vendredi 2 septembre 2016

Un goût d'éternité première partie : Rodolphe : 1877 (3).



Ravensburg, 10 juillet 1883.

Ce matin-là, alors que les oiseaux joyeux pépiaient dans les ramures, que le soleil brillait dans le ciel sans partage, que les paysans s’activaient dans les champs, un nouveau personnage Friedrich Kastler était introduit auprès du baron von Möll par le majordome Peter. 
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- Monsieur le baron m’a fait venir de Hambourg. Voici ma carte et la lettre d’introduction.
- Ah ? Vous êtes sans doute le nouveau médecin de monsieur ?
- Tout à fait. Je suis Herr Doktor Kastler, spécialisé dans le traitement des troubles du système nerveux. D’après les lettres de monsieur le baron, votre maître a besoin de toute ma science.
- En effet. Monsieur est apathique depuis quelques mois déjà. Il est devenu quelqu’un de très solitaire, lui jadis si sociable.
- Je vois. En m’appelant, monsieur von Möll a fait le meilleur choix.
- Tout le monde au château espère que monsieur recouvrera la santé au plus vite. Je vais vous présenter tout d’abord à madame la baronne. Ensuite, vous verrez monsieur.
- Où se trouve-t-il présentement ?
- Dans sa chambre, sur le balcon donnant sur l’arrière du parc. Si monsieur veut bien me suivre, c’est à l’étage.
Dommage qu’Anton Verdok ne fût plus de ce monde pour filmer et enregistrer la venue de nouveaux visiteurs. Sans nul doute aurait-il remarqué chez le docteur Kastler un petit air de famille avec le faux pèlerin. Le regard était semblable ainsi que la couleur des yeux.
Le traitement médical subi par Rodolphe allait durer deux longues années et s’apparenter à de dangereuses médications, alternant séances d’hypnose avec conditionnement mental approprié et prise de drogues douteuses destinées à rendre docile l’esprit du patient.
Lentement mais sûrement, le baron glissait vers la tombe.
Après un an de traitement, Gerta commença à avoir des doutes quant à l’efficacité de tels remèdes. Pourtant, Herr Doktor Kastler était diplômé de la faculté de médecine de Paris et avait été l’un des meilleurs étudiants de Charcot. 
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Madame la baronne avait tout à fait raison de s’inquiéter. Son époux, changé au possible, le teint cireux et l’œil morne, avait désormais le geste lent et ne s’intéressait plus à rien, lui autrefois si dynamique. Même son intelligence paraissait amoindrie. La cure se prolongeant, Gerta von Möll prit le courage de poser une question au docteur.
- Docteur Kastler, pourquoi donc Rodolphe est-il si faible ?
- Madame la baronne, ma méthode particulière est difficile à comprendre pour des esprits non éclairés et néophytes.
- Tant pis, monsieur, expliquez-moi malgré tout ce qu’il en est.
- Fort bien madame. Voici. Ma méthode consiste dans un premier temps en une mise en conditionnement du patient afin de le faire changer d’état. Il faut qu’il passe d’un état mental à un autre, d’un stade au stade inverse. Puis, dans une deuxième étape, qui peut prendre plusieurs mois, nous rétablissons avec mille et mille précautions, la situation antérieure avant la maladie.
- Donnez-moi un exemple, Herr Doktor.
- Ainsi, un patient souffrant de crises de tremblements deviendra mou et paresseux avant de recouvrer une santé parfaite.
- Je vois mais…
- Malheureusement, les cures sont longues… il faut compter entre deux et trois ans avant d’espérer une guérison totale. C’est le prix à payer.
- Mon mari a-t-il une chance de voir son état s’améliorer ?
- Bien sûr, madame. Jamais je n’ai connu d’échec !
Gerta se retira peu convaincue. Elle décida d’attendre encore quelques temps avant d’en référer à qui de droit.

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Le scramble ou partage colonial de l’Afrique entra dans une phase décisive en cette année 1884 lorsque s’ouvrit le 15 novembre la Conférence de Berlin dont les répercussions allaient se faire sentir durant de trop longues décennies. Cette Conférence ne devait se terminer que le 26 février 1885. 
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Ladite Conférence reconnut l’Association internationale du Congo ou encore Etat libre du Congo, œuvre et propriété du roi des Belges Léopold II; elle fixa également les frontières de cet Etat ainsi que les zones d’influence des diverses puissances coloniales. 
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Les conférenciers s’étaient mis d’accord sur les principes du partage du gâteau africain afin d’éviter toute contestation et donc tout conflit entre les diverses puissances européennes. Le partage devait partir des côtes. On espérait naïvement que la prise de possession de certaines régions permettrait le recul de la traite des esclaves. Certes, cela eut bien lieu, mais les malheureuses populations africaines n’échangèrent une soumission odieuse que pour une autre qui ne l’était pas moins.

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30 octobre 1884.
En pleine jungle équatoriale, quelque part dans le bassin conventionnel du Congo. 
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« Ah! Là c’en est trop! Gronda le capitaine Craddock. Ceci me rappelle de trop mauvais souvenirs. Je me refuse à en voir plus.
- Symphorien, mon ami, lui dit Gemma son épouse. Chaque fois tu dis cela, mais il n’empêche, tu es toujours aussi accro à ce feuilleton.
- Cochon qui s’en dédit. Cette fois-ci, c’est pour de bon.
- Mais que t’est-il donc arrivé lors de ton expédition africaine en 1888? 
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- Tout! Il nous est tout arrivé… des automates zombies, une reine au ciboulot dérangé, des radiations, des torrents au débit incontrôlable, une faune et une flore démentielles, des mutants à faire peur, des poupées possédées par les démons,
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 le temps qui oscillait entre les trombes d’eau et la chaleur étouffante, juillet succédant à novembre sans prévenir - parfois c’était l’inverse - les caprices de mademoiselle Deanna qu’il nous fallait supporter, les jérémiades de Saturnin qui se plaignait pour un oui ou pour un non, les leçons de Spénéloss, un commandant Wu dépassé, et j’en oublie. 
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- Mon tendre et cher, tu en es revenu vivant, tes compagnons également…
- Oui, d’un chouïa. Grâce à madame la chance et pas à ce foutu de mes deux de Superviseur.
- Symphorien, tu ne devrais pas parler ainsi de Daniel Lin… il a fait ce qu’il a pu, j’en suis sûre.
- Ouais… mais, c’était limite.
- Tout s’est bien fini non, puisque Deanna a mis au monde un fort beau bébé?  
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- Albert Edward, ricana le Cachalot du système Sol… un bâtard de première…
- Chut! Un peu de charité…
- Bon, j’ai compris. Je m’en vais faire une partie de poker avec Denis, Jean et Lucien. Tu me raconteras ce qui se passe dans la scène suivante.
- Je croyais que ça ne t’intéressait plus?
- Non, ça me tape sur le système, c’est tout!
Tout en fouillant dans ses vastes poches à la recherche d’une hypothétique blague à tabac, Symphorien sortit de ses appartements pour se rendre au niveau en dessous où était située la suite du médecin Denis O’Rourke. Après avoir sonné, il entra pour y trouver l’hôte ainsi que son compagnon Kilius mais aussi Geoffroy et Jodie en train de mettre au point la cérémonie de mariage. Les noces devaient avoir lieu la semaine suivante. Il fallait que rien ne gâche la fête.
Le capitaine Craddock avait oublié ce fait. Néanmoins, il resta auprès de ses amis, s’incrustant et acceptant avec reconnaissance un verre de brandy.
- Merci, Kilius, tu es un véritable pote, toi.
- Je sais. Un verre, Symphorien pas davantage…
- Oh! Je connais Gemma.
- Daniel Lin aussi te connaît, rétorqua Denis.
- Je n’abuserai pas, promis.
Puis, ne pouvant s’empêcher de s’épancher, Symphorien narra son trouble éprouvé au visionnage des épisodes du feuilleton. O’Rourke lança alors.
- Cette série a un but thérapeutique. Elle exorcise en quelque sorte ce qui ne va pas chez nos concitoyens.
- Parle pour toi, moi, je vais très bien, siffla Symphorien.
- Je ne faisais pas allusion exclusivement à toi, mais je pensais tout d’abord au commandant Wu.
- Notre génie a des problèmes?
- Oui, comme tout le monde.
- Ah! Ça, je ne l’aurais jamais cru, émit Jodie.
- Tu te trompais, sourit Geoffroy.  
- Bon, si nous changions de sujet? Proposa Kilius.
- Revenons à la cérémonie… les garçons d’honneur… qui en sera? Demanda l’Américaine.
- Pacal pour commencer, il m’a donné son accord… renseigna le comte d’Evreux.
- Ensuite, je suggère Guillaume, fit Denis.
Et ainsi de suite. Tous ceux qui comptaient parmi les amis et les relations du couple y passèrent.

*****

Le capitaine français Hubert de Mirecourt parcourait la forêt équatoriale africaine pour le compte de l’Association internationale du Congo. Grassement payé, il devait piller les ressources qui se présenteraient sur son périple. Les soldats qu’il avait sous son commandement s’en donnaient à cœur joie à effectuer des razzias dans les villages traversés. Malheur à ceux qui résistaient à la furia occidentale! Les paysans étaient le plus souvent battus et massacrés, sans discernement. 
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La troupe enrôla de force les habitants mâles les plus costauds pour le portage des marchandises et les ressources pillées. Si ce n’était pas de l’esclavage, qu’est-ce que c’était?
Le caoutchouc, l’huile de palme, la gomme, la laque, les produits artisanaux fabriqués par les villageois, tout cela fut pillé, sans remord. 
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Au fur et à mesure que le capitaine s’enfonçait dans la jungle inhospitalière, les porteurs succombaient sous les mauvais traitements et la sous-alimentation. Les coups pleuvaient comme des hallebardes sur les dos des nouveaux esclaves. 
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Cet après-midi-là, peu avant les pluies de la soirée, alors que la petite troupe cheminait depuis des heures à travers un enchevêtrement de broussailles qu’il fallait couper à la hache et à la machette, un des porteurs s’effondra soudainement, épuisé au-delà de tout entendement.
L’homme, encore jeune, mais le corps décharné, haletait sur le sol humide. Ses yeux roulaient dans leurs orbites. Quant à son dos, on voyait qu’il avait reçu son lot de coups.
Sans pitié aucune, Hubert, cravache en main, se rapprocha, tout hurlant.
- Fainéant! J’en ai plus qu’assez de tes simagrées! Relève-toi! Tu retardes la troupe. La route est encore longue d’ici jusqu’à Hadjdj.
Sous la colère, l’officier donna plusieurs coups de pied au porteur.
- Pitié, missié… moi plus pouvoir continuer… râlait le Noir.
- Hop! Debout! Plus vite!
- Moi être sans force… Avoir faim et soif… rien mangé depuis hier… rien bu…
- Sale chien!
De plus en plus furieux, le capitaine cingla le villageois de plusieurs coups de cravache.
- Pitié, missié… pitié… non…
Les cris du paysan ne firent que décupler la rage de l’officier. Alors, le malheureux Noir perdit connaissance sous les coups de Hubert. Cela ne suffit pas au Français. Il continua de frapper sauvagement sa victime.
Enfin, un sergent barbu, au casque colonial défraîchi, à l’accent méditerranéen caractéristique, prit sur lui d’interrompre son officier supérieur.
- Mon capitaine, arrêtez. Ce que vous faites est inhumain.
 Le soldat se pencha sur le corps étendu et l’examina.
- Mon capitaine, je crois bien que ce porteur est mort. Vous l’avez tué.
- C’était une petite nature!
- Mon capitaine, c’était un paysan… un être humain…
- Nul n’a le droit de plaindre ces sauvages! Ces inférieurs à qui nous apportons la civilisation. Ils ne savent pas ce que travailler veut dire. De la vermine, sans plus… sergent, je pourrais vous mettre aux arrêts pour vos propos qui sentent la sédition.
- Mon capitaine, telle n’est pas mon intention.
- Alors, reprenons notre route. Nous avons assez traîné.
L’expédition repartit, abandonnant là le cadavre du Noir. Aucun des autres porteurs n’osa y jeter un coup d’œil. Tous les civils tremblaient. 
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Ravensburg, 22 mars 1885.

Gerta von Möll, échappant momentanément à l’emprise mentale du docteur Kastler, celui-ci étant absent pour la journée, craignant le pire pour son mari dont l’état ne faisait que s’aggraver, prit sur elle d’entrer en contact télépathique avec Stephen Möll, en 1993. Parvenant à mettre la main sur l’émetteur récepteur ayant appartenu à Anton, elle émit le message suivant:
- Herr Stephen, je vous en supplie. Venez au plus vite. Rodolphe va mourir. Nous sommes sous la coupe d’un être maléfique. Vous seul pouvez faire quelque chose. Je ne puis en dire davantage, me sentant moi-même en danger. Mes enfants sont également menacés.
Emplie de chagrin, éclatant en sanglots, Gerta laissa échapper le petit appareil.
Cependant, la réponse ne tarda pas à venir.

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