samedi 17 septembre 2011

Le nouvel envol de l'Aigle : prologue.

Le Nouvel envol de l’Aigle

Par Christian et Jocelyne Jannone.

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Prologue.

« Je suis le ténébreux, - le Veuf, - l’Inconsolé,

Le Prince d’Aquitaine à la Tour abolie:

Ma seule Étoile est morte, - et mon luth constellé

Porte le Soleil noir de la Mélancolie.

Dans la nuit du Tombeau, Toi qui m’a consolé,

Rends-moi le Pausilippe et la mer d’Italie,

La fleur qui plaisait tant à mon cœur désolé,

»

Gérard de Nerval

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***************

Fin février 1825, Paris, Ministère des Anciens Combattants, annexe de l’ancien Palais Royal, quelque part sous les combles, dans un petit bureau obscur.

Une lumière chiche était diffusée par une fenêtre minuscule dont les carreaux avaient visiblement besoin d’un coup d’éponge. Derrière un meuble bureau encombré de paperasses et de dossiers qui fleuraient la poussière et le moisi, un jeune homme mince, dégingandé même, tout au plus âgé de vingt-trois ans, au teint bistre et aux cheveux crépus, raturait et raturait encore une élégie. Il peinait à trouver la rime adéquate. Soupirant devant sa maladresse et son manque d’inspiration, il marmonnait dans sa moustache.

« Décidément! Ce soir, Adolphe sera déçu! Il comptait tant sur moi et mon talent supposé! ».

Tout à ses vers boiteux et à ses réflexions amères, le surnuméraire n’entendit pas qu’on frappait à l’huis. Au bout de quelques secondes, le quémandeur lassé, ne recevant aucune réponse, toqua plusieurs coups bruyamment en les accompagnant de jurons bien sentis et de grognements. Mais le fonctionnaire s’obstinait à ne rien entendre! Alors, avec sans gêne, le solliciteur ouvrit brutalement la porte. Fort mécontent, il jeta, entre deux quintes de toux:

- Ah! C’est ainsi qu’on reçoit un vieux de la Vieille Garde! Un grognard tel que moi! Qui étais à Austerlitz, qui ai perdu une jambe à Eylau et trois doigts de la main gauche à Wagram! Bigre, jeune homme! Un peu de respect pour les Anciens, je vous prie!

Fébrilement, sursautant sous l’apostrophe, Alexandre dissimula ses écrits illicites. Puis, dépliant partiellement sa longue carcasse, il dit d’une voix où la gêne perçait:

- Oui, monsieur… à qui ai-je l’honneur? Que puis-je pour vous?

- Maréchal des Logis chef d’Elboise de Pontoise, Seine et Oise…

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- Certes, reprit le grand jeune homme, mais encore?

« Ce crétin me prend-il pour une andouille? Marmotta en aparté le grognard. Pristi! »

Puis il reprit à haute et intelligible voix.

- A votre avis, pourquoi j’suis grimpé jusqu’ici, avec ma mauvaise patte, à ce foutu cinquième étage?

- Monsieur, dans ce bureau, on enregistre les pensionnés, oui, mais… décédés! On vous aura mal renseigné.

Sans doute contrarié, le vieux soldat de la Garde, à la retraite depuis un bon bout de temps déjà, se mit à tousser comme un phtisique, arrosant abondamment de ses postillons glaireux l’ancien saute-ruisseau.

- Décédé, moi? Vous voulez qu’il m’arrive malheur, là? Ça fait deux ans que j’attends le premier quartier de ma pension! C’est justement pour m’assurer que je ne suis pas inscrit dans votre fichu registre que je suis venu. Allez, jeune homme! Cherchez-moi, je n’y figure pas. Bougez-vous! Remuez vos fesses, que diable! Hop!

- Oui, monsieur, tout de suite, fit le fonctionnaire, subjugué par le ton de l’ancien combattant.

Se levant tout à fait, mû par un zèle tout neuf, Alexandre mit la main sur un lourd et encombrant registre recouvert de toile bleue. Le travail de consultation l’occupa quelques minutes que notre d’Elboise de Pontoise, Seine et Oise mit à profit. Comme le surnuméraire lui tournait le dos, il fouilla sans vergogne le bureau qui croulait sous les épais dossiers. Ainsi, il découvrit quelques feuilles gribouillées, abondamment noircies et raturées. Sans façon, il les parcourut rapidement.

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« Pff! Sans valeur! Souffla notre grognard avec regret. C’est ça, le génie en gestation? Médiocres ces vers, et je pèse mes mots! Il a encore des progrès à faire et bougrement. »

Mais comme Alexandre amorçait le mouvement de retourner près du vieil homme, celui-ci eut tout juste le temps de ranger sa moisson. L’employé, tout sourire, déposa son immense registre sur son meuble, le maintenant en équilibre précaire. L’ouvrant, il parcourut les colonnes des pages d’un doigt expert. Comme cette tâche pouvait s’avérer assez longue, il dit poliment à son solliciteur:

- Asseyez-vous donc, maréchal des Logis. Cette lecture peut me prendre un petit moment.

- Très aimable à vous. Mes vieux os vous remercient, jeune homme.

- Dumas, monsieur d’Elboise, Alexandre Dumas…

- Tiens donc? Ça me dit quelque chose…

- Mon père, sans doute?

- P’t’être bien… ventre dieu! Fait sacrément chaud dans ce gourbi! Votre poêle marche pas. Et, en plus, j’y vois goutte… Fichtre! Où c’est-y donc ai mis mon briquet? Ah! Punaise! J’oubliais! L’Chinois m’a interdit de l’apporter… pourtant, pour me réchauffer, j’aurais bien fumé une sèche! tant pis! J’me contenterai d’un morceau de chique…

Absorbé, Alexandre n’écoutait pas le vieil homme soliloquer. Cependant, celui-ci, de sa main gauche emmaillotée, les rhumatismes, l’ancienne blessure?, le soldat de la Garde impériale sortit maladroitement une innocente boîte de fer blanc, toute ternie et cabossée, ayant manifestement connu des jours meilleurs, à l’effigie de Napoléon Premier. Cet objet paraissait avoir traversé pour le moins un siècle entier. Peut-être même plus…

Ouvrant ladite boîte, cette fois-ci de la main droite, après avoir abandonné sa canne, d’Elboise prit une chique qu’il mâcha consciencieusement et ce, avec une certaine délectation. Cependant, subrepticement, le jeune fonctionnaire interrompit brièvement sa recherche afin d’observer l’importun qui l’avait interrompu en plein acte créatif.

Le vieux bonhomme était d’une taille plutôt imposante, avait le ventre bedonnant, les cheveux gris en broussailles, la moustache visiblement pas entretenue. Le gant de laine porté à la main droite avait connu des jours meilleurs. Le corps, pas si voûté que cela, était enveloppé dans une vaste pèlerine fort râpée. Le maréchal des Logis chef avait omis de protéger sa tête du froid extérieur par un chapeau ou une coiffe quelconque. Très laid, des touffes de poils sortaient de ses oreilles et de ses narines telles du foin. Et, qui plus est, son haleine dégageait une odeur bizarre, celle d’un bonbon à la menthe? Pour un homme qui paraissait soixante ans, les dents n’étaient pas trop gâtées. Quel étrange individu, vraiment! Ah! Il aurait dû faire plus jour dans ce réduit! Mais voilà, le Ministère n’avait qu’un mot à la bouche: économies. Il fallait faire des économies.

Après cette réflexion amère, Alexandre reprit sa lecture fastidieuse. Il entendait le vieillard crachoter un peu partout à intervalles réguliers. Soudain, d’Elboise se rappela qu’il devait rendre la politesse au fonctionnaire;

- Au fait, jeune homme, une petite chique? Demanda-t-il amène. À moins que… Hum! J’ai là quelque chose qui pourrait vous plaire, je pense…

Sans façon, le soldat à la retraite entreprit de fouiller dans ses poches particulièrement vastes et profondes.

« Mmm… Non, ce n’est pas ça… ah! Pas trop tôt! Nini peau de chien! Je reconnaîtrais entre mille le grain de sa photo! ».

D’un air à la fois narquois et réjoui, comme s’il faisait une bonne blague, d’Elboise tendit au fonctionnaire incrédule une photo jaunie sur papier!

- Ravissante, non? Une véritable œuvre d’art! combien vous m’en donnez? Sachez que je ne me sépare pas d’elle pour moins de dix francs. Allez! Ne rougissez pas tant! Ne piquez pas un fard! Admirez sans honte ces courbes, ces seins, ces fesses!

La photo, anachronique, représentait une jeune femme bien en chairs, à la carnation de blonde, approchant la trentaine, en pose d’odalisque, négligemment allongée sur un divan. En tenue d’Ève, elle portait à ses lèvres l’embout d’un narguilé.

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Alexandre, dont les battements de cœur s’étaient accélérés, les mains moites, fit, entre ses dents:

- Je n’avais encore jamais vu de « niepçotype » sur papier.

Quelque peu tremblant, l’ex-saute-ruisseau se saisit de la photo. Il la retourna indiscrètement et put ainsi lire un petit mot doux d’une écriture féminine aux longues jambes:

« A mon tendrinet et cochonnet Michel ».

- Euh… Où vous êtes-vous procuré cet objet? La pornographie est strictement interdite dans l’Empire…

- Oh! Oh! Qui parle ici de pornographie? Sachez, monsieur, que j’ai eu cette photo gratuitement, et pas sous le manteau! Nini est une de mes bonnes amies, monsieur Dumas! Et si je vends pareil souvenir, c’est que je suis dans la gêne! Alors, vous le trouvez, mon nom dans votre registre des macchabées ou pas? Ah! Ah! Vous salivez, vous hésitez. Nini ne vous laisse pas indifférent; elle éveille vos sens…

- Monsieur d’Elboise, votre Nini en a un peu trop pour moi…

- Un peu trop de quoi?

- De bourrelets! Et non, maréchal des Logis chef! Vous ne figurez nulle part dans mon registre. J’ai bien un Beltoise de Pontoise, mais pas un d’Elboise. Y compris sans particule…

- Ah! Ça se porte encore ces machins-là?

- J’en conclus que vous êtes vivant et…

- Pardienne!

- … et qu’il y a eu erreur dans nos services. Pour toucher votre pension, vous devriez vous adresser au bureau numéro trente-deux, au troisième étage. C’est de là que vient l’oubli.

Michel remercia avec un sourire mi mielleux mi ironique.

- Monsieur le fonctionnaire, serait-ce trop vous demander? Vous ne me paraissez pas particulièrement surchargé de travail, hein? Ne niez pas. Un petit mot de votre part pour votre collègue du troisième? Ça m’ferait drôlement plaisir parce qu’on n’est pas très aimable dans cette annexe du Ministère! Un sésame, en quelque sorte… c’n’est pas grand’ chose…

De bonne composition, Alexandre acquiesça et prit d’un sous-main une feuille munie du tampon officiel; puis, avec un stylographe à pompe, une nouveauté qui lui avait coûté une semaine entière de salaire, il parapha de sa large écriture un billet qui ouvrirait le bureau du troisième au vieux maréchal des Logis chef.

Satisfait, le bonhomme s’inclina, reprit sa canne, rangea sa photographe et, après s’être levé, soudain gaillard, refusant l’aide du prévenant jeune homme, sortit du réduit et quitta le Ministère; volontairement, il ne passa pas par le bureau du troisième. Après tout, il avait obtenu ce qu’il était venu chercher, non? Un authentique autographe d’Alexandre Dumas! Et tant pis si celui-ci n’appartenait pas à la bonne chrono ligne. Une signature restait une signature, que diable!

- Bon… maintenant, il pleut… c’est mieux que la neige de ce matin. Ma bourse est assez garnie. Ce jarnicruche d’amiral ne s’est pas montré radin pour une fois! Hélons donc un fiacre!

Comme s’il avait fait cela toute sa vie, le comédien Michel Simon siffla entre deux doigts pour appeler l’automédon qui roulait à vide sur le boulevard. Il ne porta aucune attention au compagnon boulanger qui, chargé de sa hotte, poursuivait sa tournée quotidienne. Pour aller plus vite et satisfaire sa clientèle, il avait chaussé des bottes volantes à vapeur. Dans ce Paris steampunk, plus rien ne surprenait Michel.

L’automédon désiré stoppa pile devant le pseudo d’Elboise. Quel étrange véhicule en vérité! Imaginez une sorte de steamcab à quatre roues disproportionnées. Un train avant minuscule comportant la place du conducteur, celui-ci tenant une tige directionnelle, un train arrière aux roues à énormes rayons avec, en plus, force engrenages des plus visibles; et pour achever, une chaudière avec une longue cheminée toute fumante. Ah! Il ne fallait pas oublier, suspendue sur des ressorts, la cabine du ou des passagers, en forme d’habitacle classique de fiacre ordinaire.

Lorsque Michel Simon monta dans le steamcab, le marchepied se déplia automatiquement. Tout en s’installant, le comédien toussa bruyamment. Là, il ne faisait pas semblant. La fumée infecte qui se dégageait de la chaudière avait toujours cet effet sur les usagers irréguliers. Notre faux grognard marmonna:

« Cette odeur âcre réveillerait un mort! ».

Cependant, après s’être remis, il lança à voix haute à l’adresse du chauffeur:

- A Belleville, mon brave! Rue de la Victoire!

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En ce mois d’avril 1782, dans les jardins du Palais Royal, sous un kiosque, un petit orchestre d’amateurs exécutait, c’était le terme adéquat, la symphonie toute récente du compositeur Joseph Haydn, « La Chasse ». Le chef d’orchestre qui s’évertuait à battre la mesure, s’énervait, roulait des yeux furieux, grimaçait et trépignait. Il s’agissait d’un grand gaillard athlétique à la peau noire sous une perruque blanche.

- Non! Et non! À la parfin! Éclata-t-il enfin. Messieurs les seconds violons, vous avez trois temps de retard, et vous, les alti, vous vous êtes trompés de ligne! C’est inadmissible!

Ne contrôlant plus sa colère, tout à fait justifiée, il faut l’avouer, le chevalier de Saint-Georges

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jeta avec rage sa perruque qui vola jusqu’au premier cor. Le baron de Merteuil la reçut sur son pavillon ce qui eut pour effet de déclencher un couac retentissant de la part de l’instrumentiste.

Au bas du kiosque, une toute jeune fille ne put retenir un fou rire naturel. La demoiselle, quinze ans à peine, était vêtue à la dernière mode de Versailles et sa longue chevelure rousse non poudrée cascadait librement sur ses épaules. L’adolescente avait passé une adorable et fraîche robe de mousseline jaune pastel à la taille cintrée tandis qu’un petit fichu de même teinte noué sur sa poitrine dissimulait pudiquement les rondeurs de sa gorge. Ses yeux verts rayonnaient d’une malice innocente.

En cet instant, Violetta respirait la joie de vivre. Primesautière, elle se mit à applaudir le tour involontairement comique du maestro. Puis, spontanément, obéissant à une impulsion, elle s’élança sur les marches de la petite estrade couverte, saisit le chef d’orchestre par le cou et, tout de go, l’embrassa sur le front avec une familiarité et un toupet inouïs! Violetta Grimaud était ainsi: gaie et rebelle.

- Mademoiselle Violetta, dit Joseph, quelque peu embarrassé. Cela ne se fait point! Je vous vois venir. Vous n’obtiendrez point de moi de jouer dans cet orchestre, aussi minable soit-il! Les femmes ne se donnent point en public et…

- Joseph! Ah! Joseph! Mais je ne suis pas une virtuose de la harpe! Je n’ai donc nulle intention de déclencher les moqueries et les remarques condescendantes des mélomanes avertis… Cependant… oui, cependant, vous m’avez percée à jour et je réclame en effet une modeste récompense! N’est-ce pas grâce à moi que vous êtes entré en possession de ces partitions toutes récentes? Je vous aurais bien proposé les symphonies 36 à 38 du grand et sublime Wolfgang Amadeus Mozart, mais il a refusé tout net! Pourtant, cela ne lui aurait coûté qu’un minuscule effort de mémoire, je vous l’assure!

- Mademoiselle Grimaud, monsieur votre père a eu tout à fait raison. Ce ne serait pas correct de jouer des œuvres inédites…

- Pff! Dîtes plutôt qu’elles n’ont point encore été composées…

- Mademoiselle, là, vous nous distrayez avec vos plaisanteries. J’ai une répétition à assurer.

Toujours d’humeur joyeuse, Violetta pouffa et haussa ses épaules au galbe parfait.

- Oh! Joseph, je sais ce qu’il vous faut! Reprit l’adolescente mi sérieuse mi moqueuse. Un violon solo hors pair. Vous ne pouvez à la fois diriger et jouer… alors… Franz von Hauerstadt… mais, voilà! J’ai laissé mes hologrammes portatifs dans une piste temporelle précédente… hélas!

Avec une tristesse feinte, la demoiselle soupira, simula une larme puis éclata de rire une nouvelle fois. Joseph Boullongne, dit le chevalier de Saint George, préféra ignorer les propos abscons de la fantasque jeune fille. Depuis qu’il avait fait la connaissance de Daniel Grimaud et de sa fille, il en avait pris l’habitude. Le père était tout pareil, aussi mystérieux et farceur. Mais quel bretteur admirable!

Cette interruption avait été bénéfique à tous. Plus détendu, le chef d’orchestre reprit le premier mouvement dans son intégralité et les musiciens parvinrent à une exécution… acceptable.

Toutefois, cet échange verbal assez bref entre Joseph et Violetta avait attiré l’attention d’un violoncelliste. Le soir même, il rapporterait les étranges propos à un certain Alexeï.

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Juin 2152.

Dans un autre temps, cette plage se serait appelée Malibu. Ici, nulle présence humaine… ou presque. Un sable blond doré qui coulait entre les doigts avec une fluidité remarquable, une mer océane vierge à la limpidité cristalline, d’un vert émeraude merveilleux qui s’en venait caresser le rivage et un ciel lumineux d’un bleu éblouissant avec juste ce qu’il fallait de nuages dans le lointain pour ne pas lasser le regard.

À quelques dizaines de mètres de cette plage paradisiaque, des mouettes criaillaient, se disputant les restes d’un dauphin qui s’était échoué sur la côte quelques heures auparavant.

Allongé sur le sable doux, les bras passés sous la nuque, Daniel Lin laissait ses yeux errer sur l’azur. Son imagination débridée voyait dans les nuages cotonneux des êtres fantastiques se former. Ah! Qu’il faisait bon rêvasser sur cette plage paisible! Que c’était donc agréable de ne penser à rien, de n’avoir aucune obligation et de se laisser bercer par le ressac!

Il était près de six heures du soir et les ombres commençaient à s’allonger. Près de sa main droite, notre rêveur avait abandonné un livre de poche tout écorné qui avait été imprimé en France il y avait des lustres. Il appartenait à la collection Folio et racontait une histoire mythique et sublime. D’Artagnan était inquiet; dans quel état allait-il revoir Athos après vingt ans de séparation? Le mousquetaire, trop porté sur la bouteille, se serait-il métamorphosé en vieil alcoolique à l’œil vitreux et à la parole bredouillante?

Ce roman mille fois lu et relu permettait pourtant à Daniel Lin d’y découvrir à chaque fois les valeurs de l’amitié.

Maintenant, toutefois, notre rêveur venait de s’arracher à fascination, cette plongée revigorante dans une lecture si chère et si précieuse de son enfance. Dans le monde où il vivait désormais, la littérature et tous les arts en général étaient devenus un luxe inabordable bien plus que tous les cristaux d’orona. L’Exilé, le Paria aurait voulu oublier ce qui le rongeait mais il n’y parvenait pas. Son centre intérieur, son équilibre lui paraissaient inaccessibles. Pourtant, malgré ce sentiment d’incomplétude, ce vide, il lui fallait réussir…

Comment faire entendre raison à Lobsang Jacinto? Comment le persuader lui et les siens de le suivre… là-bas? Aurait-il dû user de moyens coercitifs? S’abaisser à cela? Ç’aurait été si simple! Mais il ne mangeait pas de ce pain-là!

Au plus profond de lui-même et non grâce à des appareils sophistiqués, il savait . Oui, il savait que dans cinquante-huit minutes et trois secondes cette quiétude trompeuse s’évanouirait dans l’enfer des bombardements. Alors… bien qu’il répugnât à altérer télépathiquement l’esprit de son ami, il se disait qu’il aurait dû le faire… pour le bien de tous, de toute cette communauté pacifique qui rejetait la violence, la haine et, bien sûr, la vengeance.

Pourtant, il se contentait de rester là, étendu, à tergiverser, à ne rien faire.

Irina. Irina l’obsédait. Son sourire, ses cheveux roux flamboyants tirés en arrière, sa bouche pulpeuse appelant le baiser, son regard énigmatique, son parfum mélangeant la lavande et le miel, ses bras doux et tendres, sa voix si mélodieuse peinant pourtant à s’exprimer couramment en mandarin, oui sa voix charmante dotée d’un léger, très léger accent slave. Irina Maïakovska, son épouse légitime, la mère de Mathieu, Marie et Tatiana. Irina, la chef géologue du vaisseau Langevin, le sosie presque parfait de la splendide Ingrid Bergman. Irina pratiquant avec dextérité l’antique langue helladienne mais aussi le mondanien, les dialectes Haäns de la première à la dixième castes. Irina… à qui il vouait un amour … éternel. Perdue… perdue ailleurs…

De toutes ses forces, Daniel Lin repoussa la tristesse sourde qui le gagnait, le spleen qui était devenu son lot quotidien et menaçait de le submerger. Non, il se faisait trop mal. Il avait une mission à accomplir…

Soudain, il se redressa car Lobsang Jacinto se tenait debout devant lui. Le vieil Amérindien, le cheveu blanc et long, le visage tout raviné de rides et l’œil noir, dit:

- Vous aviez raison Daniel Lin. Mes guetteurs m’ont prévenu qu’un danger approchait par le ciel. Vous le saviez…

- Oui, bien sûr, mais je n’ai aucun mérite à connaître ainsi le futur. Le chrono vision…

- Votre mécanique issue du monde des ténèbres!

- Je ne désire que votre bien Jacinto.

- Peut-être… Mon karma me porte à vous croire, mais… je dois rester sur cette plage pour mourir, pour être l’ultime témoin de ce monde de paix souillé par des barbares venus d’une autre planète, ces vautours aux yeux mauves, dépourvus d’honneur et de compassion.

- Lobsang Jacinto, je n’ai pas le droit de vous supplier… mais je vous conjure de me suivre. Dans les milliards et milliards de la Supra Réalité, il en est une où vous m’avez écouté.

- Daniel Lin, abandonnez-moi à ma destinée. Ne vous obstinez pas, demanda le vieil homme.

- Jacinto, vous me peinez grandement.

- Après tout, pourquoi vous accorderais-je ma confiance? Il y a longtemps… ailleurs… vous avez choisi un chemin que jamais moi-même je n’aurais emprunté. En vous, je perçois la faille, béante, ô combien!, dans laquelle les démons maléfiques peuvent pénétrer.

- Effectivement, j’ai choisi. Toutefois, les démons de la vengeance, les esprits noirs et destructeurs de la colère n’ont plus prise sur moi. Je les ai repoussés, y compris les dragons maléfiques de la peur et de la haine. Depuis des lustres, je m’emploie à refermer la blessure originale.

- Certes, cela je le sens également. Mais votre âme pleure et de chagrin et de regret.

- Je ne le nierai point, Jacinto. Mon centre m’échappe encore et mon équilibre reste précaire. Mais il faut que je vous sauve, vous et les vôtres! Devoir sacré, devoir que j’accomplirai, coûte que coûte…

- Pourquoi tant d’insistance, Daniel Lin Wu?

- Pourquoi? Oh! Peut-être davantage par égoïsme plutôt que par altruisme. Je pense que je me montre honnête et franc. J’ai besoin de vous. Ma petite équipe a besoin de vous. Ma Cité a besoin de vous. Sans vous, elle ne fonctionnera pas. Bouddha me pardonne. Mais, je crois que Lui n’aurait pas hésité.

- Est-ce vrai qu’il vous est apparenté?

- La légende le dit, en effet. En fait, nous, les humains, nous sommes tous parents, à un degré plus ou moins proche. Là, observez les mouettes. Enfin repues, elles s’éloignent de la rive. Voilà ce que l’on pourrait penser au premier regard. Venez avec moi. Le temps presse. Les oiseaux marins volent à tire-d’aile le plus loin possible de cette plage. Pourquoi? Parce qu’ils sentent et entendent le vrombissement des raptors de feu, des vaisseaux de la mort. Là-haut, les dirigeants de Haäsucq s’apprêtent à ordonner aux chasseurs de cracher leurs flammes au-dessus de votre village. Vous n’avez qu’un mot à dire…

- Daniel Lin…

- En tant qu’Ancien du village, vous serez écouté et suivi. Ah! Je comprends… Vous hésitez à abandonner vos maisons et vos champs. Vous craignez le douloureux déracinement. Mais moi, je communie avec vous! Ne suis-je pas l’Exilé du Temps par excellence? Ce sacrifice auquel vous allez consentir permettra à tous les vôtres de vivre. Je ne vous promets rien d’autre.

- Si je dis oui, ce ne sera pas pour moi.

- Ah! Lobsang Jacinto refusez et votre prochaine incarnation sera à quatre pattes car le Bouddha assimilera votre refus à un… suicide.

- Des menaces à mon rencontres, Daniel Lin Wu?

- Je suis incapable d’en proférer. Sondez donc mon cœur.

- Je l’ai fait! Les miens veulent accepter, pour la sécurité des femmes et des enfants.

- Alors, dans ce cas, dépêchez-vous, Jacinto! Je vous en prie. Le ciel se strie de rouge, portant des centaines et des centaines de fleurs noires et mortelles.

- Oui, fils de Bouddha!

- Merci! Du fond du cœur, merci. Mon âme exulte de reconnaissance.

Tout joyeux, Daniel Lin Wu Grimaud secoua le sable de ses cheveux, de sa chemise et de son pantalon et quitta la plage avec le vieil Amérindien sur ses talons. Rejoignant la colline, le daryl androïde constata que la tribu, au grand complet, attendait les deux hommes. Tous avaient fait leurs bagages.

- Ils sont prêts, fit simplement Jacinto.

- Mais vous?

- Révélateur, je vous suis!

- Il y a bien longtemps qu’on ne m’avait appelé ainsi…

- Mais ce n’est là que le titre, le moins glorieux qui vous est dû! Ah! Daniel Lin, je n’aime pas la guerre, je n’aime pas les soldats, je n’aime pas la violence, je n’aime pas les pirates… or, vous incarnez tout cela! Pourtant, je vous suis…

- Une fois encore, merci, mon ami.

- C’est à moi de vous remercier car vous n’avez pas forcé mon esprit. Vous m’avez laissé libre. Alors, j’ai choisi la Vie!

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