samedi 28 mai 2016

Un goût d'éternité : première partie Rodolphe : prologue.



Première partie : Rodolphe (1870-1900)

Prologue de la première partie

20 janvier 1993, Washington.

Le 43ème Président des Etats-Unis d’Amérique, Malcolm Drangston prêtait serment. Âgé de 53 ans, il avait été élu sur le ticket républicain avec 53,5% des voix face à l’adversaire démocrate. Auparavant, il était sénateur du Wyoming. 
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Bel homme, doté d’un organe de voix remarquable, Drangston avait un net avantage sur le camp d’en face. Toutes les électrices ou presque avaient voté pour lui. Sportif reconnu, d’une distinction innée - éducation à Yale et Cambridge oblige - sourire facile et regard envoûtant, il était la bête politique idéale en cette fin de siècle pour ses nombreux partisans. Toutefois, ses adversaires, il en avait, l’accusaient, non sans raisons, d’être à la solde du puissant complexe militaro-industriel et de manquer tout à la fois de sang-froid et d’intelligence.
Ce matin-là, le vent glacial de janvier s’était abattu sur la capitale du monde libre et mettait la chevelure blonde du nouveau Président en désordre.  À cause du froid mordant, Drangston avait conservé son pardessus en chaude laine boutonné. Sa voix s’élevait dans un silence quasi religieux, prononçant avec conviction les paroles séculaires.
- Je jure solennellement que je remplirai fidèlement les fonctions de Président des Etats-Unis et que, dans toute la mesure de mes moyens, je sauvegarderai, protègerai et défendrai la Constitution des Etats-Unis.

À la suite du serment, il déroula un discours programme reposant sur des thèmes archi rebattus : la reprise économique, la libre entreprise qui ne devait connaître aucune entrave, le renforcement de la force de frappe en ces années incertaines où le bloc de l’Est était loin d’être ébranlé.
Comme il se devait, la cérémonie était retransmise en direct à la télévision sur de nombreuses chaînes câblées ou non et des millions de téléspectateurs pouvaient suivre sur leur écran la prestation de serment du nouveau Président. Or, parmi eux, à New York, tout au sommet d’un gratte-ciel de verre, dans un bureau ultra moderne et confortable, un homme d’affaires écoutait avec un sourire narquois le discours politique de Drangston. Les yeux fixés sur l’écran d’un appareil extra plat fixé au-dessus d’un meuble bar bien garni, il dégustait parallèlement un verre de Bourbon glacé tout en fumant un havane. Parfois, un soupir de satisfaction s’exhalait de ses lèvres tandis qu’il se détendait allongé avec nonchalance dans un profond fauteuil de cuir fabriqué tout spécialement pour lui au Royaume-Uni. Dans le bureau, la pénombre était de mise grâce aux stores abaissés. Les volutes de fumée du cigare s’en venaient parfumer l‘atmosphère, plus précisément la vicier, mais cela ne gênait pas le richissime financier.
Après la fin du discours, l’inconnu marqua un signe d’impatience. Jetant un coup d’œil rapide à sa montre digitale, il murmura :
- L’heure est venue d’avertir Yaktam de passer à l’action.
Alors, une main gantée de noir appuya sur une des touches sensitives de la télécommande de la télévision et le poste s’éteignit. Ensuite, saisissant un téléphone cellulaire qui avait quelques vingt ans d’avance au moins sur la date officielle à laquelle le financier se trouvait, l’homme d’affaires forma hâtivement un numéro secret. Un individu chauve et sans âge, au visage entièrement glabre, sans paupières ni sourcils apparut sur le petit écran de l’appareil anachronique. 
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- Me voici prêt pour une nouvelle mission, Maître, fit-il d’une voix synthétique dépourvue de toute inflexion.
- Ecoutez ceci attentivement, Yaktam, répondit le puissant manieur d’argent.
Alors, l’inconnu détailla les différentes étapes auxquelles Yaktam devait scrupuleusement se conformer afin de réussir la délicate mission qui lui incombait.
- Vous avez bien compris ?
- Oui, Maître.
- Dans ce cas, exécutez les ordres.

Or, au même instant, mais pas à la même heure, fuseau horaire différent oblige, dans l’un des plus petits amphithéâtres de l’université de Caltech, en Californie, un professeur de physique appliquée, quelque peu bohême dans sa tenue vestimentaire, répondant au nom de Stephen Möll avait lui aussi écouté attentivement le discours marquant l’entrée en fonction de Malcolm Drangston. Stephen était entouré de ses meilleurs étudiants et amis les plus fidèles. Le professeur était un homme encore jeune, né en 1956, les cheveux châtain clair, les yeux bleus. Il présentait une figure ouverte et riante. Au premier abord, on aurait pu croire qu’il était davantage un sportif qu’un intellectuel. Mais il ne fallait pas s’y tromper. Bien qu’il pratiquât avec succès le surf, la natation et le water-polo, c’était aussi un esprit brillant. Célibataire endurci, il n’était pas prêt de s’aliéner une quelconque épouse et préférait enchaîner les aventures, notamment auprès de ses étudiantes qui étaient toutes amoureuses de lui. Un play boy ? Oui, mais aussi un cerveau.
Parmi les fidèles de Stephen Möll, un jeune homme sympathique d’origine française se détachait. Il s’agissait d’Antoine Fargeau et il était âgé d’à peine 23 ans. Grand, les yeux bleus, il faisait l’admiration de ses pairs à cause de son travail acharné. En effet, boursier, il se devait de réussir ses études. De plus, il n’aurait pas voulu décevoir sa mère, restée en France et qui lui écrivait de longues lettres chaque semaine.
Tamira Ogada était japonaise. Plus jeune qu’Antoine d’environ deux ans, c’était une jeune fille renfermée et timide. Toutefois, comme ses consœurs, elle était sous le charme de Stephen. Cependant, elle se contentait de rêver et tâchait de dissimuler ses sentiments.
L’Allemande Inge Köpfer brillait surtout par son allure excentrique. Elle était toujours à la recherche du détail qui tue en matière de mode. Elle affichait des mœurs fort libres et avait connu des flirts poussés avec la plupart des étudiants du docteur Möll. Seul Antoine s’était refusé à lui céder. 24 ans au compteur, c’était l’une des plus âgées parmi les étudiantes de Stephen, tout cela à cause de ses innombrables aventures amoureuses. Mais elle s’en moquait, l’argent de papa suffisant amplement à couvrir ses frais de scolarité.
Le tchèque d’origine Anton Verdok avait réussi à obtenir la nationalité américaine depuis peu. En effet, ses parents avaient passé le rideau de fer avec succès une dizaine d’années auparavant et avaient trouvé refuge aux States. Né en 1971, il se montrait particulièrement attaché à Stephen et aurait fait n’importe quoi pour le professeur qu’il admirait sans retenue.
Juan Gomirez, de nationalité chilienne, était celui qui s’était le moins adapté à la vie aux Etats-Unis. Affichant 22 ans au compteur, il ne s’exprimait qu’imparfaitement en anglais américain. Pour l’aider et l’encourager, il bénéficiait du soutien et de l’amitié platonique du jeune prodige Cynthia Learry. Pas encore 19 ans, la jeune américaine était la plus douée des disciples du professeur Möll. Cependant, le docteur n’était pas encore parvenu à sortir avec elle.
Quant à Giuseppe Marocco, né en 1967, il observait d’un œil condescendant les différents manèges amoureux de ses amis et collègues. Issu d’une famille modeste, il n’avait pu reprendre ses études qu’après avoir travaillé chez Fiat durant trois ans.
Mohamed Boulaïd, Marocain et musulman, âgé de 25 ans, savait user de son charme exotique auprès de la gent féminine estudiantine de l’Université. Toutefois, il se montrait appliqué et voulait réussir ses études. Il avait conscience de la chance qu’il avait d’avoir été admis parmi les doctorants de Stephen Möll.

Soudain, la retransmission en direct de la prestation de serment du nouveau Président américain fut interrompue par un flash local informant d’un fait de première importance. Un journaliste, le visage ému, apparut sur l’écran et énonça le fait suivant :
- il y a moins de trente minutes, le barrage de Shasta, ayant reçu un ordre erroné provenant d’un ordinateur défaillant d’ouvrir ses vannes, des millions de tonnes d’eau se sont engouffrées dans les vallées alentours, noyant ainsi des habitations par centaines. 
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Pour l’heure, nous ignorons encore le nombre exact de victimes ainsi que l’étendue des dégâts. La seule chose que nous savons, c’est que cette catastrophe va coûter au bas mot cent millions de dollars. Quant au directeur du barrage, il s’est refusé à donner une explication concernant le signal d’ouverture des vannes.

À cette nouvelle, Stephen Möll s’empressa d’éteindre le poste de télévision. Le jeune professeur affichait un visage bouleversé. Ses yeux avaient foncé. Il s’exprima d’une voix emplie de trémolos. 
   

- Mes amis, j’ai l’intime conviction que les multiples catastrophes qui se produisent dans toutes les parties du monde depuis quelques mois ne sont pas du tout fortuites. Foin du fruit de la fatalité !
- Qu’entendez-vous par là ? Commença Mohamed.
- Je veux dire que tout ceci est sciemment provoqué par une puissance occulte qui échappe au contrôle de maints gouvernements.
- Ah ? Mais c’est tout à fait impossible ! S’exclama Inge.
- Pas du tout. Il suffit de posséder une logistique appropriée.
- Mais qui pourrait avoir intérêt à agir ainsi ? Fit Tamira.
- Pour l’instant, je l’ignore.
- Avez-vous de quelconques preuves pour appuyer cette assertion ? Demanda Giuseppe.
- Les preuves, les voici, répondit Stephen d’un ton ferme.
Alors, le professeur ralluma le poste, mit une cassette vidéo dans son magnétoscope et fit défiler une série de reportages qu’il avait enregistrés depuis quelques semaines. De plus, il sortit d’une chemise des articles de presse qu’il étala consciencieusement sur une table de travail. Tous montraient ou relataient avec forces détails les graves incendies, les accidents de centrales nucléaires - que ce soit en France, au Royaume-Uni, en Israël ou encore aux Etats-Unis, mais bien sûr pas en URSS, chape de plomb oblige - les explosions dans des sites de recherches sensibles, brusquement révélés au grand public avec, au bas mot, deux mois de retard, les séismes qui se multipliaient à loisir, à l’image de celui qui avait frappé le Xinjiang le mois précédent, là, la Chine communiste n’avait pu dissimuler le nombre important de victimes, plus de trois cent mille, pas comme en 1976, les raz-de-marée, aussi bien dans le Pacifique que dans l’Océan Indien, les tornades et les typhons s’enchaînant comme s’ils étaient engendrés par une machine bien réglée et ainsi de suite.
- Alors, convaincus ?
- Euh… pas tout à fait, marmonna Juan.
- Il me semble, hasarda Cynthia, qu’il y a là un schéma. Mais le bloc de l’Est apparaît moins touché, je me trompe ?
- Oui, tu te trompes. Oublies-tu que pratiquement rien ne filtre de derrière le rideau de fer ?
- Alors ? Questionna Antoine.
- En réalité, les catastrophes frappent les deux camps à égalité, poursuivit le professeur. Voyez ces articles provenant d’Allemagne de l’Est.
- Comment vous les êtes-vous procurés ? S’étonna Anton.
- Grâce à un ami chercheur.
Stephen se refusait à en dévoiler davantage pour l’instant.
- Tu comprends l’allemand, Anton ?
-Je le lis.
- Dans ce cas, inutile d’en dire plus. Les titres sont explicites.
Il ressortait de tout cela que les dirigeants s’accusaient mutuellement d’expériences diaboliques visant à affaiblir l’adversaire dans une Guerre froide qui menaçait de devenir chaude. Toutefois, des savants indiens faisaient retomber les responsabilités sur les Chinois ou encore sur le Pakistan.
Après l’examen des journaux et le visionnage de la vidéo, le professeur Möll reprit la parole.
- inutile de vous dire que la tension internationale ne cesse de monter. Il est plus que visible que nous nous trouvons à la veille d’un conflit généralisé et ce, par la faute de quelques hommes restés dans l’ombre.
- Tout de même ! C’est un peu fort de café ! Jeta Antoine.
- Je sais. Mais nous risquons un conflit nucléaire qui peut éclater à tout moment, dit Stephen durement. Il faut que vous en ayez conscience, tous ici. Rappelez-vous. Le secrétaire général et Président du Présidium du Soviet suprême, Nicolaï Diubinov, dans son dernier discours publié dans la Pravda,
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 a accusé ouvertement Drangston, alors pas encore intronisé, d’avoir prié la CIA et la NSA d’exercer plus fermement leur influence en Amérique latine afin d’appuyer les juntes militaires dans leurs combats contre les suppôts de l’URSS. Or, les Soviétiques menacent à leur tour d’intervenir en Yougoslavie alors que cet Etat fait partie des pays non alignés depuis Tito. Son successeur a été formel. Il refuse toute pression de la part du Grand frère égaré.
- Oui, l’horizon s’assombrit, marmonna Tamira.
- Et le Proche-Orient ? S’inquiéta Mohamed avec raison.
- Là-bas, sans me montrer cynique, cela devient un jeu, un Kriegspiel. La nouvelle guerre israélo-arabe prend de l’ampleur. La Syrie n’a-t-elle pas déclaré la guerre au gouvernement conservateur de Tel Aviv, l’accusant d’être l’auteur de raids sur son territoire ?
- Hum… professeur, vous ne nous avez pas réunis ici pour assister à la prestation de serment du Président Drangston, siffla Antoine entre ses dents.
- Non, bien sûr.
- Vous envisagez de nous donner des cours afin de faire face à un conflit nucléaire ? Interrogea naïvement Inge.
- Inge, sois réaliste ! En cas d’utilisation de l’arme atomique, même si les médias parlent de bombe propre, nous n’aurions aucune chance.
- Eh bien ! Vous nous foutez les jetons, s’exclama Giuseppe.
- Tous ici, vous posez mal le problème. Il ne s’agit pas de guérir le malade alors que la maladie est trop avancée. Il nous faut la prévenir.
- Vous sous-entendez quelque chose qui flirte avec la science-fiction, là, Stephen ! Réagit Cynthia. Cela aurait avoir avec ce feuilleton qui passe sur nos antennes en ce moment et qui connaît un succès certain ?
- Ferais-tu allusion à la série Star Trek ?
- Non, plutôt à Quantum Leap… 
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- Il y a un peu de cela.
- Je vois. Empêcher les missiles de partir. Comment ? En créant une sorte de no man’s land temporel où, tout objet se trouvant dans le champ magnétique émis, régresserait en disparaissant dans le temps, voyageant ainsi en lui-même jusqu’à atteindre une section de temps dans laquelle il n’existerait pas encore. Or, à ma connaissance, jusqu’à aujourd’hui, vous avez échoué.
- En fait, j’ai abandonné cette piste depuis quelques mois déjà. Je prenais le problème par le mauvais bout. Il y a du nouveau depuis trois semaines. J’ai pu enfin achever avec succès tous les calculs et effacer les erreurs contenues dans mes équations. Ceci grâce à un vieil ami qui a accepté de me proposer son aide bénévolement.
Fort intéressé, Antoine esquissa un sourire et jeta :
- Je crois savoir de qui vous voulez parler. Mais… je le pensais retiré N’a-t-il pas tenté avec votre grand-père de construire il y a une trentaine d’année voire plus un prototype de module temporel ?
- C’est tout à fait exact. Tu es bien informé, Antoine.
- Vous n’avez jamais fait mystère des exploits du génie de la famille, Otto von Möll. D’ailleurs, c’est pour lui rendre hommage que vous avez suivi ses traces.
- Un génie qui a connu de nombreux déboires cependant. Mon grand-père est mort quelques années plus tard dans des circonstances dramatiques ; le mystère de sa mort n’a jamais vraiment été élucidé. Peut-être s’agissait-il d’une affaire d’espionnage comme il y en avait tant alors ? Ses travaux suscitaient la convoitise d’après mon père. Mais ce dernier n’a pas voulu m’en dire davantage. Toutefois, j’ai hérité des papiers les plus importants d’Otto. Il était parvenu à les soustraire aux regards malveillants des autorités de tous bords. Il me les avait légués comme s’il savait déjà que je deviendrai un physicien reconnu par ses pairs. Étrange, n’est-ce pas ?
- Euh… cela dépend de l’angle de vue, émit Juan.
- Bref, son adjoint et ami a participé conjointement à la mise au point du prototype. Mais aussi à la construction de la fusée européenne Ariane qui nous dame le pion sur le plan du marché international des lanceurs de satellites. Otto, d’après ses écrits, a cru longtemps à la possibilité d’une guerre atomique pour la fin de ce siècle ; par la mise au point d’une machine voyageant dans l’hyper espace, il voulait empêcher ce qu’il considérait comme le suicide de l’humanité.
- Ce n’est pas faux, dit sombrement Tamira.
- Ce prototype n’aurait fonctionné que partiellement, durant les essais. Puis, un pépin majeur se serait produit et mon grand-père aurait alors renoncé à poursuivre l’aventure.
- Pourquoi ? Que s’est-il passé ? Demanda avec curiosité Inge.
- Je n’en sais fichtre rien ! Une pièce aurait fait défaut, l’engin serait tombé en panne… un élément primordial manquait, un calcul erroné… or, grâce au tout dernier ordinateur que le centre a mis à ma disposition, j’ai pu résoudre les toutes dernières équations. J’ai même fait mieux.
- C’est-à-dire ?
- Ma petite, répondit Stephen à Cynthia, s’adressant à la jeune fille avec condescendance, j’ai réfléchi… j’ai mené une enquête en plus de mes travaux… une enquête historique.
- Ouille ! Ce n’est pas votre tasse de thé, cependant, constata non sans humour Mohamed.
- Il l’a bien fallu, rétorqua le professeur pince sans rire.
- Développez votre idée, proposa Juan.
- Eh bien, la voici. Depuis plus de cinquante années, le Monde vit dans la crainte d’une guerre nucléaire. La planète est partagée entre deux sphères d’influence.
- Cela, nous le savons déjà, fit impatiemment Anton.
- Attendez la suite. Cette situation est issue de Yalta. Aujourd’hui, le fruit est mûr pour tomber, comme nous le montrent les différents reportages que je vous ai faits visionner et les articles que vous venez de lire. Or, je ne peux prédire quel est l’élément qui mettra le feu à la planète… vous êtes tous d’accord ?
- Pour l’instant, oui, opina le Tchèque.
- Alors, il m’est venu une idée, folle, je l’admets…
- Empêcher Yalta, proposa Tamira.
- Non ! Plus dément encore. Ne pas permettre à l’URSS de voir le jour. Pour cela, il nous faut supprimer les deux guerres mondiales.
- Aie ! Souffla Giuseppe. Mais c’est impossible…
- Oui, professeur, vous semblez oublier la donnée allemande. Hitler y est bien pour quelque chose dans Yalta, proféra le Français avec force.
- Antoine, ne sois pas si sot ! Pour réussir notre pari, nous devons remonter à la source du conflit franco-allemand. Ainsi, nous supprimerons les deux guerres.
- Ouille ! Si je comprends bien, vous envisagez de remonter à 1870, supposa Anton.
- Tout à fait, mon petit, acquiesça Stephen.
- Un sacré gambit, murmura Cynthia.
- Nous ? S’interrogea Juan.
- Oui. Je vous mets tous à contribution. Êtes-vous contre ?
- Euh… hésita Inge.
- Pas vraiment, s’il n’y a pas le risque de…
- Le risque de ? Sourit le docteur Möll.
- Le risque de se faire arrêter, le risque de cramer, de se fondre dans le néant, suggéra Mohamed.
- Nous n’en sommes pas encore là, Mo...
- J’aimerais connaître le fond de votre raisonnement, professeur, articula Anton.
- Moi itou, répondit Fargeau, dans l’expectative.
- Pour qu’il n’y ait pas de conflit franco-allemand en 1870, il ne faut pas que l’Allemagne soit unifiée.
- Mais cela n’a pas empêché nos voisins de venir chez nous en 1815, commença Antoine.
- A cause de Napoléon. Or, ici, il est inutile de remonter à l’Empire. Après avoir conduit des recherches dans mon arbre généalogique, recherches facilitées par les papiers légués par mon grand-père, j’ai découvert que mon trisaïeul Rodolphe von Möll s’était marié en 1865.
- Quel lien avec l’affaire qui nous concerne ? Demanda Tamira sur un ton impossible à rendre.
- Je sens de l’hostilité dans ta voix…
- Pas du tout. De la lassitude, sans plus.
- Rodolphe était un homme aux idées avancées pour son époque, je dirais même un visionnaire. Un pacifiste avant l’heure… je suis certain qu’il nous recevrait. Avec son aide et nos moyens technologiques, nous parviendrions à influencer certains Etats qui refusaient le Diktat prussien et ainsi, Sadowa n’aurait pas lieu. 
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- Sadowa ? Fit Juan dépassé.
- La déculottée autrichienne, répondit le professeur. Révise ton histoire européenne. Donc, l’Autriche serait encore une puissance redoutable et ferait contrepoids à la Prusse dans ce nouveau 1870.
- Bien raisonné, approuva Antoine. Mais, encore nous faut-il parvenir à nous déplacer dans le passé…
- Oh ! Nous réussirons, j’en suis persuadé. Mais je reprends. Mon aïeul habitait un château, du moins une sorte de gentilhommière à Ravensburg dans le Wurtemberg. Otto en a été le dernier occupant et, à sa mort, mon père a préféré vendre la propriété. Trop de frais sans doute…
- Cela est tout à fait compréhensible, fit Inge en hochant la tête.
- Je connais très bien les environs et le château lui-même. Nous pourrions y mettre au point certaines armes nécessaires à la réussite de notre mission, et ce, sans attirer l’attention des autochtones. Mon trisaïeul disposait d’un laboratoire privé…
- Tout cela fait très bien sur le papier, siffla Anton. Mais la suite ?
- La suite ? Je suggère une date d’arrivée… celle du 10 avril 1865. Marié depuis deux mois à Gerta Braun, Rodolphe assista ce jour-là au baptême de son neveu Helmut. Le malheureux garçon est ensuite mort de la rougeole à l’âge de quatre ans. Les Möll étaient de confession catholique.
- Le bât blesse, soupira Mohamed.
- Pourquoi donc ?
- Euh… ai-je l’air d’un chrétien, ma chère Inge ?
- Pff ! Quelle importance ?
- En ce temps-là, cela en avait.
- Il ne s’agit que d’un détail que nous réglerons plus tard, reprit Stephen. Lors de ces raouts, il y avait foule. Tout Ravensburg a dû s’y bousculer. Nous passerions facilement inaperçus parmi les invités… nous pourrions lier plus amplement connaissance avec le ménage von Möll ainsi qu’avec celui de sa sœur Maria.
- Mais arriver comme cela, le jour du baptême me semble mal poli, s’opposa Inge.
- Comme un cheveu sur la soupe, ricana Antoine.
- Une expression de chez toi ?
- Exactement.
- Moi, je ne suis pas très chaud, émit Juan. Cela me paraît excessivement dangereux.
- Pourquoi ?
- Tout d’abord, professeur, pardonnez-moi. Mais, parlez-vous couramment l’allemand ?
- En fait, non. Mais je comprends quelques mots.
- Moi, même pas ! Il n’y a qu’Anton qui comprenne cette langue ici, à part Inge bien sûr… et Cynthia, notre petit prodige. 
- Non, rétorqua Antoine. Je me débrouille. J’ai eu un accessit lors du Concours général en fin de première.
- Mais c’est parfait !
- Sous quelles identités nous présenterions-nous ? Questionna Tamira.
- Des scientifiques honorés de rencontrer des esprits éclairés européens. J’ai déjà les papiers corroborant notre couverture.
- Hem… Il n’y a pas que cela.
- Giuseppe, toujours aussi réticent ?
- Comme l’a déjà dit ma consœur, cela ne se fait pas d’arriver le jour d’une fête privée…
- Fête privée à laquelle deux cents personnes ont assisté au moins. Bon… si cela vous gêne vraiment d’arriver le jour du baptême, j’ai envisagé un scénario de rechange. Nous avancerons notre venue de quelques jours, voilà tout. Nous nous ferons passer pour les délégués scientifiques d’une grande académie de l’époque… celle de New York... Ou de Boston.
- Admettons.
- Vous avez réfléchi à tout, constata Mohamed.
- Oui, en effet.
- Cela doit faire quelques temps que vous pensez à ce voyage.
- Des mois, oui, des mois. Depuis que je sentais que j’allais dans le mur, reconnut Stephen avec modestie.
- L’engin ? Demanda alors doucement Cynthia. Est-il encore à construire ?
- Absolument pas. Ma solution de rechange, j’y travaille depuis deux ans déjà. Depuis tantôt un an, il n’attend plus que les dernières mises au point de son ordinateur principal.
- Ah ? S’étonna Antoine. Où se trouve donc le module ?
- Dans un des ateliers délaissés de l’Institut. Les autres professeurs ainsi que les directeurs d’ailleurs en ignorent l’usage bien évidemment. J’ai gardé secrètes mes recherches autant qu’il m’a été possible. Ceux qui ont entraperçu l’engin croient qu’il s’agit d’un simple prototype spatial tout à fait autonome, utilisant l’énergie électromagnétique. Un substitut à la fusée ou à la navette… pas davantage…
- Ils sont naïfs ici, sourit Anton.
- Cela dépend.
- Pourtant, Stephen, beaucoup connaissent vos centres d’intérêt, hasarda Tamira.
- Il n’est pas pire aveugle que celui qui ne veut pas voir, ma chère. Tenez, voici justement les plans du translateur temporel comme j’ai nommé l’appareil.
- Translateur ? Pourquoi pas ? Fit Inge.
Sortant d’une autre chemise des feuilles de grande dimension, Stephen présenta à ses étudiants les épures d’un engin plus ou moins sphérique. L’habitacle qui s’offrait à la vue avait une forme de losange qui devait accueillir les voyageurs éventuels. Les quatre angles étaient munis d’un électro-aimant de taille impressionnante. Le tout était commandé par deux ordinateurs dont un principal qui coordonnait toutes les opérations. Or, c’était ce dernier qui avait posé le plus de difficultés.
Comme il se doit, les étudiants étaient dubitatifs. Cependant, ils acceptèrent le calendrier proposé par leur professeur. Les essais devaient commencer dès cette semaine. D’abord machine à vide, puis avec des volontaires. Juan eut alors un frémissement et Giuseppe une moue d’inquiétude. Mais tous ne rechignèrent pas. Antoine Fargeau, somme toute, fut le premier à approuver le projet démentiel.
Stephen prévint ses étudiants que les essais allaient entraîner d’importantes perturbations atmosphériques et électriques dans le ciel des Etats-Unis, et, d’abord, au-dessus de la Californie… mais on mettrait cela sur le compte des déjà innombrables accidents enregistrés précédemment.

*****


« Coupez ! », ordonna Lenny, chargé de la réalisation de la séquence.
Aussitôt, les caméras cessèrent de tourner et les opérateurs du son d’enregistrer.
- Cela allait ? Interrogea Scott.
- Pour toi, oui… Tu te montres sérieux, c’est bien. Mais Santiago, tu devrais faire davantage attention à ton accent.
- Quoi ? Qu’est-ce qu’il a mon accent ? Répliqua le dénommé.
- Justement. Il sonne trop british. Je te rappelle que tu es censé venir directement d’Amérique du Sud et que tu éprouves quelques difficultés à parler anglais.
- Alors ?
- Corrige-moi ce défaut. Nous allons faire quelques raccords.
- Tout de suite ? Demanda Jodie.
- D’ici un quart d’heure. Pause-café pour tout le monde. Ne vous éloignez pas. J’ai deux mots à dire au directeur de l’éclairage.
Lenny se rapprocha de Grronkt et lui dit :
- Un peu moins crue, la lumière. Nous sommes dans un amphithéâtre, pas sur la scène de Mogador.
- Mogador ? Gronda le Marnousien. Jamais entendu parler. De toute manière, les simulations corrigeront le trop de lumière.
- Soit, mais faites comme si le système allait tomber en panne. Il nous faut tourner comme si nous étions vraiment en 1993.
- Oui, ce serait mieux, approuva le second réalisateur, Yannick Andrei.
 Diane s’était avancée avec à la main une tasse de café qu’elle proposa à Leonard.
- Alors ? Qu’est-ce que tu en penses ? Fit-elle avec son sourire mutin.
- Cela donne. Mais le plus dur est à venir.
- C’est bavard, non ?
- Bien sûr. Mais c’est le début. Il faut bien exposer le problème. Ensuite, tu verras. Tu seras prise par l’action.
- Hem… je n’aurai aucune acrobatie à faire, moi. Ce ne sera pas le cas d’Anton, pardon, je veux dire Ralph, ou encore de Bernard…
- Merci pour ta participation. Aussi pour cette tasse de café. MM. Du pur arabica… mon préféré.
- Il y avait aussi du thé. Du Earl Grey.
- Non, je ne suis pas trop thé, Diane.
Après quelques minutes, Lenny rappela tout son petit monde, et le tournage reprit. Grronkt, cette fois-ci, tint compte des remarques du réalisateur et modéra l’éclairage.
*****

Quelques jours avaient passé. Nous étions le 28 janvier 1993. 
Des reportages télévisés s’attardaient sur les dégâts causés par les essais du translateur. Bien évidemment, tous les experts ignoraient ce qui avait pu provoquer ces perturbations atmosphériques qui avaient accompagné la mise en route de l’appareil futuriste. Ainsi, des éclairs électriques avaient soudainement illuminé le ciel alors que rien n’annonçait un orage. Mieux, des explosions d’étincelles bleutées s’étaient manifestées au crépuscule et avaient formé de jolies mais mortelles boules lumineuses qui étaient venues s’écraser inopportunément sur quelques bâtisses isolées. On constatait également des départs d’incendie, une sécheresse soudaine au tout début du phénomène dont personne ne parvenait à en localiser la source. Les boussoles des avions, les ancêtres des GPS s’affolaient au-dessus de plusieurs points donnés, que ce soit dans l’azur californien ou encore au Nevada ou en Oklahoma. 
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Il y eut pis encore.
Le lendemain, un avion de tourisme vint se crasher dans le comté d’Orange, faisant huit victimes dont deux enfants.
Le professeur Möll ne fut même pas soupçonné. Mais ce dernier sentait bien qu’il était à l’origine de ces « accidents ». Toutefois, étant un homme buté, il persévéra, avec la complicité de ses étudiants. L’enjeu en valait la peine. Ne fallait-il pas repousser un conflit qui menaçait de se généraliser chaque jour davantage ?
Ce soir du 29 janvier, dans le bureau de New York déjà entrevu, le dénommé Yaktam était entré en communication avec son maître. Lui savait pertinemment à qui on devait ces mystérieuses perturbations. 
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- Maître, je pense qu’il est plus que temps que je me rende à Caltech, conclut le servile bonhomme.
- MM. Effectivement, le professeur Möll a l’intention d’envoyer deux volontaires dans le passé. Et ce dès le 2 février.
- Vous êtes parfaitement informé, maître.
- C’est tout naturel. Il faut à tout prix que ce nouvel essai échoue. Trop d’intérêts sont en jeu.
- J’en ai conscience.
- Pour parvenir à vos fins, Yaktam, il vous faudra perturber les ondes électromagnétiques émises par le module temporel. Vous possédez les moyens techniques pour cela.
- Oui, maître. J’exécute les derniers ordres avec plaisirs. J’aime me rendre utile.
La communication par téléphone satellite s’interrompit.
Le donneur d’ordres ne put s’empêcher de sourire complaisamment.
- Je tiens le bon bout. Ces hommes robots me donnent entièrement satisfaction. Je sens que nous allons fournir de la bonne ouvrage.
Un ricanement sinistre termina cette réflexion.

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Mais il n’y avait pas qu’à New York que l’on était au courant. Loin de là.
Dans un lieu inconnu, tout à fait indescriptible, dépassant l’entendement humain, des pensées commandaient à un envoyé spécial temporel, observateur non neutre de l’histoire en cours, l’agent M 22 435 X 71 642, de se rendre lui aussi à Caltech dans la nuit du 1er au 2 février 1993 afin de voir précisément ce qu’il en était, de juger également s’il était nécessaire de permettre au professeur Möll de poursuivre ses expériences ou de les faire échouer.
Puis une voix impersonnelle articula distinctement en ancien anglais :
- Souvenez- vous bien des dernières recommandations. Votre mission consiste à faire en sorte que la Grande catastrophe ait bien lieu à la date enregistrée par nos archives, soit dans l’ancien calendrier terrestre, le 15 avril 2045.
- Compris, S1.
- Il vous est interdit de dépasser cinq années terrestres de séjour sur la planète à partir de votre date d’arrivée. N’oubliez pas de vous régénérer.
- Je le sais, S3.
- Vous pourrez changer d’unité temporelle si nécessité il y a. Mais n’en n’abusez pas. Pour ce faire, faites croire que vous utilisez les moyens techniques de ce professeur.
- Oui, S5.
- N’oubliez pas non plus de nous faire régulièrement des rapports, pas comme lors de votre mission précédente, reprit S1.
- Entendu.
- J’ai conscience que ce que l’on vous demande est difficile. Essayez de ne pas succomber aux faiblesses humaines puisque vous avez revêtu un aspect inférieur, celui d’un Homo Sapiens ordinaire de la fin du XX e siècle.
- N’éprouver aucun sentiment amoureux.
- C’est cela, fit S3.
- Cette mission est d’une importance capitale, conclut S5. Si vous échouez, c’est tout le cycle terrestre qui sera remis en cause.
- Alors, je m’effacerai dans le non temps, tout comme vous, acheva l’agent temporel.
À peine un battement de cils plus tard, un jeune homme au teint clair et aux yeux gris, vêtu d’un blouson fourré passe-partout, d’un pantalon foncé assorti, muni d’une paire de lunettes aux verres fumés afin de dissimuler sa vue perçante, rôdait aux alentours du laboratoire plus ou moins secret du professeur Möll. 

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