venait de fournir. Mais ce n’était pas cela!

Alors qu’il se posait des questions, ses oreilles perçurent un autre son, une langue qui n’était plus le latin, mais qui n’appartenait à aucun dialecte barbare.

- Maxtarna Herclé! Maxtarna Herclé!

- Le Hercule étrusque? S’interrogea notre capitaine du XXVI e siècle.

Instinctivement, ses yeux se portèrent sur ses pieds. Au lieu des sandales romaines traditionnelles, les caligae, ceux-ci étaient chaussés de cothurnes pointus, aux bouts recourbés, à demi fermés. Puis, il remonta jusqu’à son uniforme, qui, lui aussi, avait subi d’importantes modifications. Benjamin était maintenant vêtu d’une tunique de cuir renforcée de plaques de bronze et de fer. Quant à sa barbe, elle était longue, bouclée, un peu désordonnée. Ses cheveux retombaient librement sur ses épaules et son casque avait été remplacé par un large chapeau de cuir en forme de sombrero.

- Que signifie cette comédie?

Un soldat se retourna pour lui dire:

- Maître, pourquoi emploies-tu le latin, cet idiome haï? Nous avons pourtant vaincu les Romains, il y a déjà de nombreux siècles!

Benjamin comprit, son cerveau fonctionnant à toute vitesse.

- Ce que j’entends-là n’est ni du Volsque ni de l’osque. Serait-ce de l’étrusque? Je comprends cette langue mais ne la parle point. Et si j’utilisais le grec? Ah! Que mes humanités remontent loin! Tant pis, je n’ai pas le choix! Tentons le coup…

Ainsi, il passa au dialecte de Platon, l’athénien, ce qui n’étonna guère le sous-officier.

Après avoir donné l’ordre de poursuivre, Benjamin remonta à cheval. En son for intérieur, les pensées continuaient à se bousculer.

- Allons bon! L’Empire romain s’est effacé des tablettes de l’histoire! S’y est substitué un Empire étrusque mâtiné de carthaginois. Ce monde-ci, à ce que je puis constater, connaît également une guerre civile. L’Empereur d’Occident contre lequel mon armée marche ne se nomme point Carinus mais Hasdrubal IX. Si je puis toutefois me fier à ma mémoire modifiée… Logique par ma foi…

Comme l’ex capitaine Sitruk le disait, effectivement, sa mémoire avait été altérée parallèlement à la nouvelle harmonique temporelle mise en place. Dans le corps de Maxtarna Herclé, il réagissait comme ce dernier l’aurait fait. Il savait pertinemment que cet Empire-ci était mis en péril par la révolte des peuples noirs fédérés de Nubie et du Sahara du Sud qui, grâce à l’apport de la science grecque, possédaient dorénavant une supériorité technique certaine dans le domaine de la poliorcétique. Les révoltés bénéficiaient également du secret disputé entre tous, celui du feu grégeois…

Benjamin était donc conscient que, tôt ou tard, les Africains vaincraient l’Empire étrusque. Dans quelques siècles, ce seraient eux qui découvriraient « l’Amérique ».

Daniel Wu lui-même n’avait-il pas déjà été confronté au Moro Naba de Texcoco? Ce qui restait de la mémoire antérieure de Sitruk avait fait le lien.

Mais à peine eut-il le temps de formuler ces pensées qu’un nouveau basculement se produisit. Tout se remit en place, miraculeusement. Les légions romaines de Dioclès progressaient péniblement sous la pluie battante, un jour de printemps sur les routes embourbées et peu praticables de la Dalmatie. Leur but: la jonction avec les troupes ralliées du gouverneur Constance Chlore. Ensuite, il leur faudrait affronter Carinus.


***************

Avril 1900, un jour mi figue mi raisin comme il y en avait tant à Paris, au cœur des nouvelles artères encombrées de la ville lumière, sur les trottoirs luisants d’une ondée printanière qui venait de cesser.

Un homme de bonne taille, vêtu d’une redingote impeccable, portant un chapeau claque noir, très élégant, accompagné de ses deux filles de quatorze et cinq ans, sans oublier ses animaux familiers, un fox terrier et un chat noir et blanc, venait tout juste d’acheter le journal « Le Matin » à un kiosque du boulevard Haussmann. Parcourant les titres très rapidement, il tendit le quotidien à l’adolescente, lui disant avec un humour particulier qui dénonçait le personnage hors normes:

- Tiens, Violetta, pour ton apprentissage d’une humanité nauséabonde. Le contenu de cette presse est particulièrement édifiant.

- Ah oui, oncle Daniel! Répondit la jeune fille après trois minutes de lecture.

Effectivement, tu as raison de montrer ton dégoût! Je constate quelques changements dans la trame historique mais je ne vois pas en quoi ceux-ci sont primordiaux. Après tout, c’est peut-être cela que tu appelles un temps dévié de 0,0212%

- Pas exactement ma « nièce »! En fait, nous nous trouvons présentement au tout début d’une déviation. Celle-ci n’est enclenchée que depuis deux années environ. Voyons si les cours d’histoire dispensés par l’ordinateur du Langevin t’ont été profitables. Énumère-moi les changements. Tâche de m’épater!

- Discours du Président du Conseil des Ministres, Paul Déroulède, à la Chambre… Là, c’est un peu facile… Il n’était qu’un simple député dans notre passé.

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- Pas mal, ma « fille ». Poursuis donc.

- Le Président de la République Félix Faure a inauguré l’Exposition Universelle au Champ de Mars. Pour ce faire, il a emprunté pour la première fois le… métropolitain! Ah! Là, je n’en reviens pas! Ce coureur de jupons devrait être mort. Depuis l’an passé! Entre des bras très attentionnés! Et le métro est en avance!

- De quelques mois seulement. Tu progresses…. Continue…

- Monsieur Édouard Drumont, Ministre de l’Instruction publique…

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Je rêve! Un raciste, un antisémite notoire, xénophobe et j’en passe à ce poste! … A inauguré l’école supérieure de filles à Chambéry et monsieur Maurice Barrès,

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Ministre de l’Intérieur vient de décider du transfert des restes mortuaires du général Boulanger ainsi que ceux du marquis de Morès au… Panthéon! Chapeau! Ils exagèrent là!

- Comme tu dis, ma grande. Termine donc…

- La rubrique des faits divers est, par ma foi des plus croquignoles. Je cite: « Nous apprenons que l’infâme socialiste, traître à la Patrie, Jean Jaurès, a été condamné à six

mois de prison ferme en correctionnelle pour insulte à la République. Espérons que la prochaine fois, ce sera le bagne! ». Oncle Daniel, tu veux mon avis? Ce journal devrait finir dans le caniveau!

- Fais preuve de davantage de prudence et achève…

- « Quant à l’Italien et « écrivain » Émile Zola, il continue de purger sa peine à la prison de Mazas. L’ex député radical Georges Clemenceau vit de la charité publique à Londres selon notre correspondant. Le Ministre de la Guerre, le brave et patriote général Henry, vient d’ordonner la mise en fiches de tous les nuisibles à la République, les francs-maçons, les Juifs, le protestants, les socialistes, les syndicalistes, les anarchistes… etc. Dis donc! Tu parles d’un État policier! Pas joyeux tout cela! Ils préparent le fascisme dans cette harmonique! Avec un zèle! Pas besoin de Mussolini! Ni de guerre mondiale! Ils ont une sacrée avance! Mazette!

- Violetta, tu fais preuve d’un rien d’anachronisme… ici, nous avons tout simplement au grand jour un État conservateur et réactionnaire, coloré d’antisémitisme. Tous ces éléments étaient latents, en germe dans le passé de notre monde.

- Ah! Ce n’est pas jojo, c’est immoral, ignoble et j’en oublie!

La mine boudeuse, la jeune fille replia le journal et voulut le jeter dans une poubelle.

- Non, donne-le-moi, je le garde comme souvenir. Il y a un détail que tu as oublié, Violetta. Si Déroulède se retrouve aujourd’hui Président du Conseil et si Félix Faure est toujours en vie, c’est sans doute que le premier a anticipé son coup d’État et par la même occasion a sauvé la vie du second en éloignant l’égérie du Président de la République, la trop belle Marguerite…

Mais Daniel s’interrompit, attiré par le discours enflammé d’un camelot. Il redressa la tête et l’étudia. L’homme vantait avec conviction le contenu de sa presse, « La libre parole ». Il portait, noué autour de son cou puissant, un mouchoir d’apache bleu roi. On devinait également un tatouage sur son bras dénudé. Il y était inscrit le « cœur de Jésus ». Ses cheveux gominés par de la brillantine lui donnaient un air équivoque.

- Un nouveau complot des youpins révélé! Hurlait le camelot. La République en danger! Français patriotes, réveillez-vous! Une collusion entre Jules Guesde et Pelloutier dénoncée par « La libre parole »! Le seul journal qui ne vous cache rien! Un sou seulement! Pour un sou, vous saurez tout! Lisez « La libre parole »! Le seul quotidien propre de la capitale! Vous saurez pourquoi notre ministre de l’Instruction Publique réclame l’interdiction de tous les syndicats, ces suppôts de l’athéisme infâme qui avilit notre beau pays! ».

Soudain, le crieur de journaux s’interrompit. Il s’était enfin avisé de la présence de la petite Marie à quelques mètres de lui. Il détailla alors la fillette de la tête aux pieds. Son visage se rembrunissait au fur et à mesure de cet examen. Puis, ses yeux se portèrent sur le trottoir opposé où quelques soldats en goguette chantaient faux une strophe tirée d’un poème de Déroulède, « Le sonneur de clairon ».

« Je vis les yeux fixés sur la frontière

Et, front baissé, comme un bœuf au labour,

Je vais rêvant à notre France entière,

Des murs de Metz au clocher de Strasbourg ».

Le camelot ameuta la troupe à pleins poumons.

- Holà, gais compagnons! Soldats de la Revanche! Regardez donc par ici! Notre belle ville de Paris, nos trottoirs immaculés souillés par une Annamite! Venez m’aider à laver à grande eau cette tache!

Aussitôt, la troupe avinée, faisant fi de la circulation sur le grand boulevard, répondit à cet appel, traversa la chaussée, évitant de justesse omnibus, calèches, voiturettes automobiles et crottins entassés. Les soldats débraillés ne purent cependant échapper aux éclaboussures de pisse d’un cheval qui tirait un camion de laiterie. Le noble animal était tout naturellement en train de soulager sa vessie.

Rendus furieux par cet incident, les troufions accoururent d’autant plus vite. Daniel les vit arriver en désordre, le geste grandiloquent, le poing dressé, meute sauvage, hors de tout raisonnement, qui avait soif de violence et de sang.

Quant au rabatteur, au crieur de journaux, il laissa tomber sa marchandise, rendu hardi par le renfort ameuté. Il s’apprêtait à affronter vaillamment cet inconnu accompagné par deux fillettes, ce père de famille paisible, manifestement non armé. L’étranger de grande taille pour l’époque agaçait prodigieusement notre camelot à cause de sa redingote impeccable, de couleur grise, de sa cravate assortie, ornée d’une véritable perle fine, de son huit reflets sans défaut. L’inconnu, le bourgeois, semblait vivre dans le luxe qui était refusé à notre patriote et jouir d’un revenu enviable.

La haine défigurait les traits du crieur de « La libre parole ».

- Ah! Mon gars, fit-il en apostrophant Daniel Wu, tu vas goûter de mon poing populo, de la race des bons Français! Ne te cache donc point derrière tes fillettes! Je vais croire que tu n’as que du sang de navet dans les veines! Constate donc que le sang français, le pur sang gaulois est plus rouge que le vin de Bourgogne! Il coule généreusement pour rendre à notre beau pays son honneur et sa gloire! Il fait de nous, les enfants de cette terre sacrée, des hommes courageux, valeureux, fiers et puissants!

Retroussant ses manches largement au-dessus de ses biceps proéminents, il mima un boxeur sur le ring.

Pendant ce temps, afin de laisser le champ libre au commandant, Violetta avait saisi Marie et la protégeait de son mieux. Ufo, quant à lui, apeuré, était parvenu à se faufiler sous les roues d’une charrette d’une marchande des quatre saisons. Impavide, Bing, à qui la situation échappait totalement, se grattait comme si son pelage était envahi par les puces. Il ne lui venait même pas à l’idée d’aider son maître ne fut-ce qu’en aboyant ou en montrant les crocs! Peut-être, après tout, pensait-il que l’humain était fort capable de s’en sortir seul!

De son côté, Daniel, un léger sourire désabusé flottant sur ses lèvres, observait le vendeur de journaux en train de s’échauffer. Notre daryl androïde ne songeait nullement à fuir. A quoi bon, d’ailleurs? Une douzaine de soldats et sous-officiers de la belle armée française, celle de la Revanche, en pantalon garance et veste bleue, avait déjà rejoint le trottoir et attendait de voir comment le prolétaire patriote allait se tirer de ce combat. Les quolibets fusaient, les paris aussi.

- Ouais! Quinze francs sur le Jeannot! Il a des muscles aussi durs et saillants que ceux d’un taureau!

- Moi, j’parierais plutôt sur l’aristo! Lança un caporal hilare.

- Tu veux mon gros poing sur ta figure? Lui répliqua le sergent mécontent.

A la seconde même où le crieur de journaux se mettait en position pour lancer son uppercut gauche sur le menton de son adversaire qui semblait atteint d’immobilisme, celui-ci se souvint d’une sentence de son grand-père Li Wu, une sentence dont il n’était pas avare, alors qu’il lui prodiguait sa première leçon de kung Fu.

« Mon enfant, utilise toujours la force de l’adversaire; économise la tienne et montre-toi plus vaillant que le lynx, plus endurant que le guépard, plus rusé que le serpent ».

Sans qu’il comprît comment, le « Français de souche », le Limougeaud exilé à Paris, atterrit tout en haut du platane, en équilibre sur une frêle branche qui menaçait de rompre à chaque seconde. Désorienté, effrayé, du haut de son perchoir, il hurla, poussant des cris d’orfraie ridicules.

- Qui c’est-y ce démon, de quelle bouche de l’enfer a-t-il jailli? Holà! Venez à mon secours, vous autres! Ne restez pas plantés comme deux ronds de flanc! Vengez-moi! Un pour tous, tous pour un!

Notre archétype représentant de la France profonde, dans sa rage et son humiliation, semblait oublier que l’illustre Alexandre Dumas père avait un ancêtre noir! Cet appel, jeté à l’encan, déclencha un fou rire irrépressible chez le commandant Wu.

Mais la troupe avinée s’était enfin décidée et avait opté pour le combat. Sous les yeux effrayés de Violetta qui protégeait toujours Marie, l’empêchant de voir l’affrontement inégal, préservant son innocence, Daniel commença méthodiquement l’exécution de ces pauvres fous qui avaient cru courageusement pouvoir en finir rapidement avec ce passant isolé, désarmé, ayant eu l’outrecuidance de venir à Paris accompagné d’une petite jaune, qui plus est, richement, insolemment vêtu!

Le premier à valser dans les airs, il faut lui rendre cet honneur, et à se retrouver quatre pâtés de maisons plus loin, accroché au balcon du deuxième étage, pitoyable et défait, fut le sergent. Promptement, deux soldats suivirent leur sous off. Projetés de l’autre côté du boulevard, ils finirent brutalement leur parcours sur le comptoir d’un café. Après avoir passé au travers de la porte vitrée et l’avoir ainsi fracassée, ils étaient fort mal en point avec leurs cages thoraciques enfoncées. Ils l’avaient un peu cherché, n’est-ce pas?

Les soldats qui restaient avaient perdu de leur superbe. Ils se dévisageaient d’un air penaud. Avant d’attaquer tous ensemble, ils réfléchirent deux secondes. Un véritable colosse de deux mètres de haut, baraqué comme une armoire, sentit sa mâchoire littéralement se décrocher. Son ami, surnommé « le castor », cracha une douzaine de dents lorsque sa figure s’écrasa contre le mur d’une demeure bourgeoise. Quatre autres soldats de première classe finirent sur la chaussée, gisant sans connaissance, leurs corps maculés de bouses, gémissant dans leur inconscience qui, avec une jambe brisée, une épaule démise ou avec un poignet fracturé ou un nez cassé!

Encore Daniel Lin avait-il retenu ses coups!

Au loin, un coup de sifflet strident retentit. Appelée par un sergent de ville en pèlerine noire, la milice patriotique, reconnaissable au béret de chasseur alpin coiffant ses membres, qui savourait un apéritif en cette matinée de printemps ma foi assez clémente, surgit, semblable à un orage furieux.

Sur le boulevard, la circulation hippomobile et automobile s’était arrêtée sur les ordres du « pandore » de service.

- Oncle Daniel, s’écria Violetta, les yeux embués de larmes, sous l’emprise d’une terreur qui ne demandait qu’à s’amplifier, regarde ce qui s’amène! Ils sont au moins deux cents! Nous sommes fichus!

- Ma grande, calme-toi! Passe-moi Marie.

- Oui, la voici! Que comptes-tu faire? Ils se rapprochent!

- Papa! J’ai peur! Sanglotait la petite fille.

Ne perdant pas son sang-froid, ayant connu des situations plus délicates encore, le commandant Wu saisit son enfant et la fit prestement grimper sur ses épaules.

- Et moi, fit l’adolescente avec angoisse. Tu m’abandonnes?

- Viens près de moi!

Daniel prit Violetta par la taille et la tint serrée contre lui. Et tout bascula. Violetta ne reconnut plus rien, ne percevant que de longues lignes fuyant à l’infini. Les bleus, les gris, les roses, les verts, tout se mélangeait. Tandis que ses joues brûlaient sous l’effet d’un souffle violent engendré par la vitesse, la jeune fille, respirant avec difficulté, comprit que son oncle était tout simplement passé en hyper vitesse.

« De combien a-t-il accéléré? Cent fois, deux cents fois, mille? », S’interrogea-t-elle.

Quant à la milice, elle ne saisit pas pleinement le phénomène prodigieux qui s’accomplissait et dont elle était le témoin forcé. Un instant, les hommes avaient eu devant eux un humain tout à fait ordinaire, un inconnu brillant par son élégance recherchée, à la tenue irréprochable, à peine décoiffé par l’affrontement avec douze valeureux soldats, deux fillettes apeurées, sans défenses, et puis, juste après, soudainement, inexplicablement, une tempête s’était déchaînée, un vent dévastateur s’était levé, venu de nulle part, un ouragan magique, maléfique qui, sur son passage, renversait indifféremment gens, passants, chevaux, charrettes, voitures, omnibus, chalands… C’était un torrent furieux, que rien ne pouvait arrêter. C’était de l’acier coulant, de la lave, c’était …. Indescriptible, invraisemblable, fantastique, mais… c’était!

Toute la presse, parisienne d’abord, nationale, ensuite allait avoir un sacré article à rédiger, à développer et à embellir, à exagérer sur huit colonnes à la une!

***************

Une heure après ces événements, dans une pension de famille douillette et confortable, sise rue Rambuteau, à quelques coudées des halles Baltard, Adeline Gronet, « Didie » pour les intimes, la propriétaire des lieux, femme d’une cinquantaine d’années à la chevelure grisonnante, aux hanches fortes et à la poitrine généreuse, toujours vêtue d’une vielle robe bleue surmontée d’un tablier gris, faisait les comptes des dépenses de la veille dans ce qu’elle avait pompeusement baptisé son boudoir.

- Quinze francs de poulets, neuf francs de rôtis de porc, douze francs de légumes! Mes hôtes ont décidément un appétit d’ogre! Holà Marinette, n’entends-tu pas qu’on sonne à la porte de service? Laisse donc là tes chiffons et tes plumeaux! Va ouvrir!

- Tout de suite, madame, fit la domestique obéissante.

D’un pas lourd et traînant, Marinette descendit une huitaine de marches et, après s’être essuyée les mains, ouvrit la massive porte qui donnait sur l’arrière cour.

- Oui monsieur, c’est pour quoi?

- Je viens pour la place de cuisinier, lui déclara en souriant un homme de trente-cinq ans environ, aux yeux bleu gris clairs, aux cheveux châtain roux un soupçon un peu trop longs, vêtu plus que correctement. Deux enfants le flanquaient: une adolescente de quatorze ans à peu près, à la chevelure brune bouclée cascadant librement sur ses épaules, aux yeux verts, et une petite Chinoise de cinq ans, adorable, au teint clair et à la mine éveillée.

- C’est-à-dire monsieur, balbutia la domestique gênée… Madame attendait… euh… quelqu’un d’autre. Une femme…

- Présentez-moi à madame Gronet. J’ai des références. J’ai servi chez la comtesse de Castel-Bajac et fait mes classes au Fouquet’s!

- Bien, suivez-moi, monsieur. Mais je ne pense pas que la place vous convienne, même si la maison est bonne. Nous n’appartenons pas à la haute société. Et au niveau des gages, ce n’est pas… fameux!

- Je ne suis pas là pour l’argent, mais pour exercer mon art!

- Dans ce cas… Ces enfants sont avec vous, sans doute?

- Naturellement, jeta Daniel. Il n’est pas question que je me sépare de mes filles!

Violetta et Marie entrèrent alors et firent une révérence parfaite.

L’entrevue se passa sans anicroche à l’étonnement de Marinette. Les références de Daniel éblouirent Adeline Gronet. De plus, le postulant cuisinier ne demandait que des gages relativement modestes. Embauché immédiatement, il obtint de loger dans la pension de famille. En fait, c’était ce que recherchait le commandant. Il avait fait passer Violetta pour sa fille et Marie pour une enfant adoptée.

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Le soir même, les talents de Daniel Lin furent mis à l’épreuve. Le commandant Wu s’en tira avec les honneurs, réussissant magnifiquement un repas simple et bourgeois: potage de légumes, gigot d’agneau rôti accompagné de flageolets. Le dessert consistait en une crème brûlée.

La jeune fille de la maison, prénommée Aure-Elise,

nom composé précieux du plus grand snob, avait pour habitude, après le souper, d’enchanter les hôtes payants de sa mère par des gammes et des vocalises sur un piano passablement désaccordé.

Dix-huit ans tout au plus, de grands yeux bleu clair, des cheveux blond doré longs, retenus par des rubans blancs, un cou mince et gracieux, une bouche un peu large, des mains aux doigts en forme de spatule, la taille fine à peine reconnaissable à cause du port du corset, le plus souvent vêtue d’une robe de drap passe-partout de teinte bleu lavande, telle se présentait aux yeux du monde, mademoiselle Gronet qui abhorrait son nom patronymique.

Fréquentant assidûment le conservatoire, Aure-Elise aspirait à une brillante carrière à l’Opéra Comique. Ce soir-là, elle chantait : « Dis-moi Vénus, quel plaisir trouves-tu à faire cascader la vertu », air célèbre tiré de l’opérette d’Offenbach, « La Belle Hélène ». Sa voix de soprano était supportable aux oreilles d’un authentique esthète.

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Dans un hôtel de quatrième catégorie, à Pigalle, Pamela rongeait son frein, attendant impatiemment de recouvrer toutes ses facultés. Mathieu était toujours son otage. Plongé dans un sommeil artificiel, l’enfant ne pouvait ainsi échapper à la vigilance de Winka, la capitaine Asturkruk. Lorsque Pamela faisait ses courses, de préférence tôt le matin, elle n’oubliait pas d’acheter un échantillon de la presse locale. Sans qu’elle se l’avouât ouvertement, elle espérait et redoutait à la fois d’apprendre l’arrivée de Daniel dans cet Univers dévié. Son instinct lui disait qu’elle serait informée par les médias de cette nouvelle.

Ce matin-là, enfin, son attente fut récompensée. Elle revint presque heureuse du marché, les bras encombrés par différents journaux aux unes plus tapageuses les unes que les autres. Connaissant le caractère primesautier de Daniel Wu, elle ne s’en étonna pas outre mesure.

« Il était inévitable que mon ex commandant se fît remarquer! Dans ce monde-ci, raciste, xénophobe et j’en passe, c’est normal. Comme ces humains si sûrs d’eux, si prétentieux, si persuadés de leur supposée supériorité, sont en fait pitoyables! Ils se croient tous nés avec une cuiller en or dans la bouche! Le verdurier regrette encore certainement les réflexions mal placées qu’il m’a faites jeudi dernier. Comment? Je daigne l’honorer de ma présence en m’approvisionnant chez lui, en lui achetant des pommes fraîches, des radis et des laitues, je le paie en bonne monnaie et ne voilà-t-il pas qu’il m’insulte?! Il a osé m’appeler « putain de négresse »! Puis il a hurlé « Va te faire blanchir »! Ce qui a suivi, il l’a amplement mérité. Je n’ai pas pu contrôler ma colère. Ce stupide humain s’est donc retrouvé amalgamé à même le mur en plâtre de sa boutique! J’ai appris qu’il a fallu des heures aux pompiers pour le désincarcérer. Mais il n’a pas porté plainte pour la bonne raison que, désormais, il est dans l’incapacité de parler ou d’écrire.

Il n’empêche! Je n’aurais pas dû me laisser aller ainsi. Il va me falloir changer de quartier le plus tôt possible et trouver une situation pour nourrir cet enfant qui a toujours faim! Ah! Je ne vais pas être réduite à vendre mon corps à ces mâles puants et idiots! Qu’est-ce que je sais faire qui puisse paraître naturel dans ce monde-ci? Le théâtre? Non… Personne ne voudra d’une comédienne noire! Le cirque? Tiens, voilà une idée à creuser! ».

Séduite par cette pensée, Pamela se mit aussitôt à envisager toute une carrière pour elle et Mathieu, ce qui lui permettrait de faire face non seulement aux nécessités matérielles immédiates, mais également de récupérer peu à peu ses facultés trans dimensionnelles. Elle savait maintenant que Daniel Wu était sur sa piste, qu’il la traquerait bientôt de près. Il lui fallait donc être en pleine forme pour le neutraliser. Et pourquoi ne pas anticiper et devenir chasseur à la place de l’humain tant haï?

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Il était quinze heures environ. Dans le petit salon rose à la tapisserie fanée de la pension de famille tenue par Adeline Gronet, Aure-Elise s’empressait de s’asseoir devant le clavier de son piano. C’était l’heure exquise où la jeune fille vocalisait. Avant d’échauffer sa voix, elle monta quelques gammes sur l’instrument habituellement dissonant.

- Tiens, remarqua-t-elle immédiatement. Mes gammes sonnent mieux, plus claires aujourd’hui! Ah ça! Ce piano est juste! Je perçois même les harmoniques sonores! Les octaves résonnent parfaitement. Qui est l’auteur de ce prodige?

Aure-Elise se leva avec promptitude et, dans le froufrou de ses jupons, retrouva sa mère en train de repriser des bas dans la buanderie.

- Mère, avez-vous fait venir tantôt l’accordeur de piano? Depuis le temps que je vous le demandais!

- Aure-Elise, ma chérie, me crois-tu assez à l’aise pour me permettre de céder à tes fantaisies et de dépenser vingt francs pour le moins?

- Pourtant, mère, je vous assure! Jamais le piano n’a sonné aussi agréablement, aussi harmonieusement depuis la mort de père! Si vous mettez en doute ce que j’avance, suivez-moi donc jusqu’au salon et écoutez.

- Attends… Je me rappelle. Ce matin, alors que tu étais à ton cours de chant, j’ai vu les filles de notre cuisinier Daniel près du piano. Nous allons résoudre ensemble ce mystère.

Déposant son ouvrage sur une chaise de bois blanc, Adeline entraîna sa fille jusqu’aux cuisines. Tandis que Marinette frottait les cuivres jusqu’à les faire étinceler, de son côté, Daniel préparait une julienne de légumes, coupant habilement carottes, navets, céleri, en fines lamelles ou en dés minuscules.

En bout de table, Violetta résolvait, en tirant la langue et en mordillant son porte-plume, un problème ardu de physique subquantique, reportant soigneusement ses équations sur un cahier d’écolier à la couverture bleu foncé. Elle avait les sourcils froncés et, très concentrée, remarqua à peine l’arrivée intempestive d’Adeline suivie d’Aure-Elise. Près de l’adolescente, rehaussée par des coussins, Marie jonglait avec les caractères du mandarin, écrivant une longue phrase fleurie tirée des maximes de Li Wu, son aïeul. « Lorsqu’il n’y a plus de singes dans une forêt, c’est qu’il n’y a plus d’arbres ».

Entrée en coup de vent sans s’excuser, ne faisant aucun cas des enfants, Adeline regarda droit dans les yeux le commandant Wu et, nullement intimidée par le regard de Daniel, lui demanda abruptement:

- Aure-Elise s’est rendue compte que le piano avait été accordé. Est-ce vous? Avez-vous fait venir un spécialiste?

- Euh, je me suis permis d’accomplir ce travail moi-même. Il ne dépasse pas mes compétences. Je ne supportais plus d’avoir mes oreilles agressées par des sons trop discordants, chère madame Gronet. Mettez-vous à ma place! Entendre la splendide et délicate Barcarolle des Contes d’Hoffmann du compositeur Offenbach sur quatre gammes atonales à la fois, c’était plutôt… pénible, je vous l’assure!

Pincée, Adeline voulut répliquer mais sa fille lui coupa ostensiblement la parole.

- Ainsi, c’est bien vous, monsieur Dumoulin l’auteur de ce petit miracle! Enfin un musicien dans cette maison!

- Oh, je ne suis pas un professionnel mais j’avoue reconnaître me défendre passablement au piano…

- Et dans le chant?

- Je ne puis me baptiser chanteur, restons honnête, même si je suis capable de tenir ma partie dans « Les Noces de Figaro » ou encore dans « Le grand Macabre » de Ligeti.

- Quant à moi, j’aime assez « Pelléas et Mélisande », fit Violetta se mêlant de ce qui ne la regardait pas.

- Mais c’est parfait! Dans ce cas, nous pourrions monter un duo! Je pense à celui de l’âne, de « Véronique » de Messager. Je dois justement travailler ce passage pour la semaine prochaine. Mon maître de chant y tien beaucoup. Vous me feriez répéter…

- Pourquoi pas? Je vous guiderai volontiers dans les phrasés…

- Oh oui! Reprit Violetta en soupirant. Oncle… Père vous aidera beaucoup. Vous en avez manifestement besoin! La musique occidentale, voyez-vous, n’a pour lui aucun secret, aussi ancienne qu’elle puisse être, remonte-t-elle à soixante mille ans en arrière, du temps des Néandertaliens! Et ce, grâce à Uruhu ! Mmm! J’entends encore avec extase les chants polyphoniques K’Tous célébrant la fonte des neiges, le solstice d’été, la chasse à l’ours… Je visualise parfaitement la scène. Le chef pilote en soliste qui, pour l’occasion avait revêtu ses peaux soigneusement cousues, accompagné par Denis, Heinrich, Chtuh, Irina, Kiku U Tu, Grronkt. Quel moment musical inoubliable! Je me serais crue transportée en pleine période du Paléolithique moyen!

- Il est vrai que le petit Chtuh tenait remarquablement la percussion, renchérit Marie naïvement Il tapait avec un entrain admirable sur le tam-tam avec ses os de cervidés et de plantigrades. Mais la scène a été immortalisée, non? Enregistrée?

- Tu as raison! Maintenant que tu le dis, je m’en souviens…

- Les filles, arrêtez vos galéjades, recommanda Daniel.

- Oui papa, fit Marie la première, très obéissante, suivie avec un peu de retard par Violetta.

- Je puis donc compter sur vous, avec l’accord de Maman, bien sûr?

- Si cela ne doit pas nuire à votre travail pour lequel je vous paie, monsieur Dumoulin, je cède à la requête de ma fille, mais je resterai dans le salon afin de vous surveiller. Aure-Elise a encore besoin d’un chaperon.

- Maman, tu ne connais rien à la musique!

- Je resterai assise et tricoterai…

Aure-Elise soupira tandis que Daniel Lin acquiesçait retenant un sourire ironique. Le daryl captait en effet les pensées désordonnées de madame Gronet.

« Par saint André et saint Michel! Ce type a vécu au milieu des sauvages avec ses fillettes! Et ils n’ont pas été mangés? Quel courage ou plutôt quelle superbe inconscience! Combien de temps cette petite famille est-elle restée chez les « nègres »? Mais, ah ça! Il ne neige pas en Afrique! Et il n’y a pas d’ours! La plus jeune n’est peut-être pas annamite après tout! Alors, elle doit être d’origine chinois ou siamoise… »

- Madame Gronet, Marie a la nationalité chinoise, la renseigna aimablement Daniel Lin.

Adeline pinça les lèvres, son visage marquant à la fois la contrariété et l’étonnement. La veuve, surprise de constater que son cuisinier répondait à ses pensées intimes, poursuivit ses interrogations. Puis, ne voulant pas afficher sa gêne, elle allait reprendre la parole lorsqu’un miaulement pitoyable la fit sursauter. Cet appel fut immédiatement suivi par un grattement impatient contre la porte de service.

Aure-Elise, malgré un regard courroucé de sa mère, s’empressa d’ouvrir l’huis. Alors, un énorme chat noir et blanc au poil mi-long lui passa comme une flèche entre les jupes pour sauter dans les bras de Daniel, son maître. Mais son poil avait perdu son lustre d’antan et il ne sentait plus la violette ou la mandarine. Derrière le félin, un fox-terrier entra plus posément, venant se coucher aux pieds de Violetta.

- Bing! Mon chien! S’écria l’adolescente toute joyeuse. Je n’ai jamais douté de tes talents à me rejoindre.

- Ouah! Jappa le chien en guise de réponse.

Dans les bras de son maître, Ufo ronronnait d’aise.

- Violetta, c’est Ufo qui a conduit Bing jusqu’ici. Tu connais l’intelligence de mon chat, non? Souviens-toi… Il a pu me retrouver après un trajet de plus de cinq mille kilomètres sur Naor, il y a deux ans…

- Violetta, reprit Aure-Elise, quel nom bizarre tu as donné à ton chien. Bing… est-ce parce qu’il casse tout?

- Oh non, mademoiselle Aure-Elise, absolument pas! S’écria Marie avec innocence. Le fox s’appelle ainsi tout simplement en mémoire d’un comédien chanteur tout à fait nul et agaçant, qui susurre tout le temps « White Christmas » en roulant des yeux blancs sous le prétexte ridicule qu’il se pâme d’amour pour une obscure starlette, et ce, dans un film rasoir au possible!

- Je m’insurge contre ce jugement à l’emporte-pièce! Rétorqua Violetta vexée. Tu ne comprends rien à l’amour à cause de ton jeune âge. Bing Crosby m’a fait cadeau de ce chien lorsqu’il a saisi qu’il n’obtiendrait rien de moi ou pas plus qu’un sourire!

- Ah! Je vois… Il est vrai que tu en pinces pour Antor. Moi, c’est Fred Astaire que je préfère dans ce film. Dommage qu’il soit en noir et blanc et pas en couleurs et en relief.

- Monsieur Dumoulin, manifestement, vos filles nous font marcher, dit Adeline mi figue mi raisin. Elles ont l’humour facile, je constate. Ainsi, vous les emmenez aux séances du cinématographe! Est-ce approprié?

- Le moins souvent possible, madame Gronet je vous le certifie! Et je n’ai nul besoin pour élever mes enfants!

Comprenant que Daniel était fâché, Aure-Elise détourna habilement la conversation. S’approchant du félin, elle voulut le caresser.

- Quel chat splendide! Remarquable! Il a des yeux bleu saphir, c’est plutôt rare. Il est si affectueux!

- Mademoiselle, dit Daniel Lin, je vous conseille de ne pas le toucher. Ufo se montre très exclusif dans ses amitiés. Mon frère Georges lui-même hésitait à lui faire des câlins.

- Tant pis, je m’abstiendrai donc. A quelle race appartient-il? Je n’ai jamais vu de chat semblable. Et son nom? D’où vient-il?

- Il s’agit d’un chat des forêts norvégiennes. La race en était quasiment éteinte lorsque j’ai réussi à en reconstituer l’ADN à partir d’un fossile. Quant à son nom, assez étrange, il fait référence à un phénomène spatial non identifié. J’avoue que mon humour est parfois douteux…

- Ah! Effectivement, se contenta de murmurer Aure-Elise qui n’avait pas tout saisi des propos abscons de celui qui se prétendait n’être qu’un cuisinier tout à fait ordinaire. Intuitivement, la jeune fille savait qu’il n’en était rien. Daniel Dumoulin avait des attitudes de grand seigneur qui ne trompaient que ceux qui voulaient être dupes.

Souriant aimablement, elle conclut néanmoins.

- Monsieur Dumoulin, il me vient une idée!

Malgré les regards hostiles d’Adeline, la jeune fille acheva.

- Le mercredi est bien votre jour de congé?

- Oui, mademoiselle.

- C’est le mien également! Vous me paraissez assez informé en sciences naturelles. Cela vous dirait de m’amener au jardin des plantes puis au musée? Nous pourrions aussi visiter la ménagerie, pourquoi pas? Cela me ferait plaisir. Naturellement, mère nous servirait de chaperon et vos filles nous tiendraient également compagnie.

Adeline Gronet réfléchit quelques secondes.

- Monsieur Dumoulin, vous ne pouvez refuser pareille proposition! Tous ensemble nous passerions une journée charmante.

- Madame, mademoiselle, vous nous invitez ma petite famille et moi-même de si bonne grâce! S’inclina Daniel très « Grand Siècle ».

En son for intérieur, il n’en pensait pas moins.

- J’ai gaffé tout à l’heure, et les filles n’ont pas été en reste non plus. Je puis bien céder pour me faire pardonner. Il faut que je fasse bien plus attention. Ah! Sacrée petite bourgeoise d’Adeline! Elle veut me tirer les verres du nez mais aussi caser sa fille! Elle me voit comme un prétendant possible malgré mes bizarreries! Quant à Aure-Elise, elle ne dirait pas non! Tant pis si je suis déjà père de famille et que je parais avoir près de vingt ans de plus qu’elle! Les gens de cette époque sont plus qu’étranges, ma foi! ».

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