vendredi 12 décembre 2014

Le Tombeau d'Adam 2e partie : Le Retour de l'Artiste chapitre 15.



Chapitre 15


Le canon de son arme braqué en direction du pseudo Tchou, di Fabbrini laissa éclater librement sa colère, celle d’un mâle qui découvrait qu’il avait un rival.
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- Qu’allais-tu entreprendre contre celle qui doit être bientôt mon épouse? Comment as-tu osé poser tes vilaines mains toutes poilues sur cette douce créature ainsi que ton regard concupiscent, la souillant de ton contact et de tes pensées impures?
Au lieu de répondre à cette diatribe, Opalaand se pencha sur le corps toujours inanimé de Clémence gisant sur le sol glacé.
- Ah! Ne la touche pas, être monstrueux! Tu n’es pas même humain! Cette vierge n’est pas pour toi. Elle m’est destinée depuis l’aube des temps et rafraîchira mon âme tourmentée, du Maudit que je suis.
Alors, se redressant, le Haän serra ses poings énormes et grogna, plus menaçant que jamais, se moquant du pistolet dérisoire qui le visait.
- Comme les filles de la Terre sont belles, fit-il sur le mode exclamatif. Certes, elles ressemblent à des fleurs fragiles mais cela me change des femmes de mon monde. Je la veux pour moi seul. Ce n’est pas un humain ridicule, un crapaud difforme comme toi qui m’empêchera d’en faire ma compagne! Je suis un Haän, comte di Fabbrini, un guerrier dont la noblesse vaut largement la tienne. J’appartiens à la plus haute classe de l’Empire Haän!
Opalaand esquissa un pas et Galeazzo avec un sourire dévoilant ses dents tira. Le Haän eut juste le temps de rouler en boule sur le sol pour échapper au projectile. Puis, rampant à une vitesse prodigieuse jusqu’à la pièce la plus proche, un salon de forme circulaire orné d’antiques épées et armures héritées des ancêtres du comte actuel.
Inévitablement, les deux antagonistes en vinrent à s’affronter à l’arme blanche dans un duel sans merci dont le vainqueur recevrait Clémence en récompense. Apparemment, l’amiral avait perdu de vue les raisons de sa présence en ces lieux et sa récente évasion. Les écrits de Danikine ne l’intéressaient plus. Le désir fouetté par ce combat selon l’ancienne tradition du mariage de la féodalité Haän, l’extraterrestre se métamorphosa en un adversaire, un concurrent sauvage, dépourvu d’honneur, usant et abusant des coups les plus traîtres! Comme le véritable guerrier qu’il était, il maniait le fer en expert. 
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Mais Galeazzo, nullement sans ressources, savait se défendre avec brio et ne cédait pas d’un pouce devant son adversaire aussi exotique fut-il.
Le comte bougeait, virevoltait, semblant être du vif-argent face à un Opalaand, certes excellent, mais trop puissant et manquant de souplesse.
Autrefois, le comte di Fabbrini avait été le maître d’escrime de Frédéric Tellier. Il lui avait appris bien des tours, des feintes et des parades. Aujourd’hui, alors que l’âge mûr aurait dû le ralentir, ce n’était pas le cas visiblement.
Ce fut pourquoi, dans une splendide torsion du poignet, aussi soudaine qu’inattendue, le Maudit parvint à désarmer le Haän, prêt à lui transpercer la poitrine de son acier cruel.
Dégrisé et quelque peu humilié, le vaincu n’eut d’autre choix que de se soumettre.
- Comte di Fabbrini, aboya l’extraterrestre, je reconnais que vous êtes le plus fort et que vous êtes tout à fait digne d’appartenir à mon peuple! Cessons-là ce stupide duel. Je ne suis pas ici pour la femelle.
- Quoi? Rugit Galeazzo, Clémence de Grandval une femelle? 
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- Ecoutez-moi donc au lieu de vous égosiller ainsi! Je fais amende honorable, vous dis-je…
- Que veux tu? Répliqua le comte baissant sa garde mais l’œil toujours aux aguets. Par quel moyen as-tu réussi à t’évader de mon entrepôt? Que cherchais-tu réellement en venant sur mes terres? À me voler? Mais quoi précisément?
- Oui-da, mon sire! Vous voler les secrets de Danikine ce faux prince. Je joue franc-jeu, comme vous voyez… mais ce combat m’a fait changer d’avis.
- Je ne sais si c’est une habitude des êtres de l’espace, mais la trahison me paraît être le lot commun chez les habitants des étoiles.
- Ah! Comte, vous ignorez à qui vous avez affaire. Laissez-moi vous expliquer.
- Pour me laisser séduire par ta langue de serpent et tes paroles lénifiantes? Je ne tomberai pas dans ce piège grossier! Le menteur suprême ici, c’est moi!
- Justement… Si vous désirez réellement la puissance, la vraie, faites-moi la grâce de m’accorder les minutes nécessaires à vous expliquer dans quel combat vous vous retrouvez mêlé. Moi, pour vous convaincre, je ne suis pas Sarton et ne puis donc user du talent de télépathie comme il l’a fait…
- Très bien. Je t’octroie cinq minutes, pas davantage? Si tes déclarations me satisfont, je t’accorde la vie sauve.
Quelque peu soulagé, Opalaand entama alors le récit des aventures qui l’avaient conduit sur Terra.
Après plusieurs minutes, ses explications achevées, le Haän se tut, attendant le verdict de son interlocuteur. Soit qu’il fût séduit et réellement convaincu, soit qu’il jugeât que l’aide d’Opalaand lui serait précieuse, Galeazzo acquiesça à l’idée d’avoir l’extraterrestre à ses côtés.
- Puisque ce problème est désormais réglé, suis-moi dans la crypte après que j’aurai installé ma fiancée dans sa chambre.
En souriant, le Maudit reposa alors son épée puis souleva le corps toujours inconscient de la jeune fille. Tout en accomplissant cette tâche, le comte poursuivit:
- Je détiens un complice de Tellier, le journaliste Levasseur, ce benêt amoureux transi de l’élue de mon cœur. Voici, par ma foi, un beau et succulent fromage qui saura attirer la souris Frédéric dans le piège. Présentement, ce jeune homme trop curieux et trop sensible est prisonnier à l’intérieur d’un sarcophage dans lequel reposent les ossements d’Eugenio di Fabbrini, ôté à ce monde en l’an de grâce 1293. Son gisant le représente vêtu d’un haubert, le heaume pur treizième siècle à ses pieds, comme il était coutume de faire en  ce temps-là. 
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Comme les deux hommes approchaient de la crypte, ils entendirent des coups sourds qui provenaient dudit tombeau précédemment décrit.
André venait juste de se réveiller pour constater avec terreur qu’il était enfermé dans une sorte de cercueil de pierre en compagnie d’un vieux cadavre. N’ayant de l’air que pour deux heures tout au plus, il commençait d’ailleurs à suffoquer. Cela augmentait sa terreur mais plus vaillant qu’il n’y paraissait, le journaliste, s’étant saisi du crâne d’Eugenio, il en frappait avec le couvercle du sarcophage de toutes ses forces, rajoutant ses cris à ce tapage.
- Sortez-moi de là! Bon sang! Délivrez-moi. Au secours! Au secours!

***************

La souris Frédéric Tellier avait certes mordu au fromage mais comme on le sait l’aventurier n’était pas démuni de ressources.
L’Artiste et Brelan pénétrèrent dans la propriété du comte di Fabbrini avec six heures de retard sur les prévisions les plus pessimistes tout en sachant cependant qu’Alban suivait derrière avec Sarton et Pieds Légers.
Habituellement riante, la campagne, ici, présentait des terres sèches et désolées, abandonnées, comme frappées par une malédiction. Seuls les corbeaux et les corneilles semblaient peupler la contrée et s’y plaire. Sur un champ désormais en jachère, un vieil épouvantail branlant, laissant sa paille se perdre lentement par les multiples déchirures de ses haillons, n’effrayait plus aucun volatile. La preuve? Un corbeau affamé était en train d’arracher le foin de son bras droit avec son énorme bec jaune et d’en faire son repas. Soudain, entendant le martèlement de deux chevaux, le corvidé s’envola en jetant un croassement sinistre.
Il faisait déjà nuit.
Une ombre furtive s’introduisit par un soupirail opportunément entrebâillé dans l’antre de la sombre forteresse médiévale dont la tour en partie ruinée paraissait défier le ciel.
Quelques mètres plus loin, une silhouette féminine ayant revêtu des habits d’homme gardait les chevaux, les flattant d’une main gantée afin de les calmer et d’éviter tout hennissement intempestif de leur part.
En parfait cambrioleur, Tellier avait passé des semelles de feutre sur ses bottes de cavalier et avait également pris la précaution de se munir de rossignols et d’un rat de cave qu’il tenait dans sa main droite.
La lumière avare et tremblotante de son lumignon éclairait chichement les lieux, leur conférant un aspect fantasmagorique. Frédéric avait du mal à identifier le bric-à-brac qui s’offrait à ses yeux dans une lueur dansante. Objets cassés, délaissés, depuis longtemps oubliés, en partie recouverts par d’épaisses toiles d’araignées et de couches de poussière, fûts éventés, coffres aux serrures brisées ou rouillées, pièces d’armures démantelées, la liste pourrait s’allongeait mais Tellier n’avait pas le loisir d’étudier de près ce capharnaüm.
Soudain, des bruits ténus à peine perceptibles… c’étaient des rats qui fuyaient tout en couinant, aveuglés par la maigre lumière, ayant toujours vécu dans la plus complète obscurité, dérangés dans leur mystérieux travail. Durant un bref moment, la flamme vacillante du rat de cave accrocha l’éclat d’un œil rouge puis l’anima disparut.
Toujours avec la plus grande prudence, l’Artiste s’approcha de la vieille tapisserie moisie - datant des Guerres d’Italie - qui finissait lentement dans les estomacs des rongeurs répugnants. Rien ne se dissimulait derrière elle, pas même une issue dérobée. 
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Rassuré, le danseur de cordes reprit sa progression méthodique dans le sous-sol du château.
Mais une odeur tout à fait écœurante vint brutalement assaillir ses narines. Il n’y avait pas à s’y tromper. Les effluves puissants et alcalins appartenaient à des fauves qui avaient semé leurs nauséabondes déjections dans ces sombres corridors.
- Ainsi, mon ancien maître fait garder son antre par quelques lions ou panthères. C’est bien dans son style. Ce serait plus prudent pour moi d’emprunter un autre chemin. Je connais trop bien mon Galeazzo. Fort de son impunité, il doit laisser les bêtes errer en liberté. Or je ne suis pas venu jusqu’ici pour finir sottement sous les crocs de ces fauves mais pour délivrer Levasseur et Clémence de Grandval.
Avisant les marches d’un escalier, ’Artiste s’y engagea sur le qui-vive plus que jamais, mais bientôt une porte blindée lui barra toute l’aile gauche du château.
- C’est là sans nul doute que se trouve le laboratoire de celui qui se veut le Prométhée des temps modernes. Je ne puis m’attaquer à cette porte car mes minutes sont précieuses. Tant pis! Prenons donc l’autre direction.
Sachant ce qu’il risquait, Frédéric n’en redescendit pas moins l’escalier et, marchant lentement, parvint à quelques mètres de la salle aux gisants. C’est alors que des bribes  d’une conversation vinrent troubler le silence oppressant des lieux.
Éteignant son rat de cave, l’aventurier se dissimula derrière une tenture à moitié pourrie afin d’écouter.

***************

La profonde voix de basse appartenait sans conteste à celui que le danseur de cordes connaissait sous le nom de Tchou. 
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- Oui, je consens à vous accorder toute mon aide. Cela ne nuit pas à mes ordres, bien au contraire! Mais pourquoi épouser cette Clémence?
- Elle fera une très belle comtesse di Fabbrini, un précieux ornement pour mes vieux jours. Comme je serai l’homme le plus admiré de la nouvelle Terre, je ne puis décemment rester célibataire! Mon cœur est las de ne rechercher que le pouvoir et la puissance. Ce sont là des liqueurs fort enivrantes, je ne le nie pas mais elles ne suffisent plus. J’ai soif d’amour!
- Ainsi, vous êtes persuadé qu’elle acceptera vos avances alors que vous détenez son fiancé…
- Mais justement,  c’est cela qui la fera céder! Ah! Amiral, manifestement vous ne pratiquez pas le cœur des femmes! Mademoiselle de Grandval ne tardera pas à me manger dans la main lorsqu’elle connaîtra le sort peu enviable que je réserve à André Levasseur si elle refuse de se montrer une compagne docile.
Ignorant la présence toute proche de l’Artiste, les deux hommes quittèrent la salle, frôlant la tapisserie où il se cachait. Une fois partis, le danseur de cordes, retenant un éternuement, s’avança dans la crypte, attiré par les sourds gémissements provenant d’un sarcophage où apparemment un homme y était retenu contre son gré à l’intérieur.
Tout en s’orientant à l’ouïe, Frédéric se mit à examiner les gisants. Enfin, il atteignit le cercueil de pierre dans lequel le journaliste était enfermé. 
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Trop tard car, déjà, le Maudit revenait, tenant fermement le bras de Clémence, Opalaand toujours sur ses talons. Tellier n’eut alors d’autre ressource que celle de s’accroupir derrière un gisant et de retenir son souffle.
La scène envisagée par Galeazzo se déroula comme il l’avait prévue. Le chantage pour faire céder la jeune fille réussit à merveille lorsque Clémence vit André Levasseur partiellement ligoté et allongé dans son tombeau.
- Très chère, si vous contrecarrez mes projets matrimoniaux, dit le comte d’une voix chargée de sourdes menaces, je referme aussitôt le couvercle. Ainsi, votre amoureux transi deviendra alors la reproduction parfaite d’un de mes illustres ancêtres.
- Je ferai tout ce que vous exigerez de moi, souffla la jeune fille, les yeux emplis de larmes, mais je vous en supplie, comte, libérez-le! André ne représente pas une grande menace pour vous.
- Mademoiselle, vous vous trompez. Je ne puis le relâcher. Vous semblez ignorer de qui il est l’employé. Une fois libre, ce jeune homme n’aura qu’une hâte, celle d’aller retrouver le danseur de cordes.
- Je vous promets qu’il n’en fera rien! Je vous le jure!
Malgré la situation désespérée dans laquelle il se trouvait, Levasseur était aux anges. En l’appelant par son prénom, Clémence lui révélait qu’il comptait à ses yeux et qu’elle éprouvait pour lui le plus doux des sentiments. Néanmoins, refusant de paraître pleutre, il allait jeter à la face du comte quelques insultes bien senties lorsque celui-ci reprit la parole tout en le bâillonnant.
- Ma tendre et douce Clémence, je veux bien faire un effort… je ne vous accorde que sa vie. Sans plus! Par ma foi, cette crypte est une très bonne cellule. Mais que ces jérémiades me fatiguent! Je les fais cesser.
Après avoir placé un bâillon dans la bouche du journaliste sans que celui-ci pût s’y opposer, le Maudit sortit une paire de gants d’un coffret en ivoire. Prenant garde à ne pas respirer l’entêtant parfum qu’ils dégageaient, il les enfila. Puis d’un geste ample et régulier, il se mit à presser les tempes du reporter qui roulait des yeux effrayés ne tentant pas même de dissimuler sa peur.
Peu à peu, une torpeur l’envahit, s’insinua jusqu’aux tréfonds de sa conscience tandis qu’une intense brûlure se répandait dans tout son organisme. Bientôt, le journaliste sombra dans une inconscience sans rêves.
Clémence, encore plus terrorisée que ne l’avait été André, laissa ruisseler ses larmes sur ses joues au modelé encore enfantin.
- Monstre! Vous l’avez tué!
- Mais non, ma toute douce. Je ne l’ai qu’endormi. Maintenant, votre amoureux transi est plongé dans un sommeil cataleptique dont je suis libre de l’en tirer dans une heure comme dans un an!
Soudain, un rire frais plein de jeunesse et d’audace éclata sous les voûtes de la crypte, provenant de derrière un gisant à deux mètres à peine du comte. Surpris, Galeazzo laissa tomber ses gants et se retourna, imité par Opalaand et mademoiselle de Grandval qui, en reconnaissant l’intrus, recouvra le sourire.
Debout, saluant avec panache, la tête légèrement inclinée, l’Artiste dit avec ironie:
- Messeigneurs, bonsoir! Gente dame, je suis à vos pieds. Demandez-moi l’impossible, pour vous, je l’accomplirai!
Puis, toujours aussi détendu et paisible, comme s’il s’apprêtait à assister à un bal de la Cour, il fit quelques pas, jouant nonchalamment avec le pommeau de sa canne-épée. Enfin, prenant la main de la jeune fille, il y déposa un léger baiser tout en murmurant:
- Je n’aime pas les larmes.

***************

Or, au même instant, le comte de Kermor, Sarton et Pieds Légers pénétraient à leur tour sur les terres du Maudit. Depuis le matin, ils chevauchaient à bride abattue sur des montures de race très endurante.
Le ciel sans étoiles menaçait plus que jamais, fusé çà et là d’éclairs, ajoutant encore au lugubre de la nuit. Le galop se faisait de plus en plus furieux tandis que les éperons déjà ensanglantés des cavaliers labouraient sans pitié les flancs des chevaux.
À une centaine de kilomètres de là, Beauséjour et Grandval tentaient de rattraper les quatre heures de retard qu’ils avaient sur le groupe de Kermor. Le juge, comme on le voit, n’avait pas obéi à son ami, quelque peu vexé mais surtout désirant faire amande honorable. L’ancien chef de bureau avait bien été obligé de le suivre! Mais il geignait à chaque minute qu’il passait sur son cheval. Pour lui, c’était la pire des épreuves. Depuis Turin, piètre cavalier, le vieil homme avait renoncé à comptabiliser ses chutes.
Pendant que Grandval pestait une nouvelle fois devant la maladresse de son compagnon qui venait, comme à l’accoutumée de vider les étriers, Alban s’était arrêté juste devant Louise de Frontignac. La jeune femme commençait à s’inquiéter fortement. L’absence de Tellier durait trop à son goût. D’une voix emplie d’angoisse, elle informa le comte sur le dernier acte de courage, à ses yeux insensé, de l’Artiste.
- Le Maître est-il armé? Demanda le gamin des barrières avec naïveté.
- Je ne le pense pas, répondit la jeune femme. Je ne lui ai vu qu’une canne. Son sens de l’honneur lui interdit toute dague ou pistolet. Rien dans les mains, rien dans les poches!
- Alors, c’est du suicide, frémit Pieds Légers.
- Détrompez-vous, rassura Sarton. Tellier est plus rusé qu’il le paraît. Sa canne est une épée à la lame redoutable. Ne me demandez pas comment je le sais. J’ai sondé l’objet, c’est tout.
- Tant mieux, soupira Alban, je préfère cela.
- Un moment, interrompit Brelan. Comment cela se fait-il que vous arriviez maintenant à peine? Je croyais que vous pouviez vous rendre n’importe où en un éclair ou presque!
- Oui, cela est vrai. Mais j’ai jugé qu’il n’y avait pas ici urgence. Je n’allais pas violer la règle numéro 1 de mon gouvernement pour pas grand-chose: pas de civils n’appartenant pas à mon siècle à bord du Stankin! Mais arrêtons-là ce jeu stupide de questions-réponses. Désormais, je l’avoue, le temps presse. À notre tour, il nous faut pénétrer dans l’ultime repaire de Galeazzo di Fabbrini. Je me méfie plus que jamais de l’imagination vicieuse de cet humain dévoyé. Mon senseur que voici nous sera fort utile dans l’affaire.
- Ah! Soupira Kermor. Clémence de Grandval! Son âme si pure en contact avec le brasier ardent de l’esprit de mon frère maudit! Que restera-t-il d’elle, de sa personnalité si nous ne mettons pas fin à ce cauchemar?
Pieds Légers perdit patience.
- Monsieur le comte, pardonnez-moi mais c’est pas simplement l’âme de la d’moiselle qui risque quelque chose! Clémence de Grandval est en danger de mort. Le Maître aussi d’ailleurs… ainsi que Levasseur.
Avec le moins de bruit possible, le groupe s’introduisit dans les caves du château, Sarton ouvrant la marche, Brelan la fermant. Les chevaux, attachés à une pierre, se gardaient seuls.

***************

- Papa, elle est encore longue ton histoire? Murmura une voix enfantine de garçonnet. Dis, ils vont s’en tirer tous, Frédéric, Alban et tous les autres?
- Ah! Tu t’inquiètes pour eux. Pourquoi? Tu n’aimes pas les histoires qui finissent mal? Répondit Daniel avec un sourire amusé. Pourtant, dans la vie réelle, cela arrive bien trop souvent.
- Non! Je ne peux accepter que ce soit le méchant qui gagne! Ce serait injuste.
- Qui, dans cette histoire reconnais-tu comme méchants?
- En général, un méchant c’est quelqu’un qui veut tout pour lui et abuse de sa force. Il n’aide pas les faibles et leur fait du mal. Il est violent, aime faire souffrir et tue. Ici, c’est le comte di Fabbrini…. C’est facile de l’identifier dans son cas… pour l’amiral, je ne sais pas…
- Mathieu, je constate que tu as des idées parfaitement définies… quant à Opalaand, il ne fait qu’accomplir son devoir, mais… qui t’apprend à distinguer le bien du mal?
- C’est maman…
- Hum… c’est une bonne chose. Mais toi, Violetta, n’as-tu rien à ajouter?
- Les choses ne sont pas aussi simples, oncle Daniel. Cela je l’ai compris il y a déjà longtemps. Je pense en avoir fait l’expérience du temps de Franz  et d’Axel Sovad… je ne me trompe pas, non?
- Non, ma fille.
- Voilà qui explique les hésitations de Mathieu concernant le rôle de l’amiral Opalaand… et les tiennes aussi, mon « oncle ».
- Euh… Tu as raison, ma grande. Ainsi tu gardes des souvenirs de cette période appartenant pourtant à une autre chronoligne?
- Oui, un univers parallèle avec une double mémoire…
- Sois franche. Est-ce que cela te trouble? Veux-tu en parler avec Morales, le psychologue du bord?
- Mon oncle, je n’ai pas besoin de béquilles mentales! Je me suis habituée depuis belle lurette à vivre avec cette mémoire contraire! Ne te fais pas de mouron pour moi. Ah! Voici tante Irina.
- Encore avec ce récit qui n’en finit pas? Es-tu tout à fait certain que les enfants peuvent entendre cette histoire sans dommage? Prononça la géologue et numéro 2 du Langevin avec une pointe de colère.
- Irina, ma chérie, pourquoi leur mentir? La vérité…
- … vient bien assez tôt lorsqu’on n’a que huit ans, Daniel!
- Mais Mathieu peut très bien supporter les révélations concernant la genèse de notre chronoligne.
- Comme tu voudras. Après tout, tu es le seul juge. Puisque tu as la capacité de lire dans les pensées des êtres vivants, rien de ce qui constitue leur psyché te reste inaccessible.
- Précisément. Notre fils est sain et parfaitement équilibré.
- Cela je le savais déjà, Daniel. Ne sois pas fâché.
- Je ne le suis pas. Simplement quelque peu agacé. Pas par ce que tu viens de dire. J’ai eu des nouvelles de Fermat il y a une heure…
- J’ignorais…
- Par Antor. Je te raconterai plus tard. Les enfants attendent la fin du suspens de la soirée. Je vais donc satisfaire leur impatience…

***************

- Ainsi, fils dénaturé, tu as fini par me retrouver? Je ne sais si je dois applaudir car tu as tardé quelque peu, s’exclama Galeazzo avec des accents de ravissement dans la voix. Te connaissant, j’escomptais ta venue. Sache cependant que tu n’as été qu’une marionnette dont j’actionnais les fils, ô cavalier blanc impétueux qui prétend représenter le Bien dans cette histoire! Que je m’amuse! Mais poursuivons la comédie. Puisque ton courage que je n’ai jamais remis en cause et que ton sens de l’honneur t’ont conduit jusqu’à ma demeure, je veux que ma future épouse assiste à tes exploits et t’applaudisse de ses jolies mains gantées de dentelle fine. Oui, fils indigne, tu as ravi le premier rôle dans cette pièce, ou plutôt dans ces jeux du cirque dont j’ai ressuscité les divertissements sanglants et pourtant si fascinants. Alors, l’Artiste, sois fidèle à la réputation de ton surnom, dépasse-toi, accomplis des prodiges, toi le magicien, le danseur de cordes, le funambule lunaire, mais toi surtout et avant tout l’ancien bagnard évadé de la chiourme de Toulon! Cependant, sois sûr de la triste fin inéluctable qui t’attend. Vois-tu, lorsque je jugerai que le jeu aura trop duré, que je serai lassé de tes tours, j’y mettrai un terme. Alors, tu t’écrouleras comme une pitoyable poupée désarticulée, un pantin ridicule à qui j’aurai ôté l’illusion de la vie… une vie éphémère, faussement libre et condamnée par avance.
Toi qui vas mourir, Frédéric, salue ton bourreau et souviens-toi, ce faisant, des paroles proférées devant César par les gladiateurs: morituri te salutant! 
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- Par ma foi, quel grand et beau discours monseigneur! Il vous dévoile tout entier. Sous votre masque de comte, vous apparaissez nu et ce que j’y vois est repoussant! Quelle noirceur! Quelle abomination que votre âme! Vous avez l’ambition d’être le diable mais vous ne réussissez qu’à ressembler à ces traitres pathétiques de carton-pâte du Boulevard du Crime! Vous parlez bien, vous avez la parole facile, mais il y a longtemps que vous avez cessé de m’impressionner. Je préfère mille fois être cette marionnette, cet Artiste qui vous défie encore et toujours que cet éternel vaincu que vous incarnez à merveille, allant d’échec retentissant en fiasco cataclysmique, tout cela par la faute d’un orgueil démesuré.
Allons, mademoiselle, puisque le seigneur de ces lieux l’a ordonné, je vais me battre et Lancelot n’attend de vous qu’un sourire en récompense. 
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Le danseur de cordes, tout en s’inclinant devant Clémence, avançait un pas après l’autre, lentement mais sûrement, approchant ainsi dangereusement du sarcophage au regard d’Opalaand. Le Haän esquissa un geste pour l’arrêter.
- Non, mon nouvel ami, fit Galeazzo un sourire machiavélique sur ses lèvres pâles. J’ai mieux.
Portant un sifflet à sa bouche, il souffla dedans. Aucun bruit perceptible pour les oreilles humaines n’en sortit. Néanmoins, Opalaand grimaça, captant les ultrasons émis, se bouchant ces organes sensibles plus développés chez les Haäns que chez les Terriens.
Au signal, une dizaine de trappes s’ouvrit d’où émergèrent d’étranges pénitents noirs à la robe de bure reconnaissable, gigantesques spectres venus de temps révolus.
À leur vue, Tellier n’eut pas un tressaillement. Il se contenta de jeter ce qui suit:
- Puisque vous avez décidé de me sacrifier, faites-le rapidement mais en échange, montrez-vous magnanime et libérez ces deux enfants!
- Non, il n’en est pas question, répondit di Fabbrini sèchement. Ma joie serait incomplète. Je veux te voir te battre le cœur gonflé d’un espoir insensé puis t’effondrer, défait et suppliant!
- Cela jamais!
Au commandement de leur maître, les pénitents noirs aux mains de marbre, coiffés d’une cagoule pointue ornée d’un glyphe en forme de tau, s’élancèrent sur leur proie désignée avec un ensemble parfait, tels des zombies dûment conditionnés. 
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Aussitôt, déjà sur le qui-vive, l’Artiste projeta sa cape noire doublée de soie blanche en direction de ses deux plus proches assaillants puis bondit de gisant en gisant, aussi agile qu’un chamois, alors que les deux adversaires, aveuglés, étaient mis hors-jeu durant quelques secondes.
Mais voulant poursuivre obstinément la lutte, le premier, tête baissée, heurta violemment une tombe et chuta sur le sol dallé. Le deuxième, aussi malchanceux, tomba dans une fosse de sable mouvant qui l’engloutit fort rapidement. C’était là un des pièges de Galeazzo. Une main squelettique aux doigts crochus eut le temps d’esquisser le signe de l’anathème avant de disparaître pour l’éternité.
Cependant, un troisième pénitent, se portant au secours de ses frères, fit un faux pas et devint la victime involontaire d’un autre piège du Maudit. Il fut presque instantanément dévoré par une colonie de fourmis rouges.
Pendant ce temps, poursuivant ses sauts de sarcophage en sarcophage, tel un gymnaste, Frédéric actionna le mécanisme infernal secret, arme favorite d’un ancêtre du comte, un inquisiteur vivant à l’époque du Concile de Trente.
Du sol et du plafond saillirent des pieux et des lances comme à l’infini dont les pointes étaient enduites d’un poison imparable. Un faux mouvement et les projectiles empaleraient l’imprudent.
Mais ne se laissant pas démonter pour si peu, le danseur de cordes parvint à se suspendre à un luminaire et après s’être balancé de plus en plus vivement, atterrit de l’autre côté  de la crypte tandis que son poursuivant immédiat recevait brutalement deux pieux dans le dos, lui transperçant la poitrine. Le cadavre ainsi traversé de part en part glissa alors sur les dalles, laissant deviner le visage de l’Orion aux yeux rouges. 
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Or un phénomène inattendu se produisit soudain. Inexplicablement, un des pénitents disparut à son tour. En fait, il ne s’agissait que du Doppelganger de l’extraterrestre.
Les autres cagoulés, sidérés et immobiles, n’osaient plus faire un geste, craignant visiblement de finir empalés comme leur congénère.
Dans son coin, en retrait, le comte di Fabbrini souriait en esthète décadent, appréciant à sa juste valeur le spectacle incomparable que lui offrait son ennemi. Justement, celui-ci l’avait rejoint.
- Monseigneur, dit-il d’une voix grave, ces gants que vous avez récupérés, donnez-les-moi!
- Pour qui me prends-tu, fils ingrat?
Opalaand, quant à lui, retenant à grand peine sa colère, faisait preuve de moins de panache. Il voulut tordre le bras de Tellier. Mais alors, di Fabbrini régla ce problème en effleurant subrepticement une moulure en forme de bucrane du sarcophage le plus proche de lui. Instantanément, le sol se déroba sous les pieds de l’Artiste mais également sous ceux aussi du Haän et des pénitents survivants! Tel était le comte.
Toutefois, Opalaand, mû par in féroce instinct de conservation, parvint à actionner sa ceinture anti gravifique et put ainsi retomber avec douceur à quelques centimètres du Maudit.
- Comte, escomptiez-vous me trahir? Gronda l’amiral. Je ne suis pas né de la dernière pluie comme disent les humains.
- Pas du tout, mon allié. J’ai trop besoin de vous… (encore quelques heures pas plus) rajouta in petto Galeazzo.
Il va de soi que Frédéric et ses compagnons n’eurent pas cette chance de retomber sans heurts sur leurs jambes. Ils firent une chute brutale de sept mètres et atterrirent sur un sol heureusement spongieux, ce qui leur évita des fractures des membres inférieurs. Dans ce nouveau souterrain, l’atmosphère y était méphitique.
À peine eurent-ils recouvré leurs sens, qu’ils identifièrent non sans ressentir une certaine frayeur des grondements furieux de fauves qui allaient en se rapprochant. Un lion manifestement affamé bondit sur les pénitents. Il jeûnait depuis plus d’une semaine.
Se débattant avec l’énergie du désespoir, dans cette lutte inégale pour la survie, les frères perdirent leurs cagoules. Alors, un des aides de Galeazzo dévoila une figure borgne à la laideur repoussante, ravagée par de terribles et cruelles radiations, la chair à vif et les veines saillantes. Il s’agissait d’un cyclope mutant.
Le deuxième, plus affreux encore si possible, présentait un crâne ovoïde transparent dont les traits fœtaux esquissaient un semblant de visage à la bouche absente.
Alors que le malheureux se débattait vainement sous les crocs imparables du fauve, le cerveau hypertrophié de la créature palpitait de plus en plus frénétiquement, tous ses neurones en action, parcourus de lueurs fugitives.
Cette scène abominable avait lieu sous les yeux médusés de Tellier qui peinait à réchapper à la fascination morbide qu’elle exerçait sur lui.
Le ligre, eh oui, Galeazzo avait réussi à capturer cette bête croisement d’un tigre et d’un lion, acheva son repas en dévorant un troisième pénitent.
Finissant par s’arracher à ce spectacle atroce, Frédéric rampa jusqu’à une autre cavité emplie de cadavres momifiés surpris par la mort dans des postures grotesques. 
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Mal lui en prit! Apparemment, ses instincts de survie s’étaient émoussés.
Toutefois, les corps en putréfaction plus ou moins avancée qui s’entassaient dans le plus grand désordre n’étaient pas les restes de reliefs des repas du ligre.
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 Ils semblaient en fait avoir été broyés ou transpercés par une bien étrange machine sortie de l’imagination d’un sectateur de la question. Giancarlo di Fabbrini avait œuvré à sa fabrication.
Tellier comprit trop tard le sort qui lui était réservé alors que retentissait une ultime fois à ses oreilles le rire inextinguible si caractéristique du Maudit qui s’écriait avec une intense et sadique satisfaction:
- Tel Icare, tu t’es trop approché du soleil. Allons, mon fils, le spectacle est terminé. Le rideau tombe. Il te faut saluer ton public une dernière fois. Meurs mais avec panache!
Un sinistre craquement empli de promesses létales conclut ces paroles tandis que Clémence de Grandval, suppliait, gémissait, oubliant toute retenue:
- Non, comte di Fabbrini, s’il vous plait, si vous voulez que je sois votre épouse, épargnez-le… ayez pitié. Je vous en prie… je vous le demande à genoux…
- Moi avoir pitié, jeune fille? Mais la pitié, c’est là un sentiment pour les faibles!
- Tout à fait! Applaudit Opalaand. C’est le luxe des couards…
Durant ce bref échange, l’Artiste voyait se rapprocher inexorablement, avec une lenteur exacerbant les nerfs, les parois et le plafond de ce qui devait constituer son tombeau, des surfaces hérissées de clous mues par un mécanisme aveugle et impavide que rien maintenant ne pouvait stopper.

                                                            ***************

dimanche 30 novembre 2014

Le Tombeau d'Adam 2e partie : le Retour de l'Artiste chapitre 14.



Chapitre 14

Ce même soir, dans la suite du comte de Kermor à l’hôtel des Ambassadeurs, Alban se préparait pour le dîner et revêtait pour cette occasion un costume sobre et de bon ton lorsqu’un groom, en habit vert, frappant à la porte, fut reçu et lui remit une lettre qu’il portait sur un plateau d’argent. Une fois le domestique parti non sans une pièce de monnaie comme pourboire, Kermor examina la missive et reconnut l’écriture de l’Artiste. Alors Alban prit connaissance du contenu du message.
« … je dois admettre que j’ai commis une erreur en me rendant de prime abord sur les terres du comte Ambrogio de Castel Tedesco. Votre frère n’y résidait pas si jamais ce fut le cas par le passé…
J’ai au moins appris la mort du véritable Castel Tedesco puisque désormais son corps figure en bonne place dans la collection tératologique. Le spectacle ainsi offert soulève le cœur et démontre une nouvelle fois la cruauté sans limites de celui que j’appelais jadis Monseigneur…
Je pense être à Turin le 12 mai vers onze heures du soir. Je souhaiterais vous retrouver au Café français afin de faire le point et de prendre les dispositions nécessaires à la capture du Maudit… ».
A la lecture de ce pli, le comte de Kermor fronça les sourcils. 
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« Je ne m’attendais pas à ce que Tellier m’envoyât une deuxième lettre aussi rapidement. Et ce style ! Il n’est pas dans les manières de l’aventurier. Il s’exprime avec un rien d’élégance ce qui m’étonne de sa part. Ici, il n’a pas à jouer avec une fausse identité. Je n’ai qu’à comparer avec sa missive précédente. Certes, l’écriture est identique mais je me souviens trop des talents de faussaire de Galeazzo en la matière. De plus, si Tellier était si pressé de me parler, il serait apparu par la fenêtre comme à l’accoutumé et ne m’aurait jamais fixé rendez-vous. Non ! Décidément, cette lettre pue le piège. Mon frère serait donc à Turin… m’aurait-il aperçu moi ou Levasseur ? Ah ! J’aurais dû prendre la précaution de m’entourer de quelques membres de ma police secrète plutôt que de quatre domestiques. L’âge me rend imprudent et bien trop sensible au confort. Frédéric de Grandval se trouve dans la suite en face. Je vais l’avertir de ce pas de mes soupçons ».
Alban abandonna la lettre sur la tablette de la cheminée pour se rendre aussitôt chez son ami. C’était sans compter sur la curiosité du journaliste qui, arrivé dans les appartements du comte cinq minutes plus tard, avisant le message, se mit à le lire sans scrupules, tandis que le juge et Kermor discutaient âprement à quelques mètres de là. André consulta sa montre, décidé à rejoindre illico le lieu de rendez-vous. Il était impatient d’avoir des nouvelles fraîches concernant le sort de sa bien-aimée. Ainsi, le jeune homme ne prévenant pas Alban de sa décision, sortit en coup de vent de l’hôtel.

***************

Au même instant, dans une autre partie de la bonne ville de Turin, une lourde malle-poste toute boueuse, en provenance de Volpiano, faisait son entrée, tirée par deux chevaux aux nasaux fumants. Poursuivant sa route, la berline s’arrêta tout d’abord devant une auberge afin d’y déposer un voyageur qui avait effectué le trajet auprès du conducteur, puis la voiture conduisit ses derniers passagers jusqu’à l’hôtel des Ambassadeurs devant lequel elle les déposa. 
 http://www.larousse.fr/encyclopedie/data/images/1312344-Louis_L%C3%A9opold_Boilly_lArriv%C3%A9e_dune_diligence_dans_la_cour_des_Messageries.jpg
Cinq personnes descendirent du véhicule, nous en devinons l’identité: Frédéric Tellier, Louise de Frontignac, Sarton toujours sous l’apparence de Dmitri Sermonov, Saturnin de Beauséjour et le fringant Pieds Légers.
Ladite compagnie loua plusieurs suites situées au deuxième étage de l’hôtel qui fleurait le bon goût bourgeois sans aucune ostentation.
Alors que l’Artiste remplissait le registre d’identités des voyageurs, il remarqua, quelques lignes plus haut, les noms d’Alban de Kermor, de Frédéric de Grandval ainsi que celui de son employé, André Levasseur. Tandis que l’aventurier se demandait s’il allait se présenter immédiatement devant le comte de Kermor au risque de se heurter à la présence gênante de Grandval qui pouvait le reconnaître et commettre un esclandre, ses compagnons se renseignaient sur les commodités offertes par l’hôtel. Brelan était lasse mais n’osait l’avouer. Sarton aurait également souhaité se rafraîchir. Dans son for intérieur, il jugeait les humains de cette époque fort négligeant vis-à-vis de l’hygiène corporelle.
Nos amis avaient croisé le fiacre du journaliste. André se jetait tout droit dans le piège tendu par Galeazzo. De ce fait, ils ignoraient qu’ils allaient se retrouver plongés dans une situation plus difficile encore qu’ils le supposaient.
Frédéric Tellier venait de prendre sa décision. Se retournant vers Louise, il lui dit en a parte:
- Le comte de Kermor a quitté la France, voilà la raison pour laquelle il ne répondait pas à mes lettres. Il est descendu dans cet hôtel. Or Grandval et Levasseur l’accompagnent. Le comte occupe la suite 131. Quel est ton avis?
- Il faut le voir, bien sûr, répliqua aussitôt la jeune femme. Tu sembles soucieux. Pourquoi?
- Comme je te l’ai dit, le juge est avec Alban. Non pas que je craigne ses actions. Le blanc-seing de Napoléon III me couvre. Mais il est si borné qu’il pourrait créer un scandale et m’entraver momentanément.
- Hum… je partage ton point de vue, Frédéric. Toutefois, nous avons aussi le devoir d’informer le comte sur ce que nous avons fait dernièrement.
- Bien. Dans ce cas, montons.
Résolument, l’Artiste et Louise empruntèrent le grand escalier puis prirent le couloir garni d’un tapis mordoré des plus épais qui les conduisit jusqu’à la suite 131. Le Danseur de cordes toqua à la porte mais personne ne répondit. La jeune femme frissonna sous le coup d’une angoisse soudaine.
- Pourquoi le comte ne s’empresse-t-il pas d’ouvrir? Je crains le pire.
- Louise, garde ton sang-froid. Il est peut-être tout simplement en train de dîner. Ce que nous devrions faire nous-mêmes d’ailleurs.
Cependant, dans la suite 130, celle de Grandval, Kermor avait entendu que quelqu’un frappait à la porte de ses appartements. Il avait également reconnu les voix de ses visiteurs. Interrompant sa discussion avec Grandval, il fit:
- Frédéric, je crois bien que j’ai de la visite. Je retourne dans ma suite m’enquérir du nom de ces importuns. Dans dix minutes tout au plus, nous nous rendrons au restaurant.
- Alban, ce n’est guère prudent.
- Je suis toujours armé, mon cher. L’oubliez-vous?, répondit le comte en dévoilant le petit pistolet qu’il dissimulait dans une des poches de son costume.
Rassuré, le juge se rassit dans son fauteuil tandis que Kermor sortait dans le corridor. Devant don Iñigo quelque peu surpris par son attitude, il se mit à jouer la comédie.
- Vous ici, en Italie, à Turin! Si je m’attendais à vous rencontrer si loin de vos bureaux de Paris! Quelle heureuse surprise, vraiment!
Puis baissant la voix, Alban poursuivit:
- Chut! Imitez-moi. Grandval est à côté. Il connaît votre double identité. Contrefaites votre voix.
L’Artiste et Louise comprirent immédiatement et entrèrent dans le jeu du comte. Il fallait à tout prix empêcher Grandval de se douter de quelque chose et de sortir. La conversation reprit sur le ton mondain alors qu’Alban ouvrait sa suite et y faisait entrer ses amis. Une fois à l’intérieur, les explications nécessaires furent développées.
Soudain, Kermor pâlit.
- Que vous arrive-t-il donc comte? Un malaise? S’inquiéta la vicomtesse de Frontignac.
- Non, madame. Tout à l’heure, il y a quinze minutes à peine, j’ai déposé une lettre sur la cheminée. Or, elle ne s’y trouve plus.
- Sans doute le vent l’aura-t-il transportée ailleurs dans la pièce. Sous ce meuble par exemple. Vous n’auriez pas dû laisser cette fenêtre ouverte.
- Non, j’avais pris mes précautions et la missive était glissée sous cette pendulette. Vous n’avez pas franchi le seuil de cette suite auparavant?
- Non, répliqua Frédéric. Nous venons juste d’arriver. Que contenait votre pli?
- Tellier, il était de votre écriture et racontait votre échec sur les terres de Castel Tedesco. Ensuite, vous me fixiez un rendez-vous…
- Jamais je ne vous ai écrit cela. Regardez près de la table au bouquet de roses. De la cendre de cigarette.
- Levasseur. Lui seul fume ce tabac oriental. Ah! Malheur!
L’Artiste comprit que le journaliste venait de tomber dans un nouvel épisode de la machination de Galeazzo di Fabbrini. Sans attendre davantage, il se précipita au rez-de-chaussée pour demander au réceptionniste ainsi qu’au portier de l’hôtel si les deux hommes n’avaient pas aperçu un jeune Français qu’il décrivit en quelques phrases rapides. Le portier confirma la présence du journaliste.
- Oui, signor… Le Français, après être redescendu, a pris un fiacre qui devait le conduire au Café français, place Victor Emmanuel. 
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Ne laissant pas l’homme achever, l’Artiste sortit à toute vitesse dans la rue et se précipita, tête nue, dans la nuit, vers la place indiquée. Une voiture de louage passant à vide, Frédéric la siffla et y monta. Tellier n’avait plus qu’une idée en tête: rattraper au plus vite André.
Tandis que Frédéric se lançait ainsi d’une façon quasi désespérée à la poursuite de son employé, dans la suite du comte de Kermor, Brelan comprenait à son tour dans quel piège effroyable venait de tomber le jeune Levasseur.
- Mais où donc est passé Tellier, s’écria Alban constatant que l’absence de Frédéric durait.
- Il a dû obtenir le renseignement désiré et tente de rattraper notre écervelé, siffla Louise entre ses dents.
Ouvrant la porte de la suite assez violemment, elle se heurta contre Saturnin de Beauséjour, tout faraud. Ce dernier recherchait ses compagnons pour souper, son estomac se rappelant à lui.
- Ma chère, vous tardez bien… mais je ne vois Tellier nulle part.
Or ces paroles imprudentes furent entendues de Grandval qui, justement, las de rester seul, se rendait chez Alban.
- Tellier? Il est ici? Demanda-t-il furieux.
- Oh! Monsieur le juge, comme je suis heureux de vous voir, poursuivit l’ex-fonctionnaire maladroitement. Effectivement, Frédéric était là il y a peu encore. Il nous accompagnait, madame de Frontignac, Dmitri Sermonov Guillaume Mortot et moi-même.
- Ah! Monsieur de Beauséjour, je vous remets… c’est trop fort. Chaque fois que je crois mettre la main sur ce bandit, il s’évapore.
Tout à sa rage, incapable de réfléchir plus avant, Grandval, oubliant toute retenue, descendit l’escalier d’un pas vif et nerveux dans le but manifeste de capturer l’Artiste.
Avisant un fiacre devant l’entrée de l’hôtel, il y sauta et ordonna au cocher de le conduire au plus vite au Café français.
Une minute plus tard, Brelan et Kermor faisaient de même n’ayant pas d’autre choix que d’essayer d’éviter le pire.

***************


Cependant, le journaliste Levasseur, parvenu devant le Café Français, avait bien vu que Victor Martin n’y était point. Mais un serveur s’approcha du jeune homme reconnaissable à ses habits d’étranger et lui apprit que l’homme qu’il cherchait s’était rendu à l’Hôtel de France. André avait conservé le fiacre. Il put donc se faire conduire jusqu’audit hôtel. Une fois devant la réception, l’employé lui indiqua que le marquis De la Sierra l’attendait dans le salon particulier.
D’un pas alerte, sans méfiance, le journaliste fut introduit. Un individu au visage masqué par un loup noir, au corps massif, s’avança alors et commença à s’exprimer avec un accent espagnol bien trop prononcé pour être naturel.
- Señor, seriez-vous le journaliste André Levasseur?
- Oui, certes, mais vous n’êtes pas le marquis! Que signifie cette imposture? Comment m’attendiez-vous?
- En effet, jeune coq, répondit alors l’inconnu changeant totalement de voix et de ton. Je ne suis pas Frédéric Tellier, ce fils dénaturé. Il est temps de laisser tomber le masque, ne croyez-vous pas? Poursuivit Galeazzo sur le mode sarcastique. Me reconnaissez-vous enfin?
- Le… comte di Fabbrini! Le Maudit! 
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- Quel baume au cœur que d’être renommé! En rédigeant cette lettre, j’espérais bien ferrer un petit poisson, vous en l’occurrence! Maintenant, vous allez me servir d’appât pour capturer un gibier plus conséquent.
- Que voulez-vous dire? Vous pensez à tort que je vais me montrer consentant? Vous commettez un grave erreur, monsieur!
- Ne le prenez pas ainsi avec moi, présomptueux blanc-bec! Vous n’êtes pas de taille à me résister. Quant à l’Artiste des bas-fonds, ce danseur de cordes ridicule, sachez que dès demain, il sera mon prisonnier.
Soudain, de façon inattendue, les yeux de Galeazzo parurent flamboyer et fixant André, le fascinèrent, le laissant sans volonté céder à la volonté hypnotique du comte maléfique. Réduit à l’état de marionnette docile en quelques secondes à peine, le journaliste se laissa entraîner jusqu’à une voiture toute préparée, chargée de les mener sur les terres ancestrales des di Fabbrini.

***************

Mais pourquoi Frédéric Tellier tardait-il tant à porter secours à Levasseur?
La voiture de l’aventurier avait été rejointe par celle de Grandval qui, toujours aussi furieux, avait tiré sur l’Artiste! Mais la balle avait atteint le cocher du fiacre, le blessant assez grièvement. Le juge voulait absolument immobiliser l’ancien bagnard. Il ne pouvait tolérer de le voir en liberté narguer ainsi la loi.
Le désordre déclenché par ce malheureux coup d’éclat fut immense. En quelques instants, les deux véhicules furent entourés tandis que des carabiniers approchaient alertés par le brouhaha.
Pour des non avertis, la scène devenait de plus en plus incompréhensible et chaotique. Sous la menace du juge, Tellier fut contraint de le rejoindre dans sa voiture. Il tenta bien de lui fournir des explications mais Grandval refusa de les écouter.
Pendant ce temps, la foule grondait de colère et ne se maîtrisant plus, se jeta sur l’étranger armé qui avait osé tirer sur un honnête travailleur! Incapable de résister à cet assaut, Frédéric de Grandval se retrouva bientôt allongé sur la chaussée aux pavés irréguliers au risque d’être piétiné par les Italiens enragés.
Le juge français ne dut la vie que grâce à l’autorité d’un sergent des carabiniers qui parvint à faire reculer la populace d’un ton autoritaire. 
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L’Artiste mit à profit ce trouble pour s’esquiver. Il courut en direction du Café français. Bien évidemment, c’était trop tard. En chemin, il croisa une voiture chargée lourdement filer à toute allure. Machinalement, il jeta un coup d’œil sur le véhicule. Aussitôt, il vit le comte di Fabbrini souriant et ricanant. Le Maudit lui lança:
- A bientôt en enfer, mon fils!
Le rire démoniaque du comte retentit longuement et douloureusement aux oreilles de Frédéric.
- Quelle terrible malchance! Pas un seul fiacre en vue!
Or, à la seconde même, presque magiquement, la voiture de Brelan et du comte de Kermor déboula dans la rue, ayant emprunté un autre chemin menant au Café français, et s’arrêta quelques brèves secondes devant le danseur de cordes.
Louise interpella le danseur de cordes.
- Monte vite, Frédéric! Nous pourrons peut-être rattraper Galeazzo.
Tellier ne se fit pas répéter deux fois l’injonction. La voiture s’ébranla en direction du nord. L’Artiste, tout en s’installant, raconta en phrases courtes l’incident dont il avait failli être la victime. Puis, à son tour, Louise l’éclaira sur les prémices de celui-ci.
- Puisque Frédéric de Grandval a besoin de secours, fit Alban d’un ton qui n’admettait aucune réplique, je descends afin de le sortir de ce mauvais pas. Je saurai bien plaider sa cause.
Alors, fidèle à son ami en dépit de tout, le comte de Kermor fit stopper la voiture et rebroussa chemin à pied. Une fois reparti, la berline accéléra l’allure afin de tenter de rattraper son retard.
- Quel est ton plan? Demanda Louise.
- Nous continuons.
- Sans en aviser Sarton ou Pieds Légers?
- Pas le temps. Je pense que nous sommes en train de jouer le dernier acte. Quant à Sarton, ne t’inquiète pas. Il n’est pas démuni de moyens. Il saura nous retrouver d’une façon ou d’une autre. S’il le veut, il sera rendu avant nous sur les terres de di Fabbrini.
Une folle chevauchée s’engageait donc. Le Maudit avait-il déjà perdu?

***************

Quarante-huit heures avaient passé. Galeazzo n’avait pas été rattrapé par l’aventurier. Il avait rejoint sans encombre ses terres tandis que son adversaire jouait de malchance. Tellier fut obligé de demander à Kermor de venir à la rescousse. Aussitôt le télégramme reçu, le comte était parti accompagné de Sarton et de Pieds Légers laissant Beauséjour surveiller Grandval. L’Hellados avait refusé d’utiliser son vaisseau pour mettre la main plus rapidement sur le Maudit prétextant fallacieusement que celui-ci ne pouvait agir immédiatement selon les images révélées par le chronovision.
Or, pendant l’absence de Galeazzo, Opalaand avait réussi à se libérer. Il avait usé pour cela de sa ceinture magnétique et avait ainsi créé une surpression dans la cage de verre lui servant de cachot. Mais l’objet avait fonctionné bien au-dessus des espérances du Haän puisque, dans l’affaire, la prison du Néandertalien avait également explosé. Le K’Tou, libre et enragé, la peur le conduisant, s’était mis à tout casser dans la cave. Puis, ses yeux exorbités et comme fous se posant enfin sur l’étranger, il se jeta sur lui armé d’une hache de pierre avec la volonté évidente de le tuer en lui fracassant le crâne. 
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Mais le Haän, doté d’une force remarquable grâce à une ossature puissante lui permettant de supporter sans mal des gravités de deux à trois fois plus élevées que celle de la Terre, n’était pas une proie facile pour le K’Tou, bien au contraire. De plus, il pratiquait depuis sa plus tendre enfance de redoutables sports de combat dans lesquels il excellait. Tout ceci expliqua pourquoi il vint à bout de l’homme préhistorique rescapé du Paléolithique moyen en moins de quinze secondes.
Dans un premier temps, il avait tordu violemment le bras du Néandertalien et l’avait désarmé. Mais l’homme préhistorique était revenu à la charge plus furieux que jamais, assenant de terribles coups de tête sur la poitrine d’Opalaand. Tout cela en vain naturellement. Le guerrier avait à peine vacillé sous les chocs répétés. Cependant, si l’amiral ne se décidait pas à passer à la vitesse supérieure, le combat aurait pu durer ad vitam aeternam.
Opalaand, pressé d’en finir, opta pour la ruse. Feignant d’avoir été rudement ébranlé, il chut sur le sol. Le K’Tou en profita et les deux adversaires se retrouvèrent roulant à terre, s’affrontant en un corps à corps des plus brutaux dans lequel les grognements de l’un faisait écho à ceux de l’autre.
Ce fut au plus fort de la lutte que le Haän réactiva sa ceinture anti G rétablissant dans un périmètre fort restreint une pression identique à celle de sa planète natale. Surpris, le Néandertalien lâcha alors Opalaand qui, parvenu à son but, n’en continua pas moins à appuyer sur le bouton de surpression jusqu’à obtenir une gravité de six G terrestres.
Certes, le Haän fut légèrement assommé mais pour le K’Tou la situation était bien plus dramatique. Maintenu au sol par la trop forte gravité, presque comprimé, l’homme préhistorique ahana, près d’étouffer. Ses oreilles se mirent à saigner. Victime de la surpression, le malheureux Néandertalien eut une attaque. Vomissant du sang, la poitrine écrasée, il mourut non sans cracher ses expectorations sur l’amiral.
Nullement dégoûté par ces éclaboussures, Opalaand s’empressa de quitter la salle. Pour cela, il n’eut qu’à forcer la porte de fer en faisant appel à sa musculature puissante.
Pendant ce combat, les sujets d’expérience du Maudit s’étaient agités dans leur cage, produisant un assourdissant brouhaha. Cris et rugissements des fauves excités par le sang se mêlaient désormais aux plaintes terrifiées des humains déshérités par la nature. Le fou tournait en rond dans sa prison de verre, se jetant irrégulièrement contre les parois dans le vain espoir de les briser. De son côté, l’orang-outan faisait de même.
Mais le Haän n’avait cure de ce qu’il avait déclenché avançant dans un sombre boyau, cherchant à s’orienter. Son but était toujours le même: mettre la main sur le coffret contenant les écrits interdits de Danikine.
Devant lui, s’offrit enfin un escalier en colimaçon menant au sommet d’une tour. Le guerrier s’y engagea avec moult précautions, tous ses sens en éveil au cas où il serait surpris.
Mais ce fut la vieille nourrice qu’il heurta au détour d’un coude. Effrayée, la vieille qui allait porter du linge propre dans une chambre, poussa des cris d’orfraie. Dans sa peur, elle laissa tomber sa charge. On s’en doute, la réaction d’Opalaand fut brutale. Sans pitié pour les cheveux blancs de la domestique, il l’assomma d’un seul coup de poing sur le crâne!
Mais le bruit avait alerté Giulio chargé de garder Clémence de Grandval. En effet, la chambre de la jeune fille était située à l’avant-dernier étage de la tour.
Giulio s’écria, fusil en main:
- Que se passe-t-il Carlotta? Pourquoi cries-tu? Une souris?
Ne recevant aucune réponse, il courut arme chargée dans l’escalier tournant pour se retrouver à son tour face au faux Chinois. Surpris, son index glissa sur le chien et la balle, tirée au jugé, rata sa cible, ne faisant qu’effleurer le bras gauche d’Opalaand qui, furieux, envoya d’un simple revers de main le garde contre le mur. Le coup fut si violent qu’on entendit les os craquer sinistrement. Les vertèbres cervicales ainsi que la boîte crânienne du fidèle serviteur s’étaient brisées dans l’affaire. Le corps mou et privé de vie de Giulio s’effondra sur les marches. La paroi qu’il avait heurtée était marbrée de son sang. 
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Impassible le guerrier enjamba le cadavre et poursuivit sa montée.
Prostrée dans sa chambre, Clémence avait entendu le remue-ménage puis le coup de feu qui s’était ensuivi. Alors, pleine d’un espoir nouveau, persuadée que Victor Martin ou André Levasseur était venu la délivrer, elle s’avança jusque dans les escaliers et tomba nez à nez avec le Haän. Ne reconnaissant pas l’Artiste, dans l’expectative, elle s’immobilisa. Puis elle frissonna devant le regard insistant et l’aspect étrange de l’inconnu.
Opalaand s’était lui aussi figé malgré lui devant la jeune fille. Il admirait l’humaine, sublime de beauté dans sa naïve perfection. Son sang bouillonna dans ses artères, ses deux cœurs accélérèrent leurs battements tandis qu’un désir puissant chauffait soudainement ses reins. Bientôt, mû par son instinct de mâle, il empoigna Clémence comme si celle-ci n’était qu’une femelle de sa race en chaleur et consentante! Avec violence, il embrassa sa proie, lui coupant le souffle et lui mordant les lèvres comme il se devait lors d’une demande passionnée en mariage. Il ne s’agissait pas là d’un baiser chaste et innocent mais bien des prémices d’un rituel sexuel très complexe. 
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Effarouchée, la jeune fille tenta d’échapper à l’étreinte du guerrier, usant pour cela du seul moyen dont elle disposait: ses ongles! Telle une chatte réticente et peu satisfaite par la parade amoureuse d’un matou galeux trop entreprenant, elle traça de longs et profonds sillons sanglants dans les joues de l’agresseur. Des gouttes de sang mauve perlèrent sur ses doigts, la brûlant tel un sérum acide.
- Que… cela fait mal! S’écria-t-elle surprise.
- Ah! Ma belle! Je t’aime plus que jamais! Gronda Opalaand pour qui l’attaque de la jeune fille était une réponse positive.
Sa réponse l’empêcha de distinguer les pas feutrés de quelqu’un se glissant derrière lui.
C’était trop d’émotion pour Clémence de Grandval qui, comme toute héroïne de l’époque qui se respectait, s’évanouit une fois encore. Obnubilé par ce qu’il prenait pour une offrande, le Haän voulut saisir le corps inanimé mais une main puissante se posa sur son épaule et l’arrêta dans son élan.
Sursautant, le guerrier se retourna vivement et reconnut aussitôt le comte Galeazzo dont la figure cramoisie et courroucée dénonçait la colère. Di Fabbrini le tenait en joue avec un pistolet dont le chien était relevé, prêt à faire feu. 
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- Chinois des Enfers, que fais-tu là avec ma promise?

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