vendredi 5 juillet 2013

Le Nouvel Envol de l'Aigle 3e partie : Nouvelle Révolution française chapitre 26 3e partie.



L’hôtel particulier des Frontignac, isolé à son tour par un champ anentropique de contention mis en place par Dan El afin d’éviter une intervention violente et intempestive d’Irina Maïakovska, accueillait ce matin-là un jeune homme revêche, hautain et fier, persuadé de sa destinée royale ou impériale. Il toisait les adultes qui l’entouraient, méprisait la domesticité, répondait abruptement lorsqu’on lui adressait la parole et exigeait qu’on lui rendît les honneurs comme à un souverain régnant. Bref, ils se montrait tout à fait invivable. 
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Aure-Elise avait tenté une approche tout en douceur mais elle avait été rabrouée fort incivilement. À son tour, Louise s’était dévouée. Remballée vertement, elle avait haussé les épaules et conclu:
- Je perds mon temps avec ce freluquet!
Violetta, qui se disait que son âge serait un atout, s’était empressée de prendre la relève. Rien à faire!
- Dis, Nap… pour qui te prends-tu là? Pour le fils d’Alexandre le Grand lui-même ou quoi? Lança l’adolescente excédée après trente minutes. Excuse-moi mais je ne vois aucune cuiller en or dans ta bouche! Que je sache, tu n’as non plus aucune ascendance divine! Comme moi, tu manges, tu bois, tu dors, tu évacues tes déchets. En résumé, tu es humain. Alors, n’en ramène pas ! 
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- Mademoiselle, vous faites preuve d’une grossièreté scandaleuse envers ma personne.
- Oh! Mais toi? Tu ne m’insultes pas peut-être dans ton idiome corse?
- Je constate seulement et avec amertume que je suis prisonnier.
- Quoi? Mais pas du tout! Tu restes ici pour ta sécurité. Tu sais, mon père a pris des risques importants pour te tirer des griffes du comte di Fabbrini.
- Le comte, ce saint et vénéré grand homme, est un autre père pour moi. Il m’a révélé que je suis le véritable et légitime souverain du royaume de France.
- Mais di Fabbrini est un menteur de première. Il a fabriqué toutes les preuves nécessaires pour te faire croire à cette chimère.
- L’arbre généalogique présenté au duc d’Orléans montre bien, cependant, que je remonte, par mes ancêtres, à Pharamond et Mérovée. 
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- Arrête! Des faux, te dis-je, tous ces papiers qu’on t’a mis sous tes yeux crédules. Contente-toi donc d’être simplement Napoléon Bonaparte, le deuxième fils de Charles Bonaparte. 
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- Si je veux présentement sortir de cet hôtel particulier, le puis-je? En toute liberté?
- Que tentes-tu là? N’essaie pas de m’intimider. Je sais me battre…
Malgré sa petite taille, le jeune Napoléon ne craignit pas de bousculer fort peu galamment Violetta. Il se jeta sur elle dans l’intention évidente de l’assommer puis de lui voler la clé de sa chambre. Ensuite, hé bien, il aviserait.
Mais l’adolescente para le coup avec une maîtrise inattendue. Ce fut elle qui maintint immobilisé Bonaparte, ceci dit assez durement, allant jusqu’à lui tordre le bras derrière le dos, sans ménagement aucun.
- Alors, Nap, tu as compris ou pas? Fit Violetta narquoise. J’ai été enseigne dans la flotte. Autrefois, j’ai remporté des tournois et des compétitions de boxe française, de  judo et j’en passe.
- Lâchez-moi. Vous me faites mal. Quelle poigne pour une demoiselle!
- Quel douillet! Je vais cesser ma prise mais après t’avoir solidement ligoté.
- Voyez comme malgré vos bonnes paroles je suis bel et bien prisonnier dans cet hôtel! Songez-vous, vous et les vôtres à demander une rançon?
-  Pour quoi faire? De toute manière, ton paternel ne pourrait la payer. Je le répète: mon père et son équipe t’ont momentanément mis à l’abri. Ta vie, pour l’heure, est réellement en danger.
- L’usurpateur et sa police secrète.
- L’usurpateur, ce bonasse de Louis XVI?
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 Je ris tellement que je peine à respirer! L’usurpateur, mais c’est toi, figure-toi! Le comte a lavé ton cerveau d’une manière très efficace.
- Lavé mon cerveau? Je ne saisis pas…
- Et pour cause! Enfin! Espérons que tu reviendras bientôt à plus de raison. Avec quoi puis-je t’attacher? Ah! Donne-moi ta ceinture!
- Mademoiselle…
- Ne te montre pas si outré. J’ai dit: donne-moi ta ceinture. Rassure-toi. Je n’ai aucune envie de porter atteinte à ta pudeur et à ta vertu. Je ne suis pas une gourgandine.
Avec réticence, Bonaparte tendit la ceinture de sa culotte d’élève officier à Violetta. Rapidement, la jeune fille s’en saisit et avec l’objet, emprisonna les deux bras du futur empereur. Ensuite, elle noua ce qui restait de la longueur à un montant du lit.
À peine eut-elle achevé que la porte de la chambre s’ouvrit. Daniel-Lin se tenait debout sur le seuil de la pièce, son œil bleu gris sévère et amusé à la fois.
- Euh… papa… il m’a attaquée. Il voulait s’enfuit. Je n’ai pas eu le choix, je t’assure.
- Je sais Violetta. Tu n’as pas à te justifier. Tu as agi au mieux. Je n’interviens que maintenant car j’étais occupé.
- Merci, papa.
- Descends rejoindre Louise. Elle a de nouvelles instructions à te donner.
- D’ac. Tu vas le ramener à Brienne?
- Pas tout de suite, pas sans avoir réglé au préalable le problème Maïakovska.
Dans un ample mouvement de jupe, l’adolescente sortit, le menton dressé. Daniel Lin l’avait complimentée et cela lui suffisait.
- Monsieur de Bonaparte, reprit le commandant Wu une fois la porte close, nous allons avoir une discussion franche et utile.
- D’égal à égal? Alors que je suis attaché, que je n’ai que treize ans et que vous êtes un homme fait, jouissant de sa pleine liberté? D’abord, vous ne m’avez pas été présenté et j’ignore votre identité.
- Daniel Lin Wu Grimaud, monsieur. Je vous détache. Vous avez vu comment ma fille a eu le dessus dans la lutte de tantôt? Pour votre bien, ne tentez rien. Ne criez pas non plus. Dans cet hôtel, je vous garantis que personne ne veut attenter à votre vie, moi, moins que quiconque, bien au contraire! Y compris Benjamin Sitruk. Je l’ai convaincu que vous étiez un mal nécessaire, une victime tout autant que lui. Là… c’est mieux ainsi, n’est-ce pas? Asseyez-vous.
- Soit, monsieur Grimaud. Vos paroles sont obscures mais je reconnais que vous avez des manières de grand seigneur. Non de croquant ou de vilain!
- Laissez cela , jeune homme. À mes yeux, une vie humaine en vaut une autre. J’ai des égards pour chacune d’entre elles. Ainsi Galeazzo di Fabbrini est parvenu à vous faire accroire que vous descendiez des Mérovingiens. 
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Examinons de plus près cette hypothèse. Avec objectivité, bien sûr. Vos ancêtres sont corses et l’île a été longtemps la propriété de Gênes. Mais remontons le fil de l’histoire…
D’une voix calme et pondérée, Daniel Lin entama sa démonstration, n’usant absolument pas de ses dons de Ying Lung. Les minutes passèrent et Bonaparte, fasciné par l’érudition de son vis-à-vis, n’émit aucune objection durant la leçon.
Enfin, ayant terminé, le plus âgé écouta les questions du futur empereur.
- Selon votre discours, monsieur, une réfutation point par point des preuves du comte di Fabbrini, il apparaît que je n’ai aucunement droit à m’asseoir sur le trône de France.
- En effet. Du moins, si vous mettez en avant la légitimité de droit divin. Par contre, si vous changez d’approche, si vous voulez vous reposer sur l’idée d’un contrat social établi entre la nation, le peuple qui la compose et un gouvernement, alors, pourquoi pas? Essayez. Il suffit pour cela que vous correspondiez aux aspirations et aux attentes de la nation souveraine. Cependant, si vous vous rendez à cette option, il vous faudra lui rendre des comptes régulièrement. Attention à ne pas décevoir le peuple! Le réveil pourrait être terrible.
- Monsieur Grimaud, dites-moi… vous êtes un utopiste, un rousseauiste de la plus belle eau!
- Jeune homme, je ne suis pas dupe de votre ton condescendant. Dans votre remarque, il y a à la fois de l’ironie et du mépris. Vous avez tort. Ailleurs, vous admiriez le philosophe. Bien qu’une fois adulte, vous tordriez le cou à ses principes.
- Monsieur, pour moi, le bon gouvernement est celui qui s’appuie sur l’autorité légitime, le principe dynastique. Pourquoi cette légitimité émanerait-elle du peuple? La démocratie? Quelle idée saugrenue! Même à Athènes, les dieux avaient leur part dans le gouvernement des hommes. D’ailleurs, voyez où cela a amené les Athéniens, la démocratie. Sparte a d’abord pris le dessus, puis ce furent les Macédoniens, Philippe et Alexandre le Grand. Donnez le pouvoir directement au peuple et vous verrez très vite ce qu’il en résultera. Le désordre le plus grand, le pays à feu et à sang, les factions renaissantes toujours et encore, l’anarchie généralisée. À la populace vile et ignorante, il lui faut un maître, un vrai.
- Et ce maître, naturellement, c’est vous, dans quinze ans…
- Oui, monsieur Grimaud, c’est moi mais pas dans quinze ans, tout de suite!
- Peste! Ce me semble, vous oubliez quelques minuscules détails. Votre âge, la défaite définitive de di Fabbrini, Chartres aux mains de votre pire ennemi, son père, le duc d’Orléans, et, enfin, Sa Majesté elle-même, Louis XVI, sacré à Reims, oint par le Saint Chrême.
- Peuh! La royauté de ce benêt est sapée à la base par les écrits stipendiés de plumitifs appartenant à Philippe le Gros. Il suffira d’un bon scandale bien gras, bien sale, bien retentissant pour faire vaciller la monarchie actuelle.
- Pas mal raisonné Napoléon Bonaparte! Cependant, si cela devait advenir, ce n’est pas à vous que ce scandale profiterait, mais aux Orléans. Ils se poseraient en recours.
- Les Orléans, j’en fais mon affaire!
- Je pense qu’il est inutile d’insister davantage de ma part pour vous faire changer d’avis.
- Ah! C’est donc vous qui renoncez. Êtes-vous convaincu?
- Convaincu? S’exclama Daniel Lin d’un ton sarcastique. Oh oui! Convaincu surtout de votre naïveté, de votre sotte fatuité, mais aussi de votre précoce et dangereuse intelligence. Vous ne me laissez guère le choix.
- Quoi, monsieur Grimaud? Vous songeriez à m’abattre froidement, ici, dans cette pièce, comme un chien enragé?
- Jeune Bonaparte, si j’étais encore celui qui, autrefois, cédait à ses pulsions, à sa rage, oui, je vous écraserais telle une vipère venimeuse, un aspic! Mais j’ai évolué. Si ce monde croit avoir besoin de votre personne, qu’il s’en accommode! Après tout, je n’ai rien à voir avec les habitants de cette chronoligne! Baste! Devenez le nouvel Alexandre, le César du XIXe siècle, l’Hammourabi des temps modernes si cela vous chante! 
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Mais, lorsque l’heure sera venue, vous devrez rendre des comptes. À moins qu’en amont, ce qui se trame annule votre destin. L’homme propose, Dieu dispose, dit un proverbe. À mes oreilles, il sonne juste.
- Qu’entendez-vous par là? Vos paroles frisent la menace.
- Napoléon Bonaparte, vous vivrez, vous régnerez, vous fondrez une nouvelle dynastie qui s’enracinera dans le sol de France, vous mourrez aussi, haï et vénéré à la fois, craint et chéri. Les générations futures vous appelleront Napoléon le Grand. Vous oublierez m’avoir connu et parlé, votre captivité dans les caves de Galeazzo di Fabbrini vous apparaîtra comme un songe qui restera enfoui de longues années dans les tréfonds de votre mémoire. J’ai dit et cela sera.
L’élève officier croisa alors une ultime fois le regard lumineux et sidérant de son hôte, puis, il s’affaissa sur oreiller et s’endormit d’un seul coup, sans transition. Il allait rester dans cet état cataleptique jusqu’à son retour à l’école militaire.
Après s’être assuré que le futur empereur se portait parfaitement bien, qu’il n’avait pas forcé  la dose, le commandant Wu quitta la pièce dont il referma soigneusement la porte. Dans le couloir, Craddock l’attendait.
- Vous avez entendu, constata Daniel Lin simplement.
- Vous savez, commandant, je ne voulais pas me montrer indiscret. La fin seulement…
- Parce que j’ai usé de la voix des Yings Lungs… l’Histoire se déroulera donc…
- Pardonnez-moi, mais vous paraissez contrarié.
- Plus qu’un peu, capitaine. Vous ne soupçonnez pas les efforts que je fournis présentement pour conserver mon équanimité.
- Vous pouviez changer l’Histoire de cette chronoligne. Vous le pouvez toujours.
- Certes, Symphorien. Un jeu d’enfant pour moi… je souffle dessus et hop! Plus de Napoléonides! En fait, plus rien à vrai dire. Je me refuse à tomber dans ce piège tendu par mon orgueil. Tout cela est bien fini. Je ne désobéis plus.
- Vous ne désobéissez plus… à qui? Aux autres Yings Lungs?
- A mon père, l’Observateur, mon seul guide et conseiller. Si je ne l’écoutais pas, ce serait une fois de trop. Je ne m’en relèverais pas et l’humanité non plus. Seul cela importe.
- Merci Dan El.
- Daniel Lin, Craddock. Je dois plutôt vous remercier vous. Vous m’acceptez tel que je suis, pas très sûr de moi, parfois, si imparfait et pétri d’orgueil. Un orgueil démesuré qui se rappelle sans cesse à moi, qui me taraude et me pousse à la faute irréparable. Symphorien, j’envie vos qualités. Votre cœur naturellement généreux, votre dévouement à une cause juste à vos yeux…
- Oh! Si vous poursuivez vos compliments que je juge immérités, je vais vous supplier de me métamorphoser en souris. Ne culpabilisez plus ainsi.
- Je ne culpabilise pas mon ami, j’établis un constat objectif et sincère, c’est tout. Ah! Vraiment! Quelle situation comique! J’ai endormi ce jeune aigle pour ne plus avoir à subir ses propos stupides, ses récriminations, ses exigences et ses prétentions. Or, il y a peu, je lui ressemblais, un oison fou et enivré par le pouvoir dont il se découvrait doté. Créer à ma semblance… imaginez quelle ambroisie c’était! Aujourd’hui, je paie fort cher le retour de bâton.
- Expérimentateur? Puis-je me permettre? Vous n’êtes en rien responsable de cette chronoligne mal foutue, irais-je jusqu’à dire dingue? Elle a déraillé en dehors de votre volonté. Donc, vous ne nous devez rien à nous qui y vivons.
- Symphorien, je ne suis pas d’accord. Votre grandeur d’âme aurait dû vous mettre à ma place. Quelle mauvaise distribution des rôles!
- Encore cette tendance à vous fustiger! Décidément…
- Je suis ainsi… mon jeune âge, sans doute… le dernier des Yings Lungs… à la suite de mes expériences, de mes diverses aventures, je me suis pris d’amour pour vous, pour tous vos frères humains, et je ne puis que tout partager avec vous Craddock, Tellier, de la Renardière, Sitruk, Brelan, Violetta…
- Et Gwenaëlle…
- Oui, Gwenaëlle, précisément.
- Vous soupirez en murmurant son nom. C’est là un sentiment bien humain, Daniel Lin.
- Je l’aime d’un amour indestructible. En cet instant, elle me manque énormément. Voyez, elle me ressource. Bien sûr, je communique régulièrement avec elle. Elle me raconte tout ce qui se passe là-bas, dans la cité. Les gazouillis de Bart, les frasques de Kiku U Tu, les premiers pas dans le commandement d’Albriss. Mais ce n’est pas pareil que si j’y étais. Tenez, Symphorien puisque vous acceptez d’être mon ami, soyez mon confident jusqu’au bout…
- Gardien!
- Pas ce titre, ici, jamais! Gwenaëlle n’appartient ni à mes essais, ni à ma Simulation. Elle est le fruit du plan de mon père. Afin de me stabiliser, de m’assagir. Tous les Miens croient que j’ignore ce fait, que je suis dupe. Je joue les candides mais, en réalité, je les bénis pour m’avoir permis d’avoir à mes côtés Gwenaëlle.
- Daniel Lin, je ne vais plus oser regarder en face André Fermat.
- Sauf si je rends cette information inaccessible dans votre esprit. Hum… Voilà qui est fait. Craddock, personne ne détectera rien. Vous êtes comme avant. Vous ne pourrez aborder le sujet qu’avec moi.
- Puis-je aller me rincer le gosier avec Marteau-pilon? En voilà un douillet! Il a besoin de consolation et de réconfort. J’aimerais lui tenir compagnie.
- Capitaine, vous n’avez pas à vous saouler! Il vous faut raison garder. Tantôt, nous partons pour Versailles.
- Le message attendu et redouté est donc bien arrivé. Déjà!
- L’ultimatum a été envoyé il y a une heure.
- Comment?
- Le Soleil s’est mis à danser dans le ciel. Ses mouvements écrivaient un texte des plus explicites. Ce soir à 23 heures, dans le parc du château de Versailles. Bonaparte contre Chartres. Sinon… hop! Plus de palais, plus de Versailles ni de Paris, mais aussi plus d’humains sur 1000 kilomètres carrés. Or, je dois procéder personnellement à cet échange.
- Bigre! Elle n’en fait pas un peu trop, là, la Maïakovska?
- Irina est morte Craddock. Quand? J’en ignore l’heure exacte. La femme qui porte désormais ce nom n’est plus qu’une coque vide, une cire modelée. Fu la guide et la commande. Il se sert de sa coquille pour en finir avec moi.
- Bien sûr, il se goure.
- Oui, Symphorien. Descendons à l’office. Nous allons réviser le plan mis au point par le vice amiral.
- A vos ordres, commandant!
- Mon ami, j’apprécie votre enthousiasme.
Avec une émotion sincère, le Vieux Loup de l’Espace s’approcha de Daniel Lin et lui donna une fraternelle accolade. Sur ses joues ravinées, des larmes de reconnaissance coulaient.
- Décidément, capitaine, Violetta a raison, lança Dan El avec ironie. Celle-ci dissimulait un sentiment plus profond, un amour quasi filial pour Symphorien. Vous devriez vous raser plus souvent. Vous piquez.
Soulagé, Craddock éclata de rire. Non! Il n’avait plus soixante-neuf ans. Il se sentait jeune, en pleine possession de ses moyens, empli d’espérance. L’avenir lui souriait. Tant pis pour son passé si peu glorieux, si peu reluisant! Sa destinée était bel et bien auprès de ce sacré bon sang de saperlipopette de gamin extraordinaire, ce prodige de Dan El!
Quelques minutes plus tard, alors que le commandant Wu avait récapitulé tous les détails des prochaines actions futures à son équipe, comme Alban allait se retirer, il fit, à l’adresse du jeune comte:
- Non, Kermor, restez. J’ai à vous parler seul à seul.
Les autres membres du groupe comprirent et s’écartèrent, se trouvant soudain tous une occupation fort prenante. Baissant la tête, Alban attendit. Il savait qu’il devait opter pour un profil bas. À cause de lui, le commandant avait été en mauvaise posture. Cependant, jusqu’à aujourd’hui, il lui avait semblé que Daniel Lin ne lui en tenait pas rigueur.
- Vous allez nous accompagner dans l’expédition de Versailles. Vous connaissez votre rôle.
- Oui, commandant, j’ai retenu la leçon. Déjà, j’ai prouvé que je pouvais m’en tenir à vos ordres dans la délivrance de ce Buonaparte.
- Certes. Mais là, le combat s’annonce plus rude.
- J’en ai conscience, monsieur. Je sais ce que je vous dois. Un Kermor ne manque jamais à sa parole. Je vous jure que je mourrais plutôt les armes à la main pour vous que perdre l’honneur en vous décevant une fois encore!
- Il n’est pas question de mourir mais de vivre Alban. Ainsi, pas d’intempestives initiatives! Comptez que, de mon côté, je ferai tout pour vous préserver. Toutefois, vos talents d’escrimeur me seront des plus utiles. Mais pas de panache. De l’efficacité, de la mesure, de la science et de la sérénité. Je ne vous cache pas que vous serez en danger, oh! Un bref instant, pas davantage! Mais vous vous en tirerez sans dommage si vous m’accordez une confiance totale.
- Je saisis. Vous ne pouvez être partout à la fois. Je ne dois donc ni vous entraver ni détourner votre attention à la seconde cruciale.
- Fort bien. Vous me voyez soulagé par votre attitude.
- Merci monsieur de m’octroyer une seconde chance. Heureusement que vous vous êtes interposé face à la colère de l’amiral Fermat. Sans vous, j’aurais été renvoyé à mon point de départ.
- Plus loin et pis, Alban. Dans les limbes. Mais je comprends la raison de vos velléités. Il y a peu de temps encore, j’étais tout comme vous… nous sommes plus proche que vous ne le croyez. Lorsque toute cette histoire sera finie, en hôte permanent de Shangri-La, vous accéderez au sommet de votre désir le plus secret.
- Que signifient ces paroles commandant?
- Hé bien, vous serez autorisé à rencontrer votre souverain, Charles X, mon ami. Vous aurez assez mûri pour que je vous autorise à vous rendre dans la chronoligne 1721. À vrai dire, ce sera même là votre cadeau de noces. Mais je me tais. Vos yeux effarés me rappellent à l’instant présent. Vous n’aimez point me voir endosser la fonction d’augure, d’oracle de Delphes.
- Monsieur Wu, vous me plongez dans la plus grande perplexité. Il y a longtemps que j’ai compris que vous n’étiez pas un simple mortel, un humain ordinaire. Je préfère ne pas me creuser la cervelle selon l’expression favorite de votre fille Violetta. Je préfère rester dans l’ignorance.
- Voilà qui me démontre votre récente maturité. Toutefois, je vous envie, Alban. J’envie votre innocence, votre honnêteté, votre fougosité, votre noblesse également. Qualités dont je n’étais point pourvu à l’origine.
- Vous le dites d’un air sérieux et convaincu mais je ne vous crois pas monsieur! Pas du tout!
- En tant que Préservateur, Superviseur, rôles que j’assume volontiers, nous en resterons donc là. Sachez que je conserve l’ambition de devenir votre ami.
- Vous avez déjà ma fidélité, mon dévouement et ma reconnaissance, monsieur Wu.
- Oui, mais plus tard, Alban, j’aurai aussi votre amitié.
Daniel Lin se leva , ses yeux humides et brillants à la fois. Il avait vu précisément l’avenir du comte de Kermor. Alban deviendrait son gendre en épousant Maria. Puis, il explorerait des contrées lointaines aussi bien dans les passés les plus improbables que dans les futurs les plus étranges de la Galaxie.
Mais pour l’heure, le jeune comte accepta simplement de serrer la main de l’ex-daryl androïde. Ce geste raffermit Dan El dans sa résolution. Il était prêt à affronter Irina et à l’envoyer ad patres
 
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 Quelque part dans le bassin conventionnel du Congo, le soir du 24 novembre 1888. Les coordonnées géographiques restent volontairement imprécises, les auteurs devant respecter les cartes et les connaissances de l’époque. 
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Devant la case du chef du village, un feu brûlait, éclairant la scène d’invocation des esprits de la forêt, lui conférant un aspect fantasmatique du plus bel effet. La pluie avait cessé depuis peu et, autour du brasier aux flammes dansantes, les joueurs de tam-tam accéléraient leur rythme permettant ainsi au sorcier d’atteindre la transe. Celui-ci, maigre et élancé, les traits dissimulés derrière un masque simiesque, se contorsionnait tout en agitant un étrange bâton tordu surmonté d’un pommeau sculpté à l’image de la divinité monstrueuse invoquée, proférait des cris inarticulés, rugissait, se roulait sur le sol spongieux, se relevait tout maculé de boue, se secouait, tremblait, tapait des pieds, sautait par-dessus le feu, hurlait par à-coups, bref, se donnait entièrement en spectacle, sortant le grand jeu afin de satisfaire les deux hommes blancs crédules qui avaient commandé cette mascarade. 
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Près du chef, un géant au ventre rebondi et au corps luisant, avachi sur son trône - les poncifs nombreux sont tous volontaires et totalement assumés - étaient assis un certain Hubert de Mirecourt qui avait le grade de commandant dans l’armée française, identifiable à son uniforme voyant rouge et bleu, plus si rutilant qu’autrefois, et un dénommé Boulanger qui venait de démissionner de son poste. La politique étrangère conduite par le régime républicain le décevait profondément. Désormais, Barbenzingue rêvait de se bâtir un Empire à sa mesure. Dans ce projet un peu fou, il avait reçu le soutien de de Mirecourt ainsi que de quelques bataillons d’Afrique. De même, en France des personnages de la noblesse le finançaient dont une certaine poétesse à l’esprit quelque peu dérangé.  
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Mais pour garantir le succès de son entreprise, de son complot contre son pays mais aussi contre l’Allemagne, il fallait amadouer les autochtones et les divinités protectrices du coin.
- Kikomba! Hurlait le sorcier. Kikomba! 
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Ce faisant la bave que personne ne pouvait voir coulait de sa bouche tordue.
- Réveille-toi, Kikomba, insistait le démiurge, esprit gardien de la forêt sacrée! Entends les cris de ton serviteur. Entends ton peuple qui t’appelle. Goûte à l’offrande de la nuit, cette panthère que les Kikombas-Kongos ont capturée et sacrifiée en ton honneur! Kikomba! Kikomba! Quant à toi, Kakundakari, toi qui sauvas les Kakundas-Kongos lorsque la lune fut avalée par le Rampant affamé maléfique du temps où les pères des pères de nos pères apprenaient à se tenir debout, oui, toi Kakundakari, viens aussi! Viens à nous. Chasse ceux qui commandent au feu du ciel! Cueille les enfants du Pâle et lance-les par-dessus les eaux du Kongo qui nourrit et abreuve les Kikombas-Kongos depuis toujours! 
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Boulanger ne comprenait goutte aux éructations du sorcier. Hochant la tête, il se gratta la barbe puis marmonna à l’oreille de Hubert.
- Toutes ces mômeries m’agacent. Vous m’assurez que ces « singes » se sont rangés à nos côtés, qu’ils vont nous aider…
- Oui, général, tout à fait. Ces créatures existent, n’en doutez pas. Lorsqu’on les appelle ainsi, elles émergent de la forêt et, dociles, servent les Kikombas-Kongos.
- Pouvez-vous décrire ces bêtes? À quoi ressemblent-elles?
- Hum, à en croire tous les villageois, les guerriers aussi bien que les chasseurs, ces créatures ressemblent à des gorilles de quatre à cinq mètres de haut. Leurs mâchoires s’ornent de dents pareilles à des défenses d’éléphant. Le sommet de leur crâne serait surmonté d’une sorte de corne de rhinocéros.
- Ne me dites pas que vous avalez cette description fantaisiste!
- J’aurais plutôt tendance à y prêter foi cependant. En fait, j’ai déjà bourlingué dans la région il y a dix ans, répliqua fièrement le commandant en tirant sur ses moustaches. J’ai aperçu et croisé des créatures autrement plus fantastiques et improbables que ces grands singes. Des dragons rampants, des serpents de dix mètres, des fourmis aussi grosses et aussi larges que des rats, aussi carnivores que des hyènes ou des lycaons. Alors, je suis prêt à tout gober.
- Admettons. Mais ce groupe d’explorateurs? Peut-il vraiment nous faire obstacle?
- Général, permettez-moi de vous rappeler que pour notre entreprise soit un succès il ne faut aucun témoin gênant!
- Dans ce cas… toutefois, une quinzaine à peine d’Occidentaux ne peuvent nous nuire à ce point. De plus, dans ce groupe, j’ai compté deux fillettes. Une Violetta et une Deanna.
- Je ne sais si cette Deanna est réellement une enfant…
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 Elle m’a l’air très au fait des besoins d’un homme… Mais je ne veux pas m’appesantir…
- Qu’est-ce à dire, Hubert?
- Hé bien, elle aurait tenté de me séduire qu’elle ne s’y serait pas prise autrement… mais enfin, je ne me suis pas laissé prendre par ses agaceries.
- Tant mieux! Vous me rassurez.
- Je suis entièrement dévoué à votre projet, général.
- A mon avis, dans ce lieu inhospitalier, tout le groupe sera trop occupé à essayer de survivre.
- Deux enfants ou supposées telles, mais aussi quelques adultes qui n’ont pas froid aux yeux.
- Rappelez-moi leurs noms.
- Tout d’abord, un certain Symphorien Nestorius Craddock. À n’en pas douter, un vieil aventurier qui a dû rouler sa bosse sur les sept mers et tous les océans connus. Puis Gaston de la Renardière. Lui ne craint ni Dieu ni diable. Ensuite, un dénommé Sitruk qui sait manier le fusil avec une maestria renversante.
- Sitruk… un nom à consonance juive là.
- Méfiez-vous de ce soldat. Sous ses habits civils, j’y détecte un militaire de carrière. Cependant, j’ignore dans quelle armée il peut bien servir.
- Poursuivez votre récapitulation Hubert.
- Avec plaisir mon général. Il y a dans le groupe un certain Marcel Dalio, une sorte de comprador… 
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- Un métèque doublé d’un rastaquouère…
- Sans doute… Julien Carette.
- Pas dangereux pour deux sous. Le cuistot de la bande.
- Je continue… Jean Gabin, je ne sais encore à quoi il peut être utile dans cette équipe mais enfin il m’a paru être décidé à en découdre.
- Je ne pense pas qu’il soit aussi expérimenté que ce Sitruk ou encore ce de la Renardière…
- Tout à fait d’accord avec vous, général. Il nous reste Saturnin de Beauséjour…
- Peuh! Un vieillard chauve, bedonnant et ridicule. Avez-vous vu comment il porte la tenue d’explorateur? C’est à mourir de rire!
- Ensuite, il y a, si je ne me trompe, ce mystérieux Levantin, un nom inhabituel, Spénéloss…
- Assurément un ancien trafiquant d’esclaves.
- Le bonhomme sait se battre! De plus, ce qui ne gâche rien, c’est un lettré et un fameux polyglotte. J’ai discuté avec lui pour savoir ce qu’il avait dans le ventre. Il pratique à la perfection tous les dialectes de la région comme s’il y était né. Un formidable atout, soyez-en persuadé pour le chef de cette troupe.
- Justement, le chef, parlons-en…
- Un peu de patience, général. Il ne faut pas oublier la belle Italienne, Lorenza di Fabbrini. Je me demande si elle n’est pas apparentée à un certain Galeazzo qui, en son temps, a défrayé la chronique…
- Cher Hubert, vos yeux se font rêveurs…
- Aucune chance d’avoir une aventure avec elle. Elle est en couple avec le Juif.
- Désespérant!
- Exactement. Enfin, Daniel Grimaud, celui à qui tous obéissent sans discuter, y compris ce vieux Craddock et le Juif, Sitruk. Ce civil, hé bien, je ne le sens pas!
- Expliquez-vous, commandant.
- Nous sommes d’accord. Le vieux, ce mendiant dépenaillé, il sait se défendre. Cependant, les Kikombas en viendront à bout en deux coups de cuiller à pot. De même pour de la Renardière, le Juif et le Levantin. Je n’évoque pas les autres adultes. Ils ne comptent pas. Mais celui-là, ce type aux yeux bleu gris à qui rien n’échappe, il me fait peur!
- Comment est-ce possible?
- Je le sens capable de tout. De tous les prodiges… tenez. Souvenez-vous… l’autre soir… Avez-vous remarqué?
- C’était un peu après le souper… un python s’était glissé dans la case des réserves de vivres.
- Précisément. Les guerriers ont couru prêts à tuer la bête d’une belle taille reconnaissez-le.
- Hum… près de sept mètres non?
- A peu près. Alors, ce Daniel s’est levé prestement et il est entré dans la réserve, sur les talons des guerriers. Or, il n’avait aucune arme sur lui. Les chasseurs sont ressortis de la case en courant suivis quelques secondes plus tard par le Français.
- Le python dormait paisiblement dans ses bras… il est rudement costaud ce Daniel pour porter un tel serpent sans transpirer.
- Le plus surprenant c’est que le serpent n’avait rien avalé, absolument rien!
- Moi, un peu plus tard, lorsque tout le monde dormait, je me suis glissé dans la case afin de m’assurer que tout allait bien.
- Je parie que rien ne manquait et que toutes les réserves étaient intactes.
- Vous dites juste, Hubert.
- Intrigué par ce qui était advenu ce soir-là, reprit le commandant, le matin, j’ai demandé au chef ce qu’il était advenu du serpent.
- Alors?
- Ce Nègre a paru piquer un fard! Il m’a expliqué qu’il avait voulu tuer le python pour le rôtir.
- Ensuite?
- L’animal représentait une quantité conséquente de viande fraîche. Une aubaine pour la tribu.
- J’en suis conscient. Mais allez au but!
- Or, le dénommé Grimaud connaissait les intentions de ce poussah! Il s’y est opposé vivement. Le chef a fin par lui obéir, tout tremblant. Comme s’il avait cagué dans son froc.
- Sauf que, bien sûr, il ne porte pas de pantalon.
- Tout juste. Mais le Kongo a reconnu benoîtement avoir eu la peur de sa vie! Il a marmonné un nom… une fonction, je crois… Préservateur. Puis il a enchaîné par une autre identité, celle d’un Dragon de Feu… il m’a dit aussi qu’il avait failli commettre un sacrilège en s’opposant au Français. Il avait peur d’être puni…
- Bigre! Par qui? Ce dragon?
- Oui… maintenant que le sieur Grimaud et son groupe nous ont quittés, Kandu s’est résolu à invoquer les grands esprits vengeurs, c’est-à-dire Kikomba et Kakundakari.  
- Il veut oublier et l’humiliation et sa peur.
- Pas seulement. Il veut aussi se protéger.
- Cette invocation est bonne pour notre projet, n’est-ce pas?
- Je l’espère. Il vaut mieux accepter les simagrées et les rites de ces indigènes, croyez-moi.
- Ah! La cérémonie s’achève enfin. Elle m’a paru plutôt longuette.
- Mon général, je perçois quelque chose, un bruit… cela vient de l’est. Ce grondement s’amplifie. Un gros animal s’approche…
- Bah! Un éléphant…
- Pas dans cette forêt!
- Alors un gorille.
- A Dieu ne plaise! Un Kikomba.. Non… plusieurs…

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Au cœur de l’Ifra-Sombre, le Roi Noir mettait au monde deux créatures asservies et maléfiques. De son essence même naissait un fil ténu, qui devenait filin puis filet, résille, maillage et, enfin, réseau tout en prenant une forme humanoïde. Peu à peu, un observateur éventuel aurait pu reconnaître un squelette dont l’ossature se densifiait, s’enrobait de chair, de nerfs, de muscles et de sang, d’organes tout palpitants. Désormais, le cœur battait et les poumons s’emplissaient d’un hypothétique air, la peau revêtait le corps, la pilosité s’installait.
Bientôt, Ungern ouvrit les yeux sur le Chaos et l’Informé.
- Attends ton compère, ordonna le souffle de Fu. 
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/2/27/Qinshihuang.jpg
La dure parturition reprit. Sous l’effort, tout le Palais vibrait, tout le décor et le paysage gondolaient, basculant dans la souffrance. Les canaux ornés de nénuphars se troublaient et prenaient une vilaine teinte fuligineuse, les argousiers perdaient leurs fruits et se dénudaient, les pies s’immobilisaient, l’œil éteint, et cessaient de jacasser, les enceintes protégeant le parc oscillaient en une danse lente et macabre.
Dans le firmament ou ce qui en tenait lieu, les grues cendrées stoppaient leur vol, se figeant à leur tour au-dessus des cerisiers en fleurs qui pleuraient tout leur saoul. Des pétales délicatement rosés, arrachés par une brise imperceptible, tombaient en pluie sur les allées sablonneuses, leur conférant une beauté triste.
Les hiboux et les chouettes n’ululaient plus tandis, qu’au contraire, les gardiens statufiés s’animaient, prenant des poses grotesques et tourmentées. Tout bruissait, tout se métamorphosait. La rumeur enflait imperceptiblement, devenait menace et s’étendait dans l’Outre-Nulle-Part. Le Maître donnait la Vie…
Enfin, Cao Kun émergea de la toile anthracite. L’Asiatique, jouet de la volonté de Fu, n’affichait aucune volonté. Il était bien la caisse de résonance de l’Incomparable et Suprême Dragon…
- Tous deux, vous avez maintenant vos ordres. Vous savez à quoi vous en tenir, pensa l’Être négatif. Pénétrez dans l’Agartha, trouvez-en la faille et semez le désordre.
- Seigneur, il en sera fait selon votre volonté, opinèrent les deux humains à l’unisson ou plutôt leurs copies anticipées.
Instantanément, les deux séides quittèrent la Réalité a-Réalité et se retrouvèrent au fond d’un cône dont l’ouverture donnait sur la Cité encore préservée.

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Le Roi Noir avait plusieurs fers au feu. Il savait pertinemment que le Surgeon était le plus abouti et le plus puissant des Yings Lungs bien qu’incarné dans l’avatar de Daniel Lin. Alors, une fois encore, il se scinda en plusieurs entités et partit à la rencontre de la dimension pi. 
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Les vingt-quatre, conduits par Mani Aniang, Malipiero et deux autres anciens de Shangri-La, avaient presque oublié leurs origines humaines. Cependant, au fond d’eux-mêmes, ils conservaient une profonde aversion, inexpliquée, pour ceux qui, durant un battement de cils, avaient été leurs frères. Ainsi, ils passaient leur temps à observer la Terre, et, parmi ses milliards d’habitants, un dénommé Daniel Lin Wu Grimaud. Ah! Qu’ils haïssaient cet humain ou prétendu tel, ce daryl androïde à qui tout réussissait, ce commandant de la flotte spatiale de l’Empire des 1045 Planètes!
Alors, après avoir étudié les travers et les habitudes des Terriens, ils fomentèrent mille et un complots afin d’entraver l’essor de l’humanité. Ils inventèrent également mille et une astuces pour tourmenter le pseudo Daniel Lin. Cela marchait, oui, mais pas toujours car le Prodige de la Galaxie, sur le chemin de la redécouverte de soi, trouvait la faille et s’en tirait sans dommages ou presque.
Pi Epsilon rageait de tous ces échecs. Il avait beau se faufiler dans les interstices de la multi réalité, il voyait toujours se dresser devant lui, vaillant et déterminé, ce commandant de légende et son vaisseau protéiforme et invincible.
Penta p, quant à lui, se montrait plus circonspect. Il hésitait trop souventefois à détruire l’espèce maudite et oscillait entre l’admiration et la détestation envers ces entêtés d’humains qui s’obstinaient à s’accrocher à la vie quoi qu’il fît.
Or, la Terre 1720 s’était déjà condamnée elle-même à la suite d’une Quatrième Guerre mondiale tout à fait suicidaire. La Grande Catastrophe du 15 avril 2045 avait rayé toute vie de la surface de la planète. Du moins, telle semblait être la réalité appréhendée par le p. En irait-il de même pour le biseau tronqué du miroir 1721 du Pantransmultivers? Qu’adviendrait-il si Daniel Lin Wu Grimaud ne voyait pas le jour?
Pour réussir pareil exploit, il fallait que l’être déca dimensionnel s’attaquât à l’Hellados Sarton d’abord puis à Tchang Wu. Mais auparavant, Penta p devrait mieux jongler avec les paradoxes temporels.
Pour l’heure, l’ex-Zoltan Pradesh, rétrogradé au cinquième rang de la dimension à la suite de ses atermoiements et de ses échecs, en était là de ses réflexions amères, lorsqu’une sombre nébuleuse l’aborda et engagea avec lui un surprenant échange qui, bientôt, ravit la créature déca dimensionnelle. Penta p, aiguillonné par l’Inversé, n’allait pas tarder à frapper un grand coup.
- Qui me garantit que ce stratagème va fonctionner? Demanda toutefois le p avec prudence.
- Observe donc de près tous les motifs mosaïques des potentiels et des devenirs de la tapisserie multi temporelle. Puis, ose et projette-toi sur les chemins non encore empruntés. Marche sans crainte sur les sentiers inexplorés des plus improbables impossibles.
- Volontiers. Mais pourquoi, là, maintenant, y vois-je une bulle a-bulle contenant des humains par milliers? Une bulle hors du flot temporel, en dehors de la Création, bien antérieure au Big Bang?
- Ne te pose pas tant de questions et écoute plutôt leurs propos!
- L’un d’eux n’est autre que moi… sous l’identité d’Axel Sovad. Il passe un accord avec une poignée de ces proto humains.
- Certes, mais sache que cet accord ne se produit qu’une fois sur quinze millions de probabilités. Qu’en dis-tu?
- Je dois en référer au Un et au Deux avant de m’hasarder.
- Dépêche-toi!
Un vacillement imperceptible de la lumière. Les deux p ainsi sollicités venaient de rejoindre leur frère. Des traces ferrugineuses, des fragrances suaves et mortifères, des vapeurs envoûtantes, des surbrillances transcendantes.
- Tu as toute liberté pour agir, murmura le Premier.
- Bien. Cela me va.
- Attendez, fit la Sombre Nébuleuse. Maintenant, venez à moi. Cette unique victoire dans cette chronoligne ne peut suffire à combler votre appétit et le mien. Il nous faut élaborer quelque chose de plus vaste, de plus définitif qui embrassera la totalité du Réel.
- C’est-à-dire? Questionna le Deuxième.
- C’est-à-dire d’user du frère contre le frère, du double contre le double, le sinistre et infréquentable Daniel Deng.
- Ah! Intéressant! Créer un aîné maléfique… développez donc la tapisserie du nouveau Multivers…
- Un voici, mais venez à moi…
Fasciné, Mani Aniang s’approcha et toute la dimension p l’imita. Bientôt, elle fut happée, avalée en son entier par le Sombre.

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