dimanche 28 avril 2013

Le Nouvel Envol de l'Aigle 3e partie : Nouvelle Révolution française chapitre 24 1ere partie.



Chapitre 24

À Paris, dans le quartier du Châtelet, il faisait nuit et on aurait pu croire, tant il pleuvait dru, que les écluses du ciel s’étaient ouvertes. À part le guet et quelques matous au poil détrempé en quête d’un repas ou d’une femelle, il n’y avait personne dans les ruelles étroites encombrées de détritus divers plus ou moins malodorants. Une obscurité quasi totale régnait et il fallait posséder de bons yeux pour se diriger dans ces ténèbres. 
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Apparemment, c’était le cas d’une petite troupe solidement armée qui convergeait vers les geôles du Châtelet.
Le groupe comprenait dix individus déterminés, protégés de la pluie par des vêtements imperméables totalement anachroniques pour cette fin de mois de mai 1782. En tête, servant de guide, Frédéric Tellier, le visage passé au brou de noix; derrière lui, Gaston de la Renardière qui avait accepté de prêter main forte à la délivrance de l’étourdi Alban de Kermor. Puis, venaient dans l’ordre Symphorien Nestorius Craddock aussi renfrogné qu’à l’accoutumée, Albriss qui scrutait de ses yeux noirs les ténèbres afin de percevoir tout mouvement suspect, Erich Von Stroheim immensément fier de la confiance qu’on lui accordait et qui retrouvait ses vingt ans en buvant cet alcool fort de l’aventure, Fernand Gravey, aguerri désormais, Paracelse et Pieds Légers pour qui il n’y avait pas de quoi en faire un foin ou un fromage, et, enfin, fermant la marche, Joseph, chevalier de Saint Georges, toujours partant lorsqu’il s’agissait de croiser le fer, et Daniel Lin, circonspect mais qui ici, voyait aussi clair qu’en plein midi sur la place Louis XV. 
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A l’intérieur du commissariat prison, un silence relatif régnait. Le commissaire Nicolas, à son bureau, achevait un rapport qu’il devait remettre ce matin même, très tôt, à son ministre de tutelle. Allons! Le prisonnier enfermé dans le cachot F-27 s’était montré peu loquace et n’avait rien avoué. Y compris sous la menace de la torture. Décidément, il fallait en passer par là. Mais voilà: ledit jeune homme, ce paltoquet, ce freluquet plein de morgue et d’orgueil, était d’une vieille et authentique noblesse. Or, il suffisait que le ministre apprît qu’on avait un peu bousculé et malmené monsieur de Kermor pour que lui, Onésime Nicolas, misérable enfant trouvé, qui s’était hissé jusqu’au poste qui était le sien à la force des poignets, fût jeté dans ce même cachot puant la crasse et tout suintant d’humidité en lieu et place du présent prisonnier! Comment, dans ces conditions, faire cracher le morceau à ce sang bleu? Onésime avait donc décidé d’assurer ses arrières. Il obéirait aux directives du ministre. Tant pis si l’enquête piétinait! L’échec ne lui incomberait pas, n’est-ce pas?
Pendant ce temps, dans le cachot F-27, soit au troisième sous-sol, Alban, son bel habit brodé déchiré et sali, les cheveux en désordre, tâchait de dormir malgré l’humidité et le froid qui pénétraient son corps. La tête enfouie entre ses mains, il sommeillait, oubliant ainsi par instants, le sort peu enviable qui était le sien. Cependant, tout au fond de lui, le jeune homme ne désespérait pas. Il avait pu prendre la mesure de la profonde humanité et de l’immense et sincère sensibilité de cet étrange commandant Daniel Lin Wu Grimaud. Il était persuadé que ce dernier, tôt ou tard, viendrait le délivrer. Même si, lui, Alban, avait contrevenu à son ordre direct. Sans doute un contretemps empêchait-il pour le moment Daniel Lin d’agir. À moins que le vice amiral Fermat y eût mis son veto.
Pour Alban, cet homme apparaissait aussi glacial qu’un matin de janvier au nord des Hébrides. Or, incroyablement, Daniel Lin tenait compte des avis de ce militaire expérimenté et pas simplement parce qu’André était le supérieur hiérarchique du commandant. L’officier éprouvait non seulement du respect et de l’admiration pour cet homme mûr, mais également, plus surprenant encore, une espèce d’amour filial. L’adolescent avait donc percé à jour ces rapports tumultueux père fils. Lui, n’avait-il pas été privé d’un père ou du moins d’un mentor à un âge encore tendre?
Laissant ses pensées souvent errer à la dérive, Alban se frottait parfois les joues ou se grattait machinalement. Tout son corps servait de repas de choix à une multitude de parasites indésirables, punaises, puces, poux et ainsi de suite. Ah! Encore une humiliation supplémentaire pour le jeune comte fort attaché à l’hygiène et à l’apparence!
Vivement la liberté! Il se vautrerait sans remords dans la baignoire de la salle d’eau de Madame de Frontignac, y musarderait de longues heures, se trempant avec délices tout entier dans un bain chaud parfumé à l’orange ou à la lavande. Rien que d’y penser, Alban se sentait par avance requinqué.
Dans le couloir du troisième sous-sol, Gros-Bernard, le porte-clés, laissait sa tête dodeliner et reposer sur son épaule droite. Le geôlier avait par trop tâté de la bouteille dans la journée et il avait du mal à assurer son service. C’était la faute à la Francine qui lui reprochait d’avoir raté une promotion le mois passé. Quelle harpie celle-là! Gros-Bernard avait bien tenté de lui faire ravaler ses récriminations puis ses jérémiades à coups de sabots, mais la mère Gertrude s’était pointée avec son fils aîné, un livreur de bois, fort comme quatre et grand comme deux.
Gros-Bernard, houspillé rudement, n’avait trouvé qu’une maigre consolation à son amour-propre piétiné en s’enivrant chez Marton, la jolie brune au décolleté généreux et aux nichons avenants. La jeune femme tenait un estaminet juste en face d’une des portes du Châtelet, le Petit Châtelet pour les avertis, et l’établissement était fréquenté par tous les policiers, les exempts, les mouches et les gardiens du quartier. Ainsi, les espions de maître Onésime Nicolas venaient s’y rafraîchir à toute heure du jour ou de la soirée  et, tout en se rinçant le gosier, dans la mesure du raisonnable cependant, ils prenaient les derniers ordres de leurs sergents.
Tandis que la plupart des prisonniers ronflaient ou somnolaient, à l’extérieur du bâtiment prison, Paracelse achevait de percer le mur de moellons à l’aide d’une foreuse fort maniable et surtout silencieuse provenant du XXIIe siècle. L’escarpe avait accompli son travail avec célérité et efficacité. Lorsque le plâtre et les pierres chutèrent, le groupe commandé par Tellier s’engouffra sans bruit dans une arrière-salle qui, visiblement, servait d’entrepôt.
- Hum… la ronde ne passera pas avant trente-neuf minutes, fit l’Artiste en consultant sa montre de gousset à la maigre lueur d’un rat de cave.
Avant que Daniel Lin lui recommandât d’éteindre la mèche, Frédéric avait déjà étouffé la flamme avec deux de ses doigts. Puis, avec la plus grande précaution, il colla une oreille sur la porte de l’entrepôt qui donnait dans un couloir coudé. Rassuré par le silence, il ouvrit l’huis sans grincement, et passa le premier dans le corridor à peine éclairé. Tous le suivirent, aussi silencieux que l’ancien chef de la pègre.
Le commandant Wu continuait à fermer la marche. Il envoya un message mental à Tellier.
- Au bout du couloir, il y a un escalier qu’il nous faut emprunter. Gare! Il aboutit à une salle de garde. Pour l’heure, quatre hommes y jouent aux dés, deux fument la pipe et un dernier s’apprête à… soulager sa vessie.
- Daniel Lin merci pour ce renseignement. Demandez à notre troupe de se saisir de ses armes, épées, couteaux, poignards…
- Bien. Mais je préfèrerais que le sang ne coule pas.
- C’est à vous de faire en sorte qu’il n’y ait pas de morts.
- Ce sera difficile. J’ai perdu une grande partie de mes talents.
- Y compris la faculté d’hypnotiser les gens?
- Tout de même pas.
- Alors, débrouillez-vous.
Le ton familier et impératif du danseur de cordes s’expliquait par le fait qu’il commandait l’opération.
Avec précaution, il n’y avait pas le choix, la petite troupe s’engagea dans ledit couloir où l’éclairage chiche conférait aux êtres un aspect fantasmagorique. Tous faisaient preuve d’un sang-froid remarquable, évitant les obstacles sonores avec habileté. Décidément, Pieds Légers avait des émules. Mais le plus délicat restait à venir.
Désormais, la porte de la salle de garde se profilait, grande ouverte. Comment obtenir un effet de surprise qui paralyserait l’adversaire? En agissant vite, très vite. Sans tergiverser, l’Artiste bondit dans la pièce et lança avec adresse une espèce de corde terminée par deux boules d’acier. Tel un lasso, l’objet vint s’enrouler autour d’un joueur de dés. Maintenant, nous comprenons mieux un des surnoms de Tellier.
Albriss, quant à lui, s’était faufilé derrière le danseur de cordes, et, usant de sa fameuse prise helladienne, endormit ainsi les trois compères assis à la même table sans coup férir. Tout cela avait à peine pris deux secondes sans que le moindre cri ne fût poussé. Cependant, il restait encore à neutraliser les deux fumeurs de pipe et le garde qui avait vidé sa vessie.            
Gaston se rua vers ce dernier et, sans façon, lui administra un coup de poing magistral à la mâchoire. Le porte-uniforme s’effondra aussitôt en émettant un « ouf ». Pieds Légers, brandissant son épée et affichant un visage cruel d’opérette, menaçait les deux fumeurs tout en roulant les yeux.
Pourquoi donc l’alerte n’était-elle pas donnée? Le Ying Lung, même dépourvu de ses talents, était parvenu à paralyser partiellement les gardes, les transformant en dormeurs éveillés.
Fernand Gravey, sur un signe de Frédéric Tellier, fouilla les tiroirs des bureaux, aidé de Craddock qui, lui, oeuvrant de bon cœur, n’hésita pas à jeter les effets et les objets sur le sol dallé usé et plutôt crasseux. Joseph lança:
- Holà! Doucement. Faites attention! Votre boucan réveillerait un mort.
Erich Von Stroheim mit la main sur le registre d’écrou des prisonniers un peu par hasard.
- Hier, fit-il à Daniel Lin.
- Cherchez où est détenu le comte de Kermor, répondit l’Eurasien maintenant toujours les geôliers sous son contrôle.
L’Austro-américain se hâta et trouva le nom du Breton à la dernière page.
- Cachot F-27.
- Ah! Soupira Gaston de la Renardière en lissant sa royale. Le troisième sous-sol. Il faut revenir sur nos pas et prendre sur notre gauche.
- Entendu. Vous avez l’air de connaître les lieux.
- Ils n’ont pas changé depuis le règne de Louis le Juste.
- Je ne voudrais pas être un rabat-joie, marmonna Craddock mais là, quelque chose ne tourne pas rond. Cette prison est trop déserte à mon goût! Cela cache un tour de ces Ostrogoths de Cirque Maximus.
- Symphorien a raison, acquiesça Daniel Lin. Les percevez-vous également, Albriss?
- Oui, parfaitement, commandant.
- Combien sont-ils à votre avis?
- Au moins une cinquantaine monsieur.
- Cinquante-quatre précisément, compléta la daryl androïde.
- Les localisez-vous?
- Dans les hauteurs et près du bureau du commissaire Nicolas. Celui-ci rédige une lettre. Il est préoccupé, inquiet même.
- On nous a donc tendu un piège, articula Guillaume avec naïveté. Qui aura prévenu les roussins?
- Oh! Cela fait plusieurs jours que nous sommes attendus, répliqua Daniel Lin avec fatalisme. Nous, enfin, les sauveteurs éventuels d’Alban…
Paracelse, à cette remarque, se contenta de hausser les épaules. Pourtant, l’affaire ne se présentait plus aussi favorablement et maintenant, le petit groupe devrait affronter les gardes du Châtelet ainsi que les soldats en renfort, dissimulés dans les étages. Alban de Kermor allait coûter en sueur, sang versé et en cadavres. 
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Résolu plus que jamais, toujours en tête, Frédéric ouvrit la marche, la main sur le pommeau de sa canne-épée, désormais sortie de son fourreau. Et ce calme menteur, cette atmosphère sourde, délétère…
Après avoir regagné le rez-de-chaussée, toujours sans aucun bruit, tous empruntèrent la direction opposée par laquelle la troupe était venue. Pas un souffle n’était perceptible.
L’Artiste et Albriss descendirent les premiers degrés d’un escalier tournant assez étroit aux marches usées et glissantes. Rien! Absolument personne.
Le premier sous-sol fut passé sans encombre. Le deuxième aussi… quoique… quelques rats se faufilèrent entre les jambes des intrus, les rongeurs nullement intimidés par ces présences humaines, déclenchant des réactions inopportunes chez Pieds Légers qui, depuis sa mésaventure chez les persilleuses, ne pouvait plus supporter ces bestioles.
L’adolescent trompa la vigilance de Daniel Lin qui fournissait déjà un gros effort en maintenant sous hypnose les deux gardes adeptes de l’herbe à Nicot. Inévitablement, un hurlement retentit provenant de la gorge de Guillaume, passant les sous-sols, parvenant jusque dans le corridor et les étages supérieurs, faisant ainsi sursauter tous les compagnons de l’apprenti escarpe mais aussi les gardes, les sergents, les officiers du Châtelet, le commissaire Nicolas, Gros-Bernard tiré de son rêve aviné et les prisonniers dont Alban de Kermor lui-même.
Alors, tout se précipita. Ce fut une belle bousculade. Frédéric et Gaston coururent jusqu’au troisième sous-sol, oubliant toute discrétion rendue inutile, la présence des intrus étant désormais avérée et située. Paracelse, Joseph et les autres membres de la troupe suivirent le duo. Gros-Bernard tenta bien de s’opposer maladroitement à cette invasion. Il fut jeté sauvagement contre un mur sale. Sa tête heurta violemment la paroi et le triste individu tomba inanimé sur le sol. On voyait du sang se mêler au salpêtre, formant d’étranges rigoles. Ah! Petit détail; Craddock avait allumé une puissante torche électrique tout à fait déplacée à pareille époque.
Dans les cachots, malgré leur faiblesse, les prisonniers criaient, geignaient, suppliaient qu’on les délivrât.
- Pitié! On meurt à petit feu ici!
- Soyez pas chiens! Sortez-nous de ce tombeau.
- Bougres de chrétiens un geste… on vous le revaudra… 
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Un peu plus loin, toujours dans les escaliers tournants, le Ying Lung tentait de conserver son équanimité. Il dévisagea Guillaume d’un air sévère. Finalement, il opta pour la colère; non contre le fautif mais bien contre lui-même. Il avait failli, commis une erreur d’appréciation. Non, il n’allait pas se fâcher. Pieds Légers avait subi un traumatisme. Il aurait dû en tenir compte et ne pas l’incorporer dans l’équipe. Aussitôt Daniel Lin pensa-t-il ceci, aussitôt son visage se rasséréna. Alors, il tendit une main amicale à l’adolescent et lui dit doucement:
- Pardonnez-moi Guillaume, j’aurais dû comprendre et prévenir ce qui est advenu. Moi seul suis coupable.
- J’ai crié, c’était plus fort que moi. La panique… Je suis un imbécile. par ma faute, les roussins arrivent.
- N’ayez crainte, je me charge d’eux.
Alors, Daniel Lin se retourna, avança et disparut à la vue de tous. Ce faisant, il avait abandonné son emprise sur les deux fumeurs. Avait-il donc pénétré dans les interstices du Panmultivers? Pas du tout. Il s’était simplement contenté de passer en ultra vitesse cette bonne vieille ultra vitesse. Des dizaines de gardes, de sergents et de policiers, sans oublier quelques mouches eurent la mauvaise surprise de voir soudain apparaître devant eux un homme de bonne taille, l’œil bleu gris ironique et triste à la fois, la mèche auburn rebelle, un sourire désabusé sur les lèvres, armé d’une épée à la lame très souple. Cet individu avait l’outrecuidance de leur barrer la route. Or, il était seul.
Derrière tout ce monde, Onésime Nicolas éructa.
- Qu’attendez-vous? Abattez-moi ce jean-foutre!
Le commissaire s’égosillait en vain. Ses hommes eurent le malheur d’être, qui, projetés contre les murs, qui, lancés jusqu’au deuxième étage, qui, défénestrés, qui balancés jusqu’au lampadaire extérieur, qui suspendus sur l’enseigne de l’estaminet en face, mais à cinquante mètres de distance, qui en équilibre sur une des branches du charme à côté du troquet, et ainsi de suite. Tous ces exploits ne prirent pas plus de trente secondes à notre daryl androïde.
Lorsqu’enfin il se retrouva seul face à Onésime, son étrange sourire s’effaça.
- Partez! Monsieur partez avant que je me fâche vraiment.
- Je… le service du roi exige que je m’oppose à vous jusqu’à mon dernier souffle.
- Oh! Comme cela est bien dit monsieur le commissaire principal au Châtelet! Mais hélas, vous n’en pensez pas un mot.
Vexé, le policier à la figure de fouine, au nez en bec d’aigle et aux yeux noirs pointa un pistolet en direction de Daniel Lin Wu.
- Ah! Soupira ce dernier avec une certaine lassitude perceptible. Les choses deviennent plus claires. Vous voulez me tuer.
En tremblant légèrement, le commissaire fit feu. Son adversaire ne fit rien pour esquiver la balle. Pourtant le projectile ne l’atteignit pas, ne le blessa pas.
- Que… Quel est ce prodige? Bégaya Onésime totalement dépassé par la situation et proche de la panique.  
- Chercheriez-vous donc votre balle? Fit Daniel Lin innocemment. La voici. Oh! Je comprends fort bien ce que vous ressentez. Vous pensez avoir à faire à un esprit, un revenant. Pas du tout. Comme vous le constatez, votre bille inoffensive est dans ma main droite; je l’ai saisie en plein vol. votre arme primitive est d’une lenteur, vous n’avez pas idée! Alors, comprenez-vous que vous n’êtes pas de taille? Vous obstinez-vous ou vous enfuyez-vous? Choisissez…
- Maraud, racaille, rescapé des galères royales, évadé du bagne, je ne puis me dérober…
- Monsieur le policier, je vous concède la dernière insulte. Veuillez me pardonner mais vous allez rendre gorge pour les autres et pour tout le mal que vous avez commis durant votre existence.
Comme souffleté, le commissaire Nicolas se mit en garde, comme s’il s’était trouvé dans une salle d’armes, chez Gaston de la Renardière par exemple.
Un duel feutré, bien étrange commença alors. Nicolas se défendait bien, il fallait, soyons juste, lui reconnaître ce talent, mais Daniel Lin, sans pourtant utiliser le millième de sa connaissance prodigieuse de l’art de l’escrime, et encore moins ses dons supra humains, le ménageait.
Or, Onésime s’en rendit compte! Au bout de deux minutes, il ne tint plus et se mit à écumer de rage, à trépigner et à vociférer, oubliant toute retenue, perdant et le peu de sang-froid qui lui restait, et sa science des armes, commettant faute sur faute, rompant sans cesse mais revenant à la charge.
- Salaud! Ta mère était une catin qui t’a conchie comme je le fais chaque jour dans mon cabinet d’aisance. Étron difforme! Pustule puante! Tu es tellement poivré que les plus laides des maritornes te pissent dessus!
Toutes ces insanités glissèrent sur le Ying Lung, le laissant impavide. Daniel Lin n’avait pas même à forcer pour lire dans l’esprit du policier et saisir à la fois sa haine, sa colère et sa détresse. En fait, Onésime était terrorisé.
Cependant, il était temps d’en finir. Ce jeune coq d’Alban de Kermor avait été extrait de sa cellule. Craddock, pas bégueule, avait enveloppé le comte tout crasseux et tout frissonnant dans une cape. Puis, soutenant le déraciné du temps, en cet instant, il l’aidait à gravir l’escalier tournant, protégé à l’arrière par le chevalier de Saint Georges et Fernand Gravey. Son ouïe fine percevait sans aucune difficulté les pas de ses amis qui approchaient.
Daniel Lin n’avait nullement l’intention de tuer cet homme plein de morgue qui écrasait les plus faibles. Mais le sort en décida autrement.
À l’extérieur le bruit d’une cavalcade retentit. Cela suffit à détourner l’attention du commandant Wu, oh, une demi seconde, pas plus, le temps nécessaire pour le commissaire Nicolas de tenter un coup désespéré mais hardi. Machinalement, la parade vint, improbable, efficace, splendide mais mortelle! La pointe de l’épée de Daniel Lin perça la gorge d’Onésime. Le malheureux policier se retrouva alors épinglé sur le mur tel un papillon de nuit dans la boîte d’un entomologiste. Aussitôt, l’humain si fat, si vaniteux, cracha un flot de sang que rien ni personne ne pouvait tarir. 
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Le daryl androïde se rendit compte trop tard de son geste. Lâchant son arme, il se précipita vers le moribond, voulant lui porter secours. À défaut de pouvoir accomplir un miracle, il pouvait toujours essayer d’arrêter l’hémorragie.
Las! Le commissaire Nicolas se roulait déjà sur le sol parsemé de paille écrasée, vomissant tout le sang de son corps. Inexorablement, il se vidait de son précieux flux vital. Dans un réflexe fou, poussé par la souffrance insupportable, il avait eu la force de retirer l’épée de sa gorge. La blessure saignait, encore et toujours comme si le temps ici ralentissait.
Daniel Lin s’agenouilla. Il dut se contenter de recevoir un denier caillot de ce liquide pourpre, ferreux et écoeurant sur ses mains. Alors, les yeux d’Onésime s’opacifièrent, perdant leur ténue étincelle de vie. Désormais, le mort n’arborait plus qu’un visage figé, grimaçant, pris par surprise par la mort, voué pour l’éternité à la haine et à la terreur.
- Je ne voulais pas cela, que tu finisses ainsi. Pardon! Souffla Dan El au bord du désespoir. Je ne puis te rendre ta vie. Présentement, je ne suis rien. Bien que tu ne fusses pas issu directement de mes expériences, bien que tu ne fusses que le résultat de l’Infra Sombre, je n’avais pas le droit de t’ôter cette vie. Pardon, une fois encore.
Lentement, les yeux humides, le Ying Lung se retira, se redressant, ne daignant pas même dissimuler ses larmes à Albriss qui, le premier, l’avait rejoint.
- Commandant, articula doucement l’Hellados, faisant mine de ne rien remarquer, dehors, un attroupement conséquent. Il faut nous battre encore.
- Lieutenant, rassurez-vous, j’en ai parfaitement conscience. Ce ne sont ni les gardes ni les soldats du roi. Les membres du complot visant à abattre Louis XVI. Le piège était double. Avant tout, protégez Kermor et Guillaume. Nous sortons affronter les roués de Chartres et de Galeazzo réconciliés. En attaque de Harrtan quatrième figure!
- A vos ordres! Répondirent en chœur Tellier, Von Stroheim, Gravey, Paracelse, Craddock et Boulogne avec de la Renardière. Albriss s’était contenté de hocher la tête près à servir de bouclier au commandant Wu.

***************

La pluie n’avait pas cessé et les gouttes éclaboussaient continûment les pavés irréguliers des rues adjacentes du commissariat et de l’antique prison du Châtelet. Malgré celle-ci, les roués de Galeazzo di Fabbrini et du duc de Chartres s’étaient postés en embuscade tout autour des bâtiments, plus ou moins à l’abri sous des porches branlants. Visiblement, ils attendaient.
Enfin, un mouvement se fit près de l’ancienne poterne. Des ombres se détachaient de l’obscurité. Avec une bonne vue, on pouvait distinguer une dizaine de silhouettes qui se tenaient étrangement sous la pluie.
- Ma parole, siffla Chartres qui, caché dans une voiture anonyme, s’impatientait, on dirait bien que la proie, à son tour, se fait chasseur.
- Monseigneur, répliqua Galeazzo, méfiez-vous. Dans ce groupe, deux membres possèdent une ouïe excessivement fine.
- Comte, je vous ai accordé ma confiance. Je m’interroge encore sur la pertinence de celle-ci. Ce soir, ne vous montrez point pusillanime. Nos hommes sont assez nombreux pour faire face.
- Ah! Comme précédemment chez le duc de Richelieu?
- J’envoie le signal! Jeta Philippe vexé.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Le prince de sang sortit un appeau et émit alors le chant du rouge-gorge. Les roués s’avancèrent pour affronter la troupe du commandant Wu. Ici, une courte explication apparaît nécessaire. Di Fabbrini avait renseigné le duc de Chartres et lui avait dit que Daniel Lin était responsable du fiasco de Versailles. Comme il se devait pour un aussi haut personnage, le prince de sang avait la vengeance facile. Mais revenons à la bataille rangée qui venait de débuter devant le Châtelet, narguant à la fois les édits royaux et les forces de l’ordre.
Frédéric avait face à lui deux solides gaillards fort bien entraînés, Noailles et Beauharnais unis dans cette échauffourée. Le visage fermé, l’Artiste ferraillait, sa lame souple virevoltant, se nouant, se dénouant avec une dextérité remarquable. Pour lui, ce combat semblait n’être qu’un exercice. En retrait, Craddock bataillait de pied ferme avec trois loustics, un certain de Fougerolles, un de Bohin et un Dampierre. Le Cachalot du Système Sol invectivait ses adversaires, les arrosant de ses postillons, tâchant de les distraire , cherchant évidemment à les déstabiliser et à les pousser à la faute.
Juste derrière le vieil homme, Gaston de la Renardière et Joseph Boulogne faisaient preuve d’amabilité face à une dizaine d’épéistes plus ou moins nobles. Par instant, le picard jetait quelques paroles qu’on aurait pu croire sorties d’un roman historique.
- Ventrebleu! Voilà bien un joli coup! Ah! Quel parfait coquin! Il a déchiré ma chemise que j’ai faite blanchir ce jourd’hui. Palsambleu, il veut me ruiner! Pas mal là… Coquin de sort! - Gaston avait longtemps été ami avec un Provençal -. Oui… Taïaut! Ahimé! Encore un à mon tableau de chasse. Le mollet plus souple, faraud! Que disais-je? Tu l’as cherché ventre saint gris! Paix à ton âme bien noiraude.
Le chevalier de Saint Georges, quant à lui, se montrait plus taiseux mais pas moins efficace. Il abattait sa besogne comme s’il était payé à la pièce. Les quartes, les quintes, les sixtes, les feintes, les parades et les retournements s’enchaînaient avec, parfois, de prodigieux vols planés qui surprenaient les lieutenants, les aides de camps, les colonels des régiments royaux.
À droite, vers la place, Fernand Gravey et Erich Von Stroheim faisaient preuve de la même habileté. En quelques secondes à peine ils vinrent à bout de Choiseul et de quatre membres de son clan, le marquis de Bouillé, et trois de ses intimes
Toujours dissimulé dans sa voiture hippomobile, Chartres enrageait. De colère, il mordait son poing. Souriant avec un rictus à vous geler l’échine, le comte di Fabbrini murmura quelques mots à l’oreille du cousin de Louis XVI. Hochant la tête, le prince approuva.
- Puisqu’il le faut, faites donc.
Un autre chant d’oiseau vibra dans la nuit. Maintenant, l’élite de l’élite entrait en scène. James Mason, Stewart Granger et une vingtaine de cascadeurs et de champions d’escrime, tous clonés par la grâce de la technologie de Johann van der Zelden. De véritables machines à tuer destinées à faire rendre gorge au reste de la troupe de Daniel Lin.
Le premier, Paracelse vit surgir les tueurs. Il frissonna mais n’en sortit pas moins son épée et son coutelas. Il vendrait chèrement sa peau. À ses côtés, Pieds Légers essayait de se remémorer ses dernières leçons de harrtan. Il n’était absolument pas question pour lui de reculer. L’adolescent ne voulait point perdre la face, donner à penser qu’il était trop jeune et pas assez aguerri.
Enfin, Albriss avait lâché Alban et s’était lancé dans ce combat inégal. Le courage était une seconde nature chez l’Hellados. Or, malgré sa faiblesse, Kermor réclama sa part.
- Donnez-moi une arme! S’écria l’adolescent en s’adressant à Daniel Lin. Je puis me défendre et présentement n’ai nul besoin d’une nourrice!
- Alban, répliqua le commandant Wu, oubliez tout orgueil. Montrez-vous réaliste quant à votre force actuelle. Il m’appartient de vous protéger.
Pendant ce court échange, la place avait retenti de cris, d’insultes, du cliquetis des lames en acier, de jurons, de piétinements, de hourras, mais aussi de gémissements, d’imprécations, de rugissements et de hurlements.
Les duels faisaient rage, le sang coulait en abondance, les blessé tombaient tandis que les morts s’amoncelaient. Ainsi, Gaston de la Renardière comptabilisait déjà dix cadavres ou estropiés à son actif. Boulogne tout autant. Tellier n’était pas en reste. Gravey et Von Stroheim ne faiblissaient pas bien qu’écorchés. Dos à dos, les deux comédiens tenaient bon.
Craddock sifflotait Auprès de ma blonde, alternait la main droite et la main gauche tout en abattant son lot de spadassins. Quinze cadavres s’entassaient aux pieds du capitaine de rafiot de cale. Paracelse et Pieds Légers, pas aussi glorieux certes que le Cachalot de l’Espace, ne déméritaient nullement. Un filet de sang coulait pourtant du flanc de l’adolescent alors que le perceur de coffres-forts arborait une estafilade à la cuisse gauche.
Mais maintenant, l’attention se portait sur le grand Noir extraterrestre, vêtu d’une sorte de justaucorps et qui, impassible, brettait ferme contre les séides de Galeazzo, James Mason et Stewart Granger.
Or, les deux duplications auraient mérité la palme des coups fourrés et des bottes et parades inattendues. Absolument pas décontenancés par la science du harrtan, ils ripostaient toujours, voltigeaient dans les airs, multipliant les esquives, les contrecoups d’à propos, les passes les plus saugrenues, obligeant souvent Albriss à se dérober, à rompre le combat, à feinter, puis à revenir à la charge. Jamais, sous le ciel mouillé de Paris, on n’avait vu pareil prodige!  
Dans la voiture du duc de Chartres, le comte ultramontain ne pouvait s’empêcher de siffler d’admiration. Il en oubliait et l’étiquette et sa bonne éducation.
- Le bougre de nègre! Quel bretteur! Un vrai génie! Un pur chef d’œuvre! Il va finir par boire la tasse, naturellement, mais pas sans avoir troué au préalable mes deux bonshommes.
- Dites-moi, comte, n’est-ce point là l’espion patenté de mon royal cousin?
- Monseigneur, le chevalier de Saint Georges se tient plus loin, voyez, près du muret. Lui se bat efficacement mais… comment dirais-je? Sans esbroufe, sans poésie. Ce Noir-là affiche un talent non terrestre.
- Que signifie ce terme? S’inquiéta le prince de sang.
- Rien de plus que son sens propre, Votre Altesse. Cependant, je puis vous assurer que vous n’avez encore rien vu.
- Ah! Expliquez-moi comment vos deux Britanniques, ce géant noir, Saint Georges et les autres, y compris cet aïeul peuvent manier la brette tout en tournoyant ainsi dans les airs.
- Des pirouettes rendues possibles grâce à une maîtrise totale du corps, à une parfaite coordination de la tête et des membres, voilà le secret de ces djinns.
Galeazzo se tut afin de ne rien perdre du spectacle. La Sûreté et le guet brillaient toujours par leur absence.
Désormais, l’affrontement entre Albriss et les copies des deux comédiens atteignait un niveau quasiment magique. L’Hellados affichait un contrôle de soi inimaginable, défiant les lois de la pesanteur terrestre, semblant presque doté du don d’ubiquité. Les boucles arrière, les quintuples saltos devenaient monnaie courante chez lui, les passes, les contre esquives également sans oublier les retournements, les parades les plus folles et les plus improbables, les jongleries, les acrobaties impossibles, les pirouettes venues d’ailleurs. Tout était bon à l’extraterrestre pour tenter de venir à bout des deux sbires de Galeazzo. Or, pied à pied, Mason et Granger tenaient la scène, l’arène dans ce cas-ci, eux aussi dépassant les talents exclusivement humains.
Ce duel se déroulait dans un silence quasiment religieux. Tout entier pris dans ce combat magnifique, le trio n’émettait pas le moindre soupir, le moindre halètement. C’était phénoménal on vous dit…
L’Hellados comprenait-il ce qui était en train de se produire? Il y avait bien là un tour, un trucage. Au fur et à mesure que le Noir extraterrestre étalait son incomparable science des armes, son savoir et sa maîtrise du harrtan si durement acquis en quarante années de fastidieux, répétitifs et pourtant nécessaires exercices, James et Stewart s’en emparaient, les faisaient leurs et instantanément répliquaient, trouvant d’instinct la parade adéquate. La programmation des clones par van der Zelden s’avérait parfaite. À ce compte-là, comme l’avait anticipé le comte, Albriss ne tarderait pas à s’épuiser et à poser un genou à terre.
Déjà d’ailleurs, l’Hellados, pour qui le connaissait bien, montrait quelques ténus signes de lassitude. Un instant, son ultime saut parut s’éterniser sous l’eau gouttant d’un ciel peu clément. Mais le bond s’acheva et Albriss retomba sans grâce sur les pavés gras et mouillés. Sa réception fut assez brutale. Roulant sur le sol inégal et irrégulier, il évita de peu le fer de Stewart Granger. Se relevant aussitôt, il rencontra l’acier de James Mason. Les deux épées se lièrent. Or, étrangement, l’humain ou assimilé ne céda pas sous la poigne de l’extraterrestre.
N’ayant plus le choix, Albriss tenta alors un coup désespéré. Il effectua un prodigieux saut arrière où s’enchaîna immédiatement une double roue. Mason le suivit et l’imita! Toutefois, il y a cependant une justice en ce bas monde, l’Anglais s’était montré trop présomptueux. Son acrobatie se termina au bout de la lame de l’Hellados. Percé de part en part, osons écrire embroché, le comédien n’eut pas le temps de saisir ce qui se passait. Il mourut. Son corps chuta sur les pavés détrempés et malodorants pour bientôt s’estomper pour un ailleurs fort improbable pour la copie qu’il était.
Lorsque la dématérialisation se produisit, Albriss n’afficha aucun trouble. Il lui tardait d’en finir avec l’autre clone, un point c’est tout.
Mais Stewart Granger, rappelé par di Fabbrini, s’était esquivé sans bruit, mais aussi sans gloire. 
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Alors, tout naturellement, l’extraterrestre voulut se mêler au reste des bretteurs malgré son épuisement. Mason mort, c’était son devoir d’aider ses compagnons d’armes et de venir à bout des spadassins. Mais, le visage fermé et dur, Daniel Lin s’interposa.
- Non, Albriss! Reposez-vous. C’est un ordre. Il y a tantôt douze minutes que vous combattez en harrtan du dernier cercle sous un climat qui n’est pas propice à un Hellados. Même pour un initié de votre niveau, je ne puis exiger davantage. Prenez soin de Kermor, je prends le relais.
- Commandant, commença Albriss, Révélateur…
- C’est un ordre ai-je dit! Reprit le Ying Lung recouvrant sa voix d’Entité.
Baissant les yeux, l’extraterrestre obtempéra, tout penaud. Il avait failli désobéir à l’incarnation de Stadull. Quel sacrilège!
Cette fois-ci, comme l’avait promis Galeazzo di Fabbrini, le duc de Chartres allait assister à une série de merveilles. Ce qui avait précédé, ce prologue, n’était qu’une mise en bouche, un jeu, une distraction pour bambins de trois ans tout au plus.
Le temps s’englua, ralentit à l’extrême tandis que Daniel Lin, le Supra Humain entrait à son tour dans l’arène. La tension était palpable, le silence aussi. Face à lui, se dressait Ti, le bras droit du Maudit, oui, mais surtout et avant tout, le féal de Sun Wu, investi de la force et des talents de l’Insaisissable Fu. À ses côtés, pour faire bon poids, se tenait Galeazzo di Fabbrini en personne, sublimé par le chaotique et incontrôlable Dragon Noir, mû par un sentiment de haine et de vengeance tel que le daryl androïde n’avait plus qu’à trembler.
L’époustouflant duel, l’irracontable combat débuta.
En ce moment gelé, figé, tous les autres protagonistes et témoins n’étaient plus que des fantômes essayant de fendre l’air, des scories d’un volcan éteint depuis des lustres comparés à ce qui allait advenir.
Les épées se croisèrent, les fers se heurtèrent, se nouèrent, s’entrechoquèrent, se plièrent, se lièrent, se dérobèrent, glissèrent, cliquetèrent, tournoyèrent, fendant le ciel noir de Paris, l’illuminant parfois brièvement d’un éclat fuligineux.
Les passes hétérodoxes s’enchaînèrent, se multiplièrent, coulant de source, dessinant des arabesques fantastiques, déclenchant des ripostes imprévues, inouïes et miraculeuses.
Malgré eux, fascinés, les autres escrimeurs se crurent obligés de cesser le combat afin d’observer ce spectacle irréaliste, éblouis, enchantés par la maestria des trois demi dieux.
Le fer se fit onde, lumière noire, ouragan, feu, serpent, poison, verre, duracier, rose, basalte, épine, électricité, jaspe, langue, lave, lueur aveuglante, hallucination, vapeur, évanescence, éternité volée, suave illusion, déchirement fugitif, saignement douloureux, tentation mortifère.
Aux roulades et roues arrière, désormais plus de mises car surfaites, succédèrent les saltos décuplés, les boucles vrillées à la vitesse du son, les courses poursuites dans les airs à l’effarante hauteur de trente mètres, l’atmosphère devenant solide de par la volonté de ces prodigieux bretteurs, de ces athlètes transdimensionnels défiant toutes les lois de la raison.
Les épéistes disparaissaient-ils une seconde, pas davantage à la vue des spectateurs qu’ils réapparaissaient presque aussitôt déviés de vingt mètres sur la gauche ou la droite à proximité du muret ou de la fontaine, ou encore près de la poterne.
L’eau portait sans vague les duellistes et le feu faisait de même. Ici, la gravité était en berne, la logique également.
Le chef en bas, comme si cette position était des plus habituelles, les bretteurs poursuivaient avec acharnement, avec une intense et impossible concentration leur duel insensé et impossible, n’affichant nulle lassitude, nulle inquiétude. Une seule idée les taraudait tous les trois: vaincre!
Passes, bottes, parades, moulinets, ripostes, feintes, contre parades, ouvertures, doubles feintes, fermetures, occasions non abouties, esquives amorcées mais trompeuses, répliques foudroyantes, contre-attaques quasi mortelles et éblouissantes de génie, sauts dans le vide, pirouettes, grands écarts, accélérations ou au contraire suspensions du mouvement, ralentissements, reprises inattendues d’une vélocité inimaginable, étirement exagérés, élasticités des gestes, attaques toujours et encore, contre esquives anticipées ou pas, poignets qui se touchaient ou se frôlaient fugacement, lames qui tailladaient douloureusement, transperçaient la chair, piquaient ou mordaient, agaçaient ou lacéraient et ce dans toutes les positions y compris les plus invraisemblables, les acrobaties les plus périlleuses, il y avait tout cela et même davantage dans cette bataille de Titans!
Pour faire face à un Galeazzo survolté, à un Ti miraculeux, Daniel Lin et non Dan El se voyait obligé de recourir à son ultra vitesse, réduit à son statut antérieur de daryl androïde. Toutefois, il pouvait toujours anticiper les coups tordus de ses deux adversaires et osait, par instants, se hasarder dans les couloirs brûlants et acides de la transdimension. Mais à quel prix!
Deux minutes ou deux heures s’étaient-elles écoulées dans le sablier d’un temps fou, plus que relatif depuis que les trois surhumains avaient entamé ce duel, entrechoqué leurs lames? Cela avait-il une quelconque importance d’ailleurs puisqu’à l’extérieur tout était immobilisé? Malgré lui, chaque bretteur attendait l’issue de ce combat, conscient que du résultat dépendait le sort de l’Univers.
Ti, le cousin féal de Sun Wu, avait bien mérité et résisté aux tours nombreux et aux ruses du daryl androïde. Néanmoins, il ne sortait pas indemne de son affrontement. Trois blessures saignaient dangereusement sur son flanc, sa poitrine et son bras. Ne disposant pas de son libre arbitre, le Thaï pouvait-il reprendre le combat?
À ses côtés, Galeazzo di Fabbrini était à peine plus glorieux. Il se tenait le bras droit qui pendait inerte. Depuis quelques fractions de secondes déjà, il avait laissé tomber à terre son épée, un authentique fleuret du XVIe siècle, à la poignée ciselée avec art. lui aussi pouvait espérer reprendre le combat. Or, à cinquante-trois ans, le comte ultramontain estimait qu’il valait mieux pour lui choisir une autre option, qui, cette fois-ci, ne l’exposerait pas autant.
Quant à Daniel Lin Wu Grimaud, dans quel état se trouvait-il? Fort pâle, ses yeux bleu gris assombris, quelques gouttes de sueur tombant sur ses tempes, et ce, malgré la fraîcheur ambiante, notre Prodige de la Galaxie attendait patiemment et sans appréhension ce que déciderait le Maudit. Ti, il le savait parfaitement, ne comptait pas, ne comptait plus.
Justement, Fu l’ôta fort à propos de la scène, au grand soulagement du Thaï.
Notre daryl androïde n’avait pas lâché son épée, une lame fidèle qu’il avait héritée de Franz Von Hauerstadt. Mais son habit s’imbibait de sang au niveau du torse et du ventre. Blessé assez grièvement, il retardait autant qu’il lui était possible l’entrée en phase de régénération par un splendide effort de volonté. Vingt fois, des milliers de fois, il avait refermé les coupures, les estafilades, les plaies superficielles d’abord, profondes ensuite infligées par Ti et Galeazzo, surtout Galeazzo.
Désormais, il était dans l’incapacité de réitérer ce processus. Il avait épuisé ses facultés conscientes à se réparer.
Mais Daniel Lin ne se plaignait pas, ne gémissait pas alors que la peur et la souffrance le tenaillaient. Pertinemment, il savait qu’il n’était pas vraiment en danger de mort. Seul son avatar actuel pouvait s’effacer.
Qui allait reprendre le premier ce duel d’anthologie?
Certes, Galeazzo soufflait d’impatience mais également de contrariété. Daniel Lin Wu était un coriace adversaire et c’était déjà beau que lui, le Maudit respirât encore! Devait-il protéger son existence au prix de la couardise? Qu’allait donc penser l’ombre de son plus illustre ancêtre, un cousin des Visconti? Ah! Mais non! Pas de ces valeurs surannées, pas de morale dans son cas! Après tout, n’était-il pas le Maudit, fier de son surnom? Il avait longtemps qu’il avait foulé aux pieds ces principes qui avaient pour noms honneur, courage, fidélité, abnégation et pardon. Il ne se devait qu’à son projet grandiose, forcément, à sa propre personne, sublime chef d’œuvre…
Tous ces sentiments se lisaient parfaitement sur le visage aplati de l’Ultramontain. Avec un geste brusque et assez soudain pour un non télépathe, di Fabbrini jeta au loin sa dague vénitienne, se retourna vivement, et, malgré sa blessure qui le lançait douloureusement, se mit à courir, non en direction du carrosse du duc de Chartres mais bel et bien du côté opposé! Aussitôt, il fut englouti par la nuit humide. Cependant, la pluie avait enfin cessé. Comme par hasard, une patrouille du guet approchait.
Le temps avait repris son envol. Les compagnons de Daniel Lin se comptaient.
Alban, protégé par Albriss, n’avait pas une égratignure. Seulement, la fièvre le faisait fortement frissonner. L’Hellados, lui aussi, était indemne. Épuisé, il tentait d’oublier qu’il avait froid. Les douze petits degrés Celsius de cette nuit printanière lui glaçaient l’échine. Même aux pôles de sa planète, la température se montrait plus clémente.
Gaston de la Renardière et Joseph Boulogne n’arboraient que quelques griffures ou estafilades sans conséquence. Itou, pour ce vaillant, cet admirable, ce bon vieux Craddock. Paracelse et Pieds Légers, quant à eux, avaient perdu quelques gouttes de sang. L’un présentait une blessure au flanc droit, l’autre à la cuisse gauche. Broutilles toutefois grâce aux couchettes médicalisées de ce fidèle vaisseau, presque remis à neuf, qui, désormais, méritait amplement son nom de baptême.
Avec quelques crispations à la mâchoire, Von Stroheim s’avançait lentement tout en serrant son avant-bras droit qu’une profonde estafilade ensanglantait. Le comédien venait de faire l’expérience dans sa chair d’un véritable affrontement à l’épée ou au sabre.
Frédéric Tellier, une entaille sur le front, sans plus, essuyait sa canne-épée avec un sourire indéfinissable sur ses lèvres minces. Mais hélas pour Fernand Gravey! Il avait eu nettement moins de chance que ses amis. Allongé sur les pavés irréguliers et sales, même la pluie n’était pas parvenue à y ôter la boue immonde et nauséabonde, il venait de perdre connaissance. Un méchant coup d’épée l’avait transpercé. Sa respiration sifflante et rauque prêtait à l’inquiétude. Il n’était pas mort, du moins pas encore…
Daniel Lin vit cela. Il se mordit les lèvres. Ah! Il lui aurait été si facile de soigner ce fidèle compagnon il y a peu encore! Plus livide que jamais, ému au-delà de l’entendement humain, il hasarda quelques pas en direction du comédien si généreux dans son courage. Ses yeux brillèrent alors dans la nuit sans étoiles. Il venait en fait de donner l’ordre de téléporter à bord du Vaillant tous les membres de son équipe. Vite! Il lui fallait sauver son ami.
Une fois dans le vaisseau, Albriss se chargea de donner les premiers soins à l’acteur. Tandis qu’il procédait avec promptitude et efficacité, il reçut une dernière pensée du Ying Lung.
- Soignez-le comme s’il s’agissait de moi! Jurez-le. Accomplissez un miracle puisque moi je ne le puis maintenant.
L’Hellados hocha la tête. Il avait bien compris l’urgence. Une seconde, il tourna les yeux vers son commandant et le vit s’effondrer sur le sol métallique, sa main gauche trempée par un liquide pourpre qui ne voulait pas s’arrêter de couler. Malgré sa capacité à cicatriser très rapidement, Daniel Lin se vidait donc de son sang. Cela dénonçait la gravité de ses blessures.
Craddock rugit.      
- Par la malemort et les cornes du dieu Pan, c’est la faute à ce benêt de Kermor! Je m’en vais lui administrer la leçon de sa vie!
- Silence! Répliqua l’Hellados d’un ton sans réplique. Au lieu de vous agiter en vain et de proférer des sottises, aidez-moi plutôt à porter le commandant Wu jusqu’à la couchette médicalisée. Son état nécessite des soins urgents. Il en va de même pour Fernand Gravey. Mais je suis arrivé à stabiliser son état. Ah! Ensuite, contactez l’amiral Fermat.
- Et puis quoi encore? Comme si ce maître espion ignorait la situation. Bougonna Symphorien tout en prêtant cependant main-forte à Albriss. À mon avis, vous vous foutez le doigt dans l’œil jusqu’à la clavicule…
Une fois sa tâche finie, le Cachalot du Système Sol était bien décidé à passer sa colère sur le jeune comte. Il avait besoin d’un exutoire pour soulager ses nerfs, mais il n’eut pas l’occasion de s’approcher d’Alban car, Tellier, sur ses gardes, l’immobilisa soudainement.
D’une voix à la douceur trompeuse, il articula à l’oreille du capitaine des paroles bien senties.
- Craddock, si vous ne laissez pas tranquille Kermor, je vous brise la cage thoracique! 
- Ouille! Quelle force! C’est que vous en seriez capable, bougre de bougre!
- Je pense que vous m’avez compris. Ce que je promets, je le tiens.
-Oui-da! Stoppez là! Vous me faites sacrément mal!
Le vieux baroudeur n’eut d’autre choix que d’obéir au danseur de cordes. Mais, intérieurement, il fulminait.
«  Il n’empêche! J’ai raison d’en vouloir à ce faon, ce stupide jeune comte, né avec une cuiller en or dans la bouche et un kilo au moins d’orgueil! Quant à Gaston et à Joseph, ils n’ont pas à zyeuter mon vaisseau. Autrefois, on parlait de directive première afin de s’épargner une contamination technologique… que je sache, ces interdits n’étaient pas faits pour les bougres de cocos fesses… mais bah! J’ai bien vu que ça urgeait pour Daniel Lin ».
En bas, autour du Châtelet, le guet comptabilisait les morts. Cinquante-quatre. À cela, il fallait rajouter les blessés et les estropiés, cent trente deux. Parmi les victimes, les noms de la fine fleur de la noblesse française, Vouillé, Bouillé, Bohin, Montesquiou, Rougemont et ainsi de suite.

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samedi 6 avril 2013

Le Nouvel Envol de l'Aigle 3e partie : Nouvelle Révolution française chapitre 23 2e partie.



Printemps 1978. Lequel?
Paris, Musée de l’Homme. 
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Trois adolescents fort dissemblables, mais que des liens d’amitié unissaient, s’apprêtaient à pénétrer dans le bâtiment néo-classique conçu par Percier et Fontaine. Non, il ne s’agit pas de la chronoligne 1721 ou encore la 1722.
Le plus âgé du trio, le plus casse-cou aussi, répondait au prénom slave d’Ivan. Blond et téméraire, il savait imposer son point de vue au reste du petit groupe. Pour l’heure, ses yeux bleus se posèrent avec fierté sur le fronton de l’imposant bâtiment et y lirent gravée en lettres d’or la célèbre citation de Terence: 
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Homo Sum: Humani Nihil A Me Alienum Puto.
Ivan ne put retenir une exclamation enthousiaste que ses compagnons approuvèrent, certes, mais avec plus de retenue.
- Ah! Avouez que ça en jette pour les étrangers.
L’adolescent qui se tenait à sa droite, un gars brun, costaud, aux mèches rebelles et aux yeux noirs, proféra ce qui suit avec une certaine désinvolture.
- Je suis d’accord avec toi, mais tu te répètes. Chaque fois que nous venons ici, il faut que tu t’extasies. Il n’y a plus d’effet de surprise.
- Oh! J’ai compris. Monsieur Geoffroy est pressé.
- Plus qu’un peu. Tantôt, nous nous étions entendus pour une visite rapide.
- Moi, les cires de la Specola que nous avons récupérées aux Florentins ne me disent rien aujourd’hui, marmonna le plus jeune du trio, un authentique Maya prénommé Pacal. 
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L’Amérindien venait tout juste de fêter ses seize ans et tout ce qu’il voyait l’émerveillait.
- D’ac. Alors, allons admirer la galerie d’anthropologie égyptienne.
- Moui… évitons toutefois de passer par les nouvelles salles où le public se précipite comme les moutons de Panurge, jeta Geoffroy d’Evreux.
- Ce qui me plairait, reprit Pacal, ce serait de voir le deuxième sous-sol.
- Ah! Bah! Pourquoi? Fit Ivan.
- Le nouveau conservateur du Musée y fait exposer des pièces anatomiques fort rares.
- Je croyais que tu craignais les monstres! Éclata de rire son frère adoptif.
- En fait, je suis plus curieux que peureux.
Hochant la tête en signe d’acquiescement, Ivan se présenta à la caisse et demanda trois billets hors exposition arts et anthropologie modernes.
- Impossible, articula le caissier. Ce mois-ci, le tarif proposé comprend toutes les expositions pérennes ou pas.
- Tant pis. Nous sommes preneurs.
Peu après, ce fut au pas de charge que le trio traversa les salles présentant l’art officiel tant couru par les contemporains. Il s’agissait d’un art abstrait totalement incompréhensible pourtant soutenu depuis plusieurs décennies déjà par les Napoléonides. La plupart des pièces consistaient en des sculptures humaines vivantes, nourries à la paille, enfermées dans des gangues, des concrétions d’argile et de calcaire plus ou moins teintées. Ces humains prisonniers étaient positionnés, contorsionnés absurdement, cherchant à figurer la peur, la douleur, la colère, l’inconscience, la haine, la joie et ainsi de suite. Abject, n’est-ce pas? 
Souvent, certaines de ces sculptures apparaissaient volontairement craquelées et mutilées afin de leur donner un aspect plus authentique et plus antique. Beaucoup de ces malheureux tenaient entre leurs mains des objets hétéroclites ou encore des oiseaux exotiques, des singes et des éléphants miniaturisés, sculptés au fur et à mesure de leur dessiccation, un peu comme des bonsaïs. Quand on vous dit abject…
Ainsi donc, l’espérance de vie de ces créatures n’excédait pas six mois. Voilà pourquoi le fond était renouvelé régulièrement. Les Napoléonides appliquaient à la lettre l’homme marchandise. Tout cela passait pour de l’ethnologie artistique et était le must.
Près des fenêtres, des grandes baies, de minuscules arbres constitués d’essences rares venaient agrémenter et embellir la nouvelle exposition permanente. Qu’avaient-ils de si particulier? Rien, sauf qu’ils étaient teintés artificiellement en jaune, en rose bonbon, en lavande, en orange criard, en pourpre, en vert printemps, en fluo, avec des produits toxiques qu’il fallait gratter chaque semaine sous peine de voir périr ces bonsaïs. Or, malgré tous les soins prodigués, ils mouraient étouffés au bout d’un à deux mois seulement. Alors, ils étaient remplacés. Cette débauche artistique coûtait des sommes folles au Musée et à ses mécènes. Le prix d’entrée des billets ne pouvait donc que fluctuer.
Enfin, les adolescents arrivèrent dans l’immense galerie d’anthropologie égyptienne. Les jeunes gens s’y attardèrent, admirant les différentes étapes de la momification d’un chat, d’un babouin, d’un ibis, ou encore d’un homme. Plus loin, ils virent des sarcophages en basalte, en granit et en bois, ces derniers recouverts de feuilles d’or. À l’intérieur, des momies dormaient de leur sommeil éternel. D’étroites étagères  desquelles pendaient quelques bandelettes déroulées entouraient le lieu. Elles étaient tissées en lin et portaient des inscriptions rituelles en écriture cursive, en démotique et en caractères sacrés. 
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Un vieux savant farfelu, les cheveux blancs ébouriffés, lorgnons sur le nez, vêtu d’un imperméable froissé, détaillait, à l’aide d’une loupe, la trame des bandelettes. Tout à sa tâche, il marmonnait, ne se rendant nullement compte qu’il s’exprimait à haute voix. 
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- Les Taricheutes égyptiens étaient bien les plus forts et les plus habiles. Enfoncés les embaumeurs Guanches ainsi que ceux qui travaillaient au service des Manco Capac et autres Incas.
De son pas chaloupé, le vieil hurluberlu passa ensuite à une autre vitrine située sur sa gauche, sans même faire cas des trois adolescents, obligés de se reculer, néanmoins sans marquer leur mécontentement devant le comportement du doux dingue. Au contraire, ils étaient plutôt amusés par son manège.
Ivan se mit à scruter l’énigmatique personnage. Plus il dévisageait le vieil original, plus il avait l’impression déstabilisante d’avoir déjà, par le passé, croisé le monomaniaque et extravagant individu.
De plus en plus absorbé, le septuagénaire sortit un carnet de sa vaste poche. Par mégarde, il fit tomber sur le dallage bicolore une carte de visite toute jaunie, visiblement hors d’âge. Très poliment, Pacal s’empressa de ramasser le bristol. L’adolescent lut l’inscription imité par ses compagnons. Cela prit quelques secondes au trio. Suffisamment pour que l’excentrique chercheur à la retraite s’éloignât avec une rapidité insoupçonnée.
Alors, Pacal se mit à courir derrière le septuagénaire tout en l’appelant.
- Monsieur! Hé monsieur! Vous avez perdu votre carte de visite.
Mais l’individu était déjà trop loin et disparut derrière un coude formé par la galerie. Lorsque l’Amérindien eut rejoint le lieu, le vieux savant semblait s’être étrangement évaporé. Pacal regarda bien autour de lui, attentif au moindre détail, mais il ne vit aucune issue.
- Comment a-t-il pu disparaître ainsi? S’interrogea-t-il. Bizarre. Quel est son nom déjà? Poursuit-il le front soucieux.
Les sourcils froncés, le jeune homme relut le carton fort.
- Adelphe Fiacre Piton de Tournefort, naturaliste.
- Connais pas! Souffla Ivan en écho qui avait gagné le coude de la galerie.
- Moi itou! Renchérit Geoffroy.
Poussant son ami, il compléta sa pensée.
- Assez perdu du temps, les gars. L’heure tourne. Il nous reste à gagner le deuxième sous-sol; celui pour lequel nous sommes là, où se trouvent les pièces sorties de leur enfer muséographique depuis peu. Grouillons.
- Tu as raison, approuva Ivan. Nous devons nous dépêcher.
- D’autant plus que le violoniste Szeyring se produit à la salle Pleyel à 17h00, reprit le brun adolescent. Le programme annonce le Concerto de Méhul. Pour une fois, j’aimerais arriver à l’heure.
Haussant ses larges épaules, Geoffroy entraîna au pas de charge ses amis au deuxième sous-sol. Pour ce faire, le trio dut longer les salles contenant les cires de la Specola - des pièces anatomiques remarquables destinées à l’apprentissage des futurs chirurgiens et médecins - . on pouvait y admirer des écorchés humains avec les organes à vif bien visibles, et ce, dans un souci renversant de réalisme.
Dans ce deuxième sous-sol, la pénombre régnait. Cette semi obscurité était nécessaire pour optimiser la conservation des fragiles squelettes exposés, des fœtus difformes et monstrueux, des terribles dépouilles d’aliens fort déconcertantes. Pour arriver plus rapidement à ce niveau, les adolescents avaient négligé les salles du premier sous-sol, pourtant non inintéressantes, nommées Larrey, Corvisart et Dupuytren. Pour les amateurs éclairés, elles révélaient leurs trésors consacrés à l’anthropologie militaire. Mais que contenaient-elles donc de si attractif?
Des squelettes, bien évidemment, mais ceux-ci avaient la particularité d’avoir appartenu à d’innombrables soldats et officiers des armées des Napoléonides. Tous avaient été récupérés sur les champs de batailles de l’Europe entière, de l’Afrique et de l’Amérique. Ici, par exemple, on reconnaissait les restes d’uniformes de la Garde Impériale, qui s’était distinguée à Austerlitz, Iena, Eylau, Wagram, Salamanque, Pierras Negras, Catane, Smolensk, Figueiroa, Torino, Campo Formio, Almeria, Porto Alegre, Manaus, Las Puntas, et ainsi de suite.
Des shakos plus ou moins sanglants et moisis, des brandebourgs, des retroussis, des draps bleus, gris, blancs ou verts, des brins de poils restaient encore accrochés aux dépouilles osseuses, aux cadavres partiellement fossilisés.
Ivan, au contraire de Geoffroy, n’avait pas l’âme militaire. Il avait hâte d’admirer d’autres pièces bien plus précieuses à ses yeux.
- L’odeur que dégage ce niveau est plutôt dérangeante, non? Proféra Pacal en plissant son nez avec une moue réprobatrice.
- Petite nature, va! Ironisa Geoffroy sans méchanceté. Dans quelques minutes, nous nous y serons habitués.
- Toi, je sens que tu vas nous ressortir ton antienne, fit Ivan sur un ton désinvolte. Avant, c’est-à-dire au temps des destriers, des châteaux forts, des douves et tutti quanti, c’était nettement mieux! Dis-le une bonne fois pour toutes que tu regrettes le crottin, les fenêtres dépourvues de vitres qui déversaient leurs seaux d’aisance à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. 
- Toi et ton humour acerbe! Rétorqua le comte d’Evreux.
- Holà! Vous deux, on se calme, les rappela à l’ordre l’Amérindien. Voyez plutôt ce fœtus. Vous ne trouvez pas qu’il est inquiétant?
- Hum… Attends. Que dit l’étiquette? Ah… voilà: fœtus et crâne d’un enfant de quatre mois anencéphale, lit le blond adolescent après s’être penché vers la vitrine. 
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- Pff! Il y a mieux sur cette estrade, lança le jeune costaud. Le joueur d’échecs de Van Kempelen. Du moins, l’être qui actionnait le pseudo automate. À ce propos, j’ai lu un article sur le sujet il y a une quinzaine de jours.
- Brr. Ce corps n’a rien d’humain, frissonna Pacal.
- Qu’est-ce que tu es trouillard aujourd’hui! Constata Ivan.
- Bien sûr que ce corps n’est pas humain, reprit Geoffroy. Van Kempelen avait réduit en esclavage un authentique extraterrestre et ce, près d’un siècle avant que nos fusées décollent et partent à la conquête de l’espace.
- Tu plaisantes! Éclata de rire le jeune Amérindien.
Toutefois son rire paraissait un peu forcé.
- Pas du tout. Un Marnousien s’était bel et bien perdu sur notre bonne vieille Terre dans les années 1800. Aujourd’hui encore les astronomes et physiciens peinent à expliquer cet incident.
- En attendant, le corps de cet alien est exposé ici. Comment a-t-il fini dans ce musée? Raconte-nous donc tout ce que tu sais.
- A tes ordres, mon cher Ivan. Le porcinoïde, capturé par la garde personnelle de Napoléon le Grand, après naturellement la découverte de la supercherie, le joueur d’échecs était truqué, fut remis entre les mains de médecins et de scientifiques afin d’être observé et étudié. Bref, il fut traité comme un vulgaire rat ou capucin de laboratoire. Souffrant de dépression, manquant d’eau et de chaleur, il se mit à dépérir rapidement. L’inévitable advint. Le Marnousien mourut en 1809, soit un an à peu près après la célèbre partie d’échecs de Milan.
- Bravo pour ton excellente mémoire!
- Merci, Ivan.
- Mais l’automate lui-même, qu’est-il devenu?
- Ah, ça, l’article ne le disait pas.
- Hum… te connaissant, tu as sans doute essayé de creuser le mystère, jeta Pacal plus détendu.
- Effectivement. J’ai d’abord consulté différentes encyclopédies puis me suis rendu à la Bibliothèque Nationale. Hélas, je n’ai pas réussi à en apprendre davantage.
- Tant pis, soupira Ivan quelque peu déçu de voir la question non résolue.
Les trois jeunes gens examinèrent encore quelques dépouilles bizarres, des objets sans âge, des créatures à peine identifiables, des oiseaux à trois pattes, des serpents avec des excroissances au sommet de leurs têtes, des fémurs ou des humérus de tailles disproportionnées, des siamois soudés par le bassin ou le torse.
Le plus étrange et monstrueux de ces trésors était signalé sous l’appellation de Spécimen russe,  ou Squelette véritable de Siamois Siamoise hétéropage, Grand-Russien. 
http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/d/d6/Lazarus_and_Joannes_Baptista_Colloredo.jpg
L’inscription comportait des informations complémentaires précieuses pour un érudit: Alexeï Alexandra Souvorov, épéiste, espion patenté de la tsarine Catherine II. L’être était mort dans des conditions mystérieuses et sa dépouille avait été exposée durant quelques décennies avec un succès de curiosité notable avant d’être oubliée.
- Ah mais, cet être double a donc eu son heure de gloire post-mortem! Dit Pacal en frissonnant. Cela ne m’étonne pas. Il est à la fois attirant et repoussant.
- Te rends-tu compte, Pacal? S’exclama le plus âgé des adolescents. Un corps de femme parfaitement constitué et développé et sur le flanc, cette chose, ce tronc masculin atrophié.
- Le tout muni de quatre bras, compléta Geoffroy dubitatif.
- Que fais-tu? S’inquiéta soudain le Maya.
- Je prends juste une photo pour enrichir ma collection de bizarreries, renseigna Ivan.
- Mon frère, tu es fou! Tu as pourtant lu comme moi la mise en garde. Pas de lumière forte à cause de l’extrême fragilité des pièces exposées. Tu veux qu’on nous colle une amende ou encore qu’on nous amène menottés au poste de police le plus proche?
- Penses-tu! On ne risque strictement rien car nous sommes seuls à cet étage. Tu vois un guide, un gardien, toi?
Têtu, en sifflotant, Ivan réussit à prendre cinq ou six clichés. Haussant les épaules, Geoffroy reconnut un air patriotique à la mode, une scie au titre kitch et ronflant:
Les trois couleurs de mon pays, les trois trésors de mon cœur.
Puis, excessivement fier de lui, le blond adolescent rangea son appareil dans la sacoche qu’il portait en bandoulière. Or, sans s’en apercevoir, il recula. Il sentit alors que quelqu’un l’agrippait par le dos de son polo. Il crut à une farce de son ami.
- Geoffroy, arrête! Tu n’es pas drôle.
Toutefois, quelque chose turlupinait Ivan. Se retournant, il pâlit. Devant la porte de la salle, se dressait une espèce de hussard géant, sorti tout droit d’un album de souvenirs. Mais il n’était pas seul, loin de là. D’autres cadavres l’accompagnaient. En tout, au moins une dizaine. Manifestement, les corps venaient de l’étage supérieur entraperçu plus tôt.
Comment et qui avait pu ranimer ces dépouilles? Que se passait-il donc? Ce n’était tout de même pas le flash de l’appareil photo qui avait produit ce terrifiant phénomène!
Ivan, d’habitude si bavard, resta coi de frayeur. Geoffroy et Pacal, quant à eux, ne bougeaient pas d’un millimètre et pour cause! Ils étaient maintenus immobiles par les zombies.
Les trois adolescents n’en revenaient pas. Qui était l’auteur de ce tour macabre?
Une autre anomalie vint se rajouter à la première. Désormais et inexorablement, tout ce qui entourait le trio, c’est-à-dire le décor, les objets, les pièces exposées, semblait atteint par un phénomène de distorsion lumineuse. Les murs gondolaient, les trésors et les squelettes s’estompaient dans le néant tandis que la réalité basculait, s’en allait pour revenir, s’accrocher mais en perdant manifestement du terrain.
Le chronoligne 1730, celle où les Napoléonides régnaient, perduraient, triturée, bousculée, voulait exister tout simplement alors qu’elle n’était qu’une aberration. Maintenant que la fausse Entropie se délitait, la piste temporelle devenue inutile, l’Ultime Révélation étant en cours, il en allait de même des créations ou supposées telles de Johann. Les êtres se mouvant dans ce pseudo univers subissaient le même sort, voués à une disparition définitive.
A Shangri-La, Dan El se devait d’intervenir. Ivan et Pacal et leur ami Geoffroy d’Evreux, il s’y était attaché au sein des multiples simulations dans lesquelles il avait croisé leur chemin.
Avec une économie de moyens remarquable, le Préservateur agit.
Tandis que le plus âgé des trois adolescents pensait sa dernière seconde venue, ce qui n’était pas tout à fait faux, qu’il étouffait sous le poids du squelette du hussard, il ferma instinctivement les yeux pour les rouvrir presque aussitôt découvrant ainsi un lieu au-delà de toute vraisemblance, à l’intérieur d’une salle aux murs de verre, au centre d’une pièce toute irisée où l’eau glougloutait joyeusement et coulait dans des fontaines de jade. À ses côtés, Pacal l’Amérindien se frottait un menton encore glabre et, un peu en retrait, Geoffroy, les cheveux en batailles, le front plissé, affichait sa mine des mauvais jours.
Ce fut lui, qui, le premier, prit la parole et apostropha durement un individu à la figure pâle et aux cheveux auburn.
- C’est donc vous l’auteur de ce spectacle de mauvais goût! Bravo! Si je n’étais pas un être civilisé, je vous ferais rendre gorge pour cette farce!
- Holà, comte Geoffroy d’Evreux, calmez-vous! Vous vous trompez lourdement. Je ne suis pas réellement responsable de votre mésaventure, bien au contraire. Est-ce ainsi que vous me remerciez de vous avoir, vous et vos amis tirés d’un mauvais pas?
- Ah! Parce que je vais croire ce conte! Jeta le jeune noble au sang bouillant.
S’abandonnant à sa colère, le rescapé du XIIIe siècle se précipita vers l’inconnu, voulant manifestement lui administrer une raclée. Mais voilà, il n’esquissa qu’un pas, pas davantage, immobilisé soudainement par une force invisible qui était produite par l’étrange individu aux yeux bleu gris.
Cependant, Daniel Lin n’affichait pas un air sévère ou contrarié. Empli de compassion, il murmura:
- Décidément, vous ne changez pas Geoffroy. Il en va de même pour Ivan. En fait, il n’y a que Pacal qui a vu son caractère légèrement modifié.
Ivan s’avança prudemment et fit:
- On se connaît, peut-être…
- Oui. En effet, mais c’était il y a longtemps, fort longtemps et… ailleurs…
-  Vos paroles sont bien obscures. Expliquez-vous monsieur… commença Pacal dubitatif.
- Laissez tomber les formules de politesse. Pour vous, je suis Daniel Lin. Venez dans mon salon privé. Nous y discuterons plus à l’aise. Ici, nous risquons d’attirer l’attention.
- Hum… Cette pièce…
- Un lieu public, un patio dévolu aux rencontres et palabres, une des petites places préférées des citoyens de Shangri-La. Suivez-moi.
Au grand étonnement de Geoffroy, Pacal, comme subjugué, emboîta le pas à celui qui disait se nommer Daniel Lin. Ivan l’imita.
- Euh… et moi? Articula le comte avec dépit.
- Comme vous n’avez plus de mauvaises intentions à mon encontre, alors, je vous libère.
Toujours soupçonneux et échaudé, le brun adolescent avança avec circonspection de quelques mètres. Enfin, rassuré, il suivit le commandant Wu et ses amis.

***************

Quelques minutes s’étaient écoulées. Dans le salon de Daniel Lin, une pièce où il faisait bon vivre, où, sur les murs étaient accrochés un Van Eyck, un Rubens, une Vierge de Simone Martini, deux Monet, Un Fra Angelico, un  Gauguin et un Matisse, excusez du peu, les trois garçons faisaient plus amplement connaissance avec leur hôte mystérieux. Celui-ci leur avait offert une tasse de thé ou de café. Ivan s’était empressé d’accepter attendant quelques révélations fracassantes. Il n’allait pas être déçu.
Tandis que Geoffroy buvait son café tel quel, sans sucre ni lait, Pacal noyait le sien dans cinq cuillers de crème. Dan El était amusé par le manège de l’Amérindien. Cela ne l’empêcha pas de fournir les renseignements désirés, du moins ceux que le trio était prêt à entendre.
- Comment ça des temps multiples, des univers parallèles? S’exclama enfin Ivan après avoir entendu Daniel Lin.
- Euh, fit Geoffroy prudent pour une fois. Notre hôte n’a pas terminé. Ecoute la suite. En fait, pour moi, ça tient la route. Tiens, suppose que toi, Pacal, Thierry et Jérôme ne m’ayez pas ramené à la raison après m’avoir trouvé errant dans la forêt des Causses noires à la suite de mon voyage temporel involontaire, hé bien aujourd’hui, je serais enfermé dans un asile ou … mort. Dans un univers légèrement différent, toi Ivan et toi Pacal vous ne vous seriez jamais rencontrés.
- Pff! N’importe quoi, s’entêta le blond adolescent en secouant sa tignasse. Geoffroy, loin de moi l’idée de vouloir te vexer, mais tu es né à une époque plutôt crédule… et il t’en reste des traces.
- N’en rajoute pas en me traitant d’idiot.
- Stop, vous deux! Lança Daniel Lin. Abordons le problème sous un autre angle. A votre avis, comment ai-je pu apprendre vos noms, votre passé, connaître vos secrets les plus intimes?
- En nous espionnant, en nous filant, voilà tout, marmonna l’Amérindien prosaïque.
- Ah! Et pourquoi donc me serais-je intéressé plus particulièrement à vous? Pour la majeure partie de vos contemporains, vous n’avez rien d’extraordinaire.
- Hem… le professeur Ginoux…
- Je ne l’ai jamais rencontré.
- Ses recherches sont occultées pour le grand public, proféra Geoffroy, mais les cercles bien informés…
- Dis la Sûreté, acheva Ivan.
- l’Etat a refusé de financer le professeur qui en a été de ses deniers, reprit Pacal en réfléchissant.
- Hélas, notre Empereur ne croit pas aux voyages temporels, souffla le jeune comte. Or…
- Ils sont possibles, fit l’aîné du trio saisissant la balle au bond. La preuve? Grâce à la découverte de Ginoux, nous avons pu nous rendre en Bavière en 1908 régler un petit problème concernant le duc Von Hauerstadt, Karl de son prénom si je me souviens bien.
- Il y avait également un certain Rodolphe Von Möll au château, compléta le comte.
- Intrigant, articula doucement Daniel Lin abaissant ses paupières une seconde. J’ignorais ce détail.
Le Ying Lung mit à profit ce très court laps de temps pour projeter une partie de son essence dans le passé révolu de cette chronoligne à jamais engloutie. Ayant obtenu les réponses désirées, satisfait, il rouvrit ses yeux où persistait néanmoins une lueur orangée.
Ivan poursuivit n’ayant rien remarqué au contraire de Pacal.
- Puis, il y a eu notre tentative de déplacement dans le futur. Un échec, pour rester objectif.
- Un fiasco, renchérit le comte d’Evreux.
- Bref, nous nous sommes retrouvés déphasés, voilà le terme exact.
- Intéressant… commença Daniel Lin… euh… pardonnez-moi… Veuillez préciser Ivan.
- Hum… Geoffroy était coincé à l’intérieur d’une sorte de bulle; il retardait de trois minutes par rapport à moi. Pour Pacal, c’était l’inverse. Il était en avance de cinq minutes.
L’Amérindien enchaîna, l’air plutôt incrédule.
- Du moins ce fut là l’explication fournie par le professeur. Il y a eu ensuite trois autres essais tous aussi décevants et Ginoux finit par renoncer.
- Exactement, tous aussi nuls que le première tentative, ironisa Geoffroy.
- Convenant que l’avenir restait inaccessible pour des raisons de physique qui nous échappaient, le professeur se rendit à la raison et cessa les frais.
- Cesser les frais. Comme cela est bien dit. Ginoux, ne recevant aucune subvention, était en train de se ruiner, fit Pacal les yeux mi-clos, préoccupé par une autre pensée.
Faisant comme s’il ne s’apercevait pas que l’Amérindien avait la tête ailleurs, Dan El jeta sarcastique:
- Avec une technologie aussi primitive, des électro-aimants, des métaux conducteurs et non supraconducteurs, la science des Napoléonides du XX e siècle ne pouvait espérer mieux. C’est à se demander par quel miracle tous trois êtes revenus entiers de vos sauts temporels! Tel n’était pas votre destin, je veux dire, mourir écartelé à la fois dans le présent et le futur.
Loin d’être sot, Pacal marmotta:
- Daniel Lin, vous en savez bien plus que vous le dites. Tantôt, vous avez appelé ce lieu Shangri-La, poursuivit le descendant des Mayas. Pourquoi pas? Avant tout, c’est là le nom d’un lieu mythique dans les croyances asiatiques. Lorsque vous nous avez tirés du mauvais pas dans lequel nous nous trouvions au Musée de l’Homme…
- Ah! Ce fameux Musée de l’Homme! Soupira alors le commandant Wu avec nostalgie. Pas celui que j’ai visité en tout cas.
- Selon notre calendrier, nous étions le 12 avril 1978. Or, incontestablement, non seulement nous avons effectué un déplacement spatial mais celui-ci s’est bien accompagné d’un voyage temporel. Vers le passé ou le futur… Est-ce que je me trompe?
- Non, en effet, Pacal. Je n’ai jamais douté de votre intelligence à tous les trois. Voilà pourquoi je vous ai sauvés.
- Puisque vous l’admettez. Mais… où sommes nous précisément et, surtout quand?
- Où? À question franche, réponse honnête. La cité souterraine préservée par mes soins, interdite au commun des mortels, à l’ensemble des humains du Multivers, appelée indifféremment Shangri-La, Agartha, Perle de Jade, Rot du Dragon selon l’humeur de mes concitoyens,  jeta Dan El affablement.
- Très bien, mais encore, quand? S’obstina Pacal.
- Bigre! Je ne refuse pas de répondre, mais là, c’est plus difficile à formuler et surtout à accepter…
- Essayez, proféra Ivan en se rongeant un ongle tant il s’impatientait.
- Ah… Que pouvez-vous donc admettre et comprendre? Tant pis… Dix puissance moins cinquante-deux avant le Big Bang…
- Dix puissance moins cinquante-deux quoi? Rugit Geoffroy abasourdi.
- Dix puissance moins cinquante-deux seconde avant le premier, le véritable Big Bang et non ses centaines de simulations aussi poussées soient-elles, asséna le Ying Lung un rien amusé. Je vous avais prévenus…
- Vous rigolez? Vous vous jouez de nous?
- Pas du tout, Ivan. En cet instant, je suis extrêmement sérieux. Vous savez, peu ici connaissent cette information.
- Le Big Bang n’est pas prouvé! Dit Pacal avec force.
- Pour les scientifiques mis à l’écart par les Napoléonides, oui.
- Admettons, reprit l’Amérindien. Vous avez l’air d’être un type sensé, instruit, fort savant. Maintenant, qui êtes-vous véritablement? Et pas la peine de nous leurrer Daniel Lin! Pourquoi nous avoir soustraits de la chronoligne 1731? Pour nous sauver la vie? Baste! Pour mener des expériences sur nos personnes? Comme dans ces scénarios débiles dont le cinéma est si friand?
- Pour qui me prenez-vous là? Pour le méchant de service? Pacal, vous me décevez profondément…  
- Alors, j’attends toujours… puisque vous prétendez jouer la carte de l’honnêteté, hé bien, allez jusqu’au bout!
- D’abord, il s’agit de la chronoligne 1730 et non 1731...
- Peuh! Un détail sans importance.
- Pas du tout. Cette chronoligne s’effilochait. Voilà. Or, je ne tenais pas à ce qu’il vous arrivât la même chose.
- D’ac. Une pulsion altruiste de votre part. mais encore? Demanda Ivan venant au secours de son frère.
Cette question ne lui évita pas de s’attaquer désormais à la chair. Ah! Quel vilain défaut que celui de se ronger les ongles!
- Vous dites nous avoir rencontrés sur la piste temporelle 1722, en 1961, argumenta Geoffroy. Or, en 1961, nous n’étions pas nés, ou encore dans les limbes. Ou, dans mon cas, coincé dans un couloir du temps.
- Oh… Je le sais. Mais si vous voyagez dans le temps, vos doubles font de même et moi, itou…
- Bon. Cela va de soi, revint à la charge l’Amérindien. Vous ne nous avez toujours pas dit qui vous étiez précisément, à part votre nom: Daniel Lin Wu Grimaud.
- Mon titre vous renseignera davantage, Pacal. Je suis le Superviseur Général en chef de la cité, hors du Pantransmultivers.
- En termes clairs?
- Vous êtes un rude jouteur, un joueur de poker redoutable, vous! J’admets être le fondateur, le protecteur de l’Agartha. Mon karma le veut.
- Bravo! Donc, vous êtes un super alien!
- Pacal, tu vas trop loin! S’exclama Geoffroy désormais sur le qui-vive.
C’en fut trop pour Daniel Lin qui éclata de rire tant il s’amusait.
- Un alien? Non? Un super alien! Et puis quoi encore? Tiens, pourquoi pas un nuage gazeux interdimensionnel doué de raison, je vous garantis que cette créature existe, ou bien un gigantesque médusoïde ou une baleine spatiale voguant au gré des vents solaires au sein de la Galaxie Andromède? Ah! Non! Décidément, vous êtes bouchés! Après tout, il en va de ma faute. Au départ, vous n’aviez été conçus que par un esprit limité et mutilé. Un amusement, une distraction, mieux, un entraînement pour l’Enfant que … stop! Vous n’avez rien entendu de mes propos. En fait, je n’ai rien dit. Après mon signal, la discussion reprendra comme si de rien n’était.
Dan El cligna des paupières et la conversation se rembobina.
- Donc, vous refusez d’admettre votre nature extraterrestre, reprit Pacal, toujours aussi têtu. Votre pâleur non humaine plaide en faveur de ma théorie.
- Fort humaine, bien au contraire. Je ne dors jamais ou presque car je ne puis me le permettre.
- Nous ne saisissons pas, articula Ivan abandonnant enfin son pouce rongé jusqu’au sang.
- Bon, je vous fais une fleur. Je reconnais être un androïde.
- Hum. Que mettez-vous exactement derrière ce terme?
- En quelques mots, je suis un hybride. Un humain doté d’un cerveau en partie artificiel. Un supra humain en quelque sorte.
- Un androïde, une machine pensante?
- Que non pas! Je ressens, tout comme vous, les émotions. J’éprouve des sentiments.
- Pas une machine pensante donc, siffla Pacal.
- Prouvez-nous que vous êtes fait de chair et de sang, jeta Geoffroy.
- Entendu.
Avec désinvolture, Daniel Lin se leva de son fauteuil et s’approchant d’un meuble style design Spirou de Franquin 1957, il sortit d’un tiroir un coupe-papier fort quelconque.
- Voilà qui va vous persuader de ma nature humaine. Qui est volontaire pour me taillader le bras ou la paume de la main, afin de s’assurer que mon sang rouge coule comme le vôtre en cas de blessure?
Sidéré, aucun membre du trio n’esquissa le moindre mouvement.
- Bigre! Personne? Quel courage ou plutôt quelle absence soudaine de courage! Mais le doute vous ronge. Hop! Pacal, debout! À vous l’honneur, puisque vous vous montrez le plus têtu.
Mû par la volonté de Dan El, l’Amérindien n’eut d’autre choix que de s’exécuter. D’un geste sûr, sans marquer le moindre frémissement, il planta l’innocent coupe-papier dans l’avant-bras de l’incroyable personnage. Lorsque la lame pénétra la chair, Daniel Lin grimaça légèrement. Ce n’était pas pour la galerie. La blessure, assez profonde, le lançait.
Les trois adolescents virent avec soulagement le sang couler de l’avant-bras de leur hôte. Y compris Saturnin de Beauséjour qui venait d’entrer dans le salon du commandant Wu sans se faire annoncer. Pourquoi donc s’embarrasser de politesse? Gwenaëlle lui avait appris la présence du maître des lieux dans la pièce adjacente. 
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- Ah! Soupira l’ancien fonctionnaire. Daniel Lin dans ses œuvres. Oui, n’ayez crainte, rassurez-vous donc humbles mortels. Je suis un être humain tout à fait ordinaire. Voyez comme mon sang coule. Moi aussi, je puis être blessé et souffrir.
Néanmoins, tout en saluant à la ronde, Saturnin prit garde à ne pas afficher son amusement.
- Commandant Wu, pardonnez-moi cette intrusion.
- Vous ne me dérangez nullement, Saturnin.
- L’amiral Fermat se demande s’il doit poursuivre le raccommodage de la chronoligne.
- Oh! Je vois. J’ai oublié de lui dire de cesser ses efforts. Il aurait pu m’en avertir lui-même toutefois.
- Il ne possède pas vos talents Daniel Lin.
- Dans ce cas, rejoignez-le et dites-lui, après l’avoir remercié chaudement pour ses efforts, que j’ai récupéré le trio comme prévu.
- J’y cours de ce pas.
- Au fait, mon ami, venez donc dîner ce soir. Je cuisinerai. Cela me détendra. Gwen trouve que vous nous négligez depuis quelques semaines.
- Je ne veux pas déranger, Superviseur.
- Ah! La présence de mon père vous gêne…
- Euh… je n’ai pas dit cela…
- Mais vous l’avez pensé. Oui, il sera des nôtres, évidemment. Mais également ces jeunes gens, nos trois nouveaux résidents. Ivan, Pacal et Geoffroy.
- Commandant, merci pour cette invitation.
Tout en s’inclinant, le vieil homme ne put s’empêcher de penser:
«  Pourvu qu’il y ait du poulet aux cinq parfums et non des plats végétariens! ».
- Ce sera justement le cas, lui répondit mentalement le Ying Lung.
Alors, soudain joyeux, Beauséjour quitta les appartements du commandant Wu en sautillant. Après le départ du bonhomme, Geoffroy constata:
- Commandant, votre sang a cessé de couler.
- C’est parce que je cicatrise très vite. Ne vous inquiétez pas. Il s’agit d’un processus de guérison tout à fait normal dans mon cas.
Pacal, qui n’en démordait toujours pas, rajouta:
- Vous nous avez enlevés pour nous sauver la vie, soit. On va désormais vivre ici, bien sûr…
- Mais? Car je sens un mais dans votre voix.
- Mais Yves Despalions notre père et tuteur va s’inquiéter de notre absence! Il va alerter les autorités, la Sûreté et tout le bataclan.
- Non Pacal.
- Comment cela? Pourquoi? Expliquez-nous cette indifférence, Daniel Lin, jeta Ivan mi-figue mi-raisin.
- Avez-vous compris la situation ou pas? Vous avez pourtant entendu Saturnin. Yves Despalions n’existe plus, n’existe pas, ou plutôt n’existera jamais. L’univers 1730 non plus. Il n’était qu’un accident qu’il a fallu maintenir un instant…
- Vous êtes sérieux, naturellement. Souffla l’Amérindien médusé qui ressentait tout à la fois de la peine et de la douleur. Il lui semblait que sa raison se mettait à vaciller.
- Oui, Pacal, très sérieux, hélas. Tous les trois, sachez-le, je vous ai tirés du Néant, du Chaos. Il faudra vous résigner à vivre dans la Réalité et non dans le Leurre, la Tromperie; désormais, vous disposez véritablement de votre libre arbitre, vous n’êtes plus des sujets programmés dans une simulation.
Subjugués, Pacal, Ivan et Geoffroy restèrent cois. Mais leur tristesse immense était visible.
Dan El répondit à leur question non formulée.
- Mes amis, je ne pouvais faire davantage, croyez-moi. Tout ce que vous avez vécu, pensé, tous vos souvenirs, vos actions et vos émotions, toutes les personnes qui vous étaient chères, tout ce que vous avez connu, s’est envolé, effacé. Rien n’était vrai. Sauf dans la programmation d’une hyper simulation d’un réalisme si poussé que cela ressemblait à la réalité. C’est dur, extrêmement dur, j’en ai tout à fait conscience, mais c’est ainsi. Désormais, vous existez. Quant à votre père, le professeur Ginoux, les autres gens qui ont croisé votre chemin, je ne les ai jamais rencontrés. Même autrefois, alors que j’étais à la recherche de moi-même, que je subissais ce test grandeur nature. Pardon. Pour ce chagrin que je vous impose. Je puis beaucoup mais pas tout.
- Nous vivrons? Hasarda Ivan.
- Oui, je vous en fais le serment, Ivan, Pacal et Geoffroy.
- Alors, nous nous en accommoderons, conclut l’Amérindien.
- Vous faites bien. Merci.
Tout avait été dit. Ému au-delà des mots, Dan El saisit les mains de chaque membre du trio. Ce simple geste transmit aux adolescents son empathie, sa sollicitude et son amitié.
- J’avais finalement raison, marmonna Pacal. Vous êtes bien un Alien, une Super Entité!
- Tête de mule!
Le Ying Lung préféra sourire à cette pointe, imité aussitôt par ses nouveaux amis. Les adolescents étaient conscients de ne pas avoir le choix. Ils devraient s’adapter à leur nouvelle vie. Hé bien, ils étaient prêts à relever le défi. 
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