mercredi 1 avril 2009

Première partie : La clé de cristal 1.2

Dans le centre de commandement, une dizaine d’officiers s’affairaient : le capitaine Maïakovska, Chtuh au pilotage, Sitruk à la navigation, Uruhu aux consoles tactiques, Warchifi aux opérations de routine, Nadine Lancet au poste scientifique, Anderson aux senseurs, Denis O’Rourke, le médecin chef adjoint, assis juste derrière le siège du commandant, Eloum, le garde de service sur la passerelle, impressionnant et magnifique cygne noir de deux mètres de haut.
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- Statut ? Demanda le commandant Wu en pénétrant d’un pas vif sur la passerelle.
-La manœuvre d’amarrage est amorcée, niveau 1. Les moteurs auxiliaires fonctionnent à dix pour cent. Le vaisseau sera reçu sur le quai lambda 2. L’amiral Prentiss nous attend avec impatience.
- Merci capitaine Maïakovska, répondit Daniel en s’installant dans son fauteuil.
- Les sustentateurs alpha 3 montrent des signes de faiblesse, signala Sitruk.
- Passez en mode manuel et contentez-vous des sustentateurs bêta 1.
- A vos ordres, monsieur.
- Le Langevin a besoin d’une révision complète avant d’être tout à fait opérationnel, remarqua Warchifi.
-Celle-ci prendra une semaine pas plus, avec les nouveaux modules de correction.
Dit Irina.
Pendant cet échange de propos, la manœuvre d‘amarrage du vaisseau scientifique à la station spatiale 829 se poursuivait sans anicroche, dans un ballet réglé au millimètre près grâce aux ordres précis et au regard d‘aigle de Benjamin.
- Merci, Sitruk. Les officiers non indispensables en tenue d‘apparat en salle de télé transfert dans dix minutes. Nous devons faire honneur à notre vaisseau et vous connaissez comme moi la réputation de l‘amiral Prentiss.
- Oui, commandant, soupira O‘Rourke. Pas un bouton de guêtre ne doit manquer!
Les officiers concernés se levèrent afin de se préparer tandis qu‘une deuxième équipe assurait la relève.
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Dans le salon d’accueil, Kiku U Tu et ses acolytes, sanglés dans leurs uniformes neufs, à la parade, attendaient que leur commandant pénétrât dans la salle tendue de velours ocre et bleu. Lorsque Daniel parut, l’amiral Prentiss en personne s’avança, fait très rare pour être relevé.
Le commandant Wu s’inclina puis l’amiral le prit familièrement par les épaules et entama une conversation qui se voulait amicale.
- Toujours aussi exact, commandant Wu. J’apprécie.
- Amiral, il me tardait d’arriver à la base.
- Bien sûr, la mission.
- Certes. Mais aussi la joie de revoir des amis, des compagnons chers.
- A ce propos, justement. Le docteur di Fabbrini-Sitruk se joint à votre équipage en remplacement de José Suarez. J’ai accepté ce changement pour l’équilibre de l’officier Benjamin Sitruk sans oublier celui de sa fille.
- Je comprends. Le docteur est sans doute accompagné d’Isaac?
- Oui. Dites-moi, Daniel, pourquoi avez-vous promu Benjamin au grade de capitaine? N’était-ce pas Chérifi qui était en tête de liste?
- Amiral, le capitaine Sitruk, lors de la mission du Langevin sur Ophra 5 a pris d’excellentes initiatives. Grâce à lui, mon équipe d’exploration est remontée saine et sauve. J’ai jugé qu’il devait passer devant Chérifi. Non pas que ce dernier ait failli…C’est un bon officier. Cependant, il manque quelque peu d’imagination.
- Compris, Daniel. C’est plutôt amusant que ce soit vous qui me disiez cela.
- Avec tout le respect que je vous dois, amiral, vous savez bien que j’ai oublié depuis longtemps le handicap de mon cerveau à demi artificiel.
- Depuis vos états de service sous les ordres du commandant Fermat. Quel dommage que celui-ci soit mort en mission diplomatique! Voilà l’officier idéal. S’il n’avait bifurqué, il serait amiral aujourd’hui.
- Ce n’était pas ce qu’il souhaitait.
- Sans doute le connaissiez-vous mieux que moi…
- J’ai servi douze ans sous ses ordres.
- Et il vous a révélé à vous-même.
- Il m’a appris à m’accepter tel que je suis.
- A être un daryl androïde.
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Dans la salle de réception de la base 829, la fête donnée pour célébrer le prochain départ du Langevin battait son plein. Un orchestre de jazz jouait en sourdine d’antiques morceaux de Gershwin, d’Armstrong et de Cole Porter.
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Le buffet était véritablement fantastique: petits pains fourrés de charcuteries diverses, cakes salés aux olives, aux lardons, brochettes de fruits de mer, caviar béluga, feuilletés apéritifs au jambon et au fromage, chips, chipsters, olives et poivrons farcis, mousses de saumon et de thon, légumes en gelée, boudins parfumés, avocats, salades aux mille saveurs, fruits de toutes sortes, sorbets, petits fours, coquelets grillés, gâteaux de soirée variés, nougatines, mousses aux fruits, aux chocolats, à la vanille, bavarois, canapés aux fromages, au crabe, aux crevettes, plateaux de brie, de camembert, de munster, de cheddar, de parmesan, d’édam, bols de faisselle, de compotes, salades de fruits plus qu’exotiques, bref , il y en avait pour tous les goûts, tous les appétits. Les boissons non plus ne manquaient pas : champagne authentique, vins apéritifs, sangria, bière castorii, sodas, sirops, eaux gazeuses ou plates, aromatisées ou non, jus de fruits, limonades, orangeades, colas,thés ou cafés, et ainsi de suite…
Des petits groupes s’étaient formés et discutaient de tout et de rien. Un peu en retrait, le commandant Wu sirotait un jus d’ananas, Irina à ses côtés. Visiblement, il attendait
quelqu’un. Enfin, on annonça l’entrée de l’ambassadeur Antor. Se frayant un chemin, Daniel s’avança et, faisant fi de l’étiquette, il serra fraternellement son ami qui lui rendit son geste d’affection.
- N’es-tu pas en retard ?
- Il n’en va pas de ma faute. L’amirauté me faisait ses dernières recommandations. Irina, mes amitiés. Si je ne craignais pas de rendre jaloux Daniel, Je dirais que chaque jour qui passe, tu embellis.
- Flatteur !
- Je le pense sincèrement.
A cet instant, des officiers qui allaient se joindre à l’équipage du Langevin pénétrèrent dans la salle: Paméla Johnson, brillante linguiste, xéno ethnologue, interprète du professeur médusoïde Schlffpt, xéno biologiste réputé, le seul non natif d’Héllas à avoir obtenu le poste de directeur du centre de recherches de Kriss. La masse impressionnante du médusoïde se mouvait dans un aquarium portatif, commandé électroniquement. Immédiatement, le xéno biologiste fut entouré par l’équipe scientifique du Langevin qui ressentait une fierté immense devant le fait qu’elle allait travailler de longues années aux côtés du professeur.
Derrière lui, vint un siliçoïde à la taille et au poids impressionnants. Il était spécialiste de l’analyse des métaux et, incidemment, de l’environnement des planètes habitables. Il répondait au nom de Kinktankt. Il pouvait, si besoin s’en faisait sentir, remplacer un garde de la sécurité. Lorsqu’il marchait, il laissait derrière lui une traînée fuligineuse.
Lentement, les derniers officiers retardataires arrivèrent : un jeune aspirant Hellados, Stamonn, servant d’officier des communications ou préposé à la maintenance des moteurs, selon la décision du commandant, une jolie caninoïde qui ressemblait à un cocker roux, appelée Mina, polyvalente, un sergent chef porcinoïde qualifié pour la programmation des synthétiseurs, un lieutenant félinoïde, Shinaïa, s’occupant du ravitaillement et de la fabrication des cristaux de charpakium, un engagé éléphantoïde venant renforcer la sécurité, nommé Fptampt, une aspirante castorii, sévère et gracieuse à la fois qui, par son maintien austère, tentait de faire oublier sa beauté, et, enfin, la capitaine Lorenza di Fabbrini -Sitruk, le nouveau médecin en chef du Langevin, qui, pour avoir sa mutation à bord du vaisseau scientifique, avait été faire le siège de l’amiral Prentiss pendant plusieurs semaines et, qui, abandonnait ainsi un poste de première importance à la Sorbonne. La jeune femme n’arrivait pas seule. Elle amenait ses enfants avec elle: une adolescente de quatorze ans, Viloletta , grande brune aux yeux verts et un garçon de neuf ans, Isaac, le cheveu roux et l’œil bleu, qui s’empressa de retrouver Mathieu. Les enfants renouaient des liens distendus par près d’un an de séparation.
Chaque groupe distinct menait une conversation particulière. Paméla Johnson avait délaissé le professeur médusoïde et errait d’une table à l’autre, sans véritable but, n’osant se mêler aux invités, intimidée, pas assez intime pour aborder le commandant Wu qui, pourtant, avait personnellement appuyé le dossier de la jeune femme en lieu et place d’un certain Tony Hillerman. La Noire, native de Kingston, avait fait ses études à Vientiane, comme le commandant. Puis, elle avait servi sur l’Einstein avant d’être affectée auprès du professeur Schlffpt. Âgée de vingt-huit ans, elle pouvait briguer, si elle le désirait, une chaire à Berkeley. En attendant, solitaire et paraissant s’ennuyer, elle buvait à la paille un punch à la noix de coco, dans un verre en forme de tulipe.
Benjamin Sitruk, qui avait toujours eu un faible pour la gent féminine, s’avisa de sa présence. Se rapprochant, il lia conversation.
- Alors, lieutenant, un peu perdue dans cette foule?
- C’est cela capitaine, je ne connais personne ici ou presque.
- Laissez-moi vous servir de guide, répondit Sitruk. Je vais vous présenter à vos futurs collègues.
- Merci beaucoup capitaine.
- Je suis Benjamin Sitruk, deuxième officier du commandant Wu, dit le capitaine en s’inclinant aimablement.
- Je m’appelle Paméla Johnson, » fit la jeune femme en observant l’homme qui lui faisait face. Elle avait devant elle un humain de près de deux mètres, à la chevelure rousse plus ou moins disciplinée, à la barbe en pointe, à l’œil d’un azur profond, au sourire engageant. Visiblement, il était d’un abord facile et sympathique. Avait-il quarante ou cinquante ans? Seules quelques rides autour des yeux dénonçaient qu’il approchait du demi siècle.
A trente mètres de son père, Violetta, qui avait passé une robe longue vaguement antiquisante mais d’un rose fuschia agressif, ignorant la discrétion, avait abordé Antor qu’elle tutoyait avec familiarité, nullement gênée par la fonction de ce dernier. Elle le connaissait depuis sa plus tendre enfance et, habituée à le fréquenter, elle en oubliait ses particularités physiques : deux mètres dix de haut, les avant-bras trop longs, le torse large, le teint livide, les cheveux couleur de lin, les yeux d’une teinte indéfinissable. A trente-huit ans, l’ambassadeur était encore célibataire et on ne lui connaissait aucune aventure. Pour cette raison, elle avait décidé qu’il serait son mari. Antor n’était pas dupe et il se prêtait à ce jeu de bonne grâce.
Tout en conversant avec l’ambassadeur, l’adolescente, qui tenait dans ses bras un gros chat noir et blanc aux poils mi longs, caressait Ufo qui ronronnait de bonheur. Le félin avait retrouvé avec joie son amie qui, autrefois, le gavait de douceurs interdites.
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Quant à Marie, elle s’amusait, cachée sous la table des amuse-gueules, à détailler les jambes ou les pattes des différents invités. Elle avait échappé à l’attention d’Irina mais Daniel savait où la récupérer. Il était habitué aux facéties de la fillette et ne la punissait qu’en dernier recours.
- Antor, pourquoi ne veux-tu pas me raconter ta dernière ambassade? Est-il vrai que les Minforiens sont tous bleus? Qu’ils ressemblent à des cristaux arbres télépathes? Le bruit court qu’ils vont entrer dans l’Alliance.
- Violetta, tu veux que je divulgue des secrets d’état! Et puis, crois-tu que le lieu et l’heure, soient propices pour aborder les problèmes de politique étrangère? Tu me sembles bien jeune pour t’intéresser à ces questions!
- Antor, je ne suis plus une gamine. J’ai quatorze ans et je m’informe. Je veux faire carrière dans la diplomatie comme toi!
- Holà, quelle colère! D’abord, pour réussir en ce domaine, il te faut de nombreuses qualités. Et il t’en manque deux, essentielles.
-Tu te moques de moi, je le vois dans tes yeux! Tu es pire qu’oncle Daniel! Tous les deux, vous ne me prenez jamais au sérieux. Au fait, quelles qualités me font-elles défaut?
- La discrétion et la télépathie. Tous les grands ambassadeurs actuels, hormis Fermat, mais il est mort aujourd’hui, sont avant tout des télépathes, qu’ils soient Naoriens ou pas. Tu comprends pourquoi, n’est-ce pas?
- Oui! Mais ce n’est pas indispensable. Apprends que je suis compétente! J’ai réussi les tests d’entrée à l’école de Los Angeles .Seul mon âge m’a empêché d’y être élève dès cette année! Mais ce n’est que partie remise.
- Oh! Violetta, là tu m’étonnes.
- Tu connais ce fait. Alors, ne me trompe pas avec ton faux air d’innocence! Je parle déjà vingt-huit langues et j’étudie à fond les relations internationales concernant cent vingt-six mondes. Sur ce chapitre, je suis incollable.
-Bon, je me rends.
Pendant ce temps, le frère du commandant Wu, Georges, le botaniste attaché à l’arboretum du Langevin, conversait avec Lorenza di Fabbrini-Sitruk. Il lui apprenait les changements intervenus dans sa vie privée. Sa belle-sœur s’était rapprochée et se mêlait à la conversation.- Ariana devenait impossible. Elle ne me formulait plus que des reproches, m’accusant de lui gâcher sa carrière. Je me suis résolu à lui rendre sa liberté. Le divorce a été prononcé en novembre de l’année dernière.
- Qui a obtenu la garde de Célia?
- Ariana, bien sûr! Et mon ex femme a regagné Alpha du Centaure V. Le bruit de son retour dans le corps diplomatique s’amplifie de jour en jour.
- Et vous, Georges, comment supportez-vous cette séparation?
- Je m’en accommode tant bien que mal. J’ai repris mes recherches sur les greffes de plantes à spores.
- Georges est devenu un monstre de travail, ajouta Irina. Si les journées pouvaient avoir quarante-huit heures, cela l’arrangerait. Nous restons parfois une semaine entière sans le voir, Daniel et moi. On ne dirait pas que nous travaillons sur le même vaisseau!
- Irina exagère quelque peu, répliqua Georges en souriant.
-J’en doute. Demain, je veux vous voir à l’infirmerie principale, dès huit heures! Je vous ferai passer les tests Jünger.
- Mais, docteur, je vous assure que ces tests psychologiques sont inutiles! J’ai subi un examen complet il y a trois mois sous la direction de Manoel et de O’Rourke. Je suis guéri de mon autisme. Aucun signe de rechute depuis vingt-cinq ans.
Mais Lorenza ne voulut rien entendre.
- Je vous ai donné un ordre, lieutenant Wu. Si vous refusez d’obéir…
- J’ai compris, docteur. Je serai exact.
Près du buffet, devant les saladiers de sangria, Benjamin et Paméla parlaient comme deux vieux amis. Sitruk avait présenté tous les hôtes de l’amiral à la belle Noire. Maintenant, ils évoquaient la longue mission d’exploration qui les attendait. Intéressé par le sujet, Daniel s’était joint à eux.
- Commandant, puisque l’occasion se présente de vous parler en dehors de toute étiquette, laissez-moi vous remercier. Je sais ce que je vous dois. C’est grâce à votre appui que je sers sur le Langevin. Or, je n’étais pas en tête de liste, loin de là.
- Lieutenant Johnson, j’ai étudié attentivement votre dossier. Vous aviez toutes les qualifications requises pour le poste.
- J’accepte ces compliments…
- ... qui ne font que refléter la réalité. Une brillante carrière vous attend.
- Je crois faire un rêve! Soupira Benjamin. Quand je pense que nous allons être les premiers à sortir de la galaxie, j’éprouve le besoin de me pincer! Explorer l’inconnu comme ces pionniers qui découvraient l’Amérique!
- Les premiers, capitaine Sitruk, c’est vite dit! Tout est relatif. D’autres civilisations nous ont précédés, il y a des millions d’années. Je dispose de certains artefacts qui démontrent que notre galaxie a été visitée dans un passé lointain.
- Certes, commandant. Mais aujourd’hui, c’est nous qui partons à leur rencontre. Et les traces dont vous parlez sont peu explicites.
- Je ne dirai pas cela, fit Paméla pensive. Ces dernières semaines, je me suis penchée sur des inscriptions mystérieuses découvertes il y a cinq ans à la frontière de Sagittaire 8.
- Je vois à quoi vous faites allusion, lieutenant, dit Daniel, sa curiosité éveillée. Vous en conviendrez avec moi. Dans tous les mondes de notre galaxie, que ce soit chez nos alliés de l’Empire ou encore sur les planètes de nos adversaires, Haäns, Asturkruks et j’en passe, des légendes circulent. Et ces récits se recoupent. Il, ressort de ces derniers que des êtres étranges et fabuleux auraient peuplé la Voie Lactée dès le début de son existence. Ils auraient essaimé sans vaisseau, portés par les vents solaires et les comètes. D’autres légendes font état de mutations multiples qu’ils auraient subies. Ainsi, ils seraient passés par différents stades de l’existence, tel le papillon…
- Pardonnez-moi, répliqua Paméla. Commandant, ces êtres n’auraient pas évolué de la larve à l’imago mais, au contraire, comme l’axolotl, auraient représenté un exemple parfait de néoténie. Bref, en quelque sorte, une « dévolution ». Ainsi, au fur et à mesure de leur voyage, ils s’adaptaient à leur nouveau milieu. En tout cas, c’est-ce que j’ai pu déduire d’une des inscriptions portées sur la célèbre sphère découverte sur Aruspus IV, il y a cinq ans.
- Lieutenant Johnson, vous m’impressionnez! Vous êtes parvenue à déchiffrer l’écriture aruspussienne! Pourquoi n’avoir pas publié un article sur vos prodigieuses découvertes?
- Je n’en ai pas encore eu le temps. A vrai dire, ma mutation sur le Langevin m’a prise de court. Je comptais me rendre sur Aruspus avant de faire paraître mes conclusions.
- Il n’y a pas qu’en linguistique que vous êtes douée!
- En effet, Benjamin, ajouta Daniel. Cela était en train de m’échapper. Avez-vous étudié la génétique?
- J’ai longtemps hésité entre la xéno biologie et la linguistique. Que pouvais-je espérer lorsqu’un génie comme le professeur Schlffpt officie?
- Écoutez, lieutenant, ne montrez aucun regret. Laissons-là cette réception insipide et suivez-moi au centre de l’IA du vaisseau. Vous allez reconstituer cette inscription et me la traduire. Et apprenez que même moi, qui fus un temps surnommé « le prodige de la Galaxie », je ne sais pas tout!
Prenant familièrement le bras de la jeune femme, Daniel entraîna Paméla hors du salon sous les yeux ébahis de Benjamin. Soupirant, le capitaine Sitruk murmura:
« Agitez sous les yeux de Daniel Wu un mystère à la fois archéologique et biologique, et le voici qui démarre à la nano seconde! Ce type a raté sa vocation d’enquêteur du passé. Bien, il ne me reste plus qu’à rejoindre Lorenza ou Violetta. Ma fille parle depuis plus d’une heure avec l’ambassadeur Antor. Décidément, je vais finir par croire qu’elle lui court après! »
****************
Dans la salle de maintenance de l’IA, à bord du Langevin,-celui-ci avait fini d’être révisé et il était prêt à quitter la base 829 le lendemain à dix-huit heures, heure locale.
Comme il était prévu-, Paméla Johnson avait enclenché le programme de projections holographiques non seulement de la mystérieuse sphère découverte sur Aruspus IV, mais aussi des différentes couches de sédiments mises à jour par l’équipe du professeur N’Kouba, originaire de Nairobi, aidée par l’Hellados Trima. Défilaient également des reconstitutions de fossiles humanoïdes en 3D.
Ainsi, des ectoplasmes colorés flottaient à deux mètres du sol, tournant lentement sur eux-mêmes, éclairés par une douce lueur bleutée qui leur conférait une note fantastique. Ils étaient tels que les archéologues se les imaginaient, d’après les fragments retrouvés et les segments d’ADN identifiés.
Mais quel sens revêtait l’inscription de la sphère? D’après la traduction du lieutenant Johnson, Daniel lisait le texte suivant:
« En boucle est l’Univers. Tout débute et finit au même point. Un nœud qui tourne sur lui-même. Le commencement n’existe que par son terme. La clé de la vie n’est détenue que par le changement. Transformation, mutation et pérégrination. Pour vivre, métamorphose-toi en te souvenant de ton existence et de ta forme antérieures. Visualise ton futur qui est multiple et deviens toi. En cercle est l’Univers. »
« Intéressant, marmonna le commandant Wu. Quant à l’aspect de ces aliens... Étrange! Plus on remonte dans le temps, plus on se rapproche de la première mutation, plus ils ressemblent aux différentes espèces humanoïdes qui peuplent actuellement la Galaxie, humains, Helladoï, Haäns, Castorii, et même Asturkruks. Au contraire, leurs descendants paraissent avoir régressé ontogénétiquement. »
Effectivement, ceux-ci dépassaient les deux mètres dix, possédaient un crâne surdimensionné tandis que leurs membres s’étaient atrophiés.
"Comment de tels êtres pouvaient-ils manipuler des objets?
- A moins que leurs surcapacités cervicales leur eussent permis la télékinésie! » S’exclama Daniel.
Toujours plus proches du présent, les fossiles les plus récents, c’est-à-dire à peine âgés d’un million d’années, révélaient les dernières mutations dont on avait les preuves : quatre appendices préhenseurs dont un abdominal, chacun terminé par une ventouse ou ce qui en tenait lieu. Et puis, plus rien, l’extinction aussi soudaine qu’inexpliquée!
L’analyse ADN apportait d’autres renseignements encore plus troublants. Ainsi, ces humanoïdes dont la néoténie était poussée à l’extrême, avaient possédé un patrimoine génétique qui les rapprochait de l’Homo Sapiens. Mais leur ADN comportait 69 chromosomes au lieu de 46.
- Quelle énigme fascinante! Reprit Daniel, ému par ce mystère xéno biologique. Des êtres triploïdes au lieu d’individus diploïdes habituellement répandus! Cela sous-entendrait qu’un des gamètes comprenait déjà 46 chromosomes. Bingo! L’IA confirme. Ah! Quel dommage que je doive supporter ce poste, ce grade! Si j’en avais le loisir, je m’attellerais volontiers à la résolution de cette énigme! Mais je déraisonne. D’autres aventures toutes aussi passionnantes nous attendent en direction de M 33.
- Commandant, que pensez-vous de l’hypothèse des ensemenceurs?
- C’est plus qu’une hypothèse, Johnson. Il y a six mois à peine, Kontiko de Marnous a prouvé qu’une intelligence si vaste et si évoluée qu’elle est pour nous, pauvres êtres matériels, incernable, a agi de telle manière, à l’échelle de notre galaxie, que toutes les planètes habitables ou susceptibles de le devenir pourraient un jour développer la vie.
- Je vous l’accorde, commandant Wu. Mais je n’ai pas poussé mes études dans cette direction aussi loin que vous, quoi que vous en pensez. Cependant, je sais que l’équipe de N’Kouba reste persuadée que l’espèce, après avoir migré sur différentes planètes, a fini par s’éteindre sur Aruspus IV, à cause d’une ultime mutation, certainement trop poussée, non adaptée à l’écosystème originel de ce monde.
- Et les migrants ?
- Ils auraient connu le même sort que leurs cousins. Rappelez-vous: des restes momifiés datant de cent mille ans environ ont été découverts sur Cyrus V.
- Oui, les dépouilles laissaient apparaître soit une multiplication anarchique des appendices préhenseurs, qui, ainsi, envahissaient tout le corps, soit une mutation en têtards apodes d’êtres autrefois humanoïdes.
- Effectivement. Dans ce dernier cas, la tête occupait alors les trois cinquièmes du volume de chaque individu.
- Il y avait pire. Dans dix pour cent des cas, les mutations conduisaient à des sortes de « monstres » réduits à de simples tubes neuraux mal protégés où des imitations de viscères s’étaient péniblement développés, et, ce, à l’extérieur des tubes!
- Parfois, l’évolution emprunte des voies pour le moins étranges.
- Pourquoi une telle « dévolution »? Celle-ci n’a conduit qu’à une impasse qui a entraîné l’extinction de l’espèce. J’aurais pensé, logiquement, au passage à un stade supérieur avec abandon de la matérialité. Mais…Oh! Déjà trois heures du matin! Lieutenant Johnson, j’abuse de votre patience. Vous devez avoir besoin de sommeil. D’autant plus qu’il vous faut être à bord du vaisseau à dix heures ce matin. Regagnez vos quartiers sur la base, je vais vous imiter.
- Commandant, je vous assure que je ne suis pas fatiguée. Parler de toutes ces énigmes a été… stimulant.
- Je n’en doute pas. Sauvez-vous vite.
Paméla Johnson salua puis sortit de la salle centrale de l’IA tandis que le commandant Wu désactivait la reconstitution.
« Cette jeune femme me paraît être un bourreau de travail. Je vais devoir modérer son zèle. Sinon, le reste de l’équipage la prendra en grippe rapidement. Que va dire Irina en me voyant débarquer si tard? J’entends déjà son sermon. Bah! Je l’ai épousée aussi pour son côté maternel. Elle sait que je l’aime et que je suis incapable de la tromper. Je n’ai plus qu’à lui avouer que je me suis amusé encore une fois à creuser un mystère archéologique. Oh! Bouddha! Que je suis las! Deux nuits à veiller. »