samedi 2 juin 2012

Le nouvel envol de l'aigle 2e partie : de l'origine des Napoléonides chapitre 12 1ere partie


Chapitre 12

Pour le succès de son intrigue, Galeazzo di Fabbrini avait emprunté la pelure d’un notaire à la retraite qui jouissait d’une rente confortable.
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 Sous un aspect bonhomme qui suscitait la confiance de ses interlocuteurs, une houppelande gris anthracite et des lunettes aux verres fumés dissimulant l’éclat particulier de ses yeux, il se rendit au bureau de placement de l’arrondissement où il vivait afin de recruter des domestiques exotiques et dociles. Il fit croire au préposé de service qu’il agissait au nom d’un très haut personnage de l’Etat, le duc d’O*… Pris soudain d’un zèle exemplaire, l’employé lui mit alors sous les yeux quelques fiches signalétiques et le comte transalpin les examina avec la plus grande attention.
Après quelques minutes, il rendit un verdict d’une voix onctueuse.
- Ce Chinois de Canton m’intéresse. Il semble posséder l’art culinaire de sa nation.
- Très bon choix, monsieur Sampol.
- Quant à l’Indien de Madras, il ferait un valet de tout premier ordre, peut-être même un valet de chambre pour Sa Seigneurie.
- Je dois vous signaler qu’il ne s’exprime qu’en anglais.
- Qu’importe! Et cet arrivage spécial?
Galeazzo désignait ainsi une Mélanésienne à la peau très sombre et à l’abondante pilosité, un jeune homme doté d’une souplesse inouïe qui avait fui les spectacles à cinq sous du boulevard du Temple et qui, désormais, souhaitait se caser dignement, et, enfin, un Sarde qui aurait pour fonction de conduire divers attelages. De plus, l’insulaire maniait le couteau à la perfection.
- Me garantissez-vous leur honnêteté?
- Bien évidemment, monsieur Sampol.
- Dans ce cas, vous me les enverrez tous à cette adresse derrière l’église Saint-Merri.
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 Notre haut personnage rencontrera ses nouveaux serviteurs demain soir à dix heures. Dites-leur bien qu’ils auront des gages doublés. Voici un petit intéressement pour vous remercier.
Négligemment di Fabbrini sortit deux billets de mille francs de son portefeuille. Le préposé se hâta de ranger cette manne. Son silence était ainsi assuré.
Satisfait, Galeazzo quitta le bureau de placement en sifflotant un air de Rossini et, d’un pas élastique qui pouvait pourtant trahir qu’il n’était pas aussi chenu que son déguisement le laissait supposer, gagna le café où il avait rendez-vous avec Irina Maïakovska.
- Ma foi, tout cela prend une belle tournure. Parole de gentilhomme. Comment ma proie pourrait-elle désormais échapper à ma toile? Il lui faudrait posséder et dompter le don d’ubiquité. Ah! Homunculus! Fils de mon génie! Tu n’as pu donner toute la mesure de tes talents. Rêve inabouti de ma grandeur… mais aujourd’hui, je contrôle et manipule le temps. Et c’est là fort grisant.

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De leur côté, le vice amiral Fermat et le commandant Wu progressaient également. Arrivés depuis peu en 1825, ils avaient pris contact de la manière que l’on sait avec l’imprudent jeune comte de Kermor. Présenté à Daniel Lin Wu et à Frédéric Tellier, subjugué, Alban avait momentanément accepté de ronger son frein. Il était tombé sous le charme du danseur de cordes et les manières de grand seigneur du commandant Wu    
Lui en imposaient. Lorsque cela était nécessaire, Daniel lin n’oubliait pas que le fondateur de sa famille était un proche de l’Empereur mythique Qin Shuang Di. Le daryl androïde irradiait à la fois une autorité toute naturelle et une déconcertante familiarité. Le tout saupoudré de compassion, d’empathie et du désir de mettre à l’aise n’importe quel interlocuteur.
Alban n’avait rien dissimulé à ses sauveteurs. Le Breton avait même été plutôt satisfait de voir ces derniers plus ou moins hostiles à l’Empire du Napoléonide. Dans sa naïveté, il crut pouvoir les enrôler dans le grand œuvre, le rétablissement de la dynastie légitime sur le trône de France.
Lorsque le jeune homme osa formuler sa demande, Fermat sourit d’un air entendu et répliqua:
- Nous avons mieux à faire.
Il faillit rajouter, condescendant, « mon enfant », mais s’en abstint juste à temps.
- Dans ce cas, pourquoi m’avoir sauvé la vie? Pourquoi êtes-vous venus ici? Mitrailla de questions le Breton.
- Nous vous avons tiré du mauvais pas dans lequel vous vous étiez mis non par altruisme mais bien parce que nous avons besoin de vous, proféra alors Daniel Lin avec aplomb.
- Vous? Vous tous ici présents, ces dames et ces messieurs? Reprit Kermor en désignant Brelan, Aure-Elise, Viviane, Violetta et les comédiens.
- En effet, dit le daryl androïde. Nous traquons des assassins en puissance. Nous voulons prévenir un crime…
- Quel crime? Quelle est la personne visée?
Fermat fixa le Breton dans les yeux et articula lentement, détachant chaque syllabe:
- Des comploteurs veulent d’abord s’en prendre à Napoléon Premier, puis, ce dernier abattu, ils s’évertueront à mettre le plus grand désordre dans cette chronoligne.
- Monsieur Fermat, vous m’avez trompé! gronda Alban hors de lui, les sourcils froncés et le visage empourpré. Loin de moi l’idée de passer pour un ingrat mais n’attendez rien de plus de moi que ce que vous avez déjà reçu, mes remerciements.
- Comte, reprit le vice amiral froidement, nous allons vous envoyer en Angleterre auprès de Berry. Après tout, ce sont bien là les ordres que vous avez pris du comte d’Artois. Mais vous devrez délivrer à votre dauphin un certain message.
- Grand Dieu, non!
- Oh, nous n’avons nullement l’intention d’attirer Berry dans un piège, jeta avec désinvolture Daniel Lin.
- C’est même l’inverse, compléta Pierre Fresnay en écrasant sa cigarette dans un cendrier improvisé.
- Je réclame des preuves! Lança Alban têtu. Vous disposez de moyens qui peuvent s’apparenter à de la magie et grâce à eux, vous pouvez sans mal permettre à l’usurpateur de s’enraciner sur la terre des lys.
- Cela n’est pas notre but. Quant aux preuves réclamées, les voici, fit le commandant Wu avec un calme olympien.
Avec un geste gracieux et sûr à la fois, le daryl androïde brancha alors le chrono vision. Sidéré, obligé de se pincer pour s’assurer qu’il était bien éveillé, Alban de Kermor assista à un véritable tour de prestidigitation, à un exploit que le plus habile des illusionnistes ne pouvait accomplir sans recourir à une technologie hors normes.
Une fois entrées les coordonnées, l’écran sphérique dévoila en trois dimensions des scènes tout à fait invraisemblables. Toutes sonorisées!
Première séquence:
Un des hôtes de Fermat, celui qui s’exprimait avec un accent austro-américain, prenait le petit déjeuner avec le Corse.
Mais il y avait encore plus audacieux.
Deuxième extrait:
Aure-Elise Gronet d’Elcourt, à peine grimée, introduite subrepticement dans la chambre même de l’Empereur, partageait la couche du monstre sans dégoût et, un peu plus tard, rapportait triomphalement au personnage prénommé Daniel Lin certains sceaux, certaines lettres et certains secrets. 
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Ensuite, tous pouvaient voir le cortège impérial échapper de justesse à un attentat grâce à une étrange machinerie actionnée par un des hommes présents sur le vaisseau. Quelques secondes plus tard, le poseur de bombe sautait opportunément avec son engin.
Enfin, l’ultime séquence s’achevait par une folle course poursuite à cheval. Le cavalier traqué était remarquable par ses yeux couleur de nuit, son visage aplati plein de morgue et un rien de familier pour notre jeune comte.
- Je connais cet homme, balbutia Kermor avec émotion. Mais c’est impossible. Je dois me tromper. Il est mort l’an passé en son château de Bretagne. Je devrais plutôt dire mon château.
- Vous faites allusion à Giacomo di Fabbrini, renseigna Tellier.
- Exactement.
- Nous savons votre passé et comprenons vos tourments, compléta Louise les yeux rêveurs.
- L’homme qui est poursuivi par monsieur Tellier, le capitaine Craddock, mademoiselle Violetta et monsieur…
- Gaston de la Renardière, qui ne nous a pas encore rejoints, souffla Daniel Lin.
- Qui est-il donc? Tant de ressemblance! Frémit Alban.
- Le pourchassé répond au nom de Galeazzo di Fabbrini. Il n’est autre que le fils unique de Giacomo.
- Galeazzo? Mais, présentement, il n’a que dix ans.
- Oui, dans un 1825 normal, non manipulé.
- Or, votre théâtre d’ombres révèle un individu pour le moins quinquagénaire.
- Comte, il n’y a pas que nous pour avoir remonté le temps, asséna Fermat.
- Avez-vous lu la dernière date affichée par le chrono vision interrogea alors Daniel Lin.
- J’avoue que non.
- Eh bien, c’était 1783. Cela signifie que nous réglerons le sort de Galeazzo le maléfique dans votre passé tout simplement, conclut logiquement le daryl androïde.
- Que signifie ce langage? Vous n’êtes pas des partisans acharnés de ce Buonaparte, bien que vos actes pourraient faire supposer l’inverse. Alors, quel but poursuivez-vous précisément?      
- Un but en deux étapes qui nous oblige donc à emprunter certains détours, expliqua le vice amiral posément. Dans un premier lieu, maintenir l’équilibre de ce temps monde; ensuite et surtout, rogner définitivement les griffes du sieur Galeazzo di Fabbrini et de son compère, l’invisible Johann Van der Zelden.
- C’est cela, approuva Tellier.
- Cette partie sera assurément la plus ardue. Mais le courage et l’imagination ne nous font pas défaut.
- Bigre! Vous parlez de ce Van der Zelden comme s’il s’agissait d’un démon, de Satan en personne! S’exclama Alban.
- Il se rapproche assez du Diable, effectivement, comte, reprit le vice amiral. Mais il n’est qu’un génie malfaisant qui sera réduit à rien bientôt ayant eu le tort de se mêler à l’histoire humaine.
- Amiral, vous ne souhaitez point du tout que Charles X devienne roi de France?
- Un roi putatif suffit amplement à ce personnage aux épaules trop étroites, siffla André.
- Cependant, ailleurs, dit Tellier, il règne.
- Oui, dans un ailleurs aux multiples couches et embranchements, compléta Daniel Lin.
- Toutes ces années à combattre pour le Bourbon! En vain! Soupira le Breton.
- Ne croyez pas, ne pensez pas cela, fit le daryl androïde avec compassion. Votre rôle, Alban de Kermor, est de préserver les espoirs de la dynastie. Cela peut vous paraître dérisoire, je le sais bien mais… apprenez que dans une autre histoire de France Berry est mort assassiné. En 1820...
- Ah! Piètre consolation. Qui règne dans le futur d’où vous venez? S’enquit Alban malgré tout intéressé.
Tellier eut envie de lui répondre. Mais il choisit de baisser la tête. Michel Simon releva la sienne et goguenard, jeta:
- Jeune homme qu’importe! Moi, je viens des années 1930. Et Fermat de 2517. Quant à l’Artiste et à sa bande, ils sont originaires de l’an 1868. Nous ne vivons pas sous le même régime politique. Cela ne nous empêche pas toutefois d’œuvrer en commun pour la seule chose qui compte véritablement.
- Laquelle?
- La survie de l’humanité! Excusez du peu. C’est une tâche prenante, écrasante même, qui exige de la part de nous tous d’énormes sacrifices, qui nous oblige à oublier nos querelles personnelles, nos différends ridicules. Faites comme nous! Prenez de la hauteur et vous vous en porterez bien.
- Michel Simon a raison. Il parle d’or, acquiesça Daniel Lin. Galeazzo, acoquiné aujourd’hui à Van der Zelden, peut, si nous lui laissons la bride sur le cou, ôter tout avenir à l’humanité. Foin de la périphrase! Soyons brutal et réaliste! Parlons vrai. Le comte  meurt d’envie d’effacer le genre humain de la surface de la terre!
- Pourquoi?
- Pour se venger, monsieur de Kermor, par haine de ses semblables. Désormais allié à l’Entropie, son rêve deviendra réalité si nous échouons…
- Il n’en est pas question! Bougonna Craddock. Mon enfant, contentez-vous de jouer modestement votre partie dans cette pièce en cinq actes et surtout ne venez pas entraver nos efforts. Ah! Sachez qu’ici personne n’a participé au prologue ainsi qu’au premier acte.
- Assez perdu de temps, ordonna Daniel Lin. Viviane?
- Ah! Enfin, on se rappelle que j’existe, minauda l’intéressée. J’ai horreur de faire de la figuration.
- Vous allez endosser l’identité de Valentine Von Hardenberg, l’épouse fidèle de Hans Gustav.
- Hans Gustav, Pierre Fresnay? Reprit avec espoir la brune actrice en regardant son compère avec une tendresse soudaine.
- Je m’exprime parfaitement en allemand, lança l’Alsacien.
- Certes, mais vous ne faites pas assez prussien, mon cher. Erich?
- Ach! J’accepte volontiers. J’ai une revanche à prendre depuis Vienne. Et j’adore me moquer de tous ces galonnés.
- Ne descendez-vous point d’un noble baron autrichien? S’étonna Michel Simon.
- Justement; pas prussien.
- Votre accent? S’inquiéta le commandant Wu.
- Mon accent américain s’efface lorsque je retrouve l’idiome de mes jeunes années.
- Dans ce cas, comme je l’avais envisagé, vous serez le nouvel attaché du maréchal Ney. Ces lettres d’accréditation, des faux habilement rédigés par Frédéric, convaincraient le plus méfiant des empereurs.
- Qu’est-il arrivé au véritable Hardenberg? Interrogea Viviane Romance.
- Paracelse et Germain s’en sont occupé hier; présentement, il moisit dans une péniche qui vogue sur l’Oise, renseigna le danseur de cordes.
- Itou pour son épouse gardée en alternance par Doigts de fée et quelques maritornes, compléta Brelan.
- Aure-Elise, murmura Daniel Lin comme hésitant, le plus délicat te revient.
- J’en suis consciente.
- Un léger maquillage suffira pour te faire passer pour Betsy Balcombe. Tu as le choix, mais ce serait… 
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- Je suis libre. Compte sur moi, Daniel Lin.
- J’aurais pu endosser ce travestissement, marmonna Louise. J’ai plus l’habitude qu’Aure-Elise de rejoindre l’alcôve des puissants…
- Madame de Frontignac, excusez-moi de me montrer si direct, de faire ainsi preuve de goujaterie… dois-je vous rappeler que vous n’avez ni la silhouette ni l’âge pour réussir à tromper un Napoléon certes vieillissant mais nullement gâteux?
- Daniel Lin, veuillez rester un galant homme, je vous en prie… articula Brelan amèrement.
- Ah. Vous avez saisi. Pardonnez-moi. Je vous promets de ne plus vous manquer, Louise. J’en fait le Serment!
Sans le vouloir, le Surgeon avait usé d’un ton inhabituel qui dénonçait sa véritable nature. Personne ne remarqua cet éclat sauf Gana-El.
- Daniel Lin, ne t’inquiète pas pour moi, proféra Aure-Elise de sa voix douce mais déterminée. Pour toi, pour tous les rescapés de l’Agartha, je me jetterais avec joie dans les flammes de l’enfer. Un vieil homme à demi impuissant, même s’il a le pouvoir de vie et de mort sur des millions d’individus ne me fait pas peur.
Bien plus ému qu’il ne voulait le laisser paraître, le commandant Wu saisit la main de son amie et la serra affectueusement. Violetta si bavarde habituellement, qui, ici, s’était contentée d’écouter, conserva un silence méritoire.
Quant à Alban, admiratif, il n’en revenait pas.
- Qui est réellement cet homme? Pensait-il. Tous vont dans l’antre de l’ogre le sourire aux lèvres, la joie dans le cœur comme s’il s’agissait d’une simple partie de plaisir. Jusqu’à cette dame, une comtesse ce me semble qui offre sa vertu et s’apprête, pour la première fois de sa vie, à jouer les gourgandines sans hésitation ni effroi. Une telle abnégation, une telle fidélité, un tel courage méritent le salut et les honneurs. Chapeau bas Aure-Elise Gronet d’Elcourt, comtesse de Montfermeil.
Or, Daniel Lin avait capté les pensées tumultueuses du Breton. Il lui répondit mentalement.
- Alban de Kermor, vous vous trompez. Ils ne font pas cela pour moi. Ils accomplissent ce sacrifice pour les citoyens de l’Agartha, oui, mais aussi pour le devenir de l’humanité tout entière.
- Non, Daniel Lin, vous faites erreur; pour vous d’abord.
- Admettons… mais cela me gêne…

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L’introduction des tempsnautes auprès de Napoléon Premier se passa sans anicroche. Il fallait protéger l’Empereur des manigances de Galeazzo et pour cela connaître les faits et gestes du souverain, avoir des oreilles et des yeux jusque dans les appartements du souverain.
Les hommes de Fermat en place, il ne restait plus au vice amiral qu’à attendre. Le plus dur pour Gana-El qui n’avait jamais brillé pour sa patience.
Le commandant Wu acceptait de se retrouver en retrait. Avec raison, il se méfiait des élans de son cœur, de son amour non encore éteint pour Irina, son épouse ailleurs, la mère de ses enfants si sages, si improbables, Mathieu, Marie et Tatiana la petite dernière. Irina sa raison de vivre, son port, son havre de paix…
Or, le chrono vision, machine insensible à tout sentiment, reposant sur la logique d’un faisceau de probabilités, avait révélé à Daniel Lin qu’il rencontrerait la version dénaturée de la Russe. «  Le plus tard possible » avait alors songé le daryl androïde qui savait pertinemment qu’il n’était pas encore prêt pour l’ultime affrontement avec le capitaine Maïakovska.   
Dans le château de Fontainebleau où, l’Empereur, malade, prenait un peu de repos, Talleyrand demandait audience à Sa Majesté. Le boiteux détenait des informations et il voulait griller la politesse à ses ennemis intimes, Fouché et Savary. En tant que super premier ministre, le prince de Bénévent avait ses entrées assurées à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit auprès de Napoléon. 
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Ce fut pourquoi Roustan s’empressa d’introduire Charles Maurice dans les appartements privés du souverain impérial. Talleyrand salua avec une certaine légèreté l’Empereur. Napoléon qui pratiquait depuis longtemps son ministre ne s’en formalisa pas. Il se redressa dans sa couche et lui dit d’un ton las:
- Alors, prince, oiseau de mauvais augure, quelle nouvelle urgente m’apportez-vous donc que vous venez ainsi troubler mon repos?
- Sire, Artois est à Paris et…
- Et complote contre moi comme à l’accoutumée. La belle affaire! C’est dans sa nature. Mais vous n’avez pas la primeur de cette information.
- Fouché m’a donc devancé.
- Savary également.
- Mais j’en sais plus qu’eux. Attendez la suite. L’envoyé du Bourbon, un jeune homme dans la fleur de l’âge, avait été repéré par les hommes de la sûreté. En effet, il était suivi discrètement depuis son arrivée sur notre sol. Alors qu’il sortait d’un vieil immeuble près de l’église Saint Meri, il s’est heurté à une patrouille régulière.
- Et? Ah! Prince, vous me faites tirer la langue d’impatience.
- Cela a failli mal tourner. L’aristocrate a dû sortir ses armes et se battre. Puis, il s’est enfui. Alors qu’il courait, poursuivi par le reste de la patrouille, les hommes de la sûreté se montraient discrets et ne se mêlaient pas à la troupe, Alban de Kermor, tel est son nom, se cogna brutalement à un individu de grande taille surgi littéralement de nulle part. Je puis vous assurer que cet homme est inconnu de notre police, Sire.
- Alban de Kermor… réfléchit Napoléon. Ce nom me dit quelque chose. Il y a longtemps. Ne serait-ce pas ce Breton qui a fait alliance avec Cadoudal et Charrette au début de mon règne? À eux trois, ils parvinrent à soulever la Vendée et j’ai dû me résoudre à y envoyer mes meilleures troupes.
- C’est là le père, Votre Majesté.
- Oui… qu’est-il advenu du fils, Talleyrand?
- J’y arrive. Tandis que Kermor s’interrogeait sur l’origine de l’inconnu, une étrange lueur verte enveloppa les deux hommes et… hop! Ils disparurent soudain, évaporés, comme passés à travers un miroir.
- Quelles mesures avez-vous prises?
- Mais, Votre Majesté, j’attends vos ordres. Cependant, je puis vous suggérer quelque action…
- Une action? Prince, votre prudence est pourtant légendaire! L’âge vous donnerait-il du courage, voire de la témérité? Fit l’Empereur sarcastique.
Charles Maurice ne releva pas l’insulte. Il pratiquait Napoléon depuis des lustres. Seul un léger pincement de ses lèvres dénonçait qu’il était vexé.
Néanmoins, il reprit:
- Le comte d’Artois peut devenir dangereux. Son entourage s’agite. Vous connaissez comme moi celui qui vous a ouvert la voie au trône impérial, Votre Majesté.
- Galeazzo di Fabbrini.
- Un homme des plus mystérieux que l’on ne croise plus guère dans vos palais.
- Il est vrai que le comte me néglige depuis quelques temps déjà.
- Donc, Sire, cette absence m’a interpellé. Et cet événement également. Et si l’Ultramontain avait changé d’allégeance? Cette lumière verte correspond assez à l’un de ses tours de magie dont il était autrefois si friand. Prenons Artois de vitesse. Fouché vous assure qu’il complote et Alban de Kermor à Paris vous démontre que le Bourbon envisage quelque chose pour bientôt.
- Sans doute grâce à l’argent du roi anglais, George IV. 
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- Sire, vous saisissez toute ma pensée. Enlevons Artois sans coup férir, jugeons-le pour haute trahison, atteinte à la sécurité de l’Etat et…
- Condamnons-le à mort. Fouché vous inspire dirait-on.
- Votre Majesté, le duc d’Otrante devient pusillanime. Grand-père gâteux, il ne désire qu’une seule chose, prendre sa retraite.
- Prince, j’hésite… un crime supplémentaire…
- Sire, pardonnez ma franchise… mais, désormais, Artois peut rejoindre ses frères aînés que vous avez aidés à mourir.
- Ah! Taisez-vous donc Talleyrand! Ce n’est pas vous qui êtes assailli presque chaque nuit par des visions surgies du passé. Prince, je vieillis. Je n’ai point honte à le reconnaître. Et je veux croire maintenant de toutes mes forces en l’existence d’un paradis. Mon fils ne doit point hériter de mes fautes. Voyez-vous, j’ai été Philippe, il sera Alexandre.
Jouant la plus grande émotion, Charles Maurice osa alors le suprême aveu.
- Sire, tantôt, j’ai menti. Artois est déjà entre les mains de ma police privée. Je l’ai fait conduire à Vincennes.
- Tout comme le duc d’Enghien autrefois qui refusa l’abdication de son cousin et dont, sur le conseil de votre rival, j’ordonnais l’exécution. L’histoire balbutie et semble se répéter.
- Non Sire! Tranchez. Montrez votre force. Di Fabbrini saisira le sens du message.
- Écrit avec du sang. Roustan! Appela l’Empereur qui s’était décidé. Du papier, une plume et mon cachet! Vite!
- Voici, Sire, répondit le fidèle serviteur qui se tenait debout à proximité du lit de Napoléon.
Parvenu à ses fins, le boiteux se retira avec le précieux ordre signé de l’Empereur. Les minutes de Charles d’Artois étaient plus que comptées.

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Ce matin même, très tôt, le prince avait été arrêté discrètement par Savary en personne qui, pour une fois, avait accepté de servir de factotum au boiteux. Le ministre avait pris la précaution de dissimuler ses traits sous un masque noir et le maréchal Lefebvre  avait imité son supérieur. 
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Surpris dans son sommeil, le vieux Bourbon n’avait opposé aucune résistance aux forces de l’ordre de son ennemi. Bâillonné, ligoté, les yeux bandés, Artois avait été traîné sans ménagement jusqu’à l’intérieur d’une voiture anonyme puis le cabgaz avait emprunté la route du fort de Vincennes.
Le trajet avait duré une heure à peine car, si tôt dans la matinée, les rues de Paris étaient pratiquement désertes. Il y avait bien quelques vraquiers et charrettes, mais ces véhicules ne suffisaient pas à ralentir la circulation.
Une fois parvenu à destination, le prince, débarrassé de ses entraves, avait été interrogé par le ministre lui-même mais aussi par un individu anonyme qui n’avait point ôté son masque et qui était resté obstinément assis dans un fauteuil confortable, ses jambes cachées sous un plaid. La voix onctueuse et doucereuse de l’inconnu rappelait néanmoins un vague souvenir à Artois. Il l’avait déjà entendue, il y avait quelques décennies.
Courageusement, le vieil homme tenait tête à ses tourmenteurs, refusant de répondre le plus souvent.
Pourtant, tandis que l’interrogatoire se poursuivait, Charles avait compris que son sort était déjà réglé. Des gouttes de sueur perlaient sur son front pâle dépourvu de rides. Intérieurement, il rageait et ne savait comment exprimer sa haine. À tort, il pensait que le jeune comte de Kermor l’avait dénoncé et trahi ainsi la cause légitimiste.
- Je nie toute participation à la tentative d’enlèvement de Caroline Murat. J’ignorais aussi que des empoisonneurs s’étaient introduits auprès de l’héritier du connétable Buonaparte dans le but d’occire ce jeune homme.
- Et vous croyez que nous allons gober ces mensonges! Rugit Savary sortant brusquement de ses gongs. Il s’en est fallu d’un cheveu que le roi de Rome trépassât! Les empoisonneurs ont été arrêtés à la frontière russe et ont avoué leur méfait. En les fouillant, la police a trouvé une missive portant votre cachet ainsi que de l’argent anglais.
- Vous me contez là une fable, monsieur. J’abhorre la violence, tout le monde sait cela et estime que vous m’insultez gravement en me croyant coupable de telle horreurs.
- Ah oui? Vieil emplumé décati, tu as la mémoire courte. Qui a fait tuer Blacas
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 et Decazes, les favoris du gros podagre? Un esprit frappeur? Ces meurtres nous ont arrangés ceci dit… toutes ces morts opportunes qui ont endeuillé ton frère, l’ont plongé dans la plus grande solitude. Nous savons que tu as tout fait pour précipiter la fin de ton aîné.
- Mais ce n’est pas moi qui lui ai porté le coup fatal! Répliqua avec justesse Charles.
Hors de lui, le ministre s’avança alors prêt à gifler le souverain putatif de la France.
- Tss! Tss! Fit l’inconnu désapprobateur.
Comme s’il avait été piqué par un serpent venimeux, Savary s’arrêta net.
- Sa Majesté, reprit la voix onctueuse, désapprouverait tout manquement à la dignité de notre prisonnier.
- Prince…
- Taisez-vous, Savary. Cessons-là cet interrogatoire inutile. L’Empereur a marqué sa volonté d’en finir rapidement. Faites donc aligner les hommes en bas.
- Oui, Excellence, siffla le ministre entre ses dents.
Savary sortit de la salle d’interrogatoire en claquant les talons des ses bottes de cavalier. Artois, toujours sous la garde de deux sous-officiers, dévisagea l’homme assis.
- Je vous connais, proféra-t-il enfin. C’était à Versailles, à la fin de l’autre siècle. Vous veniez d’obtenir de mon frère l’archevêché de Reims. Alors, vous plastronniez dans votre robe violette de prélat de Cour. Le cardinalat se profilait à l’horizon.
- En fait, Monseigneur, vous jouissez d’une excellente mémoire.
- On me l’a déjà dit. Un an plus tard, vous jetiez aux orties la pourpre, le chapeau de cardinal et l’anneau pastoral avec… pouah! La bénédiction du connétable qui, déjà, gouvernait le royaume en sous-main.
- J’ai toujours su reconnaître d’où le vent soufflait, Prince.
- Dès les années 1780, je ne vous aimais point et ne vous appréciais pas davantage, monsieur de Talleyrand! Pour moi, vous étiez un peu trop libertin.
- Cela ne manque pas de sel dans votre bouche. Disons que nous nous disputions les mêmes sujettes, les mêmes danseuses. Ah! La belle et tendre Émilie! Je quittai sa couche toute chaude et délicatement parfumée et voilà qu’aussitôt, vous me succédiez dans ses draps et dans ses bras! Ou inversement… combien de fois nous sommes-nous croisés dans l’antichambre de la peu farouche danseuse? Charles, c’était le bon temps de la jeunesse, celui de la douceur de vivre…
- Et malgré ces souvenirs partagés, vous m’allez faire exécuter!
- La politique ignore la nostalgie et la raison d’Etat est une marâtre. Je dois également préserver mes intérêts personnels, Monseigneur. Vous comprenez… j’ai une carrière à mener. Le poste que j’occupe est fort envié et je me dois de protéger mes arrières.
- Qui m’a dénoncé?
- Vous vous en inquiétez enfin?
- Ce jeune coq de Kermor? Lui seul savait ma cachette.
- Prince, permettez-moi de rire. Toutes les polices de Napoléon connaissaient votre adresse à Paris. Depuis 1820, vous étiez placé sous surveillance permanente.
- Depuis donc les morts de Blacas et Decazes.
- Exactement, Monseigneur. Ah! Ce fidèle Savary revient sonner l’hallali. Charles, si vous avez quelques péchés oubliés à confesser, un prêtre se tient à votre disposition dans la pièce à côté. Voyez, je ne suis pas aussi monstrueux que vous le pensez. Je me serais bien proposé moi-même pour cette tâche mais… un prêtre reste un prêtre, non?
- Merci, Talleyrand, mais ce sera non! Articula Artois avec dégoût. Je m’en passerai. Et de votre proposition davantage encore. Après tout, Dieu connaît la pureté de mon cœur, les nobles sentiments qui m’animent; tout ce que j’ai fait, je l’ai accompli et ordonné non pour mon propre bien, mais pour celui du royaume de France.
- Que voici une belle et noble déclaration! Je n’en attendais pas moins de vous. Nous nous sommes tout dit, je pense…
- Oui, c’est cela.
- Alors, adieu, Charles d’Artois.
Le souverain putatif ne répondit pas à cet ultime salut ironique et, la tête droite et fière, se laissa conduire jusqu’au peloton d’exécution. Un peu moins de dix minutes plus tard, tout était achevé. Le prince était mort dignement, avec courage et grandeur, dédaignant le bandeau sur les yeux. Désormais, il plaiderait sa cause devant Dieu.

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Inévitablement, Alban de Kermor apprit la triste fin de celui qu’il considérait comme le souverain légitime de la France. Le Moniteur universel diffusait obligeamment la nouvelle.
Le jeune homme fut d’abord anéanti. Prostré sur l’un des sièges peu confortables du Vaillant, oubliant la présence de Craddock, il se mit à sangloter. L’oeil étonné, le capitaine d’écumoire essayait de se faire le plus discret possible devant ce chagrin sincère qui le dépassait.
Puis, le désespoir céda la place à la fureur tout aussi incontrôlée que la peine. La colère le submergeant, Alban se jeta alors contre le mendiant de l’espace, s’agrippant à sa veste et commença à l’insulter d’abondance, oubliant sa bonne éducation.
- Vous le saviez! Ne niez pas. Vous avez anticipé le fait que Sa Majesté allait être exécutée. Vous l’avez abandonnée à son sort cruel. Vous n’avez pas agi. Lâche! Déchet de l’humanité! Jean-foutre! Salaud!
- Holà, mon jeune coq! Paltoquet! Chenapan de soie et de merde! Foutriquet! Vous croyez que je vais me laisser accuser ainsi, sans rétorquer? Mais je n’y suis pour rien, moi, dans cet assassinat! Ici, je ne fais pas la pluie et le beau temps. J’obéis, un point c’est tout. Vous savez, votre roi, c’était un benêt de première grandeur; et un hypocrite en plus. Dans son jeune âge, il a accumulé les aventures. Il aimait foutrement les gourgandines. Vous connaissez mal votre histoire, mon garçon. Si on doit croire certains écrits, il n’hésitait pas à se moquer de son aîné, le Louis XVI. Il aurait bien jeté sa gourmette pour l’Antoinette. Vous n’avez qu’à lire les libelles de l’époque!
- Monsieur le malappris, vous ne respectez rien!
- Faraud! Idiot!
- Coquin! Faquin!
- Citrouille pourrie! Cerbère décérébré! Là, on se calme… vous ne me faites pas peur avec vos airs de coquelet piailleur et effarouché. La preuve? Je vous tiens enserré dans mes paluches prêt à vous dépiauter.
- Vous auriez pu essayer de le tirer des griffes de l’ogre corse… ou du moins… faire semblant…
- J’aurais pu… rien du tout, mon fils.
- Dans ce cas, le vice amiral Fermat ou encore Daniel Lin…
- Bois de l’eau mon gars! Ce n’était pas là leur plan. Ils visent plus loin, plus haut. Je n’en dis pas plus. Ce secret, comte de Kermor, ne vous regarde pas.
- Mon Dieu, que vont devenir les Bourbons? Berry, Bordeaux? Le royaume de France?
- Ils se débrouilleront fort bien. Craignez-vous réellement pour votre patrie? Changez donc de longue-vue, d’objectif et de perspective.
- Une angoisse me prend. Je vais passer pour un infâme traître! Désormais, l’opprobre est sur moi et plus jamais je ne paraîtrai devant le Dauphin. Je suis déshonoré. J’ai sali le nom des Kermor, un nom qui remontait à la Guerre de Cent Ans et que Jean II avait su distinguer. Enguerrand doit se remuer dans sa tombe…
- Ma parole! C’est qu’il y tient à son nom, à sa noblesse et à tout ce saint Frusquin obsolète!
- Capitaine Craddock, vous ne pouvez pas comprendre… Vous n’êtes pas… né…
- Tiens! Bien la première fois que j’entends une telle niaiserie. Vous avez l’air de ne plus vouloir m’occire. Alors, je vous laisse. Attention cependant à ne rien toucher ou manipuler. Inutile aussi de tenter de sortir. Je vous rappelle que nous sommes à cent kilomètres d’altitude et, qu’autour de nous, c’est le vide. N’essayez pas non plus de forcer le sas. La mécanique du Vaillant est fragile. Les pièces de rechange manquent dans cette fichue chronoligne de mes deux!
Et, sifflotant un air de chasse archi célèbre - Le bon roi Dagobert - ce cher Craddock descendit dans la soute afin de vérifier le niveau et la température du liquide réfrigérant. Il tomba sur le commandant Wu qui affichait une mine soucieuse.
- Commandant, rien qu’à vous observer, souffla Symphorien, vous savez la nouvelle du jour. Surveillez notre tendrelet Breton, notre Artaban. Dans un geste de désespoir, il peut s’ôter la vie ou…
- Capitaine, je vais agir en douceur.
- Une légère modification des relais synaptiques sans doute…
- Exactement. Bien que je répugne à une telle intervention, je n’ai pas le choix. Je dois préserver la vie du comte et celles de tous ceux qui m’ont suivi dans cette aventure.
- C’est vous qui jugez, Daniel Lin.
Reprenant son air de chasse, le Cachalot de l’espace se mit au travail laissant le commandant Wu régler le problème Kermor.
Le daryl androïde n’eut aucune difficulté à raisonner Alban. Ce dernier, revenu à de meilleurs sentiments, accepta de se rendre à Londres et de donner à Berry certaines missives rédigées par Fermat. Le renversement de l’usurpateur était reporté sine die.
Le Vaillant téléporta l’adolescent à Douvres quarante-huit heures après cette scène. Dûment chapitré et chaperonné par le comédien Victor Francen, Alban de Kermor acheta deux chevaux afin de rejoindre la capitale anglaise. L’intermède Charles X clos, la partie reprenait de plus belle contre l’Ultramontain et son mentor Johann Van der Zelden.

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En ce début de soirée de la fin du mois d’ avril 1825, les arbres en fleurs, parcourus de mille frémissements, laissaient pleuvoir leurs pétales délicatement rosés sur les allées sablées de la propriété. Du kiosque à l’antique, des airs anciens et démodés joués par un petit orchestre à cordes se répandaient par-dessus les bosquets et allaient se perdre jusqu’à la grille de l’immense parc. Des jeunes gens souriants et heureux foulaient une pelouse au vert encore tendre. Ils ne craignaient nullement de mouiller leurs escarpins vernis ou leurs bas blancs brodés de fines baguettes.
Sous la tonnelle, deux hommes en habit discutaient cordialement en français. Tous deux avaient passé la cinquantaine et affichaient une réussite sociale bourgeoise de bon aloi. Le plus âgé portait un vêtement bleu nuit tandis que son front dégarni présentait un air de ressemblance frappant avec un inestimable personnage historique. L’homme répondait au prénom de Joseph.
L’autre, les cheveux encore fournis mais teints, les traits quelques peu empâtés, cachait des yeux intelligents derrière des bésicles aux verres colorés. Le plus âgé des interlocuteurs l’appelait souvent Philippe. Depuis vingt ans environ, ce dernier avait laissé tomber la première partie de son prénom, Louis.
- Très cher, comment se porte votre nombreuse progéniture? Faisait Joseph. Ne vous donne-t-elle point trop de soucis?
- Nullement, répondait le prince sur un ton bonasse. Mais enfin, elle me coûte!
- Le collège et l’école militaire, sans doute?
- C’est cela. Marie-Amélie et moi-même tenons à ce que nos garçons reçoivent une éducation complète. Mon aîné envisage effectivement une carrière dans l’armée.
- Au service de qui? Permettez-moi de m’en inquiéter, Philippe.
- Au service du Président des Etats-Unis, Joseph. Bien que le bruit court concernant mon anglophilie, je n’en reste pas moins Français et je n’oublie pas mon pays.
- Tant mieux! Ici, les amis de George IV ne sont pas bien vus.
- Mon ami, cette réaction de rejet est fort compréhensible.
- Je vais bientôt être grand-père, reprit l’aîné des Bonaparte en réorientant la conversation.
- Quelle heureuse nouvelle! Julie, votre épouse doit être aux anges!
- Oh, pas tant que cela mon cher. Elle recherche déjà une nourrice agréée.
- Cela ne doit point manquer dans le New Jersey où vous résidez l’été.
- Mais Julie a décidé de se rendre à New York la semaine prochaine. J’en profiterai pour l’accompagner afin de voir où en sont mes dividendes dans les derniers placements que j’ai effectués.
- Vous avez investi dans le textile et l’acier, je crois.
- Précisément, mais pas seulement. Également dans la compagnie de chemin de fer du Nord-Est. Il est prévu en effet de relier par rail Boston à New York. Les travaux doivent commencer à l’automne.
- Le progrès a du bon; il nous permet de nous enrichir. Ainsi, moi-même, j’ai investi une petite somme dans quelques actions de ladite compagnie grâce aux bénéfices engendrés par mes plantations de coton. Je milite donc pour le maintien de l’esclavage.
- Ah! J’aurais plutôt tendance à faire l’inverse!
- Savez-vous, Joseph, pourquoi votre illustre frère vous a exilé? Parce que votre cœur est trop noble, trop bon. Sans cesse, vous lui reprochiez sa dureté, son implacabilité dans sa manière de gouverner et l’Europe et la France.
- Ma foi, je le reconnais volontiers. Chaque fois qu’il me voyait, je lui rappelais sa conscience qu’il muselait impitoyablement.
- Nous tenons des propos fort sérieux alors que nous devrions nous détendre et savourer cette heure pleine de douceur et de charme.
- Vous avez tout à fait raison, Philippe. Écoutons plutôt l’orchestre.
- Vous avez des goûts musicaux désuets. Du Grétry, du Haydn, du Mozart et non pas du Rossini.
- Je ne suis pas la mode cher ami et mes filles me le reprochent suffisamment.

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 Depuis plusieurs jours, Saturnin de Beauséjour pistait Irina Maïakovska. Le vieux bonhomme s’adonnait à cette tâche avec un zèle remarquable et la Russe ne prêtait aucune attention à ce sexagénaire au ventre plus que rebondi et à la calvitie prononcée. Ses démêlés avec Frédéric Tellier puis son ralliement à l’Artiste l’avaient apparemment changé dans le bon sens du terme. Eh oui, Saturnin avait appris la prudence!
Désormais, l’ancien fonctionnaire connaissait tout des habitudes de l’officier tsariste. Dès l’aube, fidèle au poste, il traquait sa proie, évitant de se faire remarquer, multipliant les détours et les déguisements.
Jusqu’à ce soir d’avril, l’ex-chef de bureau avait eu de la chance. Invitée par Pavel Danikine, Irina Maïakovska, arborant une splendide robe verte munie d’une capeline qui valorisait sa féminité affirmée, encadrée par Warchifi qui portait une tenue d’apparat de fantaisie, fit une entrée mémorable au bras de son hôte dans le restaurant Katioucha la Grande , une adresse en passe de devenir un lieu fort couru par les oisifs de ce monde.
Après s’être attablés, les deux Russes, distingués immédiatement par le patron, passèrent commande. Incontournables, quelques musiciens exécutaient sur leur violons pleurnichards des pièces typiques en vogue à Saint-Pétersbourg et à Moscou. Le repas, des plus copieux, fut servi accompagné de vodka et de bouteilles de vins de France, du cabernet d’Anjou principalement. Les zakouskis ne furent pas oubliés non plus. Ils étaient destinés à faire patienter les dîneurs entre chaque plat.
Danikine descendit à lui seul la vodka, la buvant à petites gorgées, comme s’il s’agissait d’eau pure. D’humeur joyeuse, l’alcool y étant pour beaucoup, il narra de nombreuses anecdotes la plupart remontant à ses jeunes années pas si studieuses que cela, et, par là même, révéla quelques secrets concernant sa personnalité bien plus complexe qu’il n’y paraissait et ses recherches antérieures. De ces propos, Irina conclut que Pavel avait effectué plus d’un voyage temporel. Le savant conta également les circonstances précises qui le conduisirent à porter ce demi-masque de cuir.
Plus loin, un français richissime, Horace de Vieil Castel, s’était fait servir la totalité du menu offert par le restaurant, au grand étonnement d’Ivan Charmissoff, le patron. Avisant Saturnin, un Français perdu comme lui dans cet antre slave, il lui fit signe de le rejoindre et de partager son plus que plantureux souper.
- Monsieur, répliqua Beauséjour avec un regret sincère, je ne sais si je dois accepter votre offre si généreuse. Je ne vous connais point et…
- Qu’à cela ne tienne! Je me nomme Horace de Vieil Castel et jouis de revenus confortables, s’élevant annuellement à plusieurs dizaines de milliers de francs. Tout Paris connaît mes excentricités. 
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- C’est-à-dire? Demanda l’ancien fonctionnaire omettant sciemment de se présenter à son tour.
- Voici. J’aime les paris saugrenus. Et je viens justement en tenter un ici. Je veux montrer que je suis capable d’avaler toute la carte de Katioucha la Grande en trois heures à peine. Or, pour réussir mon pari et prouver que je ne triche point, j’ai besoin d’un témoin impartial. Monsieur, votre figure m’a plu. Je vous ai donc choisi. Acceptez-vous ma proposition?
- Euh… vous m’en voyez honoré, fit Saturnin sa gourmandise éveillée. Cependant, un détail me chiffonne. Comment vos amis seront-ils informés du succès de votre entreprise?
- Hé bien, vous prendrez des notes, tout simplement. À la fin de mon exploit, celles-ci seront contresignées par deux ou trois autres clients et vous n’aurez plus alors qu’à envoyer le tout au Moniteur universel qui s’empressera de publier la nouvelle.
- Soit, monsieur, je constate que vous avez tout prévu, y compris le calepin et le crayon que vous me tendez si obligeamment. Je n’ai plus qu’à m’incliner…
- Tout à fait.
Rendant les armes sans violence et se pourléchant par avance les babines, Saturnin prit donc place auprès de l’excentrique Horace. À son tour, le sexagénaire passa commande.
- Voyons, fit-il mentalement, il me faut garder la tête froide puisque je suis investi d’une mission spéciale. Je me contenterai donc d’une volaille truffée, d’un râble de lièvre accompagné de pommes en chemise et d’un marc de champagne, reprit le sexagénaire à voix haute.
- Oh mon nouvel ami! Ce n’est point là un souper digne d’un Russe! S’exclama Vieil Castel avec un rien d’amusement. Cher Ivan, vous servirez également de la vodka glacée à monsieur, de la Smirnoff sans oublier un kilo de caviar, votre meilleur, celui que préférait l’illustre Catherine II.
- Bien sûr, monsieur de Vieil Castel, tout de suite, dit le restaurateur en s’abaissant fort bas devant l’énergumène.
- Monsieur, s’inquiéta Beauséjour de sa voix chevrotante, je ne dispose pas sur moi d’assez d’argent pour le caviar…
- Mon ami…
- Saturnin…
- Mon ami Saturnin, vous êtes mon hôte, naturellement. L’addition est pour moi.
- Oh! Dans ce cas, je n’ai plus aucun scrupule à partager ce repas avec vous.
Cette petite scène n’avait pas attiré l’attention d’Irina Maïakovska. Warchifi, qui ne pratiquait pas le français, ne s’y était pas intéressé non plus.
Comme à l’accoutumée, monsieur de Beauséjour venait de tomber dans un piège  cause de sa gourmandise effrénée mais aussi de sa candeur visible sur toute sa personne.
Les heures passèrent.
Peu habitué à la vodka, il aurait dû prendre des leçons auprès de Craddock, l’inénarrable personnage somnola après la poularde, oubliant ainsi sa double mission, surveiller Irina Maïakovska et son compagnon Danikine, mais aussi noter scrupuleusement les mets engloutis par Horace avec l’heure exacte.
Pendant ce temps, Vieil Castel, en gentilhomme décadent, mangeait et mangeait encore sans état d’âme, dévorant vingt-quatre ortolans, douze douzaines d’huîtres et ainsi de suite. Il éclusait pas mal ce qui avait pour conséquence de le mettre de mauvaise humeur. Ce fut pourquoi la défection de l’ancien fonctionnaire lui déplut profondément. S’avisant que ce dernier ronflait bruyamment la tête posée sur la nappe de la table, Horace marmonna avec rancune:
- Ce gros bâfreur me déçoit grandement! Il ne sait pas tenir parole. Je pensais qu’avec un tel ventre, affiché comme un trophée, il serait capable de rester vigilant et témoigner de la réussite de mon pari! Que nenni! Puisque ce n’est pas le cas, je vais rendre à ce polichinelle un chien de ma chienne.
Satisfait par la décision qu’il avait prise, le jeune homme s’empiffra comme jamais. Comment diable trouvait-il encore de la place dans son estomac et parvenait-il à avaler huit tanches, quatre brochets et dix-huit côtelettes d’agneau?
Un peu plus de minuit s’affichait maintenant au cadran de la montre de gousset du baron Danikine. Un sourire « cheese » collé sur ses lèvres charnues, Charmissoff présentait l’addition au savant russe. Grand seigneur, Pavel comptait laisser un pourboire conséquent.
Or, ce fut cet instant que choisit Beauséjour pour sortir de ses brumes béates et alcoolisées.
- Galeazzo! À la parfin, cessez de vous moquer de ma personne! Cria-t-il distinctement. Je ne suis pas votre clown!
Ces paroles eurent un effet instantané à la fois sur Irina et sur Danikine. Celui-ci, qui fouillait dans son gousset à la recherche d’un napoléon, le pourboire, cessa aussitôt son geste.
- Ces propos? Que signifie? S’exclama de surprise la jeune espionne dans sa langue maternelle.
- Ma chère, lui répondit Pavel dans le même idiome, nous étions suivis, voilà tout.
- Par ce ridicule bonhomme? Qui connaît notre allié?
- Hé bien, il aura fait comme nous et voyagé dans le temps! Hâtons-nous d’en informer notre ami ultramontain.
- Franchement, s’irrita Maïakovska, jamais je ne me serais méfiée d’un tel individu! Il n’a pas la tête de l’emploi.
- Il y a plus grave. Comprenez-vous?
- Oui, l’équipe adverse nous talonne.
- Certes, mais Van der Zelden l’avait prévu.
Les deux Russes accélérèrent leur départ du restaurant Katioucha la Grande. Warchifi prit cependant le temps de remettre galamment la capeline sur les épaules de sa supérieure.
Alors, Saturnin, les yeux ouverts et tout à fait réveillé, s’avisa, premièrement, que ses proies s’avisaient à partir et, deuxièmement, qu’Horace de Vieil Castel l’avait abandonné à son sommeil éthylique et s’était éclipsé. Or, notre dévoué bonhomme ne devait absolument pas perdre de vue Maïakovska et le faux prince russe.
À son tour, Beauséjour se leva avec précipitation et, tant bien que mal, jaillit de son siège, le ventre en avant.
- Holà, monsieur, s’écria Ivan. Où comptez-vous aller aussi vite? Vous n’avez point payé votre écot.
- Comment? Bégaya Saturnin, verdissant de peur. Mon hôte, Horace de Vieil Castel ne s’en est-il donc pas chargé?
- Absolument pas! Vous me devez 553 francs. Je vous fais grâce des centimes.
- Mais… mais ce n’est pas là ce qui était convenu! S’inquiéta le naïf personnage. Comment vais-je faire? Je ne dispose sur moi que de vingt francs et ne puis en conséquence régler la note…
- Vingt francs? Pour un établissement de cet ordre? Vous vous moquez monsieur! Non seulement vous êtes un escroc mais en plus, vous m’insultez et insultez également Katioucha la Grande! Voleur! Maraud! Aigrefin! Je m’en vais immédiatement quérir la police!
- Non… monsieur Ivan, n’en faites surtout rien! Je suis au désespoir… et cette grande girafe rousse qui part là! N’y a-t-il point moyen de s’arranger? Écoutez. Je dois partir! C’est vital. Je vous promets de revenir vous payer tantôt avant deux heures.
- Pour qui me prends-tu, bonhomme? Pour une poire? Un demeuré? Sergueï! Dmitri! Conduisez cet idiot à la plonge! Qu’il apprenne qu’on ne se gausse pas impunément d’Ivan Charmissoff!
Le patron reprit ensuite en français pour Beauséjour.
- Je te jure que je vais faire suer ta graisse! Tu vas maigrir, et vite fait!
Les deux serveurs obéirent à leur patron avec une précision toute militaire. Bien qu’il résistât de son mieux, traînant les pieds et gigotant, Saturnin fut poussé brutalement jusqu’aux cuisines. Là, dans un réduit malcommode, il dut laver des piles effarantes d’assiettes, de casseroles, de récipients divers, de verres et de couverts.
L’ancien fonctionnaire oeuvra durant deux jours avec seulement quatre misérables heures de repos.
Lorsque Beauséjour se pointa enfin dans l’immeuble loué par Tellier, les vêtements sales, puant le graillon et la transpiration, le visage mangé par des poils blancs et noirs durs comme du crin, les yeux miteux et cernés, la queue basse, il fut d’abord accueilli avec soulagement par le danseur de cordes et sa bande. On l’avait cru mort, victime de Maïakovska ou de di Fabbrini. Mais honnête, Saturnin, penaud, avoua sa bourde.
- Ah! Beauséjour! Soupira Frédéric avec amertume. Décidément, les années passent mais vous ne changez pas. Pourtant, javais espéré tant pis! Le plus grave cest que, désormais, Galeazzo a la preuve formelle que nous sommes sur ses traces. Or, qui dit di Fabbrini, dit inévitablement Van der Zelden.
- Peut-être pas, hasarda lex-fonctionnaire. Le capitaine Maïakovska et le baron Danikine ne mavaient jamais rencontré auparavant et
- Ne vous montrez donc pas si sot! Pourquoi cet esclandre? Vous être exclamé à haute voix? Nos adversaires, au mieux, auront fait de vous un portrait précis au comte, ou, au pis, vous auront photographié avec un minuscule appareil. Je suis obligé de vous retirer de la partie et de vous mettre sur la touche. Mais je dois en aviser le vice amiral Fermat et le commandant Wu.
Alors, des larmes de regret et de honte se mirent à couler sur les joues blêmes et rebondies de lancien chef de bureau.
- Je suis un incapable! Depuis toujours, je rate tout
- Saturnin, montrez-vous fort, franchissez avec courage cette adversité.
- Frédéric, jai failli. Je me suis ridiculisé une nouvelle fois. Que va penser de moi Daniel Lin? Il va me renvoyer en 1868 au plus vite et, là-bas, je vais retrouver mon ennui, ma solitude et bientôt la mort semparera de moi
- Ah! Daniel Lin ne vous abandonnera pas. Il vous a pris dans son équipe. Il est au-dessus du mépris et de la rancune.
- Quen savez-vous?
- Je le sens, tout simplement.
Pour les lecteurs avides de savoir comment ce tour à lencontre de Beauséjour avait été possible, Horace de Vieil Castel avait bien payé la note faramineuse au patron du restaurant; puis, moyennant un pourboire royal, mille francs, il sétait entendu avec Ivan pour tourner en ridicule Saturnin et lhumilier. Évidemment, le richissime excentrique ne pouvait quignorer les graves et souterraines répercussions de cette farce.

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