samedi 21 mars 2015

Le Tombeau d'Adam 3e partie : Le Jeu de Daniel chapitre 2.



Chapitre 2

Alors que le vaisseau fuyait toujours en hyperluminique maximale, le commandant et son premier officier avaient une discussion houleuse. 
 http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/9/98/Oceanplanet_lucianomendez.JPG/280px-Oceanplanet_lucianomendez.JPG
- Comment cela, tous disparus? Vous faites confiance aux données de l’IA? Elle doit être déréglée…
- Pourquoi remettre en cause celles-ci? Répliqua le capitaine Wu. J’ai tout contrôlé moi-même. Y compris à l’extérieur du vaisseau. Mes senseurs et capteurs personnels incorporés dans la partie positronique de mon cerveau confirment les informations de l’ordinateur de bord. Le continuum espace-temps est malmené, déchiré. D’où vient l’accroc? Qui en est responsable? Je l’ignore encore. Mais comme les Haäns semblent dominer ce quadrant de la Galaxie il est facile d’extrapoler et…
- Pas si vite, capitaine! Est-ce à dire que sur Hellas il n’y a plus ni Helladoï, ni humains, Rigeliens ou Mingosiens?
- C’est exact, commandant, vous avez compris…
- Mais c’est de la folie! Il doit y avoir une explication. Trouvez-la au plus vite.
- Justement, j’étais en train d’essayer…
- Bon sang! Dégoisez! Il faut vous arracher les mots.
- Euh… hypothèse: une manipulation dans la structure du temps dans un passé indéterminé. Manipulation dont les auteurs sont les Haäns puisqu’ils semblent en être les seuls bénéficiaires. La probabilité de l’exactitude de cette hypothèse s’élève à 92,77...
- Capitaine, épargnez-moi donc les décimales! Votre hypothèse n’est ni vérifiée ni viable. À ma connaissance, les Haäns en sont tout juste à découvrir l’hyperluminique et à l’expérimenter. De plus, ils sont dépourvus en cristaux d’orona, ce que nous appelons du charpakium. 
 http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/f/f6/CHARPAK_Georges-24x50-2005_cropped.JPG/220px-CHARPAK_Georges-24x50-2005_cropped.JPG
- Extrapolation: ce sont les Haäns du futur qui sont à l’origine de ce temps alternatif.
- Daniel cessez de vous exprimer comme l’IA. Vous êtes agaçant.
- Oui commandant.
- Bien. Que suggérez-vous en premier lieu?
- Euh… Rien du tout… je m’avoue dépassé.
- Non! Cela je ne puis l’admettre! Vous êtes la personne la plus intelligente que je connaisse, la seule à même de relever le défi auquel nous nous trouvons confrontés… Alors…
- J’en ai pleinement conscience commandant…
- Pour ma part, je pense qu’il nous faut tout d’abord envoyer des messages de détresse sur toutes les fréquences, dans toutes les langues, aussi bien dans l’espace normal que dans le sub espace et l’hyperespace. Dans tous les codes connus. Ainsi nous vérifierons la viabilité de votre hypothèse et obtiendrons une réponse même décevante.
- Commandant, permettez-moi de vous dire que ce que vous proposez est extrêmement dangereux. En agissant ainsi, nous risquons de jouer le rôle de la souris provoquant le chat. Actuellement, nous nous retrouvons dans un univers hostile dont nous ignorons tout. Des Haäns prédateurs à l’affut peuvent parfaitement nous prendre en chasse. Or nous ne connaissons rien de la nouvelle configuration stratégique de la Galaxie, sans parler de la puissance de feu, de la technologie utilisée par des ennemis qui ne seront pas tous des natifs de Haäsucq.
- Mais Daniel, nous n’avons pas le choix! Nous ne disposons que de ce moyen pour obtenir des informations.
- Certes, mais…
- Je vous donne un ordre, capitaine: passez en commandes manuelles et court-circuitez l’ordinateur du vaisseau. Prouvez-moi votre efficacité.
- Oui, monsieur.
Tous les messages émis par l’HIN Sakharov partirent donc à travers la Galaxie et permirent d’obtenir au bout d’un couple d’heures une carte tridimensionnelle relativement précise des positions tenues par le peuple Haän et ses alliés dans cet univers alternatif.
Daniel s’était montré assez optimiste car les échos renvoyaient des empreintes Haäns à 99%!
Sur la carte holographique de la Voie Lactée les positions Haäns étaient en rouge, ne laissant en vert que l’extrémité la plus proche du bras du Sagittaire, quadrant occupé par ce qui était « autrefois » l’Empire Castorii. Il y avait également une minuscule tache bleue représentant la planète Métamorphos, monde natal de Lorenza di Fabbrini. 
 http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/6/60/ESO_-_Milky_Way.jpg/530px-ESO_-_Milky_Way.jpg
Daniel venait de se déconnecter d’avec l’IA alors que le commandant Fermat, muet et pensif observait l’hologramme cartographique le visage dur. Enfin, il prit une décision.
- Focalisez sur Métamorphos. Apparemment, le système n’est pas encore tombé aux mains des Haäns. Voyons si nous ne captons pas un signal radio en fréquence sub espace provenant de la planète.
- A vos ordres commandant. Mais je vous signale que nous avons six vaisseaux armés aux trousses depuis une minute. D’après les rejets ioniques, nous avons affaire à un vaisseau amiral de type H.A.A.N. 15 et de cinq croiseurs d’accompagnement de type courant, des raptors qui ne maîtrisent pas encore l’hypersupraluminique. Or, actuellement, nous pouvons maintenir une heure cette distorsion.
- Dans ce cas, passez en vitesse maximale et programmez la trajectoire la plus directe pour Métamorphos.
- Oui monsieur.
Le capitaine s’exécuta le visage fermé. Il refusait d’afficher la moindre émotion, enfouissant au plus profond de lui-même la culpabilité qu’il ressentait à l’égard de son frère Georges. Il l’avait obligé à descendre sur Hellas prendre un peu de repos!
Les minutes s’écoulèrent tandis qu’un sillon de lumière non lumière déchirait la nuit éternelle.
Tout naturellement, les raptors, surclassés, lâchèrent prise rapidement. Néanmoins, Fermat ordonna de maintenir l’hypersupraluminique autant que faire se pouvait afin d’assurer ses arrières.
Cependant, les cristaux de charpakium étaient fort malmenés et supportaient difficilement cette constante sollicitation. La dépense d’énergie était trop importante, ce fut pourquoi ils commencèrent à se fissurer, déséquilibrant le délicat échange matière-antimatière à l’intérieur du réacteur. Or des fuites pouvaient se produire à l’intérieur du moteur et faire exploser le Sakharov et l’espace l’entourant sur un rayon d’un milliard de kilomètres!
Au bout de cinquante minutes de cette course folle, l’IA signala le danger.
- Maintenance urgente du moteur requise. Équilibre seuil critique. Risque d’explosion dans sept micro unités standard.
- Compris, dit Fermat. Je descends en salle des machines. Nous ne sommes plus suivis, capitaine, n’est-ce pas?
- Non, monsieur. Aucun signal d’un vaisseau quelconque à proximité.
- Dans ce cas, revenez en vitesse subdistorsionnelle et ce progressivement. Si nécessaire, prenez les mesures adéquates. Je vous laisse le centre de commandement.
- Bien monsieur. Position actuelle: vingt années lumière par rapport au soleil de Métamorphos. Je confirme qu’il n’y a plus aucun écho de vaisseau Haän derrière nous. Par contre, devant, à six heures, les senseurs actifs localisent une navette de type scientifique d’origine assurément terrestre. Elle se trouve à un million de kilomètres et se déplace à 0,8 distorsionnel. Elle est menacée par deux raptors en train de tirer sur elle. Or je doute beaucoup que son bouclier résiste.
- Agissez pour le mieux capitaine. Le moteur est plus urgent.
Quittant le centre de commandement d’un pas décidé, Fermat emprunta l’ascenseur qui le conduisit au niveau de l’ingénierie.
Pendant ce temps, Daniel alluma l’écran sphérique tridimensionnel qui lui dévoila plus précisément le drame en train de se jouer. Deux raptors de type courant faisaient feu à tirs continus sur la navette. Puis l’officier supérieur centra sur le premier vaisseau surarmé et obtint ainsi une image de la passerelle Haän sans que l’équipage à son bord s’en aperçût.
Les guerriers qui s’affairaient sur celle-ci, une douzaine de soldats et d’officiers portaient l’uniforme traditionnel constitué de plastacier souple et de cuir, imitant les broignes traditionnelles carolingiennes, mais des broignes perfectionnées. Les hauts-de-chausses étaient noirs ainsi que les longues bottes fuselées. 
 http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/0/05/KarlII_monks.jpg/280px-KarlII_monks.jpg
Mais le plus remarquable était l’apparence des guerriers. Leur taille oscillait entre deux mètres dix et deux mètres trente. Tous présentaient des traits humanoïdes de type asiate mais avec un teint clair et rosé. Leur pilosité d’un roux flamboyant avait de quoi surprendre d’autant plus qu’elle leur mangeait une partie du visage. Quant aux yeux, petits et enfoncés dans les orbites, de couleur mauve, iris et pupilles confondus, ils étaient à peine visibles.
À travers ce système pileux des plus envahissants, on devinait des mâchoires carrées, une bouche large comportant une double dentition.
L’anatomie Haän révélait également quelques particularités inhabituelles chez la plupart des humanoïdes: un sang violet, quatre poumons, deux foies et deux cœurs à huit parois. Les représentants de cette espèce possédaient une force musculaire équivalente à celle de quatre colosses humains et à deux Helladoï en pleine forme.
Originaires d’une planète qui fut longtemps barbare, puis occupée par les Odaraïens, race maintenant éteinte, des crustaçoïdes à la philosophie expansionniste,
 http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/e/e1/Odaraia_alata.jpg/220px-Odaraia_alata.jpg
 c’était à eux que les Haäns avaient emprunté leur technologie. Les habitants de Haäsucq étaient réputés pour leur militarisme, leur cruauté qui ne faisait pas de quartier. Autrement dit, les peuples vaincus étaient exécutés. Toutefois, le besoin de main-d’œuvre s’accentuant, cette optique était en train d’évoluer et l’Empereur avait fait construire plusieurs bagnes sur des astéroïdes désertiques.
Dans ce temps alternatif, l’hégémonie de ce peuple rude ne pouvait être niée.
Enfin, le lieutenant de vaisseau commandant le premier raptors se rendit compte de l’intrusion par communication de son navire de guerre. Avec une rage concentrée, il envoya un ultimatum formulé en linguacode universel, langage correspondant à celui de la huitième caste Haän.
- En visualisant notre passerelle, vous vous êtes rendu coupables d’un acte de guerre! Qui que vous soyez, rendez-vous immédiatement en nous communiquant vos coordonnées afin que nous vous téléportions à bord avant que nous détruisions votre vaisseau. Les Haäns ne font jamais grâce à personne. Vous avez dix décimales. Toute résistance est inutile!
Daniel Lin se garda bien de répondre. Tout au contraire, il mit à profit les dix secondes de répit pour étudier en vitesse accélérée l’armement offensif et défensif des deux raptors. Il lui fallait agir d’autant plus vite que les deux passagers de la navette allaient être à bord d’un des vaisseaux Haäns dans quelques secondes. Un rayon tracteur attirait le petit runabout mettant à mal ses superstructures.
Le capitaine remarqua des différences notables d’avec l’armement Haän dont il était coutumier. Les raptors de ce temps alternatif possédaient des batteries laser supplémentaires leur conférant ainsi une puissance de feu quatre fois supérieure, puissance obtenue aux dépens des armes défensives, le déphasage, le brouillage des ondes radio et radar, le lancement de leurres électroniques, le bouclier électromagnétique affaibli ici de trente pour cent, et l’absence de supra distorsion. Seule l’hyperluminique était disponible mais elle nécessitait une heure standard pour l’obtenir , à condition que ni les canons ni le rayon tracteur ni le bouclier ne soient activés!
À peine deux secondes s’étaient écoulées lorsque Daniel parla.
- Ordinateur: feu centre passerelle raptors 1et 2 coordonnées 5-7-9-1-Gamma-Lambda-Upsilon. Tir de plasma puis torpille à bosons du tube numéro 5. Tir continu jusqu’à destruction totale.
L’IA émit une objection.
- Capitaine, nous n’avons pas l’habitude d’achever un ennemi surclassé en armement. C’est contraire à la directive 2 émise le 20 janvier…
- IA, priorité 0001!
L’IA exécuta les ordres en enclenchant la première salve de tirs. En une seconde, le premier raptors Haän explosa, libérant ainsi la navette scientifique. Le deuxième croiseur Haän n’eut pas le temps de riposter. Sans comprendre ce qui lui arrivait, il subit le même sort que son compagnon alors qu’il commençait à peine à émettre un message destiné à la planète-mère.
Quels étaient les effets des armes du Sakharov? Le tir de plasma avait annihilé les faibles défenses et les champs de force des raptors tandis que la torpille à bosons déstructura les atomes constituant les deux vaisseaux ennemis, les dissociant jusqu’aux quarks et au-delà, entraînant ainsi une désintégration quasi instantanée mais sans un seul débris puisqu’il n’y avait aucun rayonnement émanant de ladite torpille.
Comme nous le voyons, la torpille à bosons n’était utilisée qu’en dernier recours, les destructions occasionnées étant effroyables. Son emploi massif déclenchait des singularités identifiées comme pré Big bang avec pour effets, à moyen terme, des rides dans le continuum espace-temps, remettant en cause l’existence même du Multivers et plus exactement du monde qui nous était familier.
Même si je n’aime pas employer ce terme, il s’agissait réellement de l’arme absolue… l’IA avait eu amplement raison d’objecter. Mais pouvais-je en vouloir au daryl androïde d’avoir dû agir ainsi? Daniel Lin avait voulu asséner un coup très fort, décourageant de futurs potentiels agresseurs… cela me fait penser à l’utilisation pour la première fois de l’arme atomique en 1945 contre le Japon par les Américains… On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs…
Bref, ce coup de poker porta ses fruits puisque ce qui restait de l’équipage du Sakharov parvint à sauver le docteur di Fabbrini et sa fille Violetta.
Mais moi qui avais autorisé cela, moi qui me voulais le Préservateur bien que je n’en prisse pas encore le titre, moi qui découvrais à peine le bien et le mal, moi, j’en éprouvais du remords. Insuffisamment toutefois pour faire machine arrière et abolir ce scénario.
Depuis, j’ai appris à prendre de la hauteur et à ne plus me mêler de rien. Je me contente de vivre en symbiose avec toutes les petites vies passées, présentes et à venir, à ressentir comme elles, à aimer comme elles, à mourir comme elles en sachant toutefois que cette ronde n’aura jamais de fin…
Plus jamais je n’interagis et prends des décisions à leur place. Elles possèdent leur libre arbitre et ce ne sont pas là des termes sans signification.
Daniel, une fois les raptors détruits, questionna l’ordinateur.
- Où en est le charpakium? Les réparations ont-elles pu être effectuées?
- De ce côté-là, tout est en ordre, capitaine. Le commandant contrôle l’équilibre de l’échange matière-antimatière. Selon mes estimations, il sera de retour sur la passerelle dans cinq minutes et onze secondes.
-Téléportez en urgence les deux occupants de la navette.
Il était plus que temps car le petit vaisseau était en train de se désintégrer. Les remous de la torpille à bosons poursuivaient leurs ravages et s’étendaient à tout le secteur. Toutefois le bouclier du Sakharov supportait sans dommage le terrible phénomène.
Satisfait, le capitaine Wu replaça le vaisseau en automatique puis se rendit dans la salle deux de téléportation afin d’accueillir les deux humanoïdes.
Le premier corps matérialisé appartenait à une jeune femme d’un mètre cinquante à peu près, revêtue d’une combinaison uniforme bleu gris mais dont la tête était dépourvue de visage et de cheveux. Ce spectacle aurait été fort déstabilisant pour quelqu’un de non prévenu de la nature de l’officier. Seuls deux grands yeux noirs et profonds se détachaient sur cette face ébauchée aux reflets argentés.
Par contre, le deuxième être reconstitué était une fillette d’environ dix-huit mois, humaine selon toute apparence, que la métamorphe tenait dans ses bras. L’enfant aux cheveux noirs et aux yeux bleu vert pleurait tout en s’agrippant de toute ses forces au cou de sa mère. Elle tremblait de peur et refusait de regarder ce qui l’entourait.
Reconnaissant Daniel, la jeune femme se hâta de faire apparaître ses traits habituels sur cette face anonyme. Ainsi, elle ressembla davantage à une Italienne de vingt-cinq ans.
Puis, Lorenza di Fabbrini, médecin en chef du Sakharov, s’empressa de sauter de la plateforme de téléportation et d’expliquer ce qui s’était passé à son supérieur.
- Ah! Capitaine, que je suis contente de vous voir! Comme d’habitude, vous nous sauvez la vie à la dernière seconde alors que je croyais que nous étions perdues ma fille et moi. Ma navette volait à sub luminique maximale afin de rejoindre la station spatiale 145 lorsqu’elle fut prise dans des remous temporels. Une fois ceux-ci dissipés, le vaisseau s’est retrouvé entouré par de petites nefs à voile solaire d’origine Haän, dans un secteur normalement dévolu à mon peuple, des nefs qui voguaient tranquillement comme si elles se déplaçaient dans leur territoire de jeu. Or, comme j’avais commis l’erreur de stopper les moteurs à impulsion afin de mieux supporter lesdits remous, une course-poursuite dont ma navette était l’enjeu, débuta alors. Je fus prise en chasse par des raptors puissamment armés, mais moins rapides que ceux que je connaissais. Heureusement d’ailleurs. Cette poursuite a duré vingt-quatre heures standard. Si Violetta est en larmes, c’est que je n’ai pu m’occuper d’elle. Elle a sommeil et elle est affamée. Mais pourquoi est-ce vous qui m’accueillez? Où donc se trouve le personnel en poste à ce niveau? Mina? Celsiia? Stamon? Le Sakharov me paraît bien silencieux! 
 http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/d/dd/HD_189733_b_deep_blue_dot.jpg/300px-HD_189733_b_deep_blue_dot.jpg
Tout en gagnant les étages supérieurs où étaient situés les quartiers privés des officiers, Daniel fit rapidement le point en phrases brèves.
- Comme vous l’avez compris, docteur, le continuum espace-temps a été bouleversé. Les Haäns dominent désormais la Galaxie. L’équipage, en permission sur Hellas, s’est volatilisé. Le Sakharov est le seul navire d’origine terrestre existant présentement, du moins à ma connaissance.
- Sommes-nous donc les uniques rescapés de ce cataclysme?
- Je ne l’espère pas, mais sans doute. Il nous faut maintenant rejoindre le système Sol afin de confirmer ou d’infirmer cette hypothèse. Le vaisseau regagne la Terre en hyperluminique. Docteur, je vous accorde une heure pour faire un peu de toilette et vous restaurer. Ensuite, le commandant voudra vous voir dans la salle de briefing.
- Je préfèrerais que cela se passe dans ma cabine. Pour le bien de Violetta, vous comprenez…
- Entendu.
- Merci, Daniel… Mon mari…
- … a subi le même sort que le reste de l’équipage… pardon…
- Ce n’est rien… dans une heure dans l’espace qui tient lieu de salon, termina Lorenza retenant de justesse ses larmes.
Le capitaine Wu se morigéna intérieurement de s’être montré aussi direct.
« Que je suis stupide! J’aurais pu lui faire croire qu’il restait une chance, aussi infime soit-elle que Sitruk s’en soit tiré…mais je ne sais pas mentir ».

***************

Devant une tasse de thé, Lapsang Souchong pour le capitaine, Earl Grey pour Lorenza et le commandant, les rescapés du Sakharov mettaient en communs leurs suggestions et leurs idées.
Ainsi, le commandant Fermat, après s’être réchauffé les doigts sur la tasse qu’il regardait les yeux rêveurs, proposa ce qui suit à ses subordonnés.
- Je pense que le sondage effectué tantôt est insuffisant. Nous devrions systématiquement quadriller la Galaxie afin de savoir s’il ne reste nulle trace de l’Alliance des Planètes Unies. Après tout, elle comptabilisait 1042 mondes.
- Pourquoi un tel travail? Cela nous prendrait des décennies pour effectuer un tel quadrillage. À peu près quarante-cinq ans… l’IA, et j’ai tendance à lui accorder ma confiance absolue, ne nous renvoie aucune identification amie. Or nous avons déjà parcouru 557 années lumière, objecta Daniel, tendant d’oublier ne serait-ce que quelques minutes l’affreux sentiment de vide qui menaçait de s’emparer de tout son être. Nous naviguons dans un secteur où autrefois, nos vaisseaux sillonnaient l’espace intersidéral non pas de temps à autre mais chaque jour.
- Commandant, murmura Lorenza, la voix hésitante, nous nous dirigeons vers la Terre. Pourquoi ne pas nous y poser directement?
- Docteur! S’exclama Fermat avec réticence. Qui sait ce que nous trouverons là-bas?
- Que craignez-vous donc? D’être confronté à un monde dans lequel nous n’aurions plus notre place? Qui nous serait devenu totalement hostile?
- Exactement.
- Mais également à la perte de nos familles, de nos amis, compléta le capitaine avec un soupir.
- Il nous faut pourtant trancher dans le vif.
- Vous avez entièrement raison, Lorenza, reprit le daryl androïde. Il sera toujours temps ensuite d’explorer tous les quadrants de la Galaxie à la recherche d’une hypothétique présence amicale.
- C’est entendu, conclut Fermat. Le Sakharov enverra donc une navette sur Terre. Nous serons en orbite dans une journée. Je compte sur vous deux.
- Oui commandant. Mais permettez-moi de vous rappeler que vous n’avez pas dormi depuis trente-neuf heures.
- Merci Daniel. Je vais me reposer.
Il laissa partir le capitaine puis prit à part la doctoresse.
- Avez-vous besoin d’un léger somnifère? Demanda Lorenza se méprenant.
- Non, cela ira. Mais vous devriez être attentive au comportement de Daniel.
- J’avais remarqué. Ses émotions menacent de le submerger.
- Oui. Tant pis si je me montre brutal mais il vous faut enrayer au plus vite cette crise si elle éclate. Sinon Daniel sera inefficace pour trois jours au moins et nous ne pouvons nous permettre un tel luxe. Nous avons trop besoin de ses facultés hors normes. Notre survie en dépend.
- Commandant, je comprends. Mais cela peut être dangereux pour lui. Néanmoins, si nécessaire, je lui administrerai du CDUM 14, à dose homéopathique. 
 http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/a/a2/ESO_OGLE-2005-BLG-390Lb.jpg/500px-ESO_OGLE-2005-BLG-390Lb.jpg
- Avec quels effets?
- Oh! Ses émotions seront bloquées momentanément et la partie positronique de son cerveau prendra alors entièrement le relais. Nous aurons alors un ordinateur sur pattes fonctionnel pendant une semaine tout au plus. Mais, bien entendu, le choc en retour aura lieu plus tard, assurément. Notre capitaine devra faire face à celui-ci et affronter sa double personnalité hors de notre présence. Nous respecterons sa dignité. Nous lui devrons bien cela. André, sachez que j’obéis mais pas le cœur content. Daniel va une fois de plus souffrir comme après votre mission chez les termitoïdes. Si je m’en souviens bien, il a mis dix jours pour se remettre de cette épreuve. Il était plutôt dans un sale état, au bord du suicide, du collapsus, que sais-je encore… son père nous en a voulu et…
- J’ai compris votre message docteur. Laissez vos reproches au vestiaire. Nous n’avons pas le choix.
- Hélas commandant!
Sur ces paroles, Fermat se retira. Ce ne fut que cinq années plus tard que j’eus connaissance de cette conversation. Le commandant savait dissimuler ses faiblesses mais il était loin d’être aussi insensible que ses propos pouvaient le faire croire.

***************

La nuit artificielle régissait tout dans le Sakharov. Tandis que Fermat dormait enfin et que Lorenza lisait Dante dans le texte, le capitaine Wu, sur la passerelle, surveillait d’un œil distrait les écrans affichant les données du trajet dans l’hyperespace vers la planète Terre. Son attention était perturbée par le trop plein de souvenirs qui l’assaillait.
Georges… Hokkaido… le printemps… Perle de Jade…
Trente ans auparavant.
Dans toute sa splendeur printanière, mai embaumait, magnifiant le jardin d’une profusion de fleurs. Tout n’y était que symphonie de couleurs pastel. Les pêchers et les cerisiers, sous le souffle d’une brise légère, pleuraient leurs tendres pétales qui s’en allaient joncher le sol sablonneux. Le bleu délavé du ciel se confondait avec les roses délicats, les mauves discrets et les verts diaprés. 
 http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/8/88/Saihouji-kokedera01.jpg/260px-Saihouji-kokedera01.jpg
Partout des dahlias, des lilas, des roses encore en bouton, des pivoines et des camélias. Les oiseaux, au cœur de cet Eden, chantaient leur bonheur, emplissant l’air de leurs trilles mélodieux. Ils ajoutaient leur joie au spectacle émouvant et renouvelé de la nature triomphante après son sommeil hivernal.
Dans une allée, deux garçonnets avançaient portant chacun un petit seau, un arrosoir et un minuscule râteau. Ils allaient sarcler et entretenir leur carré personnel comme chaque jour depuis le début de la belle saison.
Au soleil, il était dix heures du matin et l’air encore frais se réchauffait peu à peu.
Les deux enfants, vêtus à l’identique d’un ensemble confortable épousant la forme du corps étaient manifestement frères et avaient quatre ans.
Celui qui marchait en queue, traînant les pieds était Georges, reconnaissable à son type asiatique prononcé. Maigre et maladif, il avançait en hésitant, comme s’il ne savait pas trop bien où il allait, comme s’il avait peur de tomber, jetant parfois des regards inquiets autour de lui, une souffrance intérieure inscrite sur les traits délicats de son visage. Souvent, ses yeux ne reflétaient absolument rien, que le vide et alors, Georges était manifestement prisonnier de son étrange monde intérieur. Dans ce cas, il ne communiquait avec personne et même son frère peinait à établir un lien avec lui.
Aujourd’hui toutefois semblait être un bon jour puisque le jeune garçon suivait Daniel, le seul être dont il acceptait la présence.
Le daryl androïde, de type européen, marchait avec assurance, ses yeux bleu gris vifs et intelligents ne perdant aucun détail de ce qu’ils voyaient. Beaucoup plus grand que Georges, un étranger pouvait penser que Daniel Lin était l’aîné. En fait, l’enfant n’avait que deux ans pour l’état-civil mais se comportait comme s’il en avait huit vis-à-vis de son frère, le protégeant, le rassurant, le quittant le moins possible, captant la moindre de ses demandes pourtant non formulée à haute voix.
Parvenus dans leur jardinet personnel, les enfants se mirent au travail.
- Tu peux te mettre à genoux, ce sera plus pratique. La terre ne va pas t’engloutir, tu sais.
- Tu es sûr? Répondit Georges après quelques secondes. Mais ces taches jaunes qui volent tout autour de nous et qui font bzz…
- C’est bien de les avoir remarquées. Ce sont des abeilles. Elles ne te feront rien si tu ne fais pas de gestes brusques. Arrose les fleurs. Doucement. Ne va pas les noyer en versant d’un seul coup tout le contenu de ton seau. Là, tu as compris. C’est très bien, Georges… Tu fais des progrès.
Pendant une heure, les jeunes garçons arrosèrent, sarclèrent, égalisèrent. Le temps se réchauffait et les enfants commençaient à transpirer lorsqu’une fillette, sautant à la corde, arriva et vint les interrompre. Perle de Jade, cinq ans, la cadette du gardien de la propriété.
Tout en poursuivant son jeu, elle demanda.
- Vous ne voulez pas sauter à la corde avec moi? On verrait lequel tiendrait le plus longtemps ou serait le plus rapide.
- C’est bien un jeu de fille, ça, répliqua Daniel avec dédain. Quoique… je pourrais calculer facilement la vitesse optimale pour…
Mais il n’acheva pas sa phrase sentant soudain le trouble de son frère. En effet, à la vue de la petite fille, Georges s’était raidi. Il avait reculé jusqu’à s’appuyer contre un mur. Encore quelques secondes et il cognerait sa tête contre les moellons de celui-ci. Il avait fermé les yeux et serrait les poings contre son visage. Sa respiration devint bruyante et saccadée. La crise n’allait pas tarder à se manifester.
Daniel eut conscience de cela. Il reprit la conversation avec Perle de Jade tout en se rapprochant de son frère.
- Pourquoi ne nous aiderais-tu pas plutôt au lieu de perdre ton temps à t’épuiser à sauter?
- Ce n’est pas mon jardinet. Tu es bien Daniel Lin, le prodige?
- Oui et alors, en quoi cela te gêne-t-il?
Tout en parlant avec la fillette, le garçonnet se mit à caresser doucement et lentement les cheveux de Georges sur un rythme régulier et hypnotique. Parallèlement, il communiquait mentalement avec lui.
« Tout va bien. Je suis avec toi, Georges… tu n’a rien à craindre… ».
- Qu’est-ce qu’il a ton frère? Il est malade?
- Rien. Il n’a rien. Recommence à sauter à la corde puisque tu aimes ça. Et compte à haute voix.
- Je veux bien, mais je ne sais pas aller plus loin que dix.
- Ce n’est pas grave… je continuerai pour toi…
Tandis que Perle de Jade obéissait, se mettant à égrener les nombres, Georges, apaisé, rouvrait les yeux. Insensiblement, sa voix se mêla à celle de la fillette puis à celle de son frère, leur faisant ainsi écho.
Perle de Jade…
Daniel revint au présent. Son visage était humide. D’un geste furtif et honteux, il essuya ses larmes, espérant ne pas avoir été surpris en pleine crise de mélancolie.
« Décidément, je ne devrais pas évoquer de tels souvenirs! Mes capacités pourraient s’en trouver altérées. Pourtant, je ne sais pourquoi, je ne puis m’en empêcher. Peut-être parce qu’ils me rattachent à l’humanité moi qui doute de ma nature… Perle de Jade a épousé William Tai au lieu de Georges. Puis, elle s’est tuée deux ans plus tard en apprenant que son mari, qui avait menti sur son identité et sur son passé, était fiché en tant que récalcitrant. Il avait été condamné par le tribunal de Beijing à travailler à la terra formation de Selgraw VII. C’est pour cette raison que mon frère s’est finalement inscrit à l’Académie afin de suivre mes traces et de tenter d’oublier son chagrin. Mais moi, cela m’est impossible! ».

***************

jeudi 12 mars 2015

Le Tombeau d'Adam : 3e partie : Le Jeu de Daniel chapitre 1er.



Chapitre Premier

8 avril 2505 selon l’ancien calendrier chrétien, quelque part au large de l’étoile Epsilon Eridani, à deux milliards de kilomètres de la base 519.
Le cycle diurne du vaisseau intersidéral Sakharov tirait à sa fin. Il s’agissait d’un navire immense de plus de mille cinq cents mètres de long et aussi haut que l’antique Tour Eiffel. De loin, il semblait avoir une forme ovoïde et en arc de cercle, mais il pouvait modifier ses contours selon les circonstances. Sa coque externe était renforcée par de nombreuses couches de duracier et de titane. Il transportait deux mille cinq cents personnes et était capable de dépasser l’hypersupraluminique grâce à son accélérateur matière-antimatière parmi les plus performants de l’époque. 
 http://upload.wikimedia.org/wikipedia/en/5/54/USS_Enterprise_(NCC-1701-A).jpg
Le Sakharov portait comme immatriculation HIN2831 et il appartenait à la douzième génération des croiseurs interstellaires. Construit sur la planète Mars il y avait déjà huit ans, il avait été rodé lors de multiples missions plus ou moins insolites ou dangereuses. 
 http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/8/84/RIAN_archive_25981_Academician_Sakharov.jpg/220px-RIAN_archive_25981_Academician_Sakharov.jpg
Cependant, aucune n’avait eu le caractère de celle que son équipage allait devoir bientôt affronter.
Dans le jardin botanique, situé au dix-neuvième niveau, le vaisseau en comportait cinquante, domaine de prédilection du lieutenant Georges Wu, docteur en xénobiologie, le jeune Asiatique, âgé de trente-quatre ans mais en paraissant dix de moins tant il était fluet et malingre, était pour l’heure plongé dans une expérience passionnante qui requérait toute son attention. Il était en train de greffer des boutures d’une plante extraterrestre originaire de Mingo sur une autre native de Floride. Le résultat promettait une avancée importante dans la pharmacologie.
Georges se plaisait dans ce lieu humide et chaud, entouré de ses chères plantes, à l’écart du reste de l’équipage. Son uniforme bleu et gris, parfaitement coupé, dépareillait au milieu des ton rouille, rouge, or, terre de Sienne , vert et rose cobalt. Il y passait le plus clair de son temps malgré les sollicitations de ses supérieurs.
Un léger chuintement le fit sursauter. La porte du jardin glissa et s’ouvrit, laissant entrer son frère cadet, Daniel Lin, qui avec une nonchalance marquée, s’approcha de son aîné, un léger sourire sur les lèvres.
En reconnaissant l’intrus, Georges se détendit.
- Alors, toujours dans tes expériences? Demanda Daniel.
- Oui, certes. Mais que veux-tu que je fasse d’autre ici? Ariana, tu le sais tout comme moi, ne sera de retour à bord que dans trois semaines…
- Nous approchons de la planète Hellas. D’ici deux heures, nous serons en orbite standard. J’aimerais que tu t’y téléportes afin de te changer les idées…
- C’est-à-dire… je n’ai pas tout à fait achevé ma greffe.
- Je crois que tu ne devrais pas discuter un ordre.
- Ah! Si tu fais jouer ton grade…
- Georges, ne le prends pas mal mais reconnais que tu es fatigué.
- Tu as lu le dernier rapport d’O’Rourke…
- Je ne te le cache pas.
- D’accord. Je me rends… mais toi, viens-tu?
- Le commandant s’obstinant à vouloir rédiger seul son rapport et restant cloitré dans son bureau, je ne pense pas pouvoir le faire… il faut un officier supérieur sur la passerelle.
- Je vois. Tu t’es arrangé pour que ce soit toi qui t’y colles.
- Sitruk avait fort envie de descendre, et comme il avait des heures de permission en retard…
- Je te connais… Tu t’es dévoué une fois encore. Au fait, tu n’es pas venu ici pour m’annoncer que je devrai affronter seul, sans ton soutien, la compagnie de l’équipage… je ne me trompe pas, non?
- En effet. Ufo m’inquiète… 
 http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/a/ae/Black_and_white_Norwegian_Forest_Cat.jpg/250px-Black_and_white_Norwegian_Forest_Cat.jpg
- Tu te fais encore des soucis pour sa santé? Tu t’es trompé de vocation, Daniel. Tu aurais dû opter pour celle de secouriste, de saint-bernard…
- Merci bien, tu fais de l’ironie facile sur mon compte… mais cela me réjouit. Mon chat souffre d’une « crise de foie ».
- Autrement dit d’une indigestion. Sais-tu pourquoi? Il s’est goinfré une nouvelle fois.
- Comment est-ce possible? Je pèse tous ses aliments et veille à ce qu’il ait une alimentation équilibrée.
- Oui… mais derrière ton dos, Ufo demande un supplément au synthétiseur de nourriture. Je l’ai vu faire!
- Aïe! Pourtant, j’avais reprogrammé le code d’accès la semaine dernière… décidément, cette bête est trop intelligente… j’aurais dû faire attention lorsque je l’ai créée.
Tandis que la conversation se prolongeait sur un ton badin, quelques renseignements complémentaires éclairciraient la situation des deux personnages.
Georges Wu était né autiste. Mais depuis quelques longues années, il était guéri tout en risquant une rechute en cas de choc émotionnel violent. Son père, le chercheur réputé Tchang Wu, avait conçu les ordinateurs pensants des vaisseaux du type Sakharov, mais il était également le créateur de Daniel Lin, un daryl androïde dont une partie du cerveau était artificielle, positronique. Cela lui conférait une intelligence non mesurable selon les normes habituelles en vigueur tant elle était développée. Par exemple, l’IA de bord paraissait n’être qu’un nouveau-né balbutiant par comparaison avec le potentiel du capitaine Wu.
Cela n’empêchait toutefois pas Daniel Lin de se montrer fort humain, parfois trop, dans ses réactions et ses interactions avec les membres d’équipage, ce qui, souvente fois, déclenchait, du fait de sa double nature, des conflits déchirants.
En donnant la vie à Daniel, Tchang Wu avait enfreint les interdits des lois sur la bioéthique qui régissaient l’Alliance depuis près de deux siècles. Cependant, il était parvenu à imposer l’existence de son fils à toute la communauté scientifique après un long combat de procédures qui s’était éternisé durant vingt années. Le capitaine Wu avait dû prouver qu’il ne mettait pas en danger et ne mettrait jamais en danger la vie naturelle. Aujourd’hui, il lui restait à se faire accepter en tant qu’humain à part entière, disposant pleinement de son libre arbitre.
Mais Pourquoi Tchang avait-il cru bon de créer Daniel?
Pour rendre la santé mentale à son épouse bien-aimée Catherine, dépressive depuis la mort soudaine et cruelle de son fils aîné survenue à l’âge de vingt ans. Or ce fils répondait aussi au prénom de Daniel. En fait, il se nommait Daniel Deng. Fort doué, il aurait pu devenir quelqu’un dans la politique, les arts ou les sciences… mais le Destin n’en avait pas voulu ainsi.
Le deuxième Daniel était donc un clone perfectionné du premier et cela avait profondément exaspéré la jeune femme au lieu de l’apaiser.
Finalement, le jeune garçon, élevé avec Georges, l’autiste, avait réussi à le socialiser et à lui faire ainsi oublier son handicap. Peu à peu, le plus âgé avait accepté son entourage, les membres de sa famille d’abord, ses condisciples à l’Académie militaire ensuite, et les membres du Sakharov pour terminer. Mieux, Georges était tombé amoureux d’Ariana et leur mariage s’annonçait des plus heureux.
Cependant, les deux frères étaient restés très proches, le biologiste sachant ce qu’il devait au daryl androïde.
En cette année 2505, le professeur Tchang Wu, veuf depuis deux ans déjà, tentait d’apaiser son chagrin en s’abrutissant de travail. Actuellement, il donnait une série de conférences sur Terre, se rendant à New Harvard, New Caltech, Oxford, La Nouvelle Jussieu, Bologne, Tübingen. Plus tard, il irait sur Hellas, Castor, Mingo, Delta V et sur bien d’autres planètes encore.
Un bruit persistant courait: Tchang Wu projetait de reconstituer Catherine son épouse défunte et cet exploit serait en passe de se réaliser.

***************

Trois heures s’étaient écoulées. Presque tout l’équipage du vaisseau avait été téléporté sur la planète Hellas, éclairée par un soleil rouge, afin de jouir d’une permission de quarante-huit heures amplement méritée après les incidents survenus dans les confins de Haäsucq.
 http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/1/1e/Kepler22b-artwork.jpg/400px-Kepler22b-artwork.jpg
Le Sakharov, alors qu’il patrouillait dans le no man’s land, avait été attaqué par une dizaine de raptors Haäns et ne s’en était tiré que grâce à la ruse déployée par le commandant Fermat qui avait su utiliser tous les atouts de son vaisseau et de son équipage multiracial.
Dans un bar techno à la mode chez les touristes de la capitale, Benjamin Sitruk, premier lieutenant, responsable des opérations de routine à bord du Sakharov depuis la mise en service de ce dernier, se détendait en compagnie de quatre de ses amis, savourant les rafraîchissements exotiques proposés dans lesquels l’alcool était absent, ce qui avait pour résultat de faire grimacer Denis l’Irlandais.
Le propriétaire du bar, un non Hellados, bien sûr, appartenait à l’espèce des ovinoïdes et il essayait de faire fortune dans la Galaxie. De taille moyenne, l’Otnikaï présentait une toison soyeuse aux doux reflets bleutés, preuve qu’il jouissait d’une excellente santé, du plus bel effet sous l’éclairage d’ambiance.
Debout devant le comptoir en plastacier d’une rigoureuse propreté, imitant le bois et le chrome, Benjamin discutait ferme avec le patron afin d’obtenir des boissons plus relevées. L’Otnikaï paraissait réticent, il se faisait prier, geignant qu’on allait lui retirer sa licence. Sitruk n’en croyait pas un mot tout comme Ahmed Chérifi, Denis O’Rourke et le petit Chtuh.
En cette année 2505, Benjamin Sitruk était un bel homme de trente-six ans; sa taille frôlait les deux mètres, à vrai dire il affichait le mètre quatre-vingt-dix-huit sous la toise et ses yeux bleus, habituellement rieurs, voire moqueurs, paraissaient ce soir-là mélancoliques. Quant à sa chevelure brune en bataille, aucune brosse ne parvenait à la discipliner. La barbe qui ornait ses joues se parait de reflets roux.
En cette soirée, plus que jamais il tardait à notre officier de retrouver sa femme Lorenza di Fabbrini, le médecin en chef du Sakharov, supplée par Denis O’Rourke, et sa petite fille Violetta. Toutes deux séjournaient sur la planète Métamorphos pour des raisons privées qui n’ont pas à être développées ici.
Benjamin sut se montrer persuasif puisque l’Otnikaï finit par sortir un flacon poussiéreux de sous son comptoir, bouteille que le chef ingénieur s’empressa d’ouvrir. Ahmed versa une partie du liquide dans un verre à pied de taille imposante puis servit ses compagnons.
Mais la conversation prit une autre tournure après le soupir poussé par le premier lieutenant.
- Ce n’est pas l’alcool qui te rend triste tout de même! S’exclama le nain d’origine irakienne.
- Non. Je pensais à Lorenza, voilà tout. Plus que dix-sept jours standard avant son retour.
- Ta fille, quel âge avait-elle lors de son départ?
- Seulement dix mois Ahmed! Je ne pense pas qu’elle me reconnaisse…
- L’heure n’est pas à broyer du noir, Benjamin, répondit O’Rourke en claquant sa langue après avoir bu une gorgée du tord-boyaux proposé par l’Otnikaï. Brrr… décidément, il me faudra sérieusement envisager de construire un alambic clandestin à bord! C’est notre premier congé depuis longtemps. Profitons-en au maximum.
Le navigateur Chtuh, un dinosauroïde à la peau verte et aux rémiges mauves, aux membres supérieurs semblables à de longues pattes de grenouille, aux yeux jaunes et à la langue bifide du plus beau bleu, recracha avec dégoût l’alcool. Puis, il s’écria: 
 http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/5/50/Dinosauroid.jpg/220px-Dinosauroid.jpg
- Cette boisson est tout à fait dégueulasse! Comment peux-tu donc ingurgiter un poison pareil Ahmed?
- J’ai bu bien pire, répliqua Chérifi, philosophe.
- Nous n’allons pas passer toute la soirée dans ce bar, dit Irina Maïakovska, la géologue du vaisseau qui s’était rapprochée des officiers supérieurs.
Il s’agissait d’une jeune femme des plus avenantes, de trente ans à peine, à la chevelure blond-roux et au nez spirituel. 
 http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/e/e2/Jessica_Chastain_2013.jpg/220px-Jessica_Chastain_2013.jpg
- Franchement, reprit la Russe, j’ai mieux à vous proposer.
- Dites toujours, articula Benjamin résigné.
- Il faut que ce soit étonnant et distrayant, compléta Denis.
- Si nous assistions à une représentation typique de théâtre Hellados? On m’a dit qu’il s’agissait de quelque chose d’inoubliable, d’un spectacle total.
- Qui est ce « on »?  
- Le capitaine Wu, répondit Irina avec enthousiasme. D’après lui, le théâtre Hellados classique remonte à neuf mille de nos années et mêle à la fois une sorte de chant grégorien, d’opéra chinois, avec une parenté avec le théâtre Nô, un soupçon de danse hindoue ou de Bali, des scènes sorties de marionnettes siciliennes, la rythmique des tambour Haäns, l’acrobatie Castorii et le chœur des Pygmées N’Bouti.
- Vous voulez sans doute plaisanter, lieutenant? Fit Sitruk, le sarcasme dans sa voix.
- Pas du tout, Sitruk. Vous savez ce qui vous fait défaut à tous tant que vous êtes? La curiosité culturelle!
- Bon, c’est entendu, souffla O’Rourke, un brin excédé. Nous t’accompagnons. Mais ton conseiller Daniel Lin?
- Daniel reste à bord avec le commandant, répondit Irina en baissant la tête.
- Bien évidemment, siffla Benjamin. Il n’est pas fou, lui. Fermat non plus d’ailleurs. Maïakovska, avouez donc une chose.
- Quoi donc?
- Le capitaine Wu a voulu se moquer de toi et de nous.
- Jamais de la vie. La preuve? Son frère Georges doit bientôt nous rejoindre. De plus, je suis chargée d’enregistrer la représentation pour les archives du vaisseau.
- Hum… du Daniel tout craché. Il aime par-dessus tout enrichir les banques culturelles de données.
- Qui reste de garde au centre de commandement? S’enquit Chtuh.
- Le capitaine Wu, cela va de soi. Le commandant Fermat enfermé dans son bureau en train de rédiger son rapport destiné au Q.G., les autres officiers en permission, il n’y a plus que Daniel pour cette tâche…
- L’ingénieur en chef Anderson?
- En vadrouille quelque part près du parc avec Mira la félinoïde…
- Je vois. Le vaisseau sera donc en mode automatique…
- Pourquoi s’en inquiéter Chtuh? S’il y a le moindre problème, l’ordinateur nous ramènera illico à bord! Que peut-il donc survenir ici, sur cette planète pacifique depuis sept mille ans?

***************

À bord du Sakharov, quinze minutes plus tard, Georges Wu s’apprêtait à être téléporté non sans réticences. Daniel, face à lui, contrôlait la console de téléportation. Dévisageant son frère avec une inquiétude soudaine, le jeune Asiatique demanda une dernière fois:
- Es-tu bien certain de ne pas vouloir descendre avec moi? Pourtant, la représentation promet d’être une expérience authentique! Tu pourrais y étudier l’interaction des humains devant un spectacle nouveau…
- Inutile d’insister, je te l’ai déjà dit. Depuis Aldebaran, j’ai du travail à rattraper mais aussi des heures de sommeil. Avant de m’endormir, je compte écouter les derniers motets de Roland de Lassus que j’ai achevés de reconstituer. De plus, en cas d’incident, je puis agir bien plus rapidement que n’importe quel humain à bord.
Résigné, Georges soupira ostensiblement et conclut:
- A demain Daniel.
Ce fut avec un sourire crispé qu’il disparut du plot de téléportation alors que le capitaine manipulait avec dextérité les commandes de la console du téléporteur.
Puis, le premier officier s’empressa de regagner le centre de contrôle du vaisseau, et, pour cela, emprunta l’ascenseur ultrarapide qui le conduisit directement sur la passerelle. Il avait le souci de jeter un dernier coup d’œil sur la conformité de la mise en automatique du programme de surveillance et d’orbite standard selon les paramètres requis.
Une fois sur place, il interrogea l’IA du vaisseau.
- Demande conformité du programme en cours selon les paramètres O-O-2678.
- Compris, répondit la voix féminine de l’IA. Conformité confirmée. Procédure de sécurité enclenchée depuis deux heures et cinquante-et-une minutes. Conditions optimales. Voulez-vous visionner les données?
- Bien entendu, Magdalena! Vitesse maximale de lecture.
Une seconde après, rassuré, le capitaine Wu transféra pour la nuit les commandes du vaisseau à l’IA puis reprit l’ascenseur pour se rendre au niveau des cabines des officiers supérieurs . Le turbo lift descendit rapidement les étages, mais, soudain, il stoppa au dix-huitième niveau. Le commandant Fermat apparut sur le seuil de l’ascenseur.
- Ah! Daniel, vous êtes donc resté à bord vous aussi.
- Oui, monsieur. J’ai placé le vaisseau en automatique. Tous les paramètres étaient corrects.
Fermat sentit que son second désirait lui poser une question. Il pratiquait Daniel Lin depuis huit ans et était capable de savoir lorsque quelque chose le préoccupait.
- Daniel… allez-y… que voulez-vous me dire?
- Monsieur, pardonnez-moi si je me mêle de ce qui ne me regarde pas… mais vous auriez pu prendre quelques heures de détente sur Hellas. Cela vous aurait fait du bien. Le rapport pouvait attendre…
- Ce sacré rapport… je l’ai terminé. Il n’y a rien qui puisse nuire à qui que ce soit dedans.
- Ce n’était pas cela qui me turlupinait, commandant. Je connais votre honnêteté. Non… les ronds de cuirs qui nous dirigent n’étaient pas à un jour près. Votre santé vaut davantage que la mise à jour de leurs dossiers.
- Mais je ne suis pas aussi fatigué, Daniel! Au fait, vous semblez oublier que tout ce qui se dit ou fait à bord est enregistré. Faites plus attention à la façon dont vous vous exprimez.
- Oh! Je le sais très bien, commandant! Qu’importe maintenant! Jamais l’Amirauté ne me confiera le commandement d’un vaisseau, fût-il une coquille de noix ou un transporteur de minerais. Les pontes du centre estiment que je ne suis pas à la hauteur, que je ne mérite pas mon grade et que je me montre incapable de prendre les bonnes décisions. J’hésite trop et suis dépourvu d’intuition. Bref, en peu de mots, je ne suis pas assez humain! C’est risible… c’est déjà beaucoup que j’aie pu rester capitaine… sans espoir d’avancement cependant…
- Daniel, ne vous montrez donc pas aussi amer! Nos supérieurs n’ont qu’à vous écouter. Ils comprendront alors que vous éprouvez les mêmes émotions que toute créature sensible pourvue d’intelligence. Vous êtes tout autant humain que moi.
- Merci pour cette plaidoirie mais je doute… je ne sais pas exactement ce que je suis, qui je suis…
L’ascenseur parvint au niveau douze permettant aux deux officiers de gagner leur cabine respective, des cabines plus que confortables qui les faisaient s’apparenter à de véritables chambres. Tandis que Fermat terminait le montage d’une maquette, son hobby, et en oubliait de dormir, Daniel, après s’être inquiété de la santé d’Ufo son chat, lui avoir tâté la truffe et l’avoir abondamment caressé, mit en route les enregistrements des motets de Roland de Lassus. Ensuite, il s’étendit sur le lit, les yeux emplis d’une extase infinie face à l’analyse de ce qu’il écoutait. En effet, ses oreilles captaient ce qui pour lui s’apparentait à la pure harmonie.

***************

C’était déjà le milieu du cycle nocturne.
Daniel dormait profondément, le chat blotti entre ses jambes, sous la couette. Mais son sommeil tournait au cauchemar, phénomène dont il était plutôt coutumier depuis certain incident.
Cette fois-ci, cependant, il ne s’agissait nullement d’un douloureux retour onirique à son enfance peu choyée.
La musique agréable de la Renaissance s’était transformée en symphonie boulézienne stridente et cacophonique. Elle accompagnait une succession de paysages sortis tout droit d’un esprit dérangé, drogué ou sous l’emprise de l’alcool.
Des tours de verre, de béton et d’acier, surdimensionnées, hautes de plus de trois cents mètres au bas mot, dansaient et se contorsionnaient sur un rythme rapide avec un déhanchement écœurant et obscène, dans un menuet  diabolique.
Les zooms audacieux, les travellings avant et arrière se multipliaient tandis que les virevoltes de la caméra subjective figuraient la perception déformée telle qu’aurait pu avoir un géant ivre du phénomène en train de se produire, un être dont la vision pouvait déphaser à loisir le spectre lumineux.
Il y eut une avancée soudaine et renversante sur un ciel blanc survolé par d’inquiétants charognards. Ils se précipitaient en piqués sonores sur des lambeaux de symboles obsolètes qu’ils se disputaient ensuite avec des criaillements énervants tant ils étaient aigus.
C’étaient des croix gammées, de sinistre mémoire, des demi-lune d’un vert passé, des étoiles rouges boursouflées comme victimes de la peste, des serpents aurifiés se mordant la queue. 
 http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/5/51/ParteiabzeichenGold.jpeg/220px-ParteiabzeichenGold.jpeg

http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/5/58/Flag_of_the_Soviet_Union_(1923-1955).svg/220px-Flag_of_the_Soviet_Union_(1923-1955).svg.png
Sur le sol lointain et indistinct, il pleuvait une onde malsaine composée de chairs putréfiées provenant d’ours et de loups. Les dépouilles crevées dégageaient une âcre pestilence. Ainsi, les sensations du dormeur étaient également olfactives… perception totale pour un cauchemar prenant.
Les vautours plongeaient jusque dans ce marécage croupissant pour arracher aux chacals aveugles au pelage mité, les chairs putrescentes d’une humanité morte.
Dans un gratte-ciel qui se fissurait et se démolissait au fur et à mesure qu’on focalisait le regard sur sa silhouette, à son sommet, il y avait une salle fort vaste, autrefois ornée de plantes vertes qui, pour l’heure, pourrissaient. Une présence dans cette pièce orgueilleuse mais aujourd’hui misérable.
Un robot asimovien mais non aussi perfectionné que le mythique Daneel, était attaché par d’invisibles lanières d’énergie magnétique à un mur tout hérissé de piquants telles les terribles machines de l’inquisition.
Tout l’être de ce robot de fer-blanc ressentait une souffrance physique et morale insoutenable.
Voilà comment se percevait Daniel Lin Wu Grimaud  en ce temps-là.
Le professeur Tchang avait nommé le deuxième Daniel en mémoire de ce personnage célèbre de la science-fiction américaine.
Oui, mais moi, j’avais choisi le nom de Danael car il se rattachait à la fois à cette personne fictionnelle et aux divinités originaires du Moyen Orient auxquelles croyaient alors les humains… malédiction! J’aurais dû opter pour une autre identité…
Désormais, je suis sans nom comme lors de mon premier jour, moi qui fus tour à tour… mais chut… c’est beaucoup trop tôt pour vous dévoiler ce que je fus et qui j’étais…
Sur la face argenté du robot asimovien coulaient des larmes couleur de sang. La preuve de son  humanité s’il en était…
L’encadraient des portraits en pied qui se craquelaient sous l’effet d’une usure accélérée. Même ici, l’entropie semblait obséder le dormeur.
Lesdits tableaux représentaient un ancien chef religieux tout vêtu de noir, à la barbe en bataille,
 http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/6/6b/%D8%B9%DA%A9%D8%B3%DB%8C_%D8%A7%D8%B2_%D8%AE%D9%85%DB%8C%D9%86%DB%8C.JPG/220px-%D8%B9%DA%A9%D8%B3%DB%8C_%D8%A7%D8%B2_%D8%AE%D9%85%DB%8C%D9%86%DB%8C.JPG
 un pape d’une théorie économique née avant l’ère industrielle
http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/4/43/Adam_Smith_The_Muir_portrait.jpg
 et enfin, deux parangons de deux faces du totalitarisme qui avait ravagé par le fer et par le feu le XX e siècle de la Terre. 
 http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/9/9b/CroppedStalin1943.jpg/220px-CroppedStalin1943.jpg 

Des bruits de plus en plus sonores, un martèlement mécanique qui suscitait l’angoisse vinrent s’ajouter et s’incorporer à la chaotique symphonie. Trois humains sculptés dans le bronze et l’acier en étaient les auteurs.
Une peur indicible s’empara alors du robot, de l’avatar de Daniel Lin. Son cœur se mit à battre à un rythme irrégulier. De la terreur perceptible dans sa voix, il demanda:
- Qu’est-ce là? Qui vient? Qui êtes-vous?
Sur l’instant, personne ne lui répondit mais, sur chacune des trois cloisons, une ouverture se matérialisa et, dans le jour finissant, trois paires de chaussures maculées de boue, de rouille et de sang se détachèrent. Enfin, le trio fantomatique fut bientôt reconnaissable.
- Vous! Vous êtes les généraux annonciateurs de la Mort! Ses stipendiés! Les vecteurs de la destruction de l’humanité! La mémoire de vos noms est honnie à jamais pour l’éternité.
Les trois personnages fantasmatiques se contentèrent de ricaner longuement. Enfin leurs rires s’éteignirent et ils daignèrent répondre tel le Chœur antique accablant Œdipe.
- Mécanique, tu es donc parvenue à nous identifier? Bravo, le robot! Avant de te déconnecter, de mettre fin à ta pitoyable et pseudo existence, nous allons nous livrer à une expérience. Nous allons tester ta capacité à souffrir. Caricature d’humain que ta vue est risible! 
Le premier être ressemblait à Janus, un bifronce, mais son corps arborait un uniforme bipartie, de type Armée rouge ou SS. Les têtes siamoises provoquaient à la fois la colère et le dégoût. L’une, celle d’un binoclard joufflu apparemment inoffensif, à petite moustache ridicule et au crâne rasé, déclenchait la répulsion tandis que la deuxième, faussement débonnaire, avait les traits caractéristiques d’un grand-père slave à la moustache en accent circonflexe. Le premier chef était coiffé d’une casquette surmontée d’une tête de mort brodée sur un écusson ; le deuxième, à l’étoile rouge, appartenait sans contestation possible à un célèbre Georgien à la sinistre réputation.
L’individu suivant, de type occidental, symbolisait le richissime homme d’affaires, sectateur d’une idéologie reposant sur les deux piliers que sont le libéralisme et l’individualisme. Il portait, cela va de soi, le Profit aux nues. 
 http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/e/ea/NY_stock_exchange_traders_floor_LC-U9-10548-6.jpg
Chauve, le costume trois pièces Prince de Galles impeccable, la cravate brodée d’un serpent barré, à la main un ordinateur portable obsolète, l’être aux yeux durs observait le robot et dans son regard se reflétait un lac noir sans fond.
Le troisième personnage était un religieux vêtu d’un simple burnous, les pieds chaussés d’humbles babouches et la tête entourée d’un turban noir. Il aurait tout aussi pu être un juif pieux, un évêque conservateur ou un évangéliste américain, mais ici, l’homme de foi incarnait le fanatisme de la troisième grande religion monothéiste. Sur son visage tout à la fois pâle et marmoréen, des sourcils broussailleux se détachaient. Il brandissait un étendard avec l’inscription Djihad en lettres d’or.
Reprenant quelque peu courage, Daniel lui lança:
- Comme vous êtes hideux! Nul besoin d’atours et de masque pour dissimuler le Mal que vous représentez. Vous, le bifronce, incarnez la mort brutale, la guerre idéologique que vous transportez. Vous, l’homme d’affaires, le financier insatiable, jamais repu, jamais satisfait de sa fortune. Vous distillez la mort lente au genre humain. Quant à vous, le « saint homme », vous excellez dans le rôle de la mort fourbe revêtant l’apparence du fanatisme, se parant de la parole de de Dieu et de la vertu pour mieux tromper son monde. Ainsi, vous avez toute liberté pour semer la fureur et répandre la haine, poussant les hommes à s’entretuer au nom de Dieu… mais quel Dieu est-ce là? Une entité bien cruelle et bien coléreuse…
Fouettés par ces paroles courageuses, les valets de la mort se rapprochèrent davantage de leur victime avec l’intention manifeste de la torturer. Mais voici qu’ils s’insultèrent, s’apostrophèrent. Leur alliance n’était que circonstancielle, sans aucune sincérité.
Comme des hyènes puantes, toutes mitées, aux oreilles déchiquetées, ils crièrent, éructèrent, se disputant le robot asimovien. Les piaillements se métamorphosèrent en croassements. Puis la dispute verbale dégénéra en corps à corps.
Ce fut le bifronce totalitaire qui, jeté à terre le premier, piétiné par le financier, succomba tout d’abord. L’homme d’affaires exulta, savourant trop tôt sa victoire, oubliant l’existence d’un autre adversaire bien redoutable. Bientôt, son rire s’étrangla dans sa gorge pour se terminer en un atroce gargouillis à l’instant où il posait son pied sur le Janus abattu.
Le fondamentaliste musulman venait d’empaler le représentant imbu de lui-même du summum de la « civilisation occidentale » matérialiste.
Alors, comme dans un film de Sam Peckinpah, le financier tomba à son tour sur le sol mais avec une lenteur artistique, un ralenti cinématographique du plus bel effet, image par image. On y vit peu à peu un flot de sang vomi se répandre sur le dallage et éclabousser Daniel le robot asimovien.
Ce final s’accompagna d’un vrombissement comme si des milliers de guêpes tueuses se matérialisaient dans la salle. Puis, le bourdonnement de fin du monde devint le signal sonore identifiable de l’alerte pourpre.
Brutalement tiré de son cauchemar, Daniel Wu ouvrit les yeux, désorienté quelques millisecondes.

***************

Sur la planète Hellas, la représentation théâtrale était terminée depuis deux heures. Certains membres de l’équipage étaient allés tranquillement manger un plat de spaghetti tandis que d’autres avaient préféré savourer un dernier verre dans un bar pseudo Hellados au clinquant de pacotille.
Dans ce café, attablés, se trouvaient les officiers supérieurs du Sakharov, Benjamin, Irina, Chtuh, Denis et Georges qui s’était joint au groupe. Seuls lui et la géologue avaient apprécié ce qu’ils avaient vu et entendu.
- Pourquoi cette mine? S’exclama la Russe. Avouez donc que ce spectacle valait le coup.
- Oui, tout à fait. Jamais je n’oublierai cela! Renchérit le lieutenant Wu.
- Comme c’était bien joué, compléta Irina. Je ne regrette pas d’être venue.
- Oh! Tous les deux vous dites cela pour nous snober, jeta Benjamin en grimaçant.
- Quant à moi, fit Denis, je reconnais humblement que je n’ai pas la fibre artistique.
- Spectacle inoubliable, peut-être, reprit le premier lieutenant. Mais ce bruit m’a donné une migraine du tonnerre de Zeus! Je crois que je vais vous laisser poursuivre la nuit et monter me coucher.
A son tour, le petit dinosauroïde manifesta son mécontentement.
- Benjamin, tu es un lâcheur! Nous devions faire une partie de poker. Tu l’avais promis. Je veux prendre ma revanche. Il ya quinze jours, tu m’as proprement ratissé.
Sitruk allait lui répondre mais il n’en eut pas l’occasion. Soudain, il se sentit mal et tout ce qui l’entourait sembla devenir inconsistant, irréel. Le bar s’estompa tandis que les clients ralentirent leurs mouvements jusqu’à parvenir à l’immobilité. Les sons subirent le même phénomène pour atteindre le seuil des infrasons, inaudibles pour les oreilles de toute l’assistance, y compris pour celles de Chtuh.
Mais il ne s’agissait là que des premières manifestations d’un effacement qui, tout en étant peu rapide, ne s’en avérait pas moins brutal et définitif.
Aussi, après l’immobilité vint la perte des couleurs. Puis, à son tour, la structure de la matière se décomposa. Les atomes se réassemblèrent ensuite mais autrement.
À la place du bar clinquant, il y avait désormais une taverne Haän fort enfumée, où une chaleur sèche régnait et où les grognements des clients rendaient incompréhensibles les rares conversations engagées.
Une horde de soudards Haäns, force d’occupation de la planète - façon de parler puisque tous les Helladoï s’étaient suicidés en l’an de grâce 2299 selon le calendrier chrétien - célébrait le dix-huitième anniversaire du règne de l’Empereur Tsanu VII. 
 http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/e/e9/%E6%BC%A2%E6%AD%A6%E5%B8%9D.jpg/200px-%E6%BC%A2%E6%AD%A6%E5%B8%9D.jpg
Ainsi, la planète tout entière avait connu ces modifications irréversibles. Cela s’était traduit dans l’espace par un ellipsoïde instable de l’astre, ce qui avait déclenché l’activation de l’alerte pourpre à bord du vaisseau Sakharov.
L’Intelligence Artificielle avait abandonné illico son programme de routine, en moins d’une nanoseconde, pour plonger le croiseur interstellaire dans l’hyperespace. Le navire atteignit brutalement le luminique 2 pour le dépasser aussitôt et se plaça en hyperluminique afin de sortir au plus vite de l’influence du soleil d’Epsilon Eridani. Cette manœuvre était des plus risquées puisqu’elle engendrait un puits gravifique dans lequel le vaisseau pouvait être attiré et englouti.
En catastrophe, Daniel arriva au centre névralgique du Sakharov, pour cela il avait usé de son hyper vitesse, et demanda froidement à l’IA:
- Qui y-a-t-il Magdalena? Pourquoi ce passage soudain dans l’hyperespace?
La voix synthétique répondit sur un ton que je pourrais qualifier d’hystérique s’il ne s’était pas agi d’une machine.
- Capitaine, les coordonnées astronomiques ne correspondent plus. Identification négative des membres du vaisseau à la surface d’Hellas. Empreintes génétiques Haäns identifiées. Uniquement! Temps universel erratique et fluctuant. Aucun relevé fiable. Senseurs externes fonctionnant à 120% de leurs capacités. Aucune anomalie technique à bord détectée. Mais plus personne à téléporter.
- Qu’est-ce que tu racontes? Quel est ce foutoir? Contrôle immédiat des données par branchement direct sur mon cerveau.
Aussitôt dit, aussitôt fait. À une vitesse telle que ses actions étaient à peine perceptibles pour un œil humanoïde, Daniel Lin se connecta à l’IA afin de vérifier les nouveaux paramètres. À peine eut-il achevé qu’à son tour le commandant Fermat entra sur la passerelle.

***************