mardi 11 novembre 2014

Le Tombeau d'Adam 2e partie : Le Retour de l'Artiste chapitre 12.



Chapitre 12

Un peu plus d’une semaine avait passé depuis la nuit mémorable qui avait vu la fuite du Maudit. Pour André Levasseur, qui se remettait trop lentement à son goût de sa blessure et dont pourtant la guérison paraissait miraculeuse aux yeux de ses amis, le printemps qui s’épanouissait dans l’air et dans les cœurs n’existait pas. Sa bien-aimée, Clémence, était entre les mains maléfiques du comte di Fabbrini. 
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Pour essayer d’oublier la colère qu’il éprouvait contre lui-même à cause de son immobilité provisoire et donc de son impossibilité à porter secours à son amour, mais aussi la haine qu’il ressentait contre Galeazzo, le journaliste lisait la presse avec avidité à la recherche du moindre indice pouvant lui indiquer le sort de Clémence.
C’est ainsi que le jeune homme apprit la relaxe de Frédéric de Grandval. Les journaux racontaient également l’étonnement du juge lors de son retour à son domicile de voir sa fille absente, otage entre les mains de di Fabbrini. Déboussolé, Grandval s’était alors rendu à la rédaction du Matin de Paris pour apprendre que le directeur du journal, Victor Martin, était parti précipitamment pour l’Italie, à la poursuite de l’auteur des méfaits qui avaient secoué la capitale et la France tout entière.
Ce qu’André ignorait encore, c’était que le rédacteur en chef avait donné une précieuse indication au juge: rendre visite au journaliste Levasseur, qui, présentement, logeait chez madame de Frontignac, boulevard Saint-Germain.
À cinq heures du soir, Grandval, vêtu avec une élégance sévère et irréprochable, fut reçu par André dans le salon bleu de l’hôtel. Levasseur, en robe de chambre, le visage amaigri, le geste encore lent, renseigna volontiers le père quant aux circonstances concernant la disparition de Clémence.
- Mais enfin, monsieur, finit par s’écrier le juge, je ne comprends pas comment ma fille a pu se retrouver mêlée à cette histoire invraisemblable. 
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- Monsieur de Grandval, il y a que votre fille s’est montrée toute dévouée envers un père qui ne méritait pas autant de risques et de sacrifices de sa part! C’est pour vous chercher et vous ramener sain et sauf que mademoiselle Clémence est devenue une proie pour le comte di Fabbrini. Or, ce dernier, son échec avéré dans la subordination des plus hauts esprits du pays, a voulu se venger. C’est ainsi qu’il est parvenu à enlever votre fille.
- Soit, admettons que vos propos soient vrais… mais pourquoi le directeur du journal Le Matin de Paris a-t-il cru bon de partir à la recherche de ma chère Clémence? Reprit le juge toujours aussi furieux. Je ne comprends pas ce geste altruiste. 
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- Mon patron s’estimait responsable du sort de mademoiselle Clémence. En effet, votre fille s’était placée sous sa protection puisque vous ne pouviez plus assurer votre rôle naturel. De plus, elle lui avait demandé son aide afin de vous retrouver. Monsieur Martin a donc pris la route de l’Italie en compagnie de madame de Frontignac, une femme très courageuse, croyez-moi…
- Oh! Je n’en doute pas s’il s’agit bien de cette aventurière qui a porté le nom de Brelan d’as, répliqua Grandval sur un ton acerbe et humiliant pour Louise.
- Monsieur, il serait grand temps d’oublier vos préjugés! S’exclama le jeune homme de plus en plus excédé. Ils n’ont plus lieu d’être vu la situation. Mais je reprends mes explications. Sermonov, l’ex-bras droit du comte di Fabbrini, qui, ici, apparemment joue son propre jeu, et un adolescent des plus dégourdis complètent le groupe parti sur les traces du Maudit.
- Ah! C’est donc ce quatuor mal assorti qui espère libérer ma fille? Vous voulez rire sans doute!
- Oh que non monsieur le juge! Voyez… Victor Martin a reçu un blanc-seing de Sa Majesté l’Empereur et il a le bonheur de connaître intimement le roi d’Italie Victor-Emmanuel II. Si nécessaire, toutes les polices et les gendarmeries des deux Etats se mettront à son service.
- Incroyable! Votre patron a donc plus de pouvoir que le Pape Pie IX! 
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- Exactement.
Sidéré, le juge préféra en rester là. Il prit congé du journaliste assez froidement.

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Après une chevauchée harassante de plusieurs jours qui avait succédé à un voyage en chemin de fer à peine moins épuisant, Frédéric Tellier et ses compagnons pénétraient enfin sur les terres piémontaises du véritable comte de Castel Tedesco. Déjà, la nuit tombait, permettant aux fleurs et au sol d’exhaler leurs mille senteurs entêtantes tandis que des chouettes ululaient et que des grenouilles coassaient dans une mare toute proche. 
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Brelan actionna la cloche du pavillon des gardiens. Un vieux couple, fort superstitieux, avait la charge de maintenir le château en état. Avec entêtement, il répondit aux questions pressantes de l’Artiste.
- Mais non, signore, monsieur notre maître n’est point venu ici depuis au moins deux années, répétait Giuseppe de sa voix chevrotante.
- C’est cela, approuva son épouse. Depuis la saint Michel de l’autre année. Ce qui fait pratiquement trois ans.
Louise qui comprenait l’italien, haussa les épaules.
- Frédéric, nous devons admettre que nous avons fait une erreur. Nous avons mal interprété le mot laissé par Galeazzo. Il ne parlait pas des terres ancestrales de Castel Tedesco mais bien de celles des di Fabbrini.
- Oui, peut-être. Mais il me semble que nous devrions toutefois jeter un coup d’œil aux aîtres. Cela pourrait s’avérer intéressant.
- Entièrement d’accord avec vous, opina Sarton. Un indice supplémentaire n’est pas à négliger. Vous connaissez l’enjeu.
- Giuseppe, pourrions-nous visiter les lieux et voir de près la collection tératologique de votre maître? Commença Tellier. Cette dernière est si célèbre que sa réputation a passé notre frontière.
- Je ne sais si je dois… hésita le vieux serviteur.
- Ceci vous convient-il? Dit l’Hellados en tendant deux pièces d’or au gardien.
- Monseigneur, je suis votre très humble…
- Prenez et conduisez-nous. Il se fait tard.
Alors, la main de Giuseppe se referma telle une serre sur l’argent et le gardien, saisissant une lampe, éclaira le chemin qui menait au château. Moins de dix minutes plus tard, sous la pâle lumière de l’antique lampe, Tellier, Sarton, Pieds Légers et Louise découvraient les collections particulières et scientifiques du comte, entreposées dans de vastes vitrines alignées dans une salle d’armes du premier étage, telle une galerie des curiosités.
Extérieurement, la propriété ressemblait à de nombreux châteaux baroques du XVIIe siècle dans le style italien, mais avec une balustrade tourmentée en guise de terrasse donnant sur des fontaines désormais vides et un jardin à l’anglaise. 
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L’intérieur aurait pu être magnifique si certaines n’avaient pas été refaites et décorées dans le plus mauvais goût d’un gothique par trop présent, si à la mode dans le premier tiers du siècle. Ainsi, les boiseries et les lambris foisonnaient, assombrissant les salles meublées en pseudo XIIIe siècle. 
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Le gardien, vieillard sec et droit de plus de quatre-vingt ans, à la barbe blanche raréfiée et à l’œil bleu délavé atteint de cataracte, n’aimait pas s’attarder dans la galerie. Il s’exprimait en chuchotant comme s’il craignait la présence de fantômes.
- Oui, madame et messieurs. Souvent, la nuit, j’entends des bruits étranges qui viennent d’ici, des glissements mystérieux, des craquements, des chaînes que l’on traîne. Des plaintes également. Je vous le dis: la propriété est hantée par des âmes en peine dont les corps sont enfermés là dans ces vitrines. Elles réclament une sépulture décente. Ma foi, je l’avoue, si vous n’étiez pas avec moi, jamais je ne me serais rendu dans cette salle à cette heure! Je ne m’y hasarde qu’en plein jour, lorsque le soleil brille de tout son éclat. Mais nous voici arrivés. Je vous ouvre et vous laisse contempler ces horreurs. Vous me retrouverez au pavillon. Lorsque vous en aurez terminé, fermez bien derrière vous et revenez me rendre les clés et la lampe.
Le danseur de cordes sourit devant tant de crainte aussi innocemment exprimée mais n’osa imposer au serviteur à s’attarder davantage. Il préférait découvrir les pièces rares du comte de Castel Tedesco loin des gémissements du vieil homme.
Avec circonspection, il franchit le seuil de l’imposante porte au bois richement travaillé suivi aussitôt par le faux Russe, Pieds Légers et Louise. Le jeune garçon portait la lampe et celle-ci, se balançant, éclairait par vagues irrégulières les étagères et les vitrines où les collections de Castel Tedesco étaient offertes ce soir à la vue des curieux dans un ordre qui tenait de la maniaquerie. 
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Fossiles divers pas toujours identifiables, pierres de foudre, « celts » (autrement dit des silex taillés), feuilles de laurier, minuscules pointes de flèches, ossement devenus flûtes, squelettes de stégocéphales ou vertèbres de dinosaures, que de merveilles rarissimes aux yeux de Sarton qui détaillait chaque objet, chaque vestige d’un passé qui n’appartenait pas à sa planète. Sa mémoire prodigieuse et photographique enregistrait la longue énumération des trésors du comte italien sans rien omettre. Même le plus modeste éclat de poterie rubanée méritait l’attention de l’Hellados. 
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Céramiques néolithiques venant du Sahara
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 ou des côtes de la mer Caspienne, urnes-cabanes étrusques,
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 adorables et minuscules lampes de pierre si sobres dans leur dépouillement et pourtant si belles avec leurs lignes pures,
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 maquette exacte d’un tumulus, moulage au quart d’une tombe celte contenant, dans ses entrailles, la dépouille relativement bien conservée d’un guerrier muni d’un torque, d’un casque, de son bouclier, de sa hache, de son poignard et de son incontournable épée de bronze.
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Des hydries, des amphores du Ve siècle grec, des lécythes, des situles,
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 un menhir aux mystérieuses et envoûtantes figures sculptées, d’innombrables rouleaux de parchemin et de papyrus, une momie égyptienne dans son sarcophage de la XVIIIe dynastie faisant face à sa consœur inca, 
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des fémurs percés reliés faisant office de macabres instruments à vent, des coiffes aux plumes de perroquets, et encore bien d’autres trésors. 
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Un peu plus loin, Sarton identifia des poissons des grandes profondeurs, des mollusques d’espèces disparues enfermés dans des bocaux,
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 conservés dans du formol, des insectes
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 plus ou moins repoussants épinglés dans des cadres sentant la poussière. 
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De plus en plus fasciné, l’extraterrestre remarqua néanmoins quelques anomalies au milieu de cette collection unique au monde pour l’époque. Devant ses compagnons qui se contentaient de voir, il ne put retenir pour lui certaines de ses réflexions.
- Fascinant! Inouï! Des poissons lanternes et des poissons pêcheurs qui ne vivent qu’à mille cinq cents mètres de profondeur! Comment le comte de Castel Tedesco est-il parvenu à s’approprier de telles dépouilles alors que la technique de plongée de ce siècle ne permet pas encore aux humains de descendre aussi bas dans les abysses? Mais il y a encore plus sidérant comme anachronisme. Observez bien ce squelette intitulé dans le goût de ce siècle Homo Primogenus. Quel beau spécimen de pithécanthrope ou plus précisément d’Homo Erectus! 
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- Mais dans quelle langue il cause? S’exclama Pieds Légers dépassé par l’érudition de l’Hellados.
Se baissant pour mieux examiner les restes de l’homme préhistorique, Sarton laissa échapper sa surprise.
- C’est encore plus incroyable que je le pensais. Il ne s’agit pas là de n’importe quel squelette d’Homo Erectus mais de celui de l’Homme de Java qui, pourtant, ne sera découvert que dans vingt-cinq de vos années.
- Je ne comprends pas tout ce que vous dites, fit Tellier pragmatique, mais il me semble que nous perdons notre temps à formuler des hypothèses scientifiques non vérifiées.
- Ce que vous jugez peu important revêt en réalité une dimension primordiale. C’est là le nœud de l’affaire. Ah… comment vous expliquer?
- Essayez donc monsieur Sermonov, jeta Brelan d’une voix suave. Nous ne sommes pas si béotiens que cela, voyez-vous. Nous avons quelques siècles de retard par rapport à vous, oui, mais nous sommes loin d’être idiots.
- Les échantillons et les spécimens rangés dans cette galerie ne devraient pas s’y trouver tout simplement.
- Hum… montrez-vous plus explicite.
- Ouais… j’veux comprendre moi aussi, marmonna Pieds Légers.
- Laissez-moi donc achever jeune homme. Ces pièces n’appartiennent pas à ce temps, à cette époque, voilà tout. Elles représentent une aberration dans la chronoligne. À moins que quelqu’un d’autre que moi ne soit déjà parvenu à modifier le cours naturel des choses, le passé de Terra votre planète… mais il ne peut s’agir de cet imbécile d’Opalaand que vous connaissez sous le nom de Tchou! Quant à moi, je ne suis pas remonté aussi en arrière dans le temps. Du moins pas à ma connaissance ou … pas encore… Ou alors…
- Ou alors? S’enquit Frédéric. Votre voix se fait plus grave…
- Il y a de quoi… ou alors cela signifie que le comte de Castel Tedesco, le vrai cela s’entend, avant que le comte de di Fabbrini ne se substitue à lui, a eu dans son entourage un être qui disposait de moyens technologiques supérieurs à ceux offerts par ce XIXe siècle… Soit un Terrien du futur, mais aucun humain n’aurait logiquement intérêt à modifier le passé de sa planète car, comme l’a montré le chronovision, une des inventions de Stankin mon maître, trois avenirs seulement s’offrent à Terra, soit un citoyen d’une planète extérieure au système Sol… oui, dans ce cas, nous sommes indirectement confrontés à l’individu qui aide en secret les Haäns du XXXe siècle selon votre calendrier… je ne puis m’empêcher de penser que nos dés sont pipés et que…
- Que nous racontez-vous donc monsieur Sermonov? S’écria l’Artiste. Si le Maudit a trop lu Mary Shelley, vous ce seraient plutôt Swift, Cyrano de Bergerac ou Voltaire.
- Oh que non! S’interposa Brelan. Notre compagnon est encore plus étonnant que toutes les impossibilités que nous voyons là…
- Oui madame, vous m’avez percé à jour depuis longtemps. Ce n’est pas votre Soleil jaune qui éclairait mon monde lorsque je suis né. Ma planète tourne autour d’un astre rouge situé à plus de cent années-lumière de votre Terre. Je n’ai que l’apparence d’un humain. Je suis en fait un humanoïde appartenant à l’antique civilisation des Helladoï. Mes ancêtres naviguaient dans l’espace comme vous sur vos océans alors que les vôtres étaient encore à découvrir les techniques du coulage du bronze et à domestiquer les chevaux. Le sang qui coule dans mes veines est jaune cuivré et non rouge. Constatez-donc le vous-même et ne craignez pas non plus de prendre la paume de ma main. Ma température interne est en effet de 45,2°C. Cela peut surprendre au premier abord, je sais…
Sortant un canif d’une de ses poches, Sarton s’entailla volontairement la main afin de faire couler son sang cuivré. Sans répulsion, Louise se saisit du membre blessé de l’Hellados et dit:
- Vous me paraissez plus brûlant qu’un individu atteint d’une forte fièvre. Votre sang semble comme en ébullition. J’avais grandement raison de croire que vous étiez un être plus civilisé que nous. Vous venez du futur dites-vous. Vous n’appartenez pas à notre planète. Dans ce cas, pourquoi vous être mis au service du comte di Fabbrini? Pour détruire l’humanité? Je me refuse à le croire!
- Il n’a jamais été question pour moi d’effacer la race humaine de la surface de Terra, bien au contraire! Je lutte pour lui permettre d’avoir un avenir brillant. Aux côtés de Galeazzo, j’avais tout le loisir de surveiller l’état de ses recherches, de les freiner ou de le pousser à l’échec.
- Hem… vous nous l’affirmez mais…
- Si la Terre disparaît, si la civilisation humaine périt dans la servitude imposée par les Haäns, il en va de même pour Hellas. Nos peuples séparés ne peuvent s’opposer à l’Empire des Tsanu mais unis, ils triomphent de la mégalomanie de ceux-ci. Si nous échouons, Humains et Helladoï, alors plus de cent milliards d’êtres intelligents s’effacent du continuum espace-temps et jamais ils ne verront le jour. Voilà ce que le chronovision a révélé à Stankin d’abord, à moi-même ensuite et à tout l’aréopage qui m’a mandaté ici… lorsque nous ferons halte à la prochaine auberge, je vous montrerai quelques images enregistrées provenant de ma « vidéo ». J’ai un lecteur miniature dans mes bagages … Attendez-vous à un spectacle effrayant…
- Soit. Je retiens votre promesse. Poursuivons et accélérons notre visite, fit Tellier, le visage sévère.
- Attendez, reprit Louise de Frontignac. Le Maudit a pris la place du comte de Castel Tedesco qu’en étant certain que ce dernier ne réapparaîtrait pas.
- Oui, Galeazzo a tué de ses mains Ambrogio. Il en a convenu devant moi.
- Je m’en doutais.
Reprenant leur exploration, les quatre compagnons parvinrent devant les vitrines contenant la partie la plus intéressante de la collection du comte italien. Mais les spécimens tératologiques déclenchèrent chez Pieds Légers un léger mouvement de répulsion. Maintenant, s’alignaient devant nos amis des squelettes de géants et de nains aux mâchoires prognathes dont les membres disproportionnés étaient tordus,
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 un crâne d’hydrocéphale, un fœtus humain lyophilisé, de trois mois environ, repoussant et blanchâtre,
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 des bocaux de scorpions et d’araignées baignant dans diverses solutions macrobiotiques, des serpents de tous les continents parfaitement naturalisés, spécimens allant de la vipère à tête triangulaire au python molure 
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d’Asie. Aux côtés de ces ovipares rampants, le jeune homme découvrit avec horreur un corps humain formolé, à demi disséqué, dégageant malgré tout des effluves insupportables car les entrailles ouvertes. À l’intérieur du ventre ainsi apparent, on distinguait son frère siamois à l’état de fœtus non développé! 
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Pour ajouter au spectacle des plus sinistres, l’homme naturalisé présentait une cage thoracique sciée.
Dans le fond s’accumulaient encore des bocaux au contenu tout aussi révulsant, renfermant des visages découpés à même les cadavres! Des faces de ninjas du véhicule de Diamant? Allez savoir!
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Puis, presque à l’extrémité de la galerie, debout, comme à la parade, se dressait le corps moulé d’une femme Hottentot aux gibbosités graisseuses caractéristiques. 
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Mais le plus repoussant était encore à venir. Une collection unique et morbide de planches anatomiques et d’individus en pied, écorchés d’humains et de chevaux - un cavalier et sa monture - dans le plus pur style du cousin germain de Fragonard comme l’aimait à collectionner un esprit féru de science. 
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Des remugles de moisi, de renfermé et de chair en putréfaction vous saisissaient et vous faisaient tousser. Pieds légers, prêt à dégobiller, lança:
- Maître… c’que ça pue la mort!
- Plus précisément, renseigna Sarton doctement, cela sent le cadavre humain en décomposition avancée. Hum… j’avais raison. Voyez vous-mêmes. Il y a bien un écorché de trop dans cette vitrine. Les étiquettes des spécimens ne correspondent plus. De plus, chaque corps fixé sur une tige de métal est tenu debout par cet appareillage, les pieds reposant sur ce socle rectangulaire. Or, observez… manifestement, quelqu’un a déplacé les corps. À certains endroits, le parquet apparaît plus clair. La vitrine a été ouverte, les écorchés ont été poussés et on s’est autorisé à en rajouter un. La preuve est là: nous comptons plus de spécimens que d’étiquettes. Ah! Voici notre intrus. Remarquez avec moi que sa momification est moins avancée et moins réussie. La peau n’est pas entièrement racornie et présente une certaine souplesse. Quant aux organes et aux veines, ils n’ont pas cette teinte noire si caractéristique. Des muscles saillent encore et…
C’en fut trop pour Louise et Pieds Légers qui, victimes d’un haut-le-cœur, allèrent jusqu’à la fenêtre. L’adolescent eut juste le temps de l’ouvrir avant de vomir sur le plancher. Frédéric, qui apparemment en avait supporté bien d’autres, resta auprès de l’Hellados.
- Oh! Il s’agit du comte de Castel Tedesco! Fit Tellier comme si de rien n’était. Je reconnais son profil. La peau du menton n’a pas été totalement ôtée. Des poils blancs de barbe y adhèrent. Galeazzo s’est complu à employer les méthodes de momification des prêtres égyptiens. Comme si cela ne suffisait pas, il en a rajouté dans la mise en scène macabre. Il n’a pu s’empêcher de signer son œuvre.
- Je partage votre analyse, Tellier.
- Maintenant, j’en ai la certitude. En venant jusqu’ici, nous avons fait fausse route. Sans plus tarder, nous devons nous rendre sur les terres ancestrales des di Fabbrini qui, si je m’en souviens bien, ne sont distantes de ce château que d’une vingtaine de lieues. Allons, Louise et Guillaume, du courage! Nous partons.
Nos amis quittèrent donc la galerie, refermèrent la porte et s’en allèrent retrouver le couple de gardiens de qui ils prirent rapidement congé après leur avoir donné un dédommagement substantiel. Bien évidemment, ils turent leur macabre découverte.

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Dan El en se remémorant cette aventure de l’Artiste ne pouvait que ressentir une douce mélancolie mais aussi une grande admiration pour Sarton, cet intellectuel Hellados dont l’esprit acéré avait remarqué les anomalies contenues dans les collections particulières du comte de Castel Tedesco.
«  Ah! C’était le bon temps comme il était coutume de s’exclamer naguère, faisait notre démiurge. À mes yeux, Sarton, le prospectiviste est bel et bien la quintessence de ce que peut faire de mieux l’intelligence humanoïde. Mais tout de même, il ne pouvait alors appréhender la véritable raison de cette accumulation d’impossibilités dans la collection du comte. Que d’anachronismes! Involontaires en fait. Ils dénotaient tous le fait incontestable que le véritable auteur de cet embrouillamini manquait encore de discernement et de maturité. En ce temps-là, je me complaisais à rassembler tout ce qui appartenait au monde de l’incongru, de l’horreur dans les sciences humaines ou supposées telles. J’étais fasciné par l’étrange et le gothique. Fol que j’étais! Que d’erreurs j’ai commises! La plus évidente étant que j’ai permis à cet Hellados de s’apercevoir que quelque chose n’allait pas. Il ne put que formuler des hypothèses pas si erronées après tout.
Bah! Tout cela appartient à un passé désormais révolu. À défaut de la sagesse, j’ai acquis la mesure de mes limites et une sérénité de bon aloi. Depuis, apaisé, j’ai passé la main. C’est mieux ainsi. Le Pantransmultivers se débrouille fort bien sans moi. Je préfère n’en être qu’un observateur détaché.
Toutefois, j’éprouve encore un attachement certain teinté de mélancolie envers celui que je fus jadis, cet enfançon jamais satisfait, sans cesse expérimentant les schémas les plus invraisemblables.
L’heure ne doit cependant pas être aux regrets. Regardons plutôt ce que donne la cent-cinquantième mouture d’un monde sans carbone… oui… la Vie y est tout de même possible. Elle est encore plus têtue que moi. Et je n’y suis pour rien dans son apparition puisque je me suis contenté de n’impulser que l’énergie nécessaire à l’éclosion de cet éclat d’un  fragment infime du Pantransmultivers cette fois-ci bien réel ».

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Volpiano à la fin d’une belle journée printanière alors que les ardeurs du soleil diminuaient voyait l’arrivée d’une lourde berline venant de France. Parmi les voyageurs et les touristes fortunés qui descendaient devant un hôtel cossu et confortable à la cuisine réputée, il y avait un homme à la silhouette replète, au sourire bonasse et au crâne dégarni. C’était monsieur de Beauséjour en personne. Il attendait qu’un serviteur prît ses bagages encombrants et les portât dans le hall du bâtiment. 
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Mais que faisait donc Saturnin en Italie? Avait-il lui aussi la prétention de poursuivre le comte Galeazzo di Fabbrini dans le but de se racheter une conduite? Ce serait faire erreur sur la nature pusillanime du personnage que de le croire!
En fait, l’ancien chef de bureau goûtait des vacances qu’il estimait méritées après toutes les émotions qu’il avait vécues. Voilà tout. Volpiano n’était qu’une étape sur la route de Stresa, au bord du Lac Majeur, ville thermale très courue par les riches oisifs de l’Europe industrielle.
L’inévitable se produisit. À la réception, Beauséjour se retrouva nez à nez avec Frédéric Tellier. Demandant à parler en particulier au bonhomme, il entraîna celui-ci dans un salon privé. Une fois la pièce fermée à clé malgré les récriminations de l’ex-fonctionnaire, l’Artiste se fit exigeant.
- Monsieur de Beauséjour, puisque le hasard ou la Providence vous jette une fois de plus sur ma route, déclara l’Aventurier d’un air sévère, je vais en profiter. Vous allez vous mettre à mon service.
- Quoi! Ah non! Monsieur Tellier, oubliez-moi, je vous prie. Après tout, je ne suis qu’un vieil homme et n’aspire plus désormais qu’à une retraite paisible.
- Certes mais vous omettez de rappeler que vous vous êtes laissé abuser par la langue perfide du Maudit et que vous vous êtes rendu complice de nouveaux méfaits si graves qu’ils mériteraient la guillotine si j’en dévoilais la teneur à Sa Majesté l’Empereur!
- Vous si magnanime, si pondéré vous useriez de chantage à mon encontre?
- Allons monsieur de Beauséjour! Soyez franc avec vous-même. N’avez-vous rien à vous reprocher? Vous connaissez pourtant ma philosophie: qui casse paie.
- Euh…
- En termes clairs, ramené à vous, cela signifie que vous devez réparer vos fautes en m’aidant à capturer le comte di Fabbrini. Pensez que le Maudit détient mademoiselle de Grandval en otage. 
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- Mais que puis-je y faire? Je ne sais ni me battre ni jouer de ruse.
- Vous vous sous-estimez cher vieil ami. Souvenez-vous donc de l’affaire de la machine de Marly. À l’époque, vous n’aviez point craint de risquer votre vie. Il est vrai toutefois que vous n’aviez plus rien à perdre. Il en va de même aujourd’hui. Voyez… la police française recherche activement tous les complices potentiels ou avérés de Galeazzo. Or, certains serviteurs qui ont réchappé à la terrible explosion des souterrains ont parlé et donné votre signalement.
- Serais-je donc un bagnard en sursis? S’inquiéta alors le bonhomme en s’épongeant le front.
- Presque. Vous n’avez plus le choix. En vous joignant à mon groupe, vous obtenez votre réhabilitation.
- Comment cela?
- Tenez! Lisez le blanc-seing que m’a remis l’Empereur lui-même. Il est à mon nom. Vous pouvez donc avoir une totale confiance en moi. Je vous soutiendrai de tout mon poids si jamais la police vous cherche des noises.
- Je connais la valeur de votre parole. Mais… Vous serai-je véritablement utile?
- Ah! Mon imagination a toujours suppléé vos faiblesses. Rappelez-vous…
- Monsieur Tellier, il me répugne grandement de vous décevoir encore. Vous êtes la seule personne qui n’éprouve pour moi aucun mépris.
- Pourquoi vous demandez-vous? Parce que mes erreurs sont bien plus grandes encore! Il ne m’appartient donc pas de juger quiconque. Accompagnez-moi présentement à l’étage afin que j’avertisse nos amis que vous vous joignez à nous.
Souriant, l’Artiste se dirigea enfin vers la porte du salon qu’il ouvrit nonchalamment tandis que Beauséjour le suivait mi-figue mi-raisin.

***************

Ce même soir, vers huit heures, rue Culture-Sainte-Catherine, le comte Alban de Kermor recevait le juge de Grandval dans son bureau de travail, une pièce meublée dans le style Premier Empire avec sur les murs des originaux du baron Gros. Sur une chaise, un peu en retrait, le journaliste André Levasseur, encore pâle, assistait à l’entretien.
- Comte, ma décision est prise, lançait Frédéric de Grandval d’une voix claire. Je ne puis tergiverser plus longtemps. Je me rends en Italie à la poursuite du ravisseur de ma fille. 
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- Vous êtes le père, monsieur, fit Alban.
- Ah! Vous m’approuvez donc monsieur. C’est par vous que j’ai appris dans quelles circonstances Clémence s’est retrouvé mêlée à cette pénible aventure. C’est ma faute si mon innocente enfant a été enlevée par cette crapule de di Fabbrini qui n’a de gentleman que la vêture et le nom et pas le comportement!
- Hum… je vois. Vous pensez qu’il vous appartient, à vous le père, de la sortir de cette difficile situation. Il n’est pas question, toujours selon vous, qu’un étranger vous ôte ce droit légitime.
- Vos paroles sont bien froides, monsieur alors que nous nous connaissons depuis vingt ans!
- Frédéric, vous faites erreur. Si vous partez pour l’Italie, je viens avec vous. Votre cœur si noble n’est nullement préparé à affronter la vilenie et les subterfuges de Galeazzo. Si vous avez été sa victime, croyez-moi, ce n’est nullement par hasard.
- Au moins, cela je l’avais compris, comte. Votre demi-frère se vengeait du fait que j’ai condamné tous les membres de sa bande aux travaux forcés après la fameuse affaire de chantage qui le révéla au monde. Je pars demain matin par l’express de sept heures.
- Je vous rejoindrai à la gare de Lyon.
- Ah! Mais je ne tiens pas à rester sur la touche, moi! S’écria Levasseur. Je me sens assez en forme pour vous accompagner messieurs.
- A quel titre donc voulez-vous participer à cette chasse à l’homme? Fit Grandval sur un ton glacial.
- C’est mon patron qui se trouve présentement en première ligne, jeta fièrement André.
- Dans ce cas, vous êtes libre de venir, répliqua Kermor empêchant toute répartie du juge.
Celui-ci, comprenant qu’il avait obtenu plus ou moins satisfaction, ne s’attarda pas davantage et prit rapidement congé.

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Le lendemain, alors que l’express pour Milan roulait à soixante kilomètres à l’heure entre Dijon et Mâcon, le journaliste Levasseur, confortablement installé dans un wagon de première classe, chose qu’il ne pouvait s’offrir habituellement, eut la langue un peu trop longue. Peut-être était-ce dû à une bouteille de Bourgogne qu’il avait goûtée? Le secret que le comte Alban de Kermor avait tenté de garder pour lui, André l’éventa.
- Ah! Monsieur le juge! Vous ne pouvez pas apprécier tout le sel, toute l’ironie de l’affaire!
- Que voulez-vous dire?
- Vraiment, vous ne connaissez pas la véritable identité de celui qui s’est porté au secours de votre fille? C’est si comique que cela me fait rire!
- Monsieur Levasseur, ordonna Alban, taisez-vous! Vous n’avez pas toute votre lucidité.
- Comte, que tentez-vous de me dissimuler? Trahiriez-vous une amitié de vingt ans?
- Ah! Frédéric, ne cherchez donc pas à savoir ce que je ne puis vous dire. Au nom justement de ce qui nous unit…
- Que de grands mots! Que de nobles sentiments! Pourquoi, diable, tant de mystère? Éclata André. Mon patron, c’est le Maître, voilà tout! L’homme qui en impose à tous les bas-fonds de Paris et de l’Europe!
- Le Maître? Mais il n’y a qu’un individu que la pègre nomme ainsi! C’est… impossible, bégaya Grandval. Il est mort il y a dix ans après avoir tenté de s’échapper du bagne de Toulon. Son corps a été retrouvé gonflé d’eau et méconnaissable. Il n’a pu être identifié que par un tatouage et sa tache de naissance caractéristique, la forme de l’Australie, sur sa clavicule gauche!
- Alors, reprit le plus jeune, vous le prononcez oui ou non? Vous brûle-t-il tant la gorge?
- Frédéric Tellier, dit l’Artiste, fit d’une voix sourde Grandval. S’il s’agit bien de lui, la justice doit suivre son cours. Ce bandit n’est rien de plus qu’un bagnard évadé qui doit gagner Cayenne au plus tôt! Cela fait trop longtemps que cet homme se moque de la société.
- Mon ami, quel ton dur! Quelle intransigeance! Tellier ou Victor Martin? Qu’importe son identité! Ne voyez en lui que l’homme courageux qui saura vous rendre votre fille et qui, une fois encore, une fois de plus, ose s’opposer aux machinations de Galeazzo.
- Mais quel courage y a-t-il là-dedans? Vous semblez oublier que ce malfaiteur a été jadis le bras droit de di Fabbrini!
- Certes, mais il y a longtemps qu’il a rompu avec lui. Depuis dix ans, luttant dans l’ombre, il s’est racheté une conduite. Voici pourquoi il s’est évadé de Toulon. Il a ainsi sauvé Paris des Thugs et Saint-Pétersbourg de Danikine. Pardonnez-moi, Frédéric, mais votre passé est-il donc sans taches?
- Quoi? S’offusqua le juge. Alban, de votre part, c’est un coup bas!
- Mon vieil ami, vous m’obligez à me montrer impartial! Cessons-donc là cette discussion qui met en danger notre relation et songeons plutôt à établir un plan d’action contre mon frère.
- Voilà qui est bien parlé, conclut le journaliste.
Le front soucieux, Grandval médita quelques minutes puis proposa au comte de Kermor le piège envisagé à l’encontre de di Fabbrini.

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Quelques jours plus tôt, Clémence de Grandval reprenait ses esprits dans une immense salle voûtée, une crypte appartenant à une chapelle nobiliaire de la fin du XV e siècle édifiée dans le plus pur gothique flamboyant. Seule, allongée sur un lit de repos à la façon de madame Récamier,
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 elle ouvrit les yeux. Ce fut pour voir, dans un halo trouble une statue à l’aspect proprement effroyable, enfermée dans une niche, ouvrage manifestement sculpté par une âme tourmentée, en fait une commande du propriétaire des lieux alors, le comte Giancarlo di Fabbrini, qui vivait dans les années 1530. Il s’agissait d’une représentation du seigneur donateur lui-même, trois ans après sa mort, un cadavre debout donc, Le Squelette, une œuvre macabre dans le goût morbide d’un Moyen Âge tardif. 
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La pseudo dépouille apparaissait dans toute l’horreur de la phase terminale de la putréfaction. Ainsi, ses mains décharnées tendaient son cœur vers Dieu. Sur les os, des lambeaux de muscles et de vêtements y adhéraient encore, parfaitement reconnaissables.
Lorsque Clémence réalisa enfin ce qu’elle avait en face d’elle, elle se releva subitement tout en poussant des cris d’orfraie et tourna la tête pour échapper à cette saisissante vision.
Malheur lui en prit car elle découvrit alors une autre œuvre d’art toute aussi repoussante. Une fresque du XIVe siècle peinte par un élève siennois de Simone Martini, représentant le mythe des trois morts et des trois vifs. Trois jeunes gens de la noblesse, parés de leurs riches atours, se bouchaient les narines devant trois cercueils ouverts contenant leurs cadavres futurs plus ou moins décomposés. 
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- Mon Dieu! S’écria la jeune fille, le cœur en émoi, les yeux emplis de larmes. Je ne me souviens de rien… où suis-je donc? Chez quel artiste à la conscience hantée, chez quel esthète fasciné par la mort? Comment suis-je arrivée ici?
Tentant de se mettre debout, elle constata avec effroi que la peur l’en empêchait. Elle était sans forces. Vouée à n’être qu’un regard paniqué, Clémence s’aperçut en tremblant qu’elle n’était entourée que de gisants et de transis plus ou moins ordonnés dans cette immense crypte voussée, à peine éclairée par un chandelier d’argent oublié sur une table d’offrandes.
La jeune fille, malgré elle, ne put ôter ses yeux d’un des gisants présentant une face recouverte de crapauds, tandis que des vers saillaient de ses bras déjà décharnés.
Puis, lentement, son regard glissa vers un transi à sa gauche, remarquable du fait que le cadavre, nu cela allait de soi, n’avait qu’un pagne autour des reins pour cacher son intimité. La cage thoracique fort prononcée, la tête décharnée aux lèvres et aux cartilages du nez absents, quelques touffes de cheveux cependant encore rattachées à la calotte crânienne, tel avait voulu être représenté dans la mort l’évêque Fabrizio di Fabbrini, enlevé en ce monde en l’année du Seigneur 1412. 
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À ses côtés, encore un transi, celui du gonfalonier Ercole, premier comte di Fabbrini, n’ayant plus que les muscles et les os tandis qu’au fond de la salle, presque dans l’obscurité, le gisant de la comtesse Maria Estella di Fabbrini, trépassée en 1550, semblait appeler Clémence à la rejoindre dans l’au-delà. Le sculpteur n’avait pas craint de représenter la défunte sous l’aspect d’un corps récemment autopsié, aux ouvertures à peine recousues. 
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C’en fut assez pour la jeune fille. Elle parvint enfin à se tenir debout puis à se traîner jusqu’à une porte cloutée. Mais las! Celle-ci était fermée à clé de l’extérieur. Bien trop faible pour tambouriner sur le bois vermoulu, Clémence allait céder au désespoir lorsqu’un bruit venant de l’autre côté de la porte la fit reculer. Son cœur battit alors la chamade. Des pas lourds et irréguliers, un souffle court, un cliquetis de clés, une serrure qui grince alors que la porte massive était poussée maladroitement. Sous l’embrasure, la lueur tremblante d’une bougie déformant les silhouettes, se tenaient une vieille servante ainsi que le maître du château, un sourire indéfinissable sur ses lèvres minces.
Alors, la jeune fille, sa mémoire revenue soudainement, reconnut son ravisseur. Elle porta sa main droite à sa bouche afin de retenir un cri de détresse. Puis, elle fit deux pas en arrière tandis que l’homme avançait jusqu’à elle, lui barrant ainsi la sortie.

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