vendredi 8 juillet 2016

Un goût d'éternité : première partie Rodolphe : 1871 (2).



Ravensburg, 10 janvier 1874.
Enfin de retour dans sa ville natale, le baron von Möll apprit de la bouche même de son beau-frère de mauvaises nouvelles.
- Mon cher Rodolphe, il y a eu un krach boursier à Vienne le 8 mai dernier…
- Oui, les journaux américains ont évoqué la chose. 
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- Les pertes financières sont énormes. Certes, la ruine est évitée mais le cours de vos actions viennoises s’est effondré.
- Combien ai-je perdu, Klaus ? Allez… j’ai la tête solide.
- Soixante-dix mille marks…
- La somme est conséquente, en effet. Il me faudra restreindre mon budget. La conjoncture finira, j’en suis certain, par s’améliorer.
- Il nous faut espérer.
- Mais vous Klaus ?
- Mes affaires tournent au ralenti. J’ai moins de commandes, c’est certain. Mais j’avais mis de l’argent de côté. Je puis tenir encore quelques temps.
- Tant mieux. Quant à moi, il me tarde de reprendre mes travaux scientifiques. Ils me changeront les idées. Anton ?
- Oui, Rodolphe ?
- Dès demain, dans mon laboratoire, vous m’aiderez à faire une expérience sur l’électromagnétisme.
- Comme vous voudrez. Je me tiens à votre disposition. Mais…
- Mais ?
- Souvenez-vous des recommandations de Michaël.
- J’envisage de soumettre des rats et des souris à un champ électromagnétique afin d’en voir les conséquences sur leurs cerveaux et leurs comportements.
- Pas davantage ?
- Non, rassurez-vous, Anton.
 
*****

Comme pressenti par le baron dans sa dernière lettre adressée à Gerta, l’adversaire inconnu allait passer à l’action.
Le 25 février, alors que Rodolphe honorait les étals du marché de sa présence, un paysan armé d’un couteau de boucher bousculait le baron tout en tentant de le poignarder. Grâce aux réflexes d’Anton, le coup fut dévié et ce fut l’étudiant qui se retrouva blessé à l’épaule. Maîtrisé par les maraîchers, le forcené fut ensuite interrogé par Rodolphe et la police municipale, sans succès. Le paysan était incapable d’expliquer son geste. Néanmoins, l’agresseur fut condamné à cinq ans de fer.
Désormais inquiet, Rodolphe se fit accompagner par deux de ses domestiques lors de ses déplacements.
Deux mois passèrent.
Le 28 avril, le baron conduisit Wilhelm au manège. L’enfant aimait par-dessus tout ces moments de détente. Le père, monté sur un pur-sang anglais, escortait son fils aîné qui, lui, chevauchait un poney. Rodolphe n’était pas avare de conseils. 
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- Là, attention à ne point trop serrer le mors. Il ne faut pas blesser ta monture. Sinon, elle renâcle.
- Compris, père.
- C’est bien, mon fils. Tente un galop…
Aussitôt dit, aussitôt fait.
Mais, venant d’un bosquet, un coup de feu claqua subitement. Le cheval du baron, d’un naturel nerveux, s’emballa sous la frayeur tandis que le poney de Wilhelm hennissait. Le pur-sang, sous le coup de la peur, se cabrait, allait et venait, risquant de désarçonner son maître. Puis, il sauta la barrière en bois du manège, et, galopant à une vitesse effrayante, s’en alla dans les allées de la propriété, gagnant l’orée d’un bois.
Les cris de l’enfant alertèrent les palefreniers qui s’activaient dans les stalles. L’un des domestiques, enfourchant un cheval, parvint à rattraper juste à temps la monture de Rodolphe et, d’un ton apaisant, calma le pur-sang. Le baron avait réchappé de peu à une chute mortelle. Heureusement, il comptait parmi les meilleurs cavaliers de la région.
Wilhelm expliqua aux lads et valets de ferme ce qui s’était passé.
- Il y a eu un coup de feu. Quelqu’un a tiré de là-bas.
Le garçonnet désignait le petit bois.
- Monsieur, répondit un valet de ferme, en êtes-vous sûr ?
- Oui, s’écria violemment l’enfant.
- Dans ce cas, nous allons fouiller les jardins et le bosquet.
Une dizaine de domestiques partirent à la recherche du tireur embusqué. Mais celui-ci était déjà loin… il fut retrouvé mort quelques heures plus tard, « suicidé » d’une balle tirée à bout portant en pleine poitrine.
Ce ne fut pas le plus cruel des incidents de cette noire année 1874.
Le 16 juin, le baron von Möll inspectait les derniers aménagements effectués dans les jardins de la gentilhommière accompagné de sa sœur Maria et de Klaus. Des ouvriers finissaient de planter des buissons et des arbustes. Il y avait là du houx, des forsythias et des massifs de  dahlias.
Un peu en retrait, des bûcherons achevaient de scier le tronc d’un chêne mort, frappé par la foudre quelques semaines plus tôt.
Soudain, sans que rien ne le laissât présager, une branche s’abattit sur le petit groupe qui discutait paisiblement du nouvel aspect conféré aux jardins grâce à ces améliorations.
- Was ? s’écria Klaus, la mine empreinte tout à la fois d’étonnement et d’effroi.
Le négociant eut à peine le temps de voir la lourde branche venir. Immobilisé par la peur, il ne put fuir et reçut le projectile de plein fouet sur le crâne. Il fut relevé la tête en sang par Rodolphe. Transporté dans une chambre, il mourut quelques heures plus tard sans avoir repris connaissance.
Rodolphe et Maria n’avaient rien pu faire. Ladite branche responsable de l’accident avait disparu sous les yeux éberlués du baron. À croire qu’elle ne faisait pas partie du chêne et qu’elle s’était matérialisée fort à propos.
Rodolphe comprit alors que l’ennemi anonyme ne renoncerait jamais et, qu’en fait, il était la victime désignée. Klaus n’avait été qu’un dommage collatéral.
- Maria, ma chère sœur, écoutez-moi…
- Non, je ne veux rien entendre, répondit la jeune femme, les larmes ravageant son visage.
La veuve avait conservé sa robe de la matinée, une robe désormais toute froissée et salie par la terre.
- Pourtant, il le faut, insista Rodolphe. Je ne puis rien faire pour atténuer votre désespoir. Il s’agit d’un attentat. D’une tentative d’assassinat, mais sur ma personne.
- Que me dîtes-vous là, Rodolphe ? C’est Klaus qui gît sur ce lit, pas vous !
- Certes, mais moi seul était visé. Klaus est une victime innocente d’un crime odieux. Sachez, ma sœur, que par trois fois déjà cette année, j’ai réchappé de peu à la mort. Or, ces accidents n’étaient pas le fruit de la malchance ou du hasard. Loin s’en faut. Un ennemi sournois cherche à me tuer… s’il ne désarme pas, je ferai appel à Michaël Xidrù… peut-être l’aurais-je dû déjà ?
Anton, qui pénétrait dans la chambre mortuaire, murmura :
- Jusqu’à maintenant, les différents auteurs des attentats se sont éclipsés ou ont été éliminés. Si notre ennemi a échoué, c’est plus que certain qu’il va revenir à la charge, mais d’une façon plus… sournoise…
- Que voulez-vous dire, Anton ? Vous m’inquiétez.
- Michaël et Stephen doivent être prévenus au plus vite. Je vais faire mon rapport dès ce soir.
- Que pourra votre ancien professeur, Anton ?
- Lui, peut-être rien, mais Michaël parviendra à débusquer le criminel. Il dispose de moyens supérieurs aux nôtres.
- Monsieur Verdok, lâcha Maria d’une voix atone, si c’était réellement le cas, pourquoi n’a-t-il pas sauvé mon époux ?
- Je ne sais pas, se contenta de conclure le Tchèque.
En son for intérieur, Anton avait compris que l’agent temporel ne changeait pas le cours des événements… pour lui, Klaus Neürer devait mourir tragiquement ce jour de juin, un point c’est tout.

*****

New York, le bureau de l’homme d’affaires déjà entraperçu précédemment.

Le financier, de dos, s’adressait à un être ressemblant à Yaktam. Un nouvel homme synthétique s’apprêtait donc à passer à l’action.
- Rodolphe a réchappé à toutes mes tentatives. C’est à se demander quelle baraka le protège. Désormais, je change de braquet. Klatoo, vous seul pouvez entraîner sa perte. 
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- Oui, maître, répondit docilement l’homme artificiel.
- Vos capacités dépassent celles de Yaktam.
- C’est tout à fait exact.
- Vous êtes indécelable. Alors, votre tâche sera de détruire l’esprit du baron von Möll.
- Ah? Pourquoi donc ?
- Si, pour l’instant, nous ne pouvons supprimer Rodolphe, il nous reste la possibilité de le rendre fou. Annihilez sa volonté.
- Avec joie, maître.
- Je vous ai préparé une identité qui vous mettra en sécurité.
- Laquelle ? J’ai hâte de partir accomplir ma tâche.
- J’aime cet enthousiasme, Klatoo. Vous serez le serveur attitré du club scientifique fondé par Rodolphe von Möll, club dont il est également le président.
- Très bien.
- Je suis arrivé à exécuter le précédent domestique.
- Malgré la distance temporelle ?
- Oui. Je me suis rendu sur place, voilà tout. Alors, à vous de jouer maintenant.
- Oui, maître. À vos ordres.
Klatoo se retira avec discrétion. Quelques minutes plus tard, utilisant un véhicule spécial, il se télé transporta dans le passé, à Ravensburg.
Dans son bureau, celui qui n’était connu pour l’heure que sous le sobriquet de l’ennemi, pensait :
« Je sais que Michaël a été doté du pouvoir d’intervenir sur le conscient et l’inconscient des humains ordinaires. Mais il est seul alors que moi j’ai à ma disposition des aides puissantes. Si je décide d’influencer les esprits de tous les membres du club scientifique, mais aussi ceux de son entourage familial et ancillaire, il ne pourra les sauver tous de l’aliénation car notre agent temporel a des limites… ceci dit, Michaël as-tu vraiment envie d’éviter la conflagration qui se profile? Celle souhaitée par ta propre civilisation ? As-tu conscience que les S jouent un double jeu ? Je m’amuse comme un roi ! »

*****

Ravensburg, 17 décembre 1874.

Dans le salon tendu de velours cramoisi, situé dans la propriété du baron von Möll, Rodolphe présidait une séance du club scientifique, une séance particulière puisqu’elle devait clôturer les actions et les comptes de l’association pour l’année écoulée.
Fondé en 1867 sous l’impulsion du baron von Möll, le club se réunissait régulièrement, une fois par mois, sauf en cas d’absence de son fondateur. L’association comptabilisait une trentaine de membres, des industriels, des maîtres de forges, des géographes, des médecins, mais aussi des journalistes, des ingénieurs et des chercheurs. Tous étaient amateurs de progrès. Naïvement, ils étaient persuadés que celui-ci améliorerait le sort de l’humanité. Beaucoup, parmi eux, adhéraient à la doctrine positiviste, ou encore, se sentaient les dignes héritiers d’Adam Smith et des saint-simoniens. 
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Ainsi, pour ces personnages bien de leur temps, nobles éclairés, bourgeois cossus, sensibles à l’idée d’un bonheur apporté à l’Homme par la machine, l’Europe, et, particulièrement le Reich, devaient devenir la lumière d’un monde encore enténébré par l’ignorance et la sauvagerie. Les Européens avaient le devoir de guider les peuples inférieurs, les Asiatiques aussi bien que les Africains, hors des tunnels sombres de la barbarie. Tous, y compris Rodolphe von Möll, avaient une haute idée de la mission civilisatrice de l’Homme blanc, son fardeau, certes, mais aussi son accomplissement. Aux plus courageux des Allemands de voyager à travers les terres hostiles et sauvages d’Afrique noire ou saharienne, des forêts humides du Siam ou des déserts du nord de la Chine afin d’y apporter les bienfaits d’un Occident généreux.
Rodolphe avait fait ériger une estrade dans le salon sur laquelle avaient été installés la table et le fauteuil du président du club.
Un peu plus bas, les autres membres avaient pris place sur des sièges style IIe Empire.
La plupart des hôtes et amis du baron, d’âge parfois respectable, arboraient monocles, lorgnons ou pince-nez, favoris et barbiches plus ou moins fournis. Les costumes respiraient la prospérité de ceux qui les portaient. Des draps, du tweed, des gilets sombres ou fleuris, des chaînes de gousset en or, des chevalières, des cravates et des épingles de cravate en perle ou en diamant, et ainsi de suite.
Rodolphe était un des membres les plus jeunes du club. D’une voix forte et déterminée, il prit la parole, ramenant le silence dans le salon.
- Messieurs, l’heure est venue d’examiner ensemble les dernières orientations de la recherche technique. Occupons-nous tout d’abord du domaine des transports routiers.
- Beau et vaste sujet ! S’exclama un banquier.
- Vous n’ignorez pas, j’en suis certain, les tentatives du Français Amédée Bollée. Il a mis au point un véhicule fonctionnant à la vapeur. Une automobile donc… 
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- Pourquoi n’est-ce pas un Allemand qui a réussi cela ? S’insurgea un négociant en laine.
- Ce n’est pas la question du jour, mon ami. Nous verrons pourquoi le mois prochain notre Nation ne s’en occupe pas… du moins pour l’instant. Mais reprenons…
- Vous avez raison, mein Herr.
- Gut… autre thème abordé ce soir, l’expérimentation d’un moteur à explosion, à quatre temps… grâce à l’utilisation du pétrole comme carburant… voyez que je suis en train de me pencher sur la question…
- Vous abandonnez donc vos recherches sur l’électromagnétisme ? Questionna un dénommé von Brünner.
- Non… Il ne s’agit que d’une parenthèse. La preuve ? Le dernier point développera les toutes nouvelles perspectives ouvertes par l’électricité… tant en matière de véhicules autonomes que d’éclairage…
- La lampe à incandescence…
- Le bruit court que les Etats-Unis sont en train de prendre une avance sur la vieille Europe en la matière…
- C’est exact, Herr Schmidt.
Un vieil homme s’exprima d’une voix chevrotante.
- En tant que doyen de ce club, je voudrais dire ma plus sincère sympathie à l’égard de tous les inventeurs qui, parfois au péril de leur vie, et souvent sous les quolibets des plus ignares, œuvrent à l’amélioration de nos conditions d’existence, préparant le triomphe de la civilisation occidentale sur tous les continents.
- Oui, bravo! Firent en chœur les autres membres.
- Si nous buvions à cette idée généreuse ? Proposa von Brünner.
- C’est cela, approuva Rodolphe.
Sonnant sa domesticité et le serveur attitré du club, le baron commanda diverses boissons. Celles-ci ne tardèrent pas. Dans toutes les bouteilles, flacons et carafes, il y avait du whisky, du brandy, du porto, de la limonade, des jus de fruits, du sirop, du gin et de la bière.
Chacun choisit un verre et une discussion informelle débuta avant les ardus compte-rendu.
Rodolphe n’était pas le dernier à exprimer son enthousiasme scientifique. Il dialoguait avec les sommités de Ravensburg avec la plus grande aisance. Dans cette assistance choisie et cultivée, le baron était parfaitement à sa place. Cette heure était en train d’éloigner les noirs nuages de cette année 1874.
Puis, le sérieux revint. Plusieurs participants prirent ensuite la parole, montant sur l’estrade d’un pas plus ou moins vif, lisant différents articles tirés de la presse anglaise, française, américaine ou allemande. Parmi les plus intéressants de ces imprimés, on y envisageait l’invention proche de ce qui serait un téléphone ainsi que la construction d’un appareil capable de reproduire les sons et les voix humaines.
Personne ne faisait attention aux domestiques qui desservaient. Or, Klatoo,
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 qui vaquait à ses tâches ancillaires, mit à profit le fait que l’assistance était occupée à écouter l’orateur, et, sortant une espèce de cylindre minuscule de la poche de son gilet rayé, l’actionna selon une longueur d’onde bien précise. L’engin futuriste ne tarda pas à influencer l’esprit de la victime ainsi ciblée.
Alors que Rodolphe écoutait l’intervention de son confrère d’une mine intéressée, soudain, son teint verdit et la sueur perla sur son front. S’agitant sur son siège, il se mit à remuer. Puis, faisant fi du discours de l’intervenant, il s’adressa à celui qui se tenait à ses côtés d’un ton rauque et d’une voix hachée.
- Herr von Brünner, ne voyez-vous rien d’inhabituel dans la salle ?
- Nein, Herr von Möll. Il n’y a rien du tout.
- Pourtant ! Juste là devant nous…
- Ce n’est que Herr Sieger qui termine son laïus.
- J’aurais juré que…
- Que vous arrive-t-il donc ? Un malaise ?
- J’ai cru apercevoir quelque chose. Comme une ombre noire, un fantôme rôdant tout autour de nous.
-  Sans doute la fatigue ou encore… l’alcool que vous avez bu tantôt.
- Je n’ai avalé qu’un verre de porto. Ah ! Ça revient !
Comme possédé, le baron se leva brusquement et se recula, renversant son fauteuil. Ses yeux larmoyaient, sous l’emprise de la plus grande panique.
Herr Sieger avait été obligé d’interrompre son discours. Il regardait durement le président du club, peu habitué à un tel comportement de sa part.
- L’ombre immonde est sur moi ! Hurla alors Rodolphe. Elle se colle à moi, une main sort de cette brume et se porte à ma gorge ! Non !
- Himmelgott ! Jeta von Brünner. C’est comme si notre président était possédé.
- On croirait que le baron est en proie à des hallucinations, fit Herr Schmidt.
- J’étouffe ! Dit Rodolphe d’une voix à peine audible. On m’étrangle…
Le souffle coupé, les yeux fous, von Möll roula sur le tapis et perdit connaissance. Il fallut le transporter dans ses appartements. Son valet de chambre et Peter se chargèrent de cette tâche. Puis, la baronne fut prévenue et s’en vint au chevet de son époux.
La réunion dut s’interrompre. Herr Schmidt, inquiet pour la santé du président du club, promit de s’enquérir de Rodolphe le plus rapidement possible. Tous les amis et connaissances du baron se retirèrent, l’esprit en émoi. Ils se demandaient ce qui était réellement survenu au baron von Möll. Les conjectures et suppositions allaient bon train.
Anton Verdok entra en communication avec le professeur Möll la nuit même de l’incident. Lui aussi fut incapable d’expliquer à quoi était dû le malaise de Rodolphe. Il mit celui-ci sur le compte du stress engendré par tous les accidents subis par le baron.
Le médecin consulté rendit un verdict similaire.
- Ce sont les nerfs de Herr von Möll, Herr Verdok… ne cherchez pas plus loin. Je crois comprendre que monsieur le baron a subi un terrible deuil cette année…
- En effet, acquiesça Anton.
Mais l’ex-étudiant n’était guère convaincu.
- C’est cela. La fatigue de l’esprit a joué. Je recommande le plus grand repos… une diète avec des bains chauds…
- Rien d’autre ? S’étonna Gerta qui veillait son époux.
- Pour l’instant, non. Je reviendrai après-demain…
- Danke, Herr Doktor, répondit la baronne reconnaissante.
Les jours passèrent, tristes et mornes. Loin de s’améliorer, la santé de Rodolphe alla en s’aggravant. Certes, il était sorti de son évanouissement, mais il n’avait pas recouvré toute sa raison. La fièvre le prit et il se mit à délirer, à murmurer des phrases sans suite.
« Les morts de Sedan… Ils sont tous là… comme un reproche… éternel… Ils m’en veulent… Je n’ai… pas assez … fait… derrière ces spectres, se tient tapie l’ombre noire… la créature du diable…Retourne en enfer, Satan ! ».
Gerta tentait de faire tomber la fièvre du baron en lui faisant avaler des potions. Mais sans résultat. Un grand médecin réputé vint de Cologne afin d’examiner Rodolphe. Lui aussi ne comprenait pas ce qu’il en était. Perplexe, il conclut à un empoisonnement, mais de quelle sorte ? Ou encore à un cas de démence soudaine.
Les visions du baron von Möll se faisaient plus pressantes et plus morbides encore…
- Un miroir qui ne reflète que la Mort… la Mort… Elle veut m’enlever… elle étend ses bras et m’embrasse… Quelle puanteur! Ah! Pars ! Je ne suis pas ta proie consentante… Elle n’en a cure et me donne un baiser glacé sur les lèvres… horreur… des vers sortent de ma poitrine maintenant…
Gerta, relayée par Anton, veillait son mari et suppliait le Tchèque de faire quelque chose. Il devait convaincre son ancien professeur de venir à Ravensburg au plus vite. Pourquoi tardait-il tant ? Pourquoi Michaël se désintéressait-il du sort de Rodolphe ? N’avait-il pas promis d’intervenir en cas de danger ?  Cette attitude était incompréhensible.

*****

La réponse ne vint que le 2 janvier 1875.
Le transmetteur télépathique branché, Anton écoutait Michaël…

*****

Sur le plateau de tournage, une voix pointue vint interrompre la scène inopportunément.
- Ouais… C’est pas mal, ce décor… ça en jette. Ça fait cossu… mais… je veux qu’on m’explique…
- Que faites-vous ici ? Rugit Erich furibond. Comment êtes-vous entrée, miss Sitruk ?
- Ben, par la porte… la lumière était verte, non ?
- Non mademoiselle, vous mentez.
- Ah ? Vous êtes sûr ?
- Erich, laissez, fit Robert Wise. Je m’en occupe.
- Débarrassez-moi au plus vite de cette catastrophe ambulante ! Hurla von Stroheim. 
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- Dites, soyez poli, rétorqua Violetta.
- Puff! Ricana Ralph.
- Miss Sitruk exagère, appuya Claude.
- Comme à son habitude, renchérit le Britannique.
- Mademoiselle, dit Robert courtoisement, il serait bon que vous quittiez le plateau.
- Je voulais voir ce que cela donnait, c’est tout… et puis résoudre une énigme… Klatoo ? Pourquoi ce nom pour un homme robot méchant ?
- Un clin d’œil en forme d’hommage, la renseigna Bob.
- Ah oui ? Mais l’originel était gentil, je ne me trompe pas ?
- C’est vrai. Ceci dit, c’est moi qui ai suggéré ce nom.
- En souvenir du film génial que vous avez réalisé, Le jour où la Terre s’arrêta… une bi bande en noir et blanc que je ne me lasse jamais de revoir… un film culte, à mon avis. Mais aussi selon oncle Daniel. C’est pour cela qu’il vous a choisi pour réaliser la partie SF… Il me l’a dit.
- Oh ! Oh ! Vous êtes dans le secret des dieux, miss Sitruk.
- En quelque sorte.
- Bien. Maintenant que j’ai satisfait votre curiosité, vous pouvez retourner à vos affaires.
- Ouais ! Ce n’est pas une fin de non-recevoir mais ça y ressemble… comme je suis bonne fille, je m’en vais assister à un cours de physique quantique… aujourd’hui, Albriss doit y aborder l’intrication… j’espère y comprendre quelque chose… ça ne vous dit rien, bien sûr, mister Wise.
- Je le reconnais, mademoiselle. Allez… Vous retardez tout le monde…
- Grronkt me fixe avec des yeux noirs… ciao ! À un de ces quatre…
Satisfaite de son effet, Violetta quitta enfin le plateau tout en sifflotant le générique du film Star Trek…
- Je crois que l’incident est clos, dit Claude à la cantonade.
- Espérons, murmura Ralph. J’ai cru comprendre que miss Violetta comptait revenir.
- Un caprice d’adolescente gâtée, jeta Erich. Ce soir même, je m’expliquerai avec le commandant Sitruk.  

*****

Los Angeles, 28 février 1993, 14h 35.

Michaël était confortablement installé dans le salon de Stephen Möll, assis sur un divan aux couleurs criardes, jaune citron et vert émeraude. Il jouait avec la télécommande de la télévision, un poste extra plat qui avait dû coûter un max au professeur. Ceci dit, l’écran à plasma avait été offert au docteur Möll par un fabricant d’électronique et l’appareil était encore à l’essai.
L’agent temporel s’étonnait de la profusion d’images diffusées par le poste, des images le plus souvent sans queue ni tête selon son avis, des reportages ineptes, des talk-show idiots, des pubs encore plus stupides, des sitcoms d’une bêtise confondante avec des rires enregistrés et ainsi de suite…
- Je plains mes ancêtres, franchement. Devoir ingurgiter pareilles inepties ! Les chaînes de télé américaines font œuvre de danger public. Je comprends pourquoi les malheureux Homo Sapiens ne tournent pas ronds. Quel matraquage ! Rien pour racheter tout cela. Ils vont tous finir décérébrés… ah ? Un autre message télépathique d’Anton ? Je crois que la situation empire là-bas…
- Monsieur Xidrù, il faut absolument que vous veniez. Rodolphe est au plus mal. Nous avons besoin de vous…
- Je le sais… mais…
- Mais quoi ? Vous ne tenez pas parole !
- Stephen n’est pas à LA.
- Savez-vous où il se trouve ? Ne pouvez-vous pas aller le chercher ?
- Le professeur Möll a quitté les Etats-Unis. Il est en voyage…
- D’affaires ? Pour l’Université ?
- Pas du tout ! Pour son plaisir. Il s’est rendu au Brésil avec une secrétaire de Caltech… pour ce que j’en sais. Il voulait jouir du Carnaval de Rio…
- Euh… comment qualifier cela ? Frémit Anton.
- De manque de sérieux… en restant poli.
- Stephen Möll se moque de nous, du sort réservé à son parent.
- En fait, il s’est découragé. Sa dernière maxime est : prenons du bon temps avant la Troisième Guerre mondiale.
- Ah bon ? C’est stupide de sa part.
- Non, Anton, c’est humain. Au fait, la réunion d’apaisement prévue entre les Deux Grands a été reportée sine die. C’est bien comme cela que l’on dit ?
- Je crois…
- Il y a un autre hic… le père de Stephen, Dietrich, a fait une crise cardiaque. Il vient d’être hospitalisé en urgence.
- Il est mourant ?
- Non, mais c’est grave. Anna Eva m’a supplié de prévenir son fils au plus vite…
- L’avez-vous fait ?
- Certes. Depuis dix minutes. Pas par téléphone, vous vous en doutez.
- Le professeur vous a cru au moins ?
- Oui, d’autant plus que madame Möll a promis d’envoyer un télégramme à son fils aujourd’hui même. Je lui ai donné l’adresse de l’hôtel où il est descendu.
- Donc, nous devons nous débrouiller seuls ici ?
- Anton, ne vous montrez pas si furieux. Je viens… d’ici quelques heures… le temps pour moi de régler le module temporel…
- C’est certain ?
- Oui, Anton.
Quelque peu rassuré, l’ex-étudiant mit fin à la communication.
 « Cet Anton est en train de comprendre combien son professeur est immature. Oui, génial mais immature…
En attendant, les nouvelles ne sont guère réjouissantes… grève générale au Royaume-Uni, crise politique en France, émeutes en Corée du Sud, un million de morts en Chine à la suite des inondations… ».


 *****

Pendant ce temps, l’homme d’affaires ennemi du professeur Möll prenait l’avion pour le Zimbabwe. Une entrevue était programmée dans son agenda surchargé. Il devait voir le président dictateur de cet Etat d’Afrique. Le financier prévoyait l’implantation d’une nouvelle filiale du groupe multinational à la tête duquel il se trouvait dans ce pays. La main-d’œuvre y était très bon marché.
L’accord conclu, de retour à New York, l’inconnu ne souffla même pas quelques heures. Il se rendit aussitôt dans le Connecticut… chez sa maîtresse, la propre épouse du Président Drangston ! La jeune femme accueillit son amant tendrement, l’embrassant sur les lèvres. Puis, la porte de la propriété bien close, elle commença à lui ôter son manteau, puis dénoua sa cravate.
La très chère avait hâte de ce qui allait suivre. Bon prince, le brasseur d’argent se laissa faire.
La mallette qu’il transportait toujours avec lui comportait des initiales en or, JVDZ… le petit bagage fut déposé sur une table en verre au rez-de-chaussée du riche pavillon. La propriété était entourée d’un grand parc enneigé. Si le froid régnait à l’extérieur, la température était des plus agréables dans les aîtres, et, particulièrement, à l’étage…
Cependant, les gardes du corps de madame Drangston savaient se faire discrets. Reconnaissant l’inconnu à son profil et à sa silhouette, il l’avait laissé entrer sans difficulté.
De tout ceci, il était facile de déduire que le financier disposait de bien plus de pouvoir que ce triste sire de Drangston. La presse people lui consacrait quelques articles mais les paparazzi étaient loin de se douter que le sieur JVDZ avait pour maîtresse la Première Dame des Etats-Unis.

*****

Ravensburg, 3 janvier 1875, la chambre de Rodolphe.

Gerta von Möll et Maria Neürer s’affairaient autour du lit du malade avec un dévouement exemplaire. Vêtues de robes de drap, couleur rouille pour l’épouse et lie de vin pour la sœur, dépourvues de tournure, elles n’avaient cependant cure de leur apparence. La preuve ? Leurs coiffures laissaient à désirer, de mèches s’échappant de leurs cheveux retenus en chignon.
Les deux jeunes femmes avaient les traits tirés et les yeux cernés car elles se trouvaient au chevet de Rodolphe depuis trente-six heures, sans aucun repos, ayant refusé l’aide de Peter ou d’Anton. Régulièrement, elles lui bassinaient les tempes afin de faire tomber la fièvre ou encore tâchaient de lui faire boire une potion rafraîchissante.
La domesticité ne se morfondait pas dans l’inaction, courant à travers toute la gentilhommière afin de préparer les remèdes du maître, les apporter aux deux femmes, ou en poursuivant les tâches ancillaires habituelles.
Toutefois, le spécialiste des affections mentales, le docteur venu de Cologne, séjournait au château depuis déjà quelques jours, à l’invitation de la baronne. Pour le médecin, Rodolphe von Möll était un cas plus qu’intéressant. Membre libre du club fondé par le baron, il avait conclu que la folie dont souffrait von Möll avait été provoquée par un choc. Selon l’homme de science, la maladie disparaîtrait aussi vite qu’elle était apparue. Pour cela, il suffisait de provoquer chez le patient un choc en retour de la même force que le précédent.
Oui, mais voilà, quel choc ?
Gerta s’était vivement opposée à ce genre de remède. Vexé, l’éminent spécialiste s’était retiré dans ses appartements, attendant que la baronne change d’avis.
Pour l’heure, il appartenait à Anton de rassurer l’épouse et la sœur de Rodolphe.
- Mes amis ne vont pas tarder, disait-il d’un ton conciliant. Si Michaël a dit qu’il venait, il sera là bientôt. Peut-être attend-il que le professeur se rende libre? Stephen a dû se rendre en urgence auprès de son père, victime d’une crise cardiaque.
- Monsieur Verdok, répondit Gerta d’un ton ferme, nous savons déjà tout cela, Maria et moi. Vous nous avez expliqué ce qu’il en était hier. Ma belle-sœur et moi-même n’en pouvons plus, épuisées par une longue nuit de veille.
- Je me tiens volontiers à votre disposition, rappela le Tchèque.
- Merci, monsieur Verdok. Mais il faudrait que ce Michaël vienne au plus vite, murmura Maria.
- J’en ai conscience, madame.
Après avoir donné des instructions à Anton, les deux belles-sœurs se retirèrent afin de prendre un peu de repos.
Les heures s’écoulèrent, une nouvelle nuit d’angoisse se profila.
Elle fut encore plus éprouvante que la précédente. Rodolphe, encore une fois en proie au délire, vivant un cauchemar éveillé, parla d’une voix rauque, s’exprimant de plus en plus difficilement.
- … mort, j’erre… parmi les damnés du XX e siècle… c’est ma faute… ces deux guerres, je n’ai pas su les empêcher… Berlin et Hambourg détruites par le feu et le fer… à cause de la folie d’un homme nommé… Hitler… là-bas, quelqu’un rit dans la pénombre, sa moustache poivre et sel éclaboussée de sang… il s’appelle Acier dans sa langue… son rire est semblable à celui du démon… Otto, toi qui n’es pas encore né… fais attention… tes ennemis sont nombreux… le financier a décidé ta perte… l’Homme de la Nuit… ses yeux ne reflètent que le noir, le néant… ton ami… oui, ton ami Franz n’a rien pu faire pour te protéger… tu as eu tort… de briser votre amitié… tous sont morts de mort violente… Wladimir, William, Nikita… tous fauchés par l’Ennemi… je l’entraperçois derrière la trame… il se joue du Temps… il a armé un automate… d’un poignard damasquiné… il te guette… il me guette… Il nous guette tous…
La Grande Guerre, summum de la barbarie et de la sauvagerie des hommes ! Tous ces corps enfouis dans la boue. Tous ces cadavres qui se relèvent et accusent… nous accusent, nous les hommes de la génération précédente… nous nous sommes… montrés égoïstes…ce maudit XX e siècle ! Je le repousse et pourtant il revient sans cesse à l’assaut avec son cortège d’horreurs… les ténèbres… les ténèbres sans fin avalent ma descendance… Je n’en puis plus de lutter… Je renonce… je veux le repos de la mort…
Peter et Anton, quelque peu effrayés par la force de ce délire - prémonitoire ? - tentaient d’apaiser le baron. Enfin, celui-ci, épuisé, le front moite et brûlant à la fois, finit par s’endormir d’un sommeil agité.
À huit heures du matin, un timide rayon de soleil parvint à s’infiltrer à travers une tenture protégeant une fenêtre.
Vaincu par la fatigue, Anton somnolait sur une chaise. Mais Peter le secoua et lui dit :
- Monsieur Verdok ! Réveillez-vous… monsieur Michaël est enfin arrivé.
- Que ? Quoi ? Sursauta l’ex-étudiant.
Le jeune homme ouvrit péniblement les yeux. Il reconnut aussitôt l’agent temporel qui, se tenant au milieu de la chambre, lui souriait. L’homme du futur était vêtu à la mode de 1993 et portait un chandail vert et un jean assorti.
Peter, avant de se retirer, afin de laisser les deux hommes discuter, rabattit les rideaux, laissant ainsi pénétrer la lumière du jour. Par bonheur, il faisait beau.
- Comme vous le voyez, Stephen n’a pu m’accompagner. Cela n’a aucune importance.
- Comment cela ?
- Il s’agit de guérir Rodolphe, non ?
- Euh… oui… mais vous n’êtes pas médecin… vous ne pouvez le soigner
- Cela dépend de l’affection dont souffre le baron. Or, ici, à l’évidence, il s’agit d’une aliénation provoquée. Peter, restez, je vous prie…
- Oui, monsieur Michaël.
- Le baron est sous l’influence psychique d’un homme synthétique appartenant à la première civilisation post-atomique. Une fois encore, il s’est dissimulé parmi la domesticité.
- Mais, hasarda Peter, c’est tout à fait impossible, monsieur ! Personne n’a été embauché au château ces dernières années.
- Je ne pensais pas à la domesticité proche, Peter.
- Ah ? Se rassura le majordome.
- En fait, je voudrais tous les renseignements concernant ce club scientifique que monsieur le baron a créé et dont il est le président.
- Monsieur Michaël, comment avez-vous deviné que Monsieur présidait un club scientifique ?
- Ne faites donc pas preuve de sottise, Peter. Contentez-vous de me fournir les informations qui me manquent encore.
- Euh… la maladie a débuté le 17 décembre dernier…
- Cela, je le sais. Poursuivez…
- C’était lors de la réunion de fin d’année, celle concernant le bilan des actions menées au cours de l’année… elle s’est tenue dans le grand salon, ici… les assemblées ordinaires ont lieu à Ravensburg, au domicile du professeur Holstein, au 18 Ludwig strasse.
- Merci, Peter.
- De rien, monsieur.
- Ah… j’oubliais… les domestiques devaient s’occuper des rafraîchissements lors de cette séance…
- C’est exact, monsieur. Quatre valets avaient été affectés à cette tâche… parmi eux, il y avait deux extras… appartenant au personnel du club.
- Hum… ce qui signifie qu’ils sont actuellement chez le professeur Holstein… je suppose qu’il y a une permanence du club…
- Oui, monsieur.
- Afin de permettre aux nouveaux adhérents de s’inscrire…
- Tout à fait. Cette permanence se trouve chez le professeur.
- Cela se tient… En tant que vice-président du club, le professeur Holstein enregistre les nouvelles inscriptions… il dispose également des archives.
- J’ignore ce détail.
- Cela ne fait rien.
- Ce que je sais, c’est que Herr Holstein leur fixe le calendrier des réunions.
- Très bien, Peter. Vous m’avez été d’une grande aide.
- Merci, monsieur.
- Vous pouvez vous retirer…
Le majordome ne se le fit pas répéter deux fois. Il partit pour vaquer à ses occupations ordinaires.
- Michaël, vous conduisez une enquête à la Sherlock Holmes, lança Anton avec un léger sourire.
- Hem… attention aux anachronismes, Anton.
- Mais pour Rodolphe ? Comment allez-vous procéder ?
- Je vais annihiler l’action de l’homme synthétique.
N’en révélant pas davantage, l’agent temporel, ayant accéléré son bio rythme, quitta la propriété des von Möll sans que le Tchèque comprît pourquoi et comment Michaël avait soudainement disparu de sa vue, et se rendit immédiatement en ville jusqu’à la demeure du professeur Holstein.
Activant une petite sonnette, la porte s’ouvrit après quelques secondes d’attente et un valet en gilet demanda :
- Monsieur désire ?
Le larbin toisait le visiteur avec un air de réprobation sur le visage. Cela était dû à la tenue de l’agent temporel. Ses habits faisaient… négligés…
- Je sollicite une entrevue avec le professeur Holstein.
- Monsieur…
- N’est pas là ? C’est cela que vous alliez me dire, Hans ?
- Euh… bégaya le domestique.
- Ne mentez pas. Monsieur Holstein est dans le petit salon, celui destiné à la réception des nouveaux adhérents du club. Allez, oust ! Montrez-moi le chemin…
- Monsieur ! Se récria le valet.
- Obéissez, et plus vite que cela.
Subjugué, Peter s’effaça devant Michaël et lui indiqua le chemin. Mais, au lieu de se rendre dans le petit salon, l’agent temporel s’esquiva pour pénétrer dans la salle des réunions ordinaires. Il s’agissait d’une grande pièce, bien aérée, aux tapisseries claires. Quelques aspidistras ornaient les coins et les angles tandis que deux magnifiques lustres à pampilles étaient suspendus au plafond peint en blanc. Des tapis persans achevaient de rendre la salle confortable alors que les meubles en acajou réchauffaient la pièce de leurs teintes. Dans la cheminée un feu avait été allumé et la température qui régnait dans ce salon était parfaitement supportable.
Malgré l’heure matinale, quelques personnes se trouvaient dans la salle, discutant de tout et de rien, surtout inquiètes pour la santé de leur président.
- D’où vient cet importun ? S’écria un bourgeois respectable aux moustaches luxuriantes.
- Himmelgott ! Avez-vous sa tenue ? S’offusqua un autre. Jamais je n’ai vu un tel relâchement.
Alors, deux laquais emperruqués s’élancèrent en direction de Michaël avec l’intention de le chasser. Mais, soudain, ils s’immobilisèrent, leur volonté paralysée. Comme si de rien n’était, l’agent temporel poursuivit ses recherches. Quittant la grande salle, il se dirigea ensuite vers une sorte d’alcôve qui servait de bar. C’était là que l’on préparait les apéritifs et les rafraîchissements. Saisissant brutalement un garçon en train d’œuvrer - le domestique versait du sirop d’orgeat dans des verres en cristal de Bohême - il l’obligea à se retourner.
- Que… Qui êtes-vous ? Balbutia le valet. Lâchez-moi ! Vous m’étranglez.
En effet, Michaël tenait le larbin par la cravate et l’empêchait de respirer.      
- Ne joue pas l’innocent, Klatoo. Tu sais parfaitement qui je suis…
- Je ne comprends pas…
- Encore ? Inutile de nier ton crime. Tu es responsable de ce qui arrive au baron von Möll. Il est sous ton emprise mentale depuis le 17 décembre dernier. Si tu ne veux pas que je te grille le cerveau, tu vas cesser immédiatement d’influer sur le psychisme de ta victime… Allez… Hop… voilà qui est mieux…
- Je ne faisais qu’obéir…
- Oui, tu as été conçu pour cela, Klatoo. Mais tu ne prends plus tes ordres auprès d’Okland di Stefano… depuis longtemps. Qui sers-tu donc ?
- Vous n’en saurez rien… 
https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/b/bd/Michael_Rennie_1958.JPG
- N’abuse pas de ma patience, Klatoo. Je suis plus puissant que toi dans le domaine de la télépathie… ne résiste pas… sinon, tes circuits vont cramer.
Tout tremblant, l’homme synthétique essayait pourtant de contrer les ondes mentales émises par l’Homo Spiritus. Une sueur malsaine lui coulait dans le dos. Il n’allait pas tarder à céder. Mais deux policiers, conduits par le professeur Holstein en personne emprisonnèrent soudainement Michaël, l’obligeant à relâcher son étreinte psychique sur Klatoo. L’agent temporel, occupé à contraindre l’homme synthétique à parler, n’avait pas pris garde aux actions des Homo Sapiens ordinaires.
Solidement encadrés par les deux agents, Michaël dut se résoudre à les suivre jusqu’à une voiture hippomobile dont la berline était grillagée. Bref, il s’agissait du panier à salade de l’époque.
Mettant à profit cette arrestation, Klatoo, au lieu d’expliquer pourquoi l’intrus s’en était pris à lui, s’esquiva discrètement. Au milieu de l’agitation générale, cela lui fut assez facile.
Pendant ce temps, deux dames de la bonne société, qui passaient sur le trottoir faisant face à la demeure du professeur Holstein, à la vue de la voiture, dirent :
- Encore un trublion des classes populaires qui va connaître l’hospitalité de notre prison !
- Ciel ! Avez-vous sa tenue ?
- Ces ouvriers ne savent pas se conduire, meine Liebchen.
Dans la prison mobile, alors que deux inspecteurs passaient les menottes à Michaël, celles-ci se refermèrent sur du vide. Les yeux écarquillés, les policiers ne comprirent pas ce qui s’était passé.
- Nous sommes tombés sur un prestidigitateur.
- Apparemment…
En fait, l’agent temporel s’était contenté de multiplier par cent mille son propre temps. Ainsi, il n’avait eu qu’à ouvrir la portière du panier à salade. Ensuite, il marcha tranquillement jusqu’au château des von Möll, totalement invisible pour les êtres vivants de cette époque.
Lorsque l’homme du futur pénétra dans la chambre de Rodolphe, il ne s’était écoulé qu’une seconde. Le baron sortait lentement de sa léthargie. Son esprit n’avait pas été aussi clair depuis des semaines. Il identifia immédiatement l’agent temporel qui daigna lui fournir quelques explications.
- Monsieur le baron, vous avez été la victime d’un violeur de pensées. Celui-ci était serveur dans votre club.
- Dites-vous vrai ?
- Bien sûr. Il s’agissait d’un des hommes synthétiques appartenant à la première civilisation post-atomique. De la même espèce que Yaktam, il se nomme Klatoo.
- Qu’avez-vous fait de lui ?
- Hélas, je n’ai pu l’attraper. Il s’est enfui grâce à une étourderie de ma part.
- Un aveu d’impuissance de votre part ? jeta Anton. Étonnant.
- Je ne suis pas infaillible, vous savez, Anton.
- Ah ? Je suis… déçu.
- Désolé.
- Monsieur Michaël, que comptez-vous faire maintenant pour assurer ma sécurité ? Demanda Rodolphe d’une voix sourde.
- Hé bien… je vais séjourner quelques temps chez vous, voilà tout. Ainsi, je saurai me montrer plus efficient et je pourrai prévenir les agissements éventuels de ce Klatoo.
- Souhaitons-le, soupira le baron.

*****

Or, à quelques kilomètres de la propriété des von Möll, en rase campagne, le dénommé Klatoo s’entretenait justement avec son maître, à l’ombre d’une haie d’aubépines. Ce dernier ressemblait trait pour trait au célèbre praticien de Cologne.
- Maître, constatait l’homme synthétique, vous affectionnez les rôles de docteurs.
- Klatoo, la meilleure des couvertures.
- Le grimage est réussi.
- Il faut ce qu’il faut.
- Quelle sera ma prochaine mission ?
- Pressé de réparer ton erreur ?
- Oui, maître.
- Tant mieux. J’aime ce zèle. Alors, écoute… tu endosseras la défroque d’un pèlerin…
L’ennemi des von Möll dévoila son nouveau plan devant un Klatoo émerveillé par l’imagination maléfique du financier.
Les détails de sa mission connus, l’homme biologique matérialisa ensuite une bulle temporelle, moyen fort commode de se déplacer à travers la quatrième dimension. Puis, l’homme d’affaires et le robot s’y engouffrèrent. L’engin disparut dans l’air froid de janvier dans un silence remarquable.

*****

Cité de l’Agartha, plateau numéro 7 de tournage.
Robert Wise, sa casquette de réalisateur sur la tête, s’apprêtait à mettre en boîte la séquence suivante du feuilleton. Désormais, la presque totalité des résidents de la cité souterraine suivait avec passion et impatience les péripéties de son émission favorite.
- Bonjour tout le monde, lança-t-il à la cantonade. En forme ?
- Oui, Bob, répondit le comédien incarnant S1, c’est-à-dire Michel Etcheverry. 
 http://kpitalrisk.free.fr/images/stars/16000/s_16261rg_fsa_etcheverry_michel.jpg
- Alors, en place.
- Monsieur Wise, commença André Oumansky qui incarnait un autre sage, personne ne va nous reconnaître dans cette scène.
- En effet. Mais votre voix demeurera identifiable. Elle ne sera pas déformée électroniquement.
- Parfait, souffla Gérard, faisant écho à son collègue.
- Vous tous qui avez endossé les rôles des S, vous avez été sélectionnés pour votre voix et vos intonations caractéristiques, déclara le réalisateur américain.
- C’est pour cela qu’il y a eu un casting sévère, opina Michel.
- Exactement. Messieurs, prenez vos marques. Scène 102, première, moteur… action !
Un clap retentit sur le plateau et les caméras se mirent à tourner.

*****
Les années 1875-1876 furent vécues par Michaël Xidrù avec amusement. L’agent temporel se plaisait particulièrement à observer les mœurs de ce siècle peu évolué selon son jugement.
En agissant ainsi, l’Homo Spiritus contrevenait quelque peu aux ordres de ses supérieurs. Quel serait le choc en retour ?
Dans ce lieu indescriptible, défiant tout entendement, toute logique, un maelström de couleurs, d’ondes, de particules et de lumières, douze créatures sans forme définie, planaient dans ce qui n’était pas réellement du vide, ni du solide d’ailleurs. S1, en tant que doyen, prit la « parole ». Pour des observateurs extérieurs, il ressemblait à une étrange onde lumineuse à la teinte orangée affirmée. Cette lumière vibrait et se déplaçait librement dans ce Monde a Monde.
- Notre agent M 22 435 X 71 642 a désobéi une fois de plus. Il ne se trouve plus aux coordonnées temporelles assignées.
- Il mériterait l’effacement de sa programmation…
- Je dirais la dématérialisation.
- N’exagérez pas, tempêta S1.
- Comment ? Vous n’êtes pas d’accord, S1? S’étonna S4.
- Certes, Michaël Xidrù a osé enfreindre nos ordres en se rendant en Allemagne, à Ravensburg en 1875... Toutefois, S3, vous avez grand tort de suggérer une peine aussi définitive que la dématérialisation.
- Que de mansuétude pour un agent qui n’obéit plus, gronda S3.
- Il a déjà dérogé trop souvent, s’offusqua S7. Le rapport de notre Commandeur Suprême chargé de contrôler la bonne marche de la chronoligne indique que Michaël s’est déjà rendu en 1870 et 1871.
- Pour le bien de la mission, contra S1.
- Certes… Nous devons bien l’admettre, jeta S4.
- Mais il aurait déjà trop parlé, trop révélé aux autochtones, poursuivit S7. Dois-je rappeler que les agents temporels doivent d’abord se fondre dans le décor, passer pour des individus ordinaires auprès des Homo Sapiens de ces temps obscurs ?
- S7, vous semblez oublier certaines missions diplomatiques conduites avec succès par les MX auprès des souverains Khan, Empereur, Roi des Rois, Pharaon, Tsar ou autres, qui, elles, amènent nos envoyés à se faire connaître des puissants de l’époque…
- Sous une fausse identité, rétorqua S3.
- ici je pense à la mission effectuée à la Cour de l’Empereur Charles Quint en 1555. 
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/6/61/Emperor_charles_v.png/220px-Emperor_charles_v.png
- Mission qui a abouti à le faire abdiquer et à s’enfermer dans un monastère, compléta S4.
- Ainsi, l’histoire est-elle conforme à nos archives, appuya S1.
- S1, que proposez-vous ? Questionna S5.
- Maintenons en alerte le Commandeur Suprême. Mais aussi le Maître du Temps numéro 3.
- Les attributions du Maître sont bien trop importantes pour qu’il piste Michaël Xidrù ! S’insurgea S4. Il est responsable de toute la période 1800-2050, cruciale pour nous.
- Il n’y a pas que cela. Ces dernières secondes, le Maître du Temps numéro 3 agit avec trop d’indépendance, rajouta S5.
- Dans ce cas, envoyons un nouvel agent temporel superviser Michaël, proposa S8.
- Oui, c’est une bonne idée, fit S2.
- Ce nouvel agent ramènera Michaël à l’obéissance, insista 5.
- Ne soyez pas stupides, S8, S2 et S5 ! Je me refuse à enclencher le processus de création d’un autre agent alors que le précédent est encore opérationnel. Tous, vous semblez oublier qu’il ne peut, en fait, y avoir deux agents agissant à la fois. Dans notre temps, il n’y a pas une picoseconde que Michaël Xidrù est parti pour le passé.
- C’est vrai… deux agents en mission sur le même espace-temps engendrerait chez le premier une amnésie…
- Totale, insista S1.
- Cela nous avait échappé, reconnut S2 penaud.
- Avec à la clef, l’échec de sa mission… et notre propre effacement.
- Or, c’est justement cela qu’il nous faut éviter, déclara S3, revenu à plus de raison.
- Michaël Xidrù est le schéma terminal d’un processus évolutif s’étalant sur plusieurs millénaires, jeta S9.
- Oui. Cela signifie qu’il est par conséquent le plus perfectionné de nos envoyés. Il est le type même du dernier stade possible à atteindre.
- Vous avez entièrement raison, opina S5. Nous ne pouvons aller plus loin.
- Mais… il demeure ce problème de velléités d’indépendance, qui, désormais affecte un de nos Maîtres du temps, s’inquiéta S3. Or, celles-ci ne peuvent qu’aller en s’intensifiant… puisque nous n’allons pas sévir.
- S3, vous devenez insolent, gronda S1. La liberté que s’octroie Michaël est le plus grand de ses atouts. Grâce à elle, il a accompli avec succès plusieurs missions désespérées… Nous étions au bord du néant… des harmoniques temporelles non désirées s’étaient enclenchées… nous ne disposions plus même d’une attoseconde pour les effacer…
- Cependant… il va finir par échapper entièrement à notre contrôle… ne voyez-vous donc pas le danger que nous encourons ? Insista S3.
- S’il atteint le point de non-retour, un garde-fou se mettra en place automatiquement. Ne vous montrez pas si pusillanimes, tous tant que vous êtes. Cette protection fait partie de la personnalité de Michaël. Ceci, depuis les origines. Elle affecte tous nos agents… les X tout d’abord, les MX ensuite… j’y ai personnellement veillé. Rappelez-vous… le prototype portait déjà les germes de cette volonté d’indépendance… rien de fâcheux n’est cependant arrivé.
- Donc Michaël se trouve dans l’incapacité de percer le mystère de sa véritable nature… de débrider tous ses pouvoirs ? Vous nous le garantissez, S1 ?
- Oui, évidemment, S2.
- Quelle est donc la solution ? Fit S6.
- Laissons courir notre agent terminal à travers le temps, les temps, si cela lui chante… il découvrira bien tout seul au moins une raison de regagner 1993...
- Hem… nous faisons preuve de trop d’indulgence, jeta S3.
- Sans doute… mais lorsque Michaël se rendra compte que 1993 ne doit pas aboutir à la Grande Catastrophe avec plus de cinquante ans d’avance, il reviendra à plus de raison. Lui non plus ne voudra pas finir dans les limbes du jamais advenu.
Ce fut là la fin du conseil extraordinaire conduit par S1. Le plus parfait et le plus abouti des agents temporels n’avait pas été puni et ne le serait pas. Ses supérieurs lui laissaient la bride sur le cou. Tout avait été dit.

*****

En ces lointaines années 1875-1876, le tourbillon de l’Histoire soufflait sur les Etats-Unis d’Amérique ainsi que sur l’Europe. En esthète décadent, Michaël dégustait l’actualité internationale de ces temps troublés, pas aussi paisibles que la mémoire collective voulait le faire accroire. Pour l’Homo Spiritus, le XIXe siècle lui apparaissait à peine plus évolué que le Néolithique !
Sous le ministère Disraeli, l’impérialisme britannique était en pleine expansion. Ainsi, en 1876, la reine Victoria devint impératrice des Indes sans que l’on eût demandé son avis au peuple concerné. 
https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/a/a1/Queen_Victoria_-Golden_Jubilee_-3a_cropped.JPG
Le 7 mars 1876, Graham Bell déposa le brevet de l’invention du téléphone.
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/1/10/Alexander_Graham_Bell.jpg
 Cette même année, l’ingénieur français Charles Tellier aménagea le premier navire frigorifique destiné au transport de la viande. Ainsi en allait-il du progrès technique. Quant au progrès moral, il n’en était pas question. La conquête de l’Ouest suivait son cours… la colonisation du continent africain allait reprendre de plus belle… des guerres picrocholines ensanglantaient des régions entières… la Russie et la Turquie n’allaient pas tarder à s’affronter indirectement et directement… bref, la routine chez les Homo Sapiens les si mal nommés…
Toutefois, Rodolphe s’enthousiasmait pour les nouvelles découvertes techniques. Il se devait de réunir une assemblée extraordinaire de son club scientifique. Ce fut pourquoi il en convoqua tous les membres pour le début d’avril 1876. Par chance (?), l’homme synthétique Klatoo ne s’y manifesta pas.
Au plus proche des von Möll, Michaël prenait note avec le plus grand intérêt des méthodes employées par Rodolphe afin d’éduquer les enfants. La discipline sévère dont faisait preuve le baron l’intriguait au plus haut point. Wilhelm, dix ans, et Waldemar, six ans, ne se plaignaient pourtant pas, habitués à être punis au moindre écart de conduite. L’argument de Rodolphe était le suivant:
- Mon fils aîné doit être soldat.
- Mais Waldemar?
- Je ne dois faire aucune différence entre mes deux garçons.
- Permettez-moi de vous mettre en garde cependant…
- Herr Xidrù, de quoi vous mêlez-vous? Les von Möll sont nobles et ont pour ambition de servir leur souverain, le Reich…
- Sans doute. Mais vous semblez oublier le livre d’histoire apporté par votre descendant.
- Si vous faites allusion à la Grande Guerre, eh bien, elle me paraît somme toute plus lointaine que je le pensais au départ.
- Ah? Pourquoi cela?
- La technologie, bien qu’elle progresse, ne va pas aussi vite, mein Herr. Ce conflit éclatera vers 1920...
- Tiens donc!
- Oui, telle est ma conclusion. Or, en 1920, Wilhelm aura cinquante-quatre ans… alors, il songera à la retraite.
- Certes… mais vos petits-enfants, Rodolphe ?
- Peu importe ! Ils ne sont pas encore nés.
- Quelle est la bonne expression, déjà ? Vous me… sidérez, monsieur le baron. Mais…
- Aber… Was?
- Si vous vous trompiez ? Si la guerre survenait plus tôt?
- Impossible!
- Vous êtes… têtu, Rodolphe.
- Cessez-là, Herr Michaël, cette conversation m’importune. Retournez à vos observations ethnologiques et intéressez-vous à ma domesticité.
- Vous me rembarrez… Soit.
- Je ne vous renvoie pas. Toutefois, veuillez ne plus critiquer mes méthodes.
- Entendu.
Face à son époux, Gerta semblait des plus effacées. Courbant l’échine, elle approuvait toutes les décisions de Rodolphe, y compris en matière d’éducation.
« Décidément ! Soupirait l’agent temporel. Depuis ma mission à l’époque romaine, sous les Gracques, il n’y a eu aucune évolution ou presque… le Pater Familias a toujours autant d’autorité ! ».
Tous les soirs, l’Homo Spiritus informait Stephen de la situation à Ravensburg. Les messages télépathiques arrivaient à n’importe quel moment de la journée en 1993, et cela avait le don d’irriter le professeur Möll.
De son côté, Anton Verdok se contentait désormais de seconder le baron dans ses recherches. Or, les moyens utilisés pour mener à bien cette quête scientifique étaient des plus artisanaux et empiriques. Ainsi, le Tchèque peinait à accepter l’emploi de la vivisection pratiquée régulièrement sur les rats et les souris de laboratoire achetés par centaines par le baron.
Parallèlement, en 1993, à LA, Stephen supportait de moins en moins bien l’absence de l’Homo Spiritus. En effet, la situation internationale prenait une tournure des plus inquiétantes et le docteur Möll désirait le retour de Michaël au plus vite. Stephen avait du mal à l’admettre. Mais il était persuadé chaque jour davantage de l’utilité de l’action de l’agent temporel. À ses yeux, lui seul pouvait éviter le pire.
- Quand allez-vous revenir ? Demandait régulièrement le professeur.
- Stephen, je ne le puis pour l’instant. Si je n’avais pas été à Ravensburg, notre ennemi commun aurait réussi à supprimer votre aïeul depuis longtemps.
- Oui, et alors ?
- Là, vous le faites exprès. Vous ne seriez plus là pour témoigner des conséquences de ce meurtre.
- C’est vous qui exagérez, Michaël. Wilhelm et Waldemar seraient toujours en vie que je sache.
- Certes, mais leurs destins seraient autres. Ne connaissez-vous pas, ou n’appréhendez-vous pas le jeu infini des harmoniques temporelles ?
- Que veut dire ce charabia ?
- Franchement, Stephen, vous m’alarmez… mais l’heure est mal choisie pour vous faire un cours sur ce qui, pour vous, devrait être une évidence.
- Dites tout de suite que je suis un benêt.
- Hum…
Le contact télépathique prit fin car Michaël avait d’autres obligations. Participer au souper par exemple.

*****

L’année 1876 fut également un sommet dans les guerres indiennes. Sioux et Cheyennes prirent les armes contre les Blancs. Au printemps, trois colonnes de l’armée américaine lancèrent une offensive contre les tribus rebelles. Or, parmi les chefs de l’expédition, se trouvaient le major général George Grook et le lieutenant-colonel George Armstrong Custer.

*****

Ravensburg, 26 juin 1876.

Rodolphe et Anton se détendaient et jouaient au billard dans une pièce spécialement aménagée à cet effet. Elle se situait au premier étage de la gentilhommière et se caractérisait par des tentures vertes. Or, alors que le baron allait tenter un coup délicat, il sursauta brusquement lorsqu’il entendit des tirs ainsi que des cris et des hurlements. Le bruit provenait d’un salon limitrophe.
- On attaque le château ! Crut le baron.
- Non, Rodolphe. Écoutez bien ces clameurs, répondit l’ex-étudiant. Cela ressemble à une scène de western… Il y a du Michaël en-dessous.
- En êtes-vous certain ? Cela provient du petit salon bleu.
- Allons-nous en assurer.
Les deux hommes se rendirent dans la pièce et découvrirent Michaël assistant à une sorte de retransmission en différé de la célèbre bataille s’étant déroulée à Little Big Horn la veille, c’est-à-dire le 25 juin. La scène apparaissait dans tout son horreur réaliste. En relief et en couleurs, grâce à un petit bricolage de l’Homo Spiritus. Voilà à quoi s’occupait l’agent temporel à ses heures perdues. 
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/5/51/Custer_Massacre_At_Big_Horn,_Montana_June_25_1876.jpg/260px-Custer_Massacre_At_Big_Horn,_Montana_June_25_1876.jpg
Avec le plus grand ébahissement, Rodolphe vit le massacre du 7ème régiment de cavalerie, massacre perpétré par les tribus indiennes. Custer se défendait comme un forcené et faisait feu de ses deux revolvers. Ce courage insensé ne servit à rien. En moins d’une heure, tous les soldats du régiment périrent sous les assauts déterminés des guerriers de Crasy Horse et Sitting Bull.
Ne croyez pas cependant que Michaël faisait preuve de légèreté en captant ainsi cette tuerie. En fait, il analysait la sauvagerie de l’Homo Sapiens dans toute sa splendeur. Pour lui, il n’y avait aucune différence entre les Amérindiens, qui défendaient la terre de leurs ancêtres et l’armée américaine qui appartenait à l’envahisseur.
Une fois la bataille achevée, bataille se soldant par des dizaines et des dizaines de cadavres, l’Homo Spiritus se retourna avec un triste sourire.
- Qu’est-ce que c’était ? Questionna Rodolphe d’un ton morne. Tout ce sang…
- La bataille de Little Big Horn… en territoire indien…
- C’était effrayant.
- Pourtant bien réel, monsieur le baron.
- Cela vous amuse ? S’enquit le tchèque.
- Non, bien au contraire, répondit Michaël. Je viens de recevoir un appel urgent de Stephen.
- Que veut-il ? Demanda Rodolphe.
- Le professeur voudrait me voir de retour à LA en 1993.
- Comme d’habitude, jeta Anton.
- Pas tout à fait. Là-bas, cela se gâte comme jamais. Pardonnez-moi, monsieur le baron, mais je vais vous demander de sortir. Je vais donner mes instructions à Anton, mais vous ne devez pas les entendre.
- Herr Xidrù, vous agissez de façon cavalière…
- Je n’ai pas le choix.
Vexé, le baron von Möll se retira. Il eut la délicatesse de ne pas écouter derrière la porte les propos échangés.
- Pourquoi Rodolphe ne doit-il pas entendre ce qui va suivre ?
- Afin de ne rien changer au cours de l’histoire, Anton. Je vous dis adieu…
- Adieu ? Fit Verdok subitement inquiet et pâlissant.
- Nous ne nous reverrons… pas de sitôt.
- Vous me sciez les bras, Michaël.
- Que croyez-vous donc ?
- J’ai… perçu votre hésitation. Soit, vous ne comptez pas revenir à cause de la guerre imminente en 1993... Soit, je vais mourir ici, dans le passé.
- Aïe !
- Quelle hypothèse est la bonne ?
- Je ne puis vous répondre, Anton.
- C’est trop facile, Michaël. Ne vous défaussez pas. Je veux savoir.
- Je vous demande de faire preuve de sang-froid et d’imagination. Plus que jamais vous devez protéger Rodolphe et toute sa famille. Voici quelques outils qui vous seront utiles.
- Des circuits électroniques, des micro caméras, des batteries…
- Oui. Placez sous surveillance constante le baron.
- Cela suffira-t-il à repousser tout danger ?
- Dois-je vous mentir ?
- Votre réponse me fait frémir.
- Pour l’heure, le baron mourra à la date prévue.
- Quant à moi ?
- N’insistez pas, Anton. Je vous en prie…
- Vous m’abandonnez… vous êtes un lâche. Un salaud de première.
- Pardon encore une fois, Anton Verdok.
Sur ces mots, l’agent temporel se dématérialisa sans prévenir. Il se rendit à l’endroit où il avait dissimulé le translateur, y monta, puis le programma. L’engin futuriste et improbable se fondit ensuite dans les méandres du temps.
Sans problème, l’Homo Spiritus atterrit aux coordonnées fournies par Stephen, soit le 9 mars 1993.
Le professeur accueillit avec un sourire forcé l’homme du futur. Le module dissimulé dans une dimension proche, Stephen conduisit Michaël jusqu’à son domicile. Là, nerveusement, il inséra une cassette dans le magnétoscope afin de la montrer à son hôte.
Le programme enregistré n’était autre que diverses séquences d’actualités. Ainsi, Michaël apprit, s’il ne le savait déjà, que le pape Urbain IX avait été enlevé la veille par des miliciens pro Syriens. Ces derniers exerçaient ainsi un odieux chantage en échange de la vie sauve du Saint Père. Ils exigeaient l’arrêt total des hostilités, l’abandon de la Cisjordanie et de Jérusalem par les Israéliens, la formation dans les huit jours d’un Etat palestinien.
À bout de nerfs, se rongeant les ongles, la cassette visionnée, Stephen éteignit le magnétoscope et le poste de télévision.
- Alors, fit-il d’un ton rageur.
- Alors, quoi ? Répondit l’homme du futur.
- Ne jouez pas les idiots, Michaël. Comment va se terminer cette crise ? Vous devez bien le savoir, non ?
- Et c’est reparti pour un tour…
- Bastard ! Répondez pour une fois. Franchement, sans me ménager.
- En théorie, oui, je sais ce qui doit advenir. Mais je dois vous rappeler que je n’ai pas un accès immédiat et libre aux archives contenant les événements précédant la Grande Catastrophe. Il me faut demander l’autorisation de les consulter au Commandeur Suprême.
- Voilà autre chose !
- Pourtant, c’est la stricte vérité, eut l’aplomb de mentir Michaël.
- Foutu salaud ! J’exige des explications claires et nettes. Quelle est donc cette Grande Catastrophe à laquelle vous avez fait allusion maintes fois ? S’agit-il de la Troisième Guerre mondiale ? Si oui, quand celle-ci se déclenchera ? Alors ? Dégoisez !
- 15 avril 2045. Voilà. Vous êtes satisfait ? Ironisa l’agent temporel.
- Inutile de crier si fort.
- Pardon, mais c’est vous qui hurlez.
- A l’énoncé de cette date, la Troisième Guerre mondiale n’est pas pour demain. Mais… je peux me tromper… cela voudrait-il dire qu’une guerre puisse durer… cinquante ans ? Tout de même pas, avec les moyens actuels…
- Avec l’usage d’armes conventionnelles, c’est tout à fait envisageable… mais, avec les bombes à neutrons et autres… non, certainement pas, émit Michaël en soupirant.
- Vous savez…ne le niez pas… vous pâlissez comme un humain ordinaire… pourquoi ?
- Cela ne vous regarde en rien, Stephen.
- Vous allez me sortir l’antienne habituelle… on ne peut et on ne doit pas changer ce qui a été.
- Vous avez saisi.
- Mais pour moi, cette Grande Catastrophe n’est pas encore écrite sur du marbre. Itou pour la Troisième Guerre mondiale. Puisqu’il s’agit manifestement de deux conflits différents.
- Vous avez tout compris. Je n’irai pas plus loin.
- J’insiste. On peut changer le cours des choses. Il n’y a pas de fatalité.
- Voilà que maintenant, vous vous prenez pour… Dieu…
- Non ! Pour un humain qui veut épargner à ses frères une destruction suicidaire.
- Ah ! Comment arriver à vous faire entendre raison ? Vous m’épuisez. Tenez, écoutez. Parfois, dans un navire en train de couler, il vaut mieux sacrifier cinq individus plutôt que l’équipage tout entier… voilà toute ma philosophie…
- Naturellement, vous ne feriez pas partie de ces cinq victimes ? Ricana Stephen.
- Vous êtes en train de sous-entendre que jamais je ne me sacrifierai. Vous avez tort. Vous voulez savoir ce qui m’a fait pâlir, réagir comme un Homo Sapiens ordinaire ?
- Oui.
- Ma mission consiste à faire en sorte que les choses adviennent conformément à ce que nous savons, nous, Homo Spiritus. Cela signifie que je vais devoir m’impliquer davantage, arrêter les missiles nucléaires lorsque cela sera nécessaire… au prix d’une dépense d’énergie faramineuse.
- Je m’en fous… euh… attendez… La Troisième Guerre mondiale n’est pas pour aujourd’hui, mais elle est très proche…
- Exactement…
- Une dépense d’énergie… Qu’est-ce que cela signifie ? Quelle est votre véritable apparence ?
- Je suis fait d’énergie. Je n’emprunte un aspect de chair et de sang que lorsque je vis dans le passé, loin de mon époque. Alors, on peut dire que je suis incarné… dans une sorte d’avatar…
- Bloody Hell ! De quand venez-vous donc ? Une telle évolution en quelques milliers d’années…
- Une évolution rendue possible à la suite de la Grande Catastrophe…Une série obligée de mutations afin de ne pas disparaître. Si je convertis dans votre calendrier, je suis parti le 12 janvier 40 120...
- Euh…
- Satisfait ?
- Vous n’empêcherez pas la Troisième Guerre mondiale ?
- Non, mais je ferai en sorte qu’il y ait des survivants… ne m’en demandez pas davantage…
- Je n’ai plus de mots.
- Dans ce cas, nous allons essayer de… limiter la casse… En retardant au maximum ce qui doit arriver. Pour commencer… en identifiant notre ennemi.
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 Ravensburg, 30 décembre 1876.

Pris dans une tempête de neige, un individu hirsute, transi et affamé, mal protégé du froid par un vieux manteau de laine tout rapiécé, sonna à la grille du château. 
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- Par pitié, ouvrez-moi. Dieu vous le rendra.
Son appel fut heureusement entendu par le gardien de la propriété. Celui-ci habitait un petit pavillon à plusieurs centaines de mètres du corps principal du château.
Quelques minutes plus tard, le majordome Peter introduisit le mendiant dans les dépendances.
- Monsieur le baron a bon cœur. Il ne peut vous laisser ainsi transi de froid dans la tempête. Il vous offre son hospitalité. Qui êtes-vous, mon brave et où vous rendiez-vous ?
- Je ne suis qu’un pauvre pèlerin slovaque qui me rend au Mont Saint-Michel par la seule force de mes jambes afin de laver mes péchés. La tempête m’a surpris.
- Vos tourments présents vont vite être oubliés. Venez dans la cuisine.        
Alors, les yeux du pèlerin brillèrent d’un intense satisfaction.

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