samedi 17 mars 2018

Un goût d'éternité 3e partie : Johanna : 1925 (4).



Pendant que nos amis s’échappaient dans leur translateur, Kintu Guptao Yi-Ka, muni par son maître Johann d’une bulle transtemporelle, regagnait lui aussi la fin du XXe siècle. Pour l’homme synthétique, la mission avait été un franc succès. Naturellement, il ignorait que le Commandeur Suprême avait remis le temps en place. 
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Or, revenu en 1960, Stephen Möll avait saisi l’inanité de ses efforts afin de modifier le cours de l’Histoire. Mais, avant de rejoindre la Californie en 1995, il assista, malgré lui, à l’affrontement verbal entre Otto et Franz.
- Je suis sincèrement navré, Otto, disait le duc von Hauerstadt, mais, désormais, il n’est pas question pour moi de vous aider à programmer une nouvelle mission temporelle. Après tout, vous pouvez fort bien vous passer de moi… n’avez-vous pas à vos côtés vos autres amis Nikita, Giacomo et William ? Vous avez toujours la possibilité de faire appel à Stephen aussi. Ou encore à Michaël si le pépin technique est trop grave…
- Franz, je ne comprends pas cette attitude… pourquoi me lâchez-vous maintenant ? A cause de Bill, c’est cela ?
- Non, pas du tout, se défaussa le Germano-Américain. Tout simplement, vous n’avez pas saisi l’enjeu. Comment dire ? C’est la lutte du pot de terre contre le pot de fer. Or, nous sommes justement ce malheureux pot de terre. Convenez tout comme moi que, face à Johann disposant de la technologie de trois civilisations post-atomiques, nous sommes tout à fait ridicules avec nos pitoyables moyens obsolètes du XXe siècle. Pour remporter cette guerre, il nous faudrait un miracle… 
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- Mais Michaël nous soutient…
- Ah ! Pas vraiment. Otto, ne soyez pas naïf de le croire. L’Ennemi se joue de nous, Michaël également…
- Dans cette liste, vous omettez le Commandeur Suprême. Je ne le sais que trop bien que nous sommes en quelque sorte des outsiders, que personne ne miserait sur notre succès.
- Des outsiders ? Vous êtes bien en-dessous de la vérité. Nous ressemblons plus que jamais à Don Quichotte !
- Cependant, nous ne devons pas nous décourager… jamais abandonner… poursuivre notre combat, coûte que coûte…
- Avant que vous m’objectiez que je manque de courage - c’est risible dans mon cas, ne le croyez-vous pas ? – je dois vous dire qu’en fait, le vrai courage consiste quelque fois à reconnaître ses échecs et à ne pas insister.
- Vous nous abandonnez donc ?
- Je suis désolé, mais je vous l’ai déjà dit, Otto, je préfère en rester là.
- Euh… Je vous comprends. Cet échec vous reste en travers de la gorge… eh bien, je vous laisse une semaine de réflexion. Ensuite, nous aborderons encore une fois le sujet… d’accord ?
- Comme vous vous voudrez. Mais ma décision est prise…

*****

Lisieux, décembre 1945. 
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La petite ville avait subi durement la Seconde Guerre mondiale. Nombreux étaient les bâtiments détruits, bombardés, en ruines.
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 Cependant, entre les murs d’un lycée vétuste, dont, par miracle, les aîtres tenaient encore debout, mal éclairé, dépourvu de chauffage et dont le personnel manquait cruellement, des élèves en retenue effectuaient leur étude du soir alors que six heures avaient sonné à la vieille horloge.
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 La salle était vaste, son plafond trop haut et la température basse vous transformait vite en glaçon. Pourtant, pas un seul des jeunes garçons ne se plaignait. Emmitouflés dans des manteaux et des écharpes, ils travaillaient, qui, traduisant un thème de latin, qui se penchant sur des exercices de grammaire allemande, qui révisant sa leçon de géographie. Un pion les surveillait, un jeune homme blond, assis derrière un vieux bureau de bois datant du siècle dernier, un individu plongé dans une anthologie de la poésie française qui, parfois, annotait l’ouvrage avec un léger sourire de satisfaction. Le surveillant était souvent sollicité par les lycéens qui lui demandaient si leurs déclinaisons étaient correctes, leur localisation précise, ou leurs équations justes. Toujours, le jeune homme répondait, corrigeant quelques erreurs, mais encourageant les apprentis étudiants d’un mot gentil.
- Ah oui… Je n’avais pas vu ce piège, disait un dénommé Gustave. Merci de me l’avoir signalé, m’sieur…
- Ce n’est rien. Mais retiens bien la règle de la déclinaison de l’ablatif.
- Oui… ce sera fait.
- Bien. Mais toi, je crains que tu ne sois pas un… matheux…
- Je déteste les logarithmes… Je n’y comprends fichtre rien, fit Simon en haussant les épaules.
- Veux-tu que je t’explique ?
- Pas la peine… Vous allez perdre votre temps.
- Mais non… Regarde les exposants…
Au bout de dix minutes, Simon, les yeux écarquillés, siffla entre ses dents :
- Ben, ça alors ! J’ai pigé le truc.
- Dans ce cas, prouve-le-moi. Voici un autre exercice. Fais ta démonstration au tableau…
Reniflant, ledit Simon, qui était enrhumé, s’approcha du tableau et commença à résoudre sa nouvelle équation. Il tenait le bout de craie dans ses mains protégées par de vieilles mitaines. Malgré le froid, il parvint au bout de son problème.
- Alors, c’est juste monsieur ?
- Oui. Tu vois quand tu veux…
- J’y crois pas… c’est monsieur Bertin qui va être content demain. Euh… J’voudrais pas être indiscret… mais quelles études avez-vous faites ?
- Des études scientifiques, Simon…
- Ouah ! La vache ! Où ?
- A Oxford… 
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- J’pensais qu’Oxford c’était pour des études littéraires…
- Pas que…
- Eh ben mon colon, j’parie que vous étiez un bon élève à mon âge…
- Si on veut, Simon…
- Merci, m’sieur Franz…
Oui, le jeune surveillant n’était autre que le duc von Hauerstadt qui, rescapé de la Guerre, officiait ici, à Lisieux en tant que pion. Il fallait bien faire bouillir la marmite et ce d’autant plus que Franz était désormais à la tête d’une petite famille. En effet, il avait épousé Elisabeth Granier et reconnu le fils de cette dernière, un beau bébé malgré la pénurie, qui répondait au nom de François. L’Allemand, protégé par Gaspard Fontane et un général américain, avait obtenu ce travail provisoire au lieu d’être enfermé dans un camp de prisonniers.

*****

1187, toujours cette belle matinée de fin avril.
Deux heures avaient passé. Alors que le soleil riait dans un ciel dépourvu de nuages, étonnant pour le lieu et la saison, Michaël affrontait avec un sang-froid digne d’éloges les cinq prétendants de damoiselle Aliette de Painlecourt.
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 L’agent temporel magnait le lourd estoc comme s’il avait fait cela toute sa vie. Le combat apparaissait inégal car les hobereaux gentilshommes, bien que secondés par leurs écuyers, ne faisaient pas le poids face à l’homme du futur. Pourtant, ici, l’Homo Spiritus mettait un point d’honneur à se battre comme un humain ordinaire.
Ainsi, l’envoyé temporel désarma un à un tous ses adversaires qui, d’un coup de garde, qui d’un ample moulinet du poignet, qui d’un coup plat de son épée, ou encore d’une parade tout à fait inattendue, assommant, tailladant les chairs racornies ou encore tendres, le cuir, la peau ou les joues. La science de l’escrime dont Michaël faisait preuve avait été acquise non par une programmation mais bel et bien par une expérience incomparable lors de ses multiples périples à travers le temps. Ainsi, notre agent alliait tout à la fois le jeu tout en force et puissance en vigueur au cœur du Moyen Âge avec l’art du duel florentin de la fin du XVIe siècle. Incompatible, nous direz-vous ? Que non pas avec Michaël Xidrù. 
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Les hobereaux et les écuyers inoffensifs et désarmés, l’homme du futur les ligota promptement avec des liens subitement apparus, puis, sautant sur son destrier, il se précipita au château de Soligny, entra en trombe dans le manoir, grimpa prestement les escaliers conduisant à la chambre d’Aliette, une pièce située toute en hauteur et lui jeta :
- Aliette, nous partons dès maintenant. Vite !
- Oh ! Le moment est enfin venu ! Quel bonheur ! S’exclama l’adolescente en frappant de joie dans ses mains. Nous nous rendons en Angleterre ?
- Non, nous allons beaucoup plus loin, ma douce. Par-delà la vaste mer océane.
- Euh… Michaël… Il n’y a rien là-bas…, s’effraya Aliette. Que le vide… Tout le monde sait cela, que la Terre est plate passées les colonnes d’Hercule… Si on arrive à la limite de l’océan, on tombe… 
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- Mais non, Aliette, tu verras. Cesse de dire des sottises et fais-moi confiance. Dépêche-toi. Nous passons par la fenêtre. J’entends en bas des gens qui accourent. Es-tu prête ?
- Oui… j’espérais ta venue… J’ai pris un peu de linge que j’ai rangé dans ce baluchon.
- Parfait. Agrippe-toi bien fort à mon cou et… hop ! Nous descendons.
Alors, avec une prodigieuse facilité, le jeune homme entama la difficile descente malgré Aliette et son paquet. Tandis que les serviteurs s’en venaient et constataient, dépités, que Michaël s’enfuyait avec la demoiselle, l’agent temporel atteignait déjà le sol et montait sur son cheval, plaçant sa compagne en croupe derrière lui.
- Surtout, ne me lâche pas…
- Non… J’ai l’habitude de monter ainsi… J’aime cela, tu sais…
Sous la double charge, le cheval ne rechigna pas et, lancé au galop, rejoignit un petit bois où là, Michaël fit halte.
- Pourquoi nous arrêtons-nous déjà ? Questionna la demoiselle.
- Descends. J’ai laissé ceci pour toi, dit le jeune homme en désignant un bien étrange et bien lourd vêtement.
- Mais enfin ? Cela ne ressemble à rien ! Faut-il vraiment que je mette cet habit ?
- Oui, il le faut vraiment, ma douce amie. C’est pour te protéger.
- Je ne vais pas me mettre toute nue devant toi… Cela ne se fait pas tant que nous ne sommes pas mariés.
- Tu n’as qu’à passer le scaphandre par-dessus ton bliaut. Tu feras avec… 
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- Un scaphandre, dis-tu ? Jamais entendu parler… à quoi cela sert-il donc ?
- A empêcher les radiations de te blesser…
- Mais toi ?
- Moi, je n’en ai pas besoin… plus vite, Aliette… allez, enfile-le ce scaphandre, c’est pour ton bien…
En grommelant, l’adolescente passa le lourd et encombrant vêtement, non sans maladresse. Cependant, elle fut aidée par Michaël dans cette tâche.
- Voilà qui est fait. Et maintenant ?
- Maintenant, tu fermes les yeux et tu me tiens serré comme cela… voilà… nous partons…
- Pour où ? Pour le pays magique ? Brocéliande ? Avalon ? 
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- En quelque sorte… Mais…Chut… ne dis plus un mot…
En une fraction de seconde, la demoiselle de Painlecourt eut l’impression de tomber dans le vide, comme si elle se jetait dans un gouffre alors qu’un vent venu de nulle part se levait subitement et sifflait à ses oreilles malgré la protection du scaphandre. Un froid intense la paralysa et lui coupa le souffle. Une nausée la saisit et Aliette eut peur. Pourtant, courageusement, elle ne se plaignit pas, restant muette. Désespérément, elle s’agrippait à son étrange compagnon, comprenant soudainement qu’elle avait sans doute affaire à un être prodigieux… un mage ? un ange ? une créature de lumière ? Car, malgré les recommandations de l’agent temporel, elle avait osé ouvrir les yeux. Mais aveuglée par une surprenante lumière bleutée virant sur le lilas, elle les avait refermés presque aussitôt. La lueur féérique semblait l’envelopper seule alors que, pourtant, elle sentait toujours Michaël contre son corps.
Toute tremblante, l’adolescente frémit et une larme coula sur sa joue.
- Ne crains rien, ma mie, fit une voix rassurante… je t’aime et jamais je ne te nuirai… Jamais, innocente Aliette…
- Qui… es-tu ?
- Disons… ton ange gardien…
Rouvrant ses paupières, elle observa attentivement la lumière onduler, s’étirer, se contracter, se répandre à travers l’éther… bien que sa main fût enveloppée d’un gant épais, Aliette osa toucher cette lumière… Chaude, vibrante, rassurante…
- Tu es un être de lumière, n’est-ce pas ?
- Oui…
- Pourquoi m’as-tu choisie ?
- Parce que je t’aimais… je ne voulais pas que tu connusses ce que le destin te réservait, ma mie, mon soleil… une vie bien laide et bien courte, crois-moi.
- Michaël est ton véritable nom ?
- Bien sûr. Michaël Xidrù…
- Es-tu un archange ? 
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- Euh… Non… Une créature de lumière, venue du futur, c’est tout.
- Je ne comprends pas…
- Mais tu vas bientôt recevoir toutes les explications nécessaires, mon amour. Au fait, tu ne t’es pas rendue compte que nous ne nous exprimions plus par la parole mais par la pensée… Nous arrivons… attention à l’atterrissage, c’est l’instant le plus délicat.
Effectivement, Aliette sentit tout à coup un sol bien tangible sous ses talons. Son vertige disparut et ce fut pour elle une bénédiction.
L’étrange couple se matérialisa soudainement à Los Angeles, le matin du 21 juillet 1993, dans la kitchenette de Stephen Möll alors que le professeur prenait son petit-déjeuner fait de corn-flakes, de jus d’orange, de beurre de cacahuète, et de café noir. Ah ! Nous oubliions les incontournables œufs au bacon ! 
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Le regard que jeta Aliette sur tout ce qui l’entourait était empreint à la fois d’une grande curiosité et d’effroi. Elle ne reconnaissait aucun objet qu’elle avait sous les yeux, hormis peut-être la table sur laquelle reposaient des aliments inconnus… sauf les œufs cuits, et encore…
Lorsque Michaël et Aliette surgirent comme cela, tout de go, Stephen sursauta violemment et faillit s’étouffer, avalant de travers son bacon. Le chercheur identifia aussitôt l’agent temporel, vêtu à la manière d’un chevalier, mais pas la jeune damoiselle enveloppée d’un scaphandre digne d’une expédition martienne. Suffocant, il se servit une tasse de café noir afin de faire passer la bouchée.
Puis, lorsque l’absurde et grotesque silhouette retira le casque de son scaphandre, sur un ordre mental de son compagnon, le professeur ne put s’empêcher de s’exclamer avec acidité :
- Devil ! D’où sort donc cette poupée mal fagotée ? Ce laideron ?

*****

Mais qu’en était-il de nos personnages laissés en 1925 ?
Durant cette année, Otto von Möll s’était partagé entre son travail et sa nouvelle voiture de sport, la fameuse et onéreuse Mercedes rouge. Johanna, quant à elle, avait malheureusement adhéré au NSDAP au courant du mois de septembre.
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 Toutefois, son mari David avait refusé de faire de même, décevant terriblement la jeune femme. Il préférait, argumentait-il, rester libre de ses opinions et conserver son indépendance politique. Ainsi, il ne serait jamais encarté et menacé. Quant à Magda, la veuve de Wilhelm, elle vieillissait tout doucement auprès de sa fille chérie et de son beau-fils.

*****