vendredi 22 janvier 2010

La gloire de Rama 4 : l'apothéose du Migou chapitre 32 partie 2 : Plusieurs heures s'étaient écoulées.

Plusieurs heures s’étaient écoulées. On approchait de la soirée tandis qu’une chaleur lourde s’appesantissait sur le groupe qui venait d’effectuer une nouvelle halte après une très longue marche. L’équipe avait enfin atteint la forêt sempervirente. Autour de nos amis, une myriade d’insectes bourdonnait. Les vêtements collaient inconfortablement à la peau. Depuis bien longtemps déjà, Aure-Elise oubliait d’être élégante. Elle était trop épuisée pour cela. Il lui tardait de prendre un véritable repos. Traînant la patte, suant et ahanant, Benjamin se montra déçu.
- Commandant, dit-il en s’adressant à Daniel Wu, il me semble que nous sommes revenus à notre point de départ, non? Aurions-nous tourné en rond?
- Aucune crainte à avoir à ce niveau-là, Sitruk. Votre impression est fausse. Beaucoup de détails diffèrent en fait et, depuis que nous avons abandonné la navette, nous avons parcouru précisément 158 kilomètres.
- D’accord, monsieur, je vous fais confiance. Mais ces animaux-là, tout près de nous, sans queue ni tête?
- Ouais, si je n’étais pas si harassée, je dirais qu’ils sont chouettes! Siffla Violetta. Ces écureuils aux yeux de mouche, à la bouche en forme de demie tranche d’ananas, ces oiseaux au pelage iridescent, et non au duvet banal de plumes, ces fougères roses à l’odeur musquée, ces mousses violettes qui vous grattent et vous rongent la peau! Bref, ça devient… lassant et je suis de plus en plus blasée!
- Est-ce que quelqu’un peut me dire si ces moustiques crevettes sont normaux? Demanda Marie André tout en s’épongeant le front.
- Sans doute, lui répondit Daniel Lin. Ils ne font que mélanger les plans d’organisation des insectes et du zooplancton.
- Peu importe, lança Fermat avec un rien d’agacement. Au lieu de bavasser, essayons plutôt de trouver un abri pour la nuit qui approche!
Ayant ensuite ajusté sa paire de jumelles, André examina la flore de près, tâchant de repérer un site propice au repos nocturne. Un instant, il fronça les sourcils, intrigué. Il venait de remarquer un grouillement suspect à deux cents pas environ sur sa droite. Curieux, il s’approcha avec moult précautions.
« Bizarre! », marmonna-t-il. Puis, il fit :
- Daniel, s’il vous plaît, venez un peu par ici… Pouvez-vous identifier ce dont il s’agit?
- Bien évidemment, André, répondit le daryl sans se démonter. Des fourmis carnivores d’une teinte bleue. Pourquoi pas? La Marabounta en train de nettoyer une dépouille! Et, d’après l’odeur de putréfaction, elle remonte à une douzaine de jours.
- Vous avez raison. Oh! Dieu! Ce squelette est humain!
Cependant, nullement affecté par la trouvaille d’André, Daniel cherchait de quoi éclairer davantage la scène, la lumière se faisant chiche.
- Qu’ai-je donc fait du briquet de Marie André? Dit-il pour lui-même.
Visiblement, le commandant voulait éloigner les fourmis de la dépouille. Rôtis et effrayés par les flammes, les insectes se retirèrent, laissant à nu ce qui restait du cadavre fort abîmé. Auprès du squelette, on pouvait toutefois identifier une vieille sacoche de cuir. Nullement dégoûté, Daniel se saisit de celle-ci et en fouilla l’intérieur. Avec soin, il en retira un carnet toilé qu’il se mit à lire rapidement malgré la pénombre ambiante.
- Qui est ce malheureux? questionna Fermat. Vous comprenez la langue de ces notes?
- Ce n’est pas bien difficile, le texte est en castillan. L’homme répond au nom d’Antonio Muńoz et, d’après ses notes, il viendrait de l’an 1948.
- Ah! Quel 1948?
- Je l’ignore! Il croyait s’être égaré quelque part entre le Venezuela et le Brésil, sur le territoire interdit des Maquiritares et des Piaroas, terre interdite sise entre l’Amazone et l’Orénoque. La dernière page est rédigée dans un style totalement décousu. Jugez plutôt:
« ¡Le ho visto! El Sucuriju grandioso, maravilloso y terríble ! Con su boca negra y sus ojos amarillos, su grandeza incredíble. »
- Bon, ce Muńoz a trouvé le serpent géant. Mais cela ne nous renseigne pas sur les circonstances de sa mort, déclara le Français pragmatique. Son squelette n’est ni démantibulé ni déformé.
- André, oubliez votre répulsion naturelle et penchez-vous. Examinez ses côtes.
- Ah! En effet! Je reconnais une espèce de baguette frêle, aux trois quarts rongée par les fourmis. Une flèche peut-être?
- Mmm… A la pointe empoisonnée n’en doutez pas. Ah! Un dernier détail. L’ultime phrase rédigée de son carnet signale qu’il possédait un radeau en balsa.
- Bah! Depuis belle lurette, il a pourri dans cette humidité!
- Pas d’accord! Répliqua Daniel Lin . Il l’avait dissimulé en hauteur dans le creux d’un tronc d’un arbre géant. En fouillant, nous le trouverons.
- Décidément, vous êtes un sacré optimiste! En effet, ainsi, nous pourrions traverser le marais. Mais, en attendant, pensons à nous sustenter, puis nous passerons ensuite la nuit suspendus à une dizaine de mètres de hauteur.
- Comme d’habitude, quoi!

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Pendant ce temps, qu’advenait-il de Pamela? Subissait-elle toujours les fantasmes imposés par Nuru?
Cependant, Kraksis mobilisa ses dernières forces et se jeta sur l’Homuncula. Il n’aurait pas dû céder à un mouvement de pitié, tout à fait incompréhensible chez lui! Mais il est vrai que Winka était en partie sa création. Se sentant agressée, la jeune femme réagit alors instinctivement. Du centre de son crâne jaillit une énergie lumineuse qui foudroya le colonel. Atteint en pleine poitrine, le cyborg calmar dégagea une épouvantable odeur de friture et son armure fut portée au rouge puis chauffée à blanc. A l’intérieur de sa carapace, Kraksis cuisait comme s’il était plongé dans un bain d’huile bouillante. Finalement, l’armure se détacha par plaques, dévoilant le corps frêle, dégénéré et livide du colonel. L’Asturkruk apparut nu, tel un fœtus grêle surdimensionné de mollusque. L’homme de confiance de l’Archonte agonisait. Il respirait de plus en plus bruyamment et irrégulièrement, sous le regard impavide de Winka.
Insensiblement, Nuru avait reculé dans la pénombre. Sa tâche accomplie, il se fondit dans l’obscurité, n’ayant été que le bras armé de Johann, un bras docile et peu conscient des conséquences de son acte. A moins qu’une autre Entité menât le bal…
Dans la vaste caverne, six Asturkruks survivants, désemparés, ne savaient désormais que faire. Cependant, leur hésitation ne dura pas. La vengeance les poussa à converger vers l’officier assassin, leur désir de meurtre clairement visible dans leurs yeux.
Or, à nouveau immobile et prisonnière de ses illusions, Pamela croyait voir s’avancer vers elle non pas six soldats Asturkruks mais des milliers d’Homunculi furieux, réclamant justice! Perdant alors le peu de sens de réalité qui lui restait, constatant avec amertume que ses puissants pouvoirs mentaux avaient disparu, la mutante n’eut d’autre choix que de se mettre à courir, empruntant un boyau au hasard. Celui-ci était facilement identifiable par la présence de tommettes rouges, tandis que ses parois ressemblaient à celles d’un tube vitrail multicolore, présentant des embranchements et des coudes multiples, presque à l’infini.
La fuite de la jeune Homuncula dura un temps indéterminé. Ses bottes martelaient le sol en un écho qui retentissait et allait se répercuter contre les parois, donnant l’impression de la suivre, voire de la pourchasser. Devant la fugitive, le vitrail couloir se compliquait, se transformait en mosaïques de possibilités, en fragments d’éclats de cristal décomposé et éclaté, reconstituant et reflétant la lumière des millions et des millions de fois.
Ainsi, des myriades de Pamela, réduites à la taille d’une minuscule lame, ou même d’un atome, paraissaient courir après l’infini, l’improbable, dans les coudes d’un corridor dépourvu de bornes. Tout était devenu miroir. Plafond, sol, murs, boyaux. Dans ce labyrinthe, Winka, piégée, métamorphosée, agrandie, rétrécie, élargie, étirée, ressentait la nausée l’envahir lentement, mais n’en poursuivait pas moins sa course folle, ne ralentissant pas. Là, ni haut ni bas : une sensation de vide, tout simplement, de chute, à l’intérieur d’un puits sans fond, comme si la jeune femme avait été transportée sur la planète mère des Haäns, la fameuse et tant redoutée Haäsucq.
Les gradients de la pesanteur variaient sans cesse. La capitaine crut se voir dans la glace composite aplatie jusqu’à n’avoir que l’épaisseur d’un millimètre, écrasée par la trop forte pression! Mais l’illusion se compliquait : chaque éclat de miroir ne reflétait plus le même enchantement, et la victime engluée dans ce piège alla jusqu’à différer de ce qu’elle était réellement. De jamaïcaine, elle devint Inuit, Nordique, K’Toue, Erectus, Haän, Castorii, Sestris, et bien d’autres espèces encore… Toutefois, elle poursuivait sa fuite, courant sur les parois, renversée, tête en bas, en avant ou / et en arrière!
Alors que, fugitivement, ses yeux apercevaient une femelle orang-outan, Pamela eut la sensation d’être aspirée par le haut au travers d’une étroite cheminée. Aussi soudainement que la montée vertigineuse avait eu lieu, elle cessa brutalement. Nullement décontenancée, l’ex lieutenant Johnson reprit sa course. Cette fois-ci, prisonnière d’un cul-de-sac, elle vit, face à elle, son double qui se rapprochait. Ne comprenant toujours pas que le phénomène était produit par l’hypnose dont elle était la victime, Pamela accéléra encore. Maintenant, l’étroit corridor s’était métamorphosé en salle circulaire totalement close. Le lieu était revêtu de miroirs reflétant la jeune femme démultipliée. Allait-elle se heurter à ses doubles? Or, au lieu de percuter la paroi, Winka sauta, traversant donc sans dommage l’obstacle imaginaire!
La course se poursuivait toujours, devenue maintenant une course de haies. Pamela passa de reflet en reflet. Toutefois, désormais, ses doubles successifs se mirent à fusionner avec elle, pour redevenir enfin une et unique!
Assez loin derrière la jeune capitaine, les Asturkruks endurèrent le même piège insidieux. Toujours mus par un sentiment de haine, ils crurent avoir affaire à un ennemi innombrable. Les miroirs déformaient leurs reflets en Haäns, Alphaegos, Odaraïens, Castorii Sestris, Helladoï, humains, oursinoïdes d’Ankrax, et ainsi de suite…
L’un des soldats, tâtant machinalement son arme de poing, constata avec satisfaction qu’elle possédait encore 15% de son énergie. Enfermé dans sa rancune haineuse, il fit feu sur l’Alphaego qu’il croyait avoir en face. Bien évidemment, la créature s’abattit morte, mais le calmaroïde aussi! Dans son torse, un énorme trou béait. L’Asturkruk s’était tué lui-même.
Un autre guerrier eut aussi un réflexe malheureux. Lui pensa affronter un Kronkos. Cependant, un troisième soldat parvint à traverser le miroir. C’était comme s’il passait au travers d’une eau gélifiée ou d’une cuve de mercure. Mais au fur et à mesure qu’il se retrouvait de l’autre côté, le cyborg calmar s’incorporait au miroir, se confondant atome après atome au cristal lui-même! En mourant, il poussa un cri qui ne retentit pas. En quelques secondes, il ne resta de l’être absolument rien, ses particules étant agglomérées au miroir de ce monde sans logique.
Les trois deniers survivants voulurent imiter Pamela et sauter à travers les obstacles. L’un d’entre eux se retrouva piégé comme une mouche dans de l'ambre fossile. Le cristal se durcissant, il finit par s’immobiliser et mourut faute d’air. Prisonnier dans l’ambre géant, ses yeux fixes reflétant à jamais son épouvante, son bec tordu en un dernier rictus de souffrance, tout son corps contorsionné dans une attitude grotesque et pitoyable, il pouvait servir à l’amusement du cruel Johann.
Les deux ultimes survivants s’amalgamèrent eux aussi aux cristaux plats. Ils luttèrent désespérément pour tenter de s'échapper de cette prison en deux dimensions, mais ils ne réussirent qu’à détacher des fragments de miroir qui, chutant brutalement sur le sol, se brisèrent bruyamment. Écartelés en des centaines et des centaines d’éclats, ils périrent dans des conditions encore plus atroces que leurs congénères.
Loin devant, Pamela courait toujours, le souffle court, tournant sur elle-même, incapable d’appréhender la réalité. La lumière s’estompait, disparaissait, s’éteignait, revenait, puis repartait. L’obscurité totale l’oppressait, ses oreilles bourdonnaient sous la fatigue. Comme dans un rêve, la jeune femme percevait un halètement saccadé, une respiration rapide et heurtée. Elle n’était pas consciente que c’était elle-même qu’elle entendait ainsi, presque à bout de souffle! N’en pouvant plus, elle s’arrêta. Son cœur, peu à peu, se calmait dans sa poitrine tandis que ses poumons s’oxygénaient. Cependant, son ouïe développée perçut un nouveau bruit, un chant, une berceuse, dont machinalement elle traduisit les paroles. Cet air remontait à l’origine de l’humanité. La vieille Makar le chantait à ses descendants, à sa nombreuse progéniture. La mélodie s’était transmise, de plus en plus déformée, à toutes les cultures humaines au fil des millénaires;
« A Ani-Ou Ouni
A- Anou Ani (bis)
Ra- K’Ana Bi- K’Ana Saeva (bis) »
Coupée de la réalité, plongée toujours dans les ténèbres, Pamela sentait néanmoins sa peur s’estomper. Une émotion inconnue l’envahit, faite de tiédeur, de douceur et… d’amour! Elle regretta la mère qu’elle n’avait jamais eue, son sein qu’elle aurait dû téter ; elle éprouvait une nostalgie rassurante d’une présence féminine apaisante, consolant de toutes les peines et les chagrins d’enfants. Elle ne souhaitait plus que se blottir contre le sein de cette mère invisible qui se dérobait, et s’endormir en suçant son doudou ou son pouce dans cette quiétude, dans ce bonheur de la prime enfance qui ne lui avait pas été donné. Comme une toute petite fille, elle finit par se recroqueviller sur elle-même, en position fœtale. Un observateur aurait pu la croire endormie ; pris de pitié, il l’aurait laissée à son sommeil réparateur.
Les pensées de Winka erraient. Elle songeait à tous ces peuples, dépourvus de technologie qui, pourtant, avaient atteint une sérénité qui lui ferait toujours défaut, une paix qui se refusait à elle. Leur philosophie très avancée leur avait permis de voyager en esprit au sein même des secrets les mieux gardés de l’Univers. Eux savaient la simple Vérité : La Vie était tout, partout, sous toutes ses formes, en tous temps et en tous lieux au cœur du Pan trans multivers! La Vie, le Moteur de l’Univers, la Volonté, le pourquoi de la déité qui combattait l’Entropie et ne s’avouait jamais vaincue, qui repoussait la Noirceur, le Gouffre du Néant, encore, toujours, sans repos! La Vie qui venait à bout de l’Entropie par toutes les armes et par tous les moyens, qui faisait preuve d’astuce, qui avait opté pour l’intelligence pour triompher d’Elle.
La dernière pensée consciente de la jeune femme fut une parole de Li Wu, une sentence du philosophe chinois qu’elle n’avait pas connu :
« La Vie ne connaît aucune limite, ni dans le temps ni dans l’espace. Elle s’affranchit de tous les obstacles, obstinée et tenace. Dans l’Univers, tout est vie : la poussière qui constitue les étoiles, la nébuleuse en formation, la fleur qui bourgeonne, l’écorce de l’arbre tombé à terre, le galet usé par le ressac, la pierre témoin muet et immobile des mutations de la nature, le sel de l’océan. Tout n’est qu’un, tout participe à la Vie, à l’Expérience première et ultime à la fois. Tout fusionne avec la Vie, tout est Vie! »
Au mandarin classique, se substituèrent d’autres dialectes, d’autres langages, humains et extraterrestres, puis des pensées, des images pensées émanant d’êtres ignorant la parole, dépourvus d’ouïes, des langues ondes, des langues particules de gaz, des pensées brutes, des pensées pures, des pensées énergie, des pensées émanant de la Divinité? Sans le vouloir Winka frôla la Déité parturiente en devenir. Mais il était trop tôt, beaucoup trop tôt, et cette dernière se retira…
La lumière revint, un éclatant éblouissement, comme si tous les soleils de toutes les galaxies de tout le Pan trans multivers s’étaient allumés simultanément, rayonnant de concert dans la même fractale de temps. Cette lumière si vive, si vivante, faisait mal.
Or, malgré la douleur, la brûlure, Pamela ouvrit les yeux! Cependant, l’aveugle lueur s’atténua et il n’y eut plus qu’une clarté supportable. La jeune femme était parvenue dans le palais des mirages d’un artefact du célèbre Musée Grévin, où, maintenant, les simulations de toutes les civilisations des mondes et antimondes, des ante mondes et post mondes, des ante temps et des temps futurs, se confondaient en une mosaïque hétérochronique. Comme il va de soi, le Pan trans multivers se rebellait contre l’Entropie, répétant à loisir, opiniâtre et téméraire, enfant têtu, tout ce qui avait été, tout ce qui serait, tout ce qui devait être un jour indéterminé…

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En hôte fort civil, Albriss offrait à dîner à Irina Maïakovska, dans ses quartiers privés du vaisseau Haarduck. La jeune femme, connaissant parfaitement les usages helladiens, respecta les rites fort anciens du repas rituel. Tous les plats présentés étaient végétariens, que ce soient les potages, les beignets de légumes, les salades et le dessert composé de fruits divers. Avant d’avaler une bouchée, celle-ci était mâchée sept fois! Entre chaque plat, Irina buvait sans frémir deux gorgées de l’infusion parfumée servie dans une lourde tasse en grès. Cette infusion avait un goût prononcé de cactus, de piment et d’ortie ou l’équivalent.
Une fois le dîner achevé, Albriss tendit à la jeune femme un rince-doigts afin qu’elle se rafraîchît les mains. Ceci fait, le Sinkar s’autorisa à demander des nouvelles des membres de l’équipage du Langevin.
- Les survivants se sont entièrement remis du traumatisme de l’invasion Alphaego. Tout danger étant désormais écarté, le docteur di Fabbrini a sorti de stase son fils Isaac, répondit aimablement l’humaine.
- Qu’en est-il de votre officier pithécanthrope?
- Il grandit normalement, avec une préférence marquée pour la compagnie de la jeune chimpanzé qui a entrepris de l’éduquer. Toutefois, nous le prendrons en main dès qu’il atteindra six mois.
- Mon cœur se réjouit de voir que vous êtes tous sortis d’affaire. De plus, nous approchons du secteur de collecte de l’orona. Nos vaisseaux atteindront la planète dans une cinquantaine d’heures.
- Oui, si nous maintenons la moyenne actuelle.
- Peut-être espériez-vous aller plus vite? Vos officiers s’ennuient sans doute…
- Non, absolument pas. Au contraire, mon équipage est heureux de cette collaboration. Il apprécie plutôt ce repos mêlé de travail. Quant à mon historienne Celsia, elle a pu combler quelques lacunes.
- Cette jeune officier, fort capable, mérite à être connue davantage! Peut-être aimeriez-vous que je mette à votre disposition une quinzaine d’ouvriers terrassiers?
- Je vous en saurai gré. Merci. Voyez-vous, nos plasma foreuses à moteur ionique présentent quelques limites lorsqu’il s’agit de fouilles délicates.
- Des moteurs ioniques pour des foreuses? Ah! Si je n’étais pas à même d’envisager tous les risques, je vous demanderais volontiers de me montrer les schémas de ces merveilleuses machines!
Irina sourit et répliqua:
- Vous savez parfaitement que je n’en ferais rien!
- Puisque tout est dit, terminons cette cérémonie en rendant hommage à Stadull, la divinité bénéfique qui a permis cette rencontre.

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Comme toujours, l’Ennemi n’avait pas perturbé le sommeil récupérateur de nos aventuriers malgré eux. On pouvait s’étonner de sa relative bienveillance à leur égard.
Grâce aux indications du carnet d’Antonio Muńoz, Daniel Wu, Fermat et Delcourt avaient pu récupérer le radeau en balsa. Celui-ci était assez vaste et assez solide pour supporter le poids de nos amis. Ainsi, Daniel et André traînèrent le radeau jusque sur la berge du marais qu’il leur fallait traverser. Les lanières qui retenaient les troncs avaient été renforcées.
Violetta monta la dernière à bord après s’être occupée de Gllump et des enfants. Ufo et Bing ne s’étaient pas fait prier. Aure-Elise, recroquevillée près du bagage de Marie André, examinait de près les troncs. Elle émit une remarque innocente :
- Peut-être que je m’abuse, mais ce radeau me semble trop neuf!
Personne ne rétorqua. Uruhu à l’avant de l’embarcation, fronçait les narines, intrigué par ce qui flottait entre deux eaux.
- Yul Cherl! Ga-ka! Cria-t-il à l’adresse de Daniel.
Haussant les épaules, le commandant s’approcha.
- Oui, je l’avais vue, Uruhu. Tu as raison, cette peau de serpent empeste! Les mouches qui bourdonnent au-dessus d’elle se montrent bien agressives. Mais il n’y a rien à craindre.
- Hé bien! S’exclama Delcourt. La taille de cette peau de serpent ne vous étonne pas? Elle mesure bien huit mètres cependant!
- Effectivement, et alors? Le Sucuriju a mué, voilà tout! Vous qui rêviez d’explorer l’Amazonie, vous y êtes en plein, non? D’après les écrits de Muńoz ainsi que ceux d’autres explorateurs, cette espèce rampante atteint facilement les douze mètres, et si vous voulez plus de précision de ma part, cette mue abandonnée ne mesure que 8 m 32!
- Houlà! Monsieur Wu! Sous-entendriez-vous que nous n’aurions affaire qu’à un jeune serpent, encore adolescent? J’en frissonne de peur! Mais j’avoue que tout cela est également palpitant! Je vis dans ma chair même des aventures encore plus fascinantes que celles de Jules Crevaux!
Fermat ne décolérait pas devant les propos badins échangés.
- Cela suffit, bon sang! Foin de discussions crypto zoologiques. Peut-être ai-je un sixième sens qui se développe, mais j’ai la sensation gênante que quelqu’un nous observe. Oh! Ne souriez pas Sitruk! Je ne fais pas allusion à van der Zelden!
Le silence retomba, un silence tout relatif d’ailleurs. Les arbres qui encerclaient le marais grouillaient d’une vie frémissante. La jungle dans toute sa splendeur s’offrait. Cependant, les eaux noires étaient fendues régulièrement par les rames maniées par Fermat et Wu. On sentait que les deux officiers étaient des experts dans cet exercice.
Le voyage se poursuivit.
L’eau sombre du marais dégageait une odeur caractéristique de pourriture provenant de chairs en décomposition, de terre qui ne séchait jamais, de débris d’arbres et de plantes qui, lentement, s’accumulaient. Tout autour de nos infortunés explorateurs volaient des moustiques vampires, des libellules géantes et des papillons aux ailes irisées. Une chaleur particulièrement moite faisait abondamment transpirer Aure-Elise qui jamais n’avait rencontré tant d’humidité.
Marie avait chaud, elle aussi. Elle souhaitait vivement se rafraîchir. Naïvement, elle amorça le geste de tremper une de ses mains dans cette eau glauque et nauséabonde. La fillette était intriguée par des sortes de plaques de mousse qui surnageaient à la surface.
Mathieu se rendit compte un peu tard de l’inconscience de sa sœur.
- Soeurette, arrête!
- Ouille! Ma main picote et brûle!
Vivement, la fillette secoua son bras en soufflant sur sa paume endolorie.
- Qu’est-ce que c’est que cette langue noire? Elle s’accroche à ma peau et je ne parviens pas à la faire partir!
Violetta répondit :
- Une sangsue, cousine!
Marie André se pencha sur l’enfant et lui dit doucement :
- Donne-moi ta main, Marie et montre-toi courageuse.
Craquant une allumette, il délogea ainsi le parasite tenace.
- Oh! Mais vous m’avez fait bien mal! S’exclama la fillette fâchée.
Aure-Elise s’en mêla.
- Dîtes, il n’y a pas que des sangsues dans cette eau infecte! Quelqu’un peut-il me dire ce que signifient ces taches brillantes et mordorées?
- Des piranhas, mademoiselle Gronet, la renseigna le capitaine Sitruk.
Violetta se réjouit.
- Super! Comme dans les aventures du Marsupilami! Dommage qu’il ne soit pas ici! L’Ennemi aurait pu penser à le mettre dans le décor! On s’amuserait davantage! Et il y manque aussi un autre animal!
- Mmm, le jaguar, siffla Mathieu.
Benjamin frémit et lança:
- Les enfants, vous allez tenter le diable!
Marie André rajouta:
- Mais ils ont raison! Nous risquons de rencontrer tôt ou tard ce félin! Il vit en Amazonie. Mais pourquoi trembler? Nous avons pu sauver deux fusils et cinq boîtes de cartouches!
A l’arrière du radeau, Gllump commençait à s’agiter. Pourtant, l’animal devait être habitué à traverser ces eaux noires. Il se frottait vigoureusement les pattes inférieurs comme s’il voulait se débarrasser de quelque vermine qui l’envahissait.
- Qu’arrive-t-il donc à notre singe? Fit Fermat. Delcourt, prenez donc la rame et laissez Daniel vérifier ce qui se passe.
Le daryl s’approcha de l’orang-outan pour constater que le grand singe roux se débattait simplement avec cinq poissons carnivores qui lui arrachaient des touffes de poils!
- Laisse-moi t’aider, murmura le commandant Wu.
Malgré les multiples morsures, tous deux parvinrent à rejeter à la flotte les piranhas affamés.
Au loin, une scène courante se déroulait. Des cabiai, rongeurs géants, venaient s’abreuver comme de coutume à cette heure-ci. Malgré toute l’attention qu’ils portaient à la présence d’éventuels prédateurs, ils ne virent pas arriver deux jaguars qui chassaient en couple. Les félins bondirent et s’emparèrent chacun d’une proie. Paniqués, les rongeurs s’enfuirent, abandonnant le terrain.
http://touslesfelins.free.fr/photos/jaguar2.jpg
Mais le jaguar mâle s’était montré trop présomptueux. Une immense gueule aux dents acérées s’ouvrit, subitement sortie de l’onde noire et mortelle! Promptement, ses mâchoires puissantes saisirent à la fois le cabiai et le félin. Occupé à essayer de sauver sa peau, le fauve n’eut d’autre choix que d’abandonner le rongeur sud-américain.
Peine inutile! Le gros chat finit dans l’estomac de trois sauriens. Pendant ce temps, la dépouille du cabiai coulait dans l’eau nauséabonde, attirant d’autres prédateurs. Un bouillonnement apparut alors à la surface laissant présager ce qui advint : ensuite, une tache pourpre s’étala. Le rongeur avait été nettoyé par les piranhas.
Uruhu n’avait pas osé donner un coup de main à Daniel. Jamais le Néandertalien n’avait vu de cherls pourvus de dents! Cela le troublait. De plus, la chaleur accablait l’adolescent venu d’une ère glacée. Sans cesse, de ses mains puissantes et larges, il s’épongeait le front. Un instant, il arrêta son manège, observant ses doigts, subitement inquiet. Daniel Wu se rendit compte de cela.
- Montre-moi tes mains, commanda-t-il à Uruhu, s’adressant à lui en langue K’Toue.
Le Néandertalien obéit mais avec réticence. L’adolescent présentait de minuscules plaques blanches sur les phalanges. Les parasites se multipliaient à vue d’œil.
- Oh! Mais tu développes des mycoses, sans doute à cause de l’humidité et de la chaleur. Je vais te soigner. Marie André, où avez-vous mis la trousse médicale?
- Avec les cartouches, dans le sac étanche!
Fouillant prestement, le commandant Wu trouva ce qu’il désirait. Après avoir réconforté Uruhu, il rangea les micro bulles médicinales.
- A gi ka! Fit alors le Néandertalien.
- Je l’avais remarqué. C’est-ce qui reste d’un jaguar.
- Qui ou quoi a pu le ronger ainsi? S’inquiéta à propos Aure-Elise, frissonnant malgré la température ambiante.
Personne ne voulut lui répondre. Puis, Marie André lâcha sa rame brusquement.
- Qu’y a-t-il Delcourt? S’écria Fermat quelque peu contrarié de ce nouveau contretemps.
- Un obstacle, monsieur. Ma rame vient de heurter quelque chose de lourd et de dur à ce qui me semble!
- Tiens donc!
André saisit la rame abandonnée par son compagnon et parvint à la dégager. Il possédait en fait une grande force qu’on ne lui soupçonnait pas au premier abord. Voyant apparaître quelques lambeaux huileux et peu ragoûtants de peau, Sitruk gémit.
- Aïe! Le serpent a visiblement encore mué!
- Oui et cela m’inquiète, reconnut Fermat. Le Sucuriju grandit à l’accéléré.
Sur ces paroles, sans crier gare, la nuit tomba d’un seul coup alors que, tantôt, s’il fallait en croire le soleil, il n’était que neuf heures du matin!
- Quel tour de sorcellerie est-ce là? S’étonna Aure-Elise d’une voix timide et tremblante.
- Aucune idée! Continuons de ramer! Répliqua André.
Dans une nuit d’un noir d’encre, où aucune étoile ne luisait, le commandant Fermat et Delcourt pagayèrent de plus belle. Cependant, malgré les ténèbres, la forêt « amazonienne » bruissait de mille cris. Daniel, qui possédait l’acuité visuelle d’un chat, eut un soulèvement d’épaules dénonçant sa surprise. Il allait exprimer une remarque mais il se retint; le jour venait de réapparaître, sans transition! Cette fois-ci, le Soleil était à son zénith.
- Cuidado! Cria Fermat en espagnol. Los Indios! Van a matar nosotros! Pronto! Más Pronto!
Comme tout le groupe, le commandant avait changé de nationalité et d’aspect, sauf… Daniel Lin. Le « Français » était maintenant vêtu d’une tenue paramilitaire kaki sous laquelle était visible une chemise tachée de sueur. Entrouverte, par-dessus, se croisaient deux bandes de cartouchières. Ses cheveux bruns un peu longs arboraient quelques touches de gris tandis que sa lèvre supérieure s’ornait d’une imposante moustache en forme de guidon de bicyclette! Marie André, quant à lui, était à peine couvert de quelques lambeaux de chemise, sales, et d’un short. Il avait tout à fait l’allure d’un rastaquouère! Personne ne lui aurait confié son porte-monnaie! Au coin d’une ruelle, à sa vue, un touriste se serait enfui à toutes jambes! Une barbe de huit jours ombrait ses joues de roux et sa chevelure emmêlée ignorait le peigne depuis une éternité.
- Peligro! Las mujeres están en peligro! Hurla-t-il.
Effectivement, notre ex futur avocat avait raison de s’inquiéter pour les femmes, la meilleure part du butin volé par nos aventuriers latinos. Marie, Aure-Elise et Violetta avaient elles aussi subi une métamorphose, et quelle métamorphose! Toutes trois incarnaient désormais trois authentiques Indiennes natives des rives de l’Amazone. Leurs torses dénudés sans pudeur révélaient leur peau bistre et cuivrée tandis que leurs longs cheveux gras pendaient librement sur leurs épaules.
Quant à Uruhu, lui aussi avait subi des modifications notables. Ainsi, il présentait les traits caractéristiques d’un Noir du Nordeste à la peau couleur café au lait, aux poils crépus, au nez épaté et à la bouche épaisse. Son chef s’abritait du soleil ardent par le port d’un chapeau de paille usagé avec, par endroit, des bords percé et retournés. Il avait enfilé un vaste pantalon de toile, trop large, effrangé et maculé de taches de graisse. Sur son front et sa poitrine velue de grosses gouttes de sueur perlaient. Cet esclave en fuite des plantations d’hévéas de Manaus faisait preuve d’un sang froid étonnant puisqu’il jouait sur son harmonica une berceuse amérindienne.
Par-dessus le radeau, une nuée de fléchettes plurent, semblables à celles des tribus Piaroas et Maquiritares.
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Si les animaux de compagnie n’avaient pas changé d’une touffe de poils, il n’en allait pas de même de Gllump. En cet instant, il ressemblait à un singe hurleur d’Amérique du Sud. Apeuré, il piaillait et s’agitait tandis que sa queue ébouriffée s’enroulait nerveusement autour de son corps. Seuls et étrangement, le commandant Wu et son fils Mathieu avaient conservé leurs personnalités habituelles, leurs mémoires également. L’Ennemi n’avait donc aucune prise sur le daryl et son rejeton! S’il fallait une preuve plus tangible de l’inefficacité de l’attaque, il suffisait de suivre les flèches qui piquaient un peu partout le commandant. Il n’en ressentait aucun effet!
- Aquì! S’écria « Sitruk ». Los Maquiritares!
Aussitôt, Benjamin, métamorphosé en colosse brun à la barbe en désordre, malgré son épaule qui le faisait toujours souffrir, s’empara d’un des fusils de « Marie André » et tira en direction d’un taillis sur sa gauche. Avec satisfaction, le géant rugit :
- Le ho matado! Muy bién! Voy a…
Mais il n’eut pas le temps d’en dire plus car, devant lui, Manuel - autrefois Marie André - s’effondra subitement, atteint par une fléchette celle-ci était enduite d’un venin provenant des écailles du Sucuriju et elle s’était plantée dans le gras du bras droit du jeune homme.
- Madre de Dios! Estoy perdido! Voy a morir! Gémit alors ledit Manuel.
Respirant péniblement, il ferma les yeux. Les effets du poison étaient foudroyants. Bousculant durement « Benjamin », Daniel se précipita et se pencha sur la blessure du jeune explorateur.
- Bernardo, levantate! Ordonna sèchement le daryl à l’ex capitaine.
Ce dernier obéit sans se poser de question et laissa le commandant Wu sucer méthodiquement la plaie de Manuel, absorbant le venin pour le recracher aussitôt. Sans se décourager, il agit ainsi de longues minutes jusqu’à ce que le jeune homme rouvre les yeux.
Or, à cet instant précis, la nuit revint, sans prévenir! Le sortilège s’évanouit dans les brumes. Johann van der Zelden changeait-il de tactique? Assurément. Certes, les Indiens avaient disparu mais les eaux du marais, sombres et nauséabondes, conservaient encore, dans leurs profondeurs, de bien lourdes menaces!
Marie André articula faiblement:
- J’ai le sang qui bat à mes tempes et je me sens sans forces, pourquoi?
- Vous avez été touché par une flèche empoisonnée. Ne parlez pas! Renseigna et conseilla Benjamin.
- Oh Seigneur! Je vais donc mourir! S’exclama le jeune homme affolé.
- Mais non, le rassura immédiatement Daniel. J’ai réussi à aspirer à temps tout le poison contenu dans votre sang ; cependant, je vous recommande d’économiser vos forces.
Delcourt n’eut cure de ce conseil. Péniblement, il se redressa. La tête lui tournait et il vacillait sur ses jambes.
- Rallongez-vous donc! Ordonna Benjamin.
Marie André n’écouta pas et fit, à l’adresse de Daniel Lin :
- Je ne saurais assez vous remercier ; vous avez risqué votre vie pour moi!
Le daryl haussa les épaules, choisissant de ne pas répondre. Il ne comptabilisait pas ce genre de dettes car c’était dans son habitude de se comporter toujours en Saint Bernard! Fermat s’inquiétait de voir revenue la nuit brutalement. Toutefois, ne restant pas inactif, il s’était remis à pagayer de plus belle, espérant un coup de main. Daniel comprit l’invitation muette et l’imita. Tout en ramant vigoureusement, les deux commandants entamèrent une discussion en mandarin.
- Ai-je rêvé ou bien avons-nous véritablement été dans la peau d’autres personnes durant quelques minutes? Questionna le plus âgé.
- Oh! Cela s’est réellement produit, lui répondit d’un ton faussement détaché Daniel Lin. Vous étiez tous métamorphosés en trafiquants et vous aviez enlevé trois Indiennes pour les vendre un bon prix sur le marché de Belém!
- Ah! Quelle déchéance! Soupira André. Transformés en garimpeiros du XXe siècle ou peut-être même du XIXe! Mais vous?
- Je n’ai pas été affecté par ce phénomène ainsi d’ailleurs que mon fils, reconnut le daryl. Cependant, je savais ce qui advenait.
Soudain, le commandant Wu cessa de parler. Il percevait, ou plutôt devinait, une glissade dans l’eau presque silencieuse, insidieuse ; quelque chose de terrifiant s’avançait droit devant le radeau à une vitesse prodigieuse. Instinctivement Fermat frémit en voyant Daniel se raidir.
- Bouddha! Marmonna le daryl. Là! Le Sucuriju! Il nous a pris pour cibles! Ses monstrueux yeux jaunes globuleux luisent dans la nuit!
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Effectivement, un gigantesque anaconda crotale - un hybride donc - fonçait droit sur le fragile radeau de balsa. Le prédateur chassait durant les heures nocturnes, affamé par ses mues successives ; car, oui, le reptile avait encore grandi! Désormais, avec ses 11 mètres 98, il était d’une taille formidable! Son diamètre imposant frôlait les deux mètres de circonférence. Il parvenait même à dépasser en horreur et en frayeur le célèbre anaconda d’un film tout à fait nul des studios américains, film produit dans les années 1990 de la chrono ligne 1721 bis!
Malgré ses nerfs solides et son entraînement, Fermat laissa échapper cette réflexion (en français argotique dans le texte):
« Nous sommes foutus! ».
Aussitôt, le jour revint, sans crier gare! Mais cette fois-ci, il était quinze heures au soleil. Alors, avant qu’André ait eu le temps de réagir et de se sacrifier peut-être, Daniel se jeta dans l’eau marécageuse, prêt à affronter l’affreux reptile, armé simplement d’un coutelas. Notre daryl avait-il été trop influencé par les films de Tarzan?
En fait, le commandant Wu s’était décidé parce que le serpent gigantesque allait commencer à donner des coups de dos furieux contre le radeau, afin de le faire chavirer. Les enfants étaient en danger et représentaient une proie facile.
- Daniel est manifestement devenu fou! S’écria Fermat hors de lui pour la première fois de son existence peut-être.
Le Français rageait d’impuissance.
- Papa, non! Hurla Mathieu en écho. Ne fais pas cela!
L’enfant voulut lui aussi se jeter à l’eau. La poigne de fer de Benjamin le retint in extremis.
Tel Tarzan, déjà cité plus haut, contre le seigneur Crocodile démesuré des BD de Burne Hogarth, périodiquement, Daniel ressortait de l’onde infecte, tout ruisselant, splendide de courage et de résolution. Ah! S’il avait encore possédé ses talents d’androïde, il serait sorti facilement vainqueur de ce duel! Sitruk n’en doutait pas une seconde.
Le ballet fascinant et mortel dura de trop longues minutes. Un instant, tous virent Daniel Lin chevaucher le long corps à la crête dorsale tout hérissée d’épines de dix centimètres de longueur et d’un centimètre d’épaisseur. A la pointe des dards, un liquide noirâtre suintait, sécrété par des glandes à venin. La bête fantastique, manifestement inspirée par des légendes du Moyen Âge, ne parvenait pas à désarçonner ce cavalier magnifique qui, obstinément, s’accrochait à elle, et enfonçait encore et encore la lame de son couteau dans ses écailles. Le Sucuriju, rendu furieux par la douleur, tordait son corps serpentiforme, se soulevait, secouait sa monstrueuse tête. Le sang se mêlait à l’eau en abondance.
Quel combat dantesque dont l’issue ne faisait hélas aucun doute aux yeux de Fermat! Une seconde, son regard croisa celui du Sucuriju. Il y vit le Mal absolu! Incarné sous l’aspect d’une énorme gueule ouverte, ses crochets perçants, sa langue bifide boursouflée. Le français reçut même de plein fouet son atroce haleine fétide.
Malgré tout son courage, André recula et se heurta à Benjamin.
Les deux officiers de la flotte interstellaire, fascinés par ce combat entre deux titans, savaient pertinemment qu’il était vain de porter secours à Daniel. Pour les deux humains, le daryl était déjà mort! De son côté, Aure-Elise se lamentait discrètement, ses larmes coulant silencieusement sur son visage tout chiffonné. Violetta consolait Marie et Mathieu s’était réfugié derrière sa cousine. Marie André surprit tout le monde en passant à l’action! Peut-être ne saisissait-il pas réellement ce qui était possible et ce qui ne l’était pas? Il manifesta un sang-froid qu’on n’attendait pas de ce « bleu »!
Alors que le monstrueux serpent, d’un coup de rein fort violent, parvenait enfin à projeter le bout de sa queue hérissée sur la nuque de son obstiné cavalier, l’assommant ainsi, le jeune Delcourt, avec une précision merveilleuse et une maestria tout aussi remarquable, fit feu par trois fois sur l’ophidien fantastique et malfaisant, avant que celui-ci replonge à l’abri dans les eaux sombres du marais.
Toutes les balles portèrent! Sous l’impact des projectiles, la tête du reptile éclata. Instantanément, le corps du Sucuriju s’amollit puis retomba, éclaboussant abondamment les naufragés du temps. Aussitôt, une infecte, insoutenable odeur de pourriture se répandit, tout à fait immonde.
Enfin, Fermat et Benjamin sortirent de leur immobilité et tirèrent Daniel sur le radeau, n’hésitant pas à se mouiller davantage.
Parallèlement, un grouillement sinistre envahissait les restes de l’anaconda. Tous les piranhas du bayou venaient participer à la curée, profiter de cette aubaine. Ils étaient immunisés contre le venin du Sucuriju. L’eau devint carrément pourpre.
Comme au temps lointain des ancêtres de Kiku U Tu, les prédateurs proies avaient encore droit de cité dans cet Univers façonné par l’Ennemi. En quelques secondes, toute la chair du serpent disparut sous ce qui tenait lieu de dents aux cruels piranhas.
Or, sur le radeau, un autre drame s’achevait. Fermat se rendit à l’évidence avec un soupçon de contrariété et beaucoup d’émotion. Son ancien capitaine n’était pas sorti indemne, sain et sauf de sa lutte avec l’anaconda crotale. Des milliers de trous ornaient sa combinaison de survie. Maintenant, l’organisme du daryl était envahi par l’affreux venin du Sucuriju et Daniel Lin ne disposait plus de la partie artificielle de son cerveau pour endiguer efficacement la progression du poison! Dommage qu’il ne fût un Haän! Ah! Décidément! Cette mise à l’épreuve de Johann était une réussite pour l’Ennemi! Dans son repaire, quel qu’il soit, le Grand Architecte des anti- mondes
pouvait se frotter les mains.
Agenouillé près de Daniel, plongé dans l’inconscience, André le voyait trembler de fièvre.
- Ah! Bon sang! Rugit Benjamin avec colère. Ne pouvons-nous rien faire pour le soigner ou du moins le soulager?
- Hélas, non, répondit le commandant avec dépit. Nous n’avons pas à notre disposition le matériel nécessaire pour combattre le venin et découvrir l’antidote. Sitruk, espérez, toutefois. Il ne faut pas perdre de vue que Daniel Wu est un mutant…
- Vous dites cela mais au fond de vous, vous pensez que…
- Non!
Marie André qui avait détourné les yeux du corps souffrant du daryl, remarqua:
- A trois cents mètres, la berge! On dirait que c’est la fin du marais.
- Certes, mais où aborder? Demanda Fermat. D’un côté, les crocodiles, de l’autre, une odeur plus que suspecte!
- Oncle André, fit Violetta décidée, il vaut mieux les alligators que les humains cannibales! Ne reconnais-tu pas les mythiques Topinambous, friands de gigots de Blancs?
- Quelle horreur! Jeta Delcourt. Sur des claies, j’identifie des peaux humaines tannées en train de sécher! Violetta a raison. Il vaut mieux les sauriens. Mais comment les faire fuir? Ah! Une idée me vient! Mon pistolet à fusées que j’ai emprunté à mon oncle! Vous ai-je dit qu’il était capitaine d’un bateau de pêche, à Saint Malo, spécialisé dans la prise de thons et de morues?
- Monsieur Delcourt, articula Violetta avec force, plus jamais je ne dirai que tout votre barda était inutile! Mieux, vous m’épatez!
- Merci, répondit le jeune homme en s’inclinant et en rougissant.
- Au lieu de bavasser, tirez, s’énerva Sitruk.
Est-ce que ce fut bien la fusée? Les alligators fuirent. Toutefois, un autre phénomène s’enclencha. L’Ennemi ne désarmait pas et ne laissait guère de répit à ses marionnettes.
Le ciel clignota, tout simplement, alternant sans cesse le jour et la nuit! Le soleil tropical cédait la place aux étoiles australes et vice versa. Fermat put cependant reconnaître la Croix du Sud.
Lorsque le pénible clignotement cessa, nos héros n’étaient plus que des naufragés pitoyables. Leur errance sur les eaux empuanties du marais semblait avoir duré pour le moins une demie année. Au propre et au figuré, ils ressemblaient à des épaves humaines terriblement amaigries, recouvertes de haillons. Les hommes arboraient une barbe pouilleuse longue jusqu’au ventre! Leurs cheveux grouillaient également de vermine et atteignaient leurs reins! Tristes fantômes surgis des profondeurs de la jungle! Les femmes n’avaient rien à leur envier. Toutefois, inexplicablement, Daniel Lin, un fois encore, malgré le coma dans lequel il était plongé, n’était pas affecté par cette nouvelle épreuve. Il restait relativement propre.
Quant au radeau, il pourrissait. Le bois, gorgé d’eau, se détachait par plaques. Nos amis allaient-ils tous sombrer, périr noyés, absurdement?
Or, chose surprenante, comme si, là, deux puissantes volontés s’affrontaient, l’embarcation atteignit la berge cahin caha. D’un seul coup, la fatigue, immense, eut raison de nos héros revenus de l’enfer vert. Pris dans les rets du sommeil, ils s’endormirent, oubliant le danger toujours tapi.

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La gloire de Rama 4 : l'apothéose du Migou chapitre 32 partie 1 : Les procédures de contact avec l'antique vaisseau Hellados...

Les procédures de contact avec l’antique vaisseau Hellados avaient été respectées. L’Haarduck établit la communication audiovisuelle avec le Langevin. Sur l’écran tridimensionnel de la salle de commandement, Irina identifia le Sinkar Albriss en personne. En effet, les archives du Langevin possédaient des portraits de l’extra-terrestre : l’homme était grand, les traits ascétiques, et sa peau présentait une couleur bistre tirant sur le marron. Les Helladoï noirs représentaient 40 % de la population.
De son côté, le capitaine de la flotte d’Hellas marqua sa surprise de voir une humanoïde de type inconnu s’adresser à lui dans sa langue natale, sans la moindre faute d’accent. Après les salutations formelles, Albriss osa demander :
- Vous et les vôtres, êtes-vous en difficulté?
- Sinkar Albriss, dit Irina, effectivement, mon vaisseau de l’Alliance des 1045 planètes, qui a pour nom le Langevin, se trouve hors de ses repères habituels.
- Sin Kara, constata l’Hellados, vous parlez une forme légèrement altérée de ma langue. Cela m’étonne au plus haut point, car mon peuple, qui parcourt l’espace interstellaire depuis tantôt cinq cents cycles, n’a pas encore eu l’heur de rencontrer votre espèce.
- Cela est normal, capitaine. En années standard de mon époque, il s’en faut de 750 de mes années. Voyez-vous, je suis originaire de la planète Terra. Mais mon vaisseau et moi-même venons du futur. Quant à vos experts scientifiques, ils ne se sont pas encore intéressés à mon monde qui leur paraît peu civilisé. Et si je dois en révéler davantage, je vous demanderai une entrevue face à face, dans votre bureau. Vous pouvez avoir toute confiance en moi, car je me rendrai seule à votre bord sans aucune arme.
- Volontiers, Sin Kara. Cependant, il m’a semblé reconnaître parmi les membres de votre équipage une représentante Castorii. Votre espèce aurait donc fait alliance avec ce peuple vindicatif et guerrier?
- A mon époque, les Castorii se montrent des alliés fidèles conduits par l’honneur.
- Je veux bien vous croire, Sin Kara. Vous serez toujours la bienvenue à bord de mon vaisseau. Mais qui me garantit que vous n’userez pas de ruse avec moi? Peut-être après tout disposez-vous d’une technologie offensive que j’ignore.
- Sinkar Albriss, répondit Irina. Je vénère Vestrak, les miens aussi. Le pacificateur d’Hellas est connu de toute la galaxie. La cause est suffisante, a-t-il dit un jour, accordant le pardon à un ennemi qui avait voulu l’assassiner. Confondu, ce dernier devint son plus fidèle collaborateur. Dois-je le nommer? Albriss. Vous portez le même nom, car vous descendez en ligne directe de ce noble guerrier.
- Vous savez sur ma civilisation beaucoup de choses, Sin Kara. Vous êtes donc la bienvenue à mon bord ; je vais donner l’ordre à mon premier lieutenant de préparer une navette de transbordement.
- Je vous en remercie du fond du cœur, Sinkar Albriss, reprit Maïakovska, mais ne vous donnez pas cette peine. Communiquez-moi l’emplacement précis de votre bureau, et je m’y télé porte directement.
- Télé…porte?
- Oui, bien évidemment, mon vaisseau vous est supérieur en technologie et en armement. Il m’aurait suffi d’un signe…

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Irina s’était donc télé portée dans les quartiers personnels d’Albriss. Respectant les rites d’accueil, le capitaine Hellados avait présenté à la jeune femme, tout à fait respectueusement, le breuvage national de sa planète, une sorte d’infusion au goût âpre et amer, appelée « thé » par commodité. C’était une décoction de pollen d’un chèvrefeuille local, à l’odeur puissante, très revigorante.
La Russe, à qui son époux avait enseigné le cérémonial à suivre dans ce cas, ne commit aucune erreur. Quant à Albriss, qui d’habitude, affichait la plus grande impassibilité, il avoua son trouble.
- Sin Kara, je ne connais point votre peuple, mais vous respectez nos coutumes à la perfection. Comment cela est-il possible?
- Je vais répondre, seigneur Albriss. Mais ne m’appelez point Sin Kara. Chez les miens, ce grade correspond à celui de commandant. Je ne suis que capitaine, et je commande le Langevin par intérim.
- Soit, expliquez-vous, capitaine.
- Je vais tâcher d’être brève et de résumer. Comme je vous l’ai déjà déclaré, mon vaisseau vient de l’avenir, à une distance de 5000 cycles. Je sais que vos astronomes ont déjà découvert notre système solaire. Dans cinq cents cycles, vos explorateurs scientifiques y enverront des sondes, puis des expéditions humaines dans 3000 cycles. Vous êtes capables de dépasser la vitesse de la lumière, mais guère plus. J’en viens aux faits. Après des péripéties trop longues à raconter ici, mon vaisseau et mon équipage nous retrouvons coincés dans ce passé lointain. Certes, le Langevin atteint des vitesses relativistes qui pour vous sembleraient impossibles, mais encore faut-il qu’il ait à sa disposition des cristaux d’orona intacts - Irina avait employé le terme helladien qui remplaçait celui de charpakium -, à un degré de pureté élevé, et en quantité suffisante. Mes synthétiseurs pourraient en fabriquer, mais ils ont été bien trop sollicités et je tiens à les ménager.
- Capitaine Maïakovska, je comprends. Vous me demandez de vous fournir ces cristaux.
- Tout simplement de nous signaler les planètes où on en trouve à l’état naturel dans ce secteur. Mes ingénieurs pourront toujours les enrichir.
- A ma connaissance, il n’y a aucune planète qui ait de l’orona à l’état natif dans ce système. Il faudrait que l’Haarduck se détourne de sa route et se dirige vers Angula à 7,4 années lumière. Ce système contient sept planètes, et la deuxième est une bonne source d’approvisionnement pour nos vaisseaux.
- 7,4 années lumière, ce qui correspond à 10 années lumière en convertissant en mesures terrestres. Envisageable. Mais il va nous falloir plusieurs mois pour nous y rendre!
- En forçant nos moteurs, nous pourrions atteindre la planète en un dixième de cycle.
Irina fit un rapide calcul mental.
- Cinq mois? Je n’ai pas le choix. Sinkar, j’accepte. Mes ingénieurs viendront renforcer les superstructures de votre vaisseau.
- Entendu. Changeons de sujet. Et maintenant, capitaine, pourriez-vous m’expliquer la présence de cette Castorii sur le Langevin?
- Si vous me promettez, Sinkar Albriss, par les flammes de Stadull, de garder le secret.
- Décidément, vous connaissez les miens! Mais je respecte les coutumes de mon peuple! Que mon cœur soit réduit en cendres si je faillis à ma parole!
- A mon époque, commandant Albriss, presque tous les peuples de la galaxie se sont unis, y compris les Castorii auxquels vos descendants ont pardonné depuis longtemps.
- Je m’en réjouis.
- Dans cette alliance, il y a bien sûr les Helladoï, mais aussi les Otnikaï, les Castorii, les Kronkos, les Marnousiens, les Cygnusiens et bien d’autres encore.
- Une alliance de 1045 planètes!
- Plus précisément 1053, mais l’Empire est connu sous ce nom là.
- Qu’en est-il des Odaraïens?
- Espèce éteinte dans 5000 cycles. Cela ne signifie pas cependant que la galaxie soit devenue une avenue très sûre.
- D’accord. Cette forme légèrement altérée de ma langue que vous parlez…
- Tout langage évolue. En tant qu’officier supérieur de l’Alliance, je pratique les langues de nos amis les plus fidèles.
- Dame Maïakovska, mon équipage, mon vaisseau et moi-même nous mettons à votre service. Avez-vous des provisions en quantité suffisante? Nos médecins pourraient également vous prêter main forte, à condition que notre savoir ne vous paraisse pas trop archaïque
- J’accepte de tout cœur votre offre, et ce d’autant plus que nous avons subi de nombreuses attaques. Malgré la très haute qualification de mes médecins, j’aimerais volontiers bénéficier de l’aide d’assistants Helladoï.
- Votre serviteur, Dame Irina Maïakovska.
Albriss se leva et avec grâce, s’inclina devant la jeune femme.

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Le bordj se retrouvait donc cerné par une montagne d’eau phénoménale ; quant au Touareg Inuit, il avait disparu, tout simplement. Secouant violemment Fermat, Uruhu réussit à tirer le commandant de son rêve. André grogna de mécontentement. Mais, soldat endurci jusqu’au bout des ongles, il comprit qu’on ne le réveillait pas pour rien. L’adolescent néandertalien désignait d’un doigt tremblant l’énorme masse d’eau qui menaçait d’ennoyer le fortin avec des grondements dantesques. Aussitôt, Fermat se mit debout et ordonna :
« Urgence 1! »
Daniel Wu et Benjamin Sitruk réagirent instantanément. Bousculant les civils, les deux hommes les réveillèrent brutalement :
« Ô, Dieu de mon père! Fit Violetta. Nous sommes fichus! »
Inexorablement, la menace se rapprochait. L’océan en furie ravageait tout sur son passage telle une divinité immémoriale courroucée. Déjà, l’enceinte du fortin avait été avalée.
- Une seule solution s’offre à nous, dit Daniel avec un calme remarquable. Traverser avec nos tenues de survie. Capitaine, vérifiez les masques à osmose.
- Quelles tenues de survie? S’exclama Marie André qui s’agitait autour de ses affaires. A ma connaissance, nous n’avons qu’un scaphandre ; or, j’ai abandonné dans votre vaisseau l’appareil de pompage. A vrai dire, je croyais que vous en disposiez en plus perfectionné. Voyez-vous, j’escomptais une expédition comme celle du prince de Monaco.
- Delcourt, cessez donc de discourir dans le vide, répondit sèchement Daniel. Mettez plutôt ce masque!
Le daryl lui tendit un minuscule carré transparent, qui, au contact de la peau, s’étendit jusqu’à englober tout le visage. Toutefois, le jeune homme respirait normalement.
- A ton tour, Violetta! Reprit le commandant Wu. Tu dois avoir une tenue en double dans ton sac à dos. Vérifie.
- Oui, en effet. Qu’est-ce que j’en fais?
- Tu la donnes à Aure-Elise.
Marie s’inquiétait, non pour elle, mais pour les animaux.
- Papa, et Bing, Ufo et Gllump, ils vont mourir étouffés! On n’a rien prévu pour le singe!
- Ma petite, rassure-toi. Je crois que l’orang-outan est capable de se passer de la combinaison et du masque respiratoire.
- Ah, et pourquoi donc? Questionna Mathieu.
Ce fut Fermat qui lui répondit :
- Il fait partie de ce monde.
- Certes, mais il reste encore le problème du chien et du chat, rappela Marie.
- Décidément, nous nous sommes encombrés d’une véritable arche de Noé, souffla Fermat. Pour préserver les animaux, il nous suffit de les plonger en animation suspendue.
- Pas plus d’une heure, oncle André! Rappela Violetta. Nous ne sommes pas outillés pour les ranimer facilement.
Fermat se contenta de hausser les épaules car le temps, qui comme à loisir, s’était amusé à ralentir son cours, reprit un écoulement plus rapide. Van der Zelden s’amusait aux papotages de ses marionnettes. Il se délectait de leurs propos, les dégustait, les humait, tel un vieux vin au bouquet nonpareil.
Finalement, le mur d’eau n’était plus qu’à quatre mètres de nos égarés. En rechignant, Uruhu avait revêtu la tenue de survie. Cependant, il ne manifesta aucune panique lorsqu’il vit le commandant Wu pénétrer résolument à l’intérieur de la masse aquatique. La pression y était élevée, quoique relativement supportable, atteignant 12 atmosphères. D’un signe, Daniel fit comprendre de régler au maximum le scaphandre peau. L’orang-outan entra le deuxième dans l’eau, commença par tousser, puis, miraculeusement, parvint à respirer comme s’il était muni de branchies. Peut-être était-il amphibie, après tout!
Ufo et Bing, enveloppés précautionneusement dans des couvertures spéciales, endormis, n’avaient besoin de respirer de l’oxygène qu’une fois par heure. Daniel Lin pouvait se passer parfaitement de la tenue de survie, car, même dépourvu de ses talents d’androïde, il lui restait son entraînement extrême subi pendant des années. Ainsi, il pouvait passer des profondeurs abyssales aux crêtes déchiquetées de Terra Nova dont les sommets culminaient à 20000 mètres d’altitude sans dommage aucun.
Benjamin fermait la marche, avec Marie André et Aure-Elise à ses côtés. Freiné par sa blessure, les premières minutes de nage ne furent pas faciles pour lui. Pour l’instant, la faune aquatique brillait par son absence.
Hélas, cette illusion confortable et rassurante ne dura pas! Sans transition, une véritable floraison de formes de vie éclata, « explosion cambrienne » à la sauce Johann!
Désormais, des algues pourpres carnivores flottaient près de nos amis, s’agglutinant en une danse reptilienne hypnotique autour d’araignées de mer géantes qui se retrouvaient ainsi piégées. Sur la gauche, une théorie de requins s’approchait dangereusement. Parmi ce bestiaire, il y avait des Wiwaxia, limaces cuirassées du Cambrien, des Anomalocaris affamés
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qui, avec leurs appendices mobiles, saisissaient furtivement des trilobites et les broyaient pour s’en nourrir.
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Cependant que nos amis progressaient tant bien que mal, la faune fantastique se diversifiait sous la houlette capricieuse de l’Ennemi. Ah, si la troupe avait eu le temps de s’émerveiller! Des crevettes aveugles de grande taille et des poissons géants translucides dépourvus d’yeux, leur front comportant un fanal phosphorescent, nageaient de concert avec le groupe de tempsnautes. Ces animaux des profondeurs abyssales présentaient un piètre aspect, fort repoussant, avec leurs dents énormes qui saillaient de leur gueule. Droit devant le groupe, à demi ensablés, des Euryptérides, scorpions aquatiques colossaux, guettaient leurs proies.
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Soudain, à la droite de Marie André, jaillirent, inattendus, d’énormes poissons globes,
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les fameux fugu à la chair empoisonnée. Leurs dos hérissés de pointes menaçaient le jeune homme. Naturellement, Delcourt commença par paniquer. Tout en étant bon nageur, il n’était pas préparé à affronter ce qu’il voyait. C’était pourquoi il n’avait pas pris garde à ses jambes qui maintenant, se retrouvaient prises dans des algues, algues qui s’attaquaient à sa combinaison protectrice. N’osant demander de l’aide, il eut le réflexe malheureux de sortir de sa tenue un couteau dentelé ainsi qu’un harpon fabriqué par Uruhu. Daniel, qui se retournait pour voir comment progressaient ses compagnons, avisa juste à temps le geste de l’étudiant. Ondoyant à une vitesse surhumaine, le daryl se saisit du jeune homme avec force. L’étreinte des algues pourpres se relâcha mais d’une manière si brutale, qu’à son tour, entraîné par le poids de Marie André, Daniel tomba sur le sol sous-marin, soulevant un nuage de vase, vase si épaisse qu’elle en rendit invisibles les eaux avoisinantes. Dérangée dans son sommeil, une huître perlière d’une taille remarquable, approchant celle d’un Bénitier, ouvrit alors sa coquille béante. Elle se mit à aspirer les particules alentours pour les filtrer et s’en nourrir ensuite.
Une poignée de secondes, le commandant Wu et Delcourt parurent impuissants, attirés par ce flux. Ignorant son épaule endolorie, Benjamin intervint témérairement. S’emparant du harpon abandonné par Marie André, il le lança avec une adresse remarquable en direction de l’huître. L’arme pénétra dans la chair et la nacre du mollusque bivalve. Blessé, l’animal referma aussitôt sa coquille. Cependant, un autre danger se profilait.
Imitant les coquilles Saint-Jacques, le monstre se mit à bondir avec frénésie, soulevant encore plus de vase. L’eau devint si opaque que plus personne ne sut où il se trouvait. Nos amis s’égarèrent, car il était absolument impossible de se repérer au soleil. Toutefois, les fugu s’étaient évaporés, c’était la bonne nouvelle.
Durant cinq bonnes minutes, chacun de nos égarés du temps marcha ou nagea au hasard. Lorsque enfin, l’opacité se dissipa, Violetta s’aperçut avec angoisse qu’elle faisait face à une araignée de mer de trois mètres de diamètre, un prédateur muni de pinces acérées.
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Les adultes étaient hors de portée. Le crustacé agitait ses pièces buccales frénétiquement, de même que ses palpes ; il était prêt à happer l’adolescente, afin de la mastiquer. Son épaisse carapace le protégeait. Uruhu, pas si éloigné de la jeune fille, trop effrayé par ce monstre inconnu, n’osait lui porter secours. Il surveillait d’autres prédateurs plus classiques : des murènes, des longues anguilles verdâtres, des méduses, et d’autres animaux fort mystérieux à ses yeux, tels que des vers annelés gigantesques, des éponges titanesques, des anémones plus ou moins agressives, des mille-pattes marins à sclérites aux yeux à facettes disséminés sur les flancs, des lys de mer métallisés,
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capturant continûment poissons et crustacés, des agnathes primitifs cuirassés et venimeux, et ainsi de suite.
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Violetta s’en tira d’extrême justesse grâce à de nouveaux phénomènes physiques qui lui sauvèrent la vie à court terme, mais bien dangereux…
Ce fut sans doute la combinaison de survie de nos héros, - encore que pour l’Orang-outan! -, qui les empêcha de ressentir immédiatement les modifications physico chimiques importantes de l’eau : augmentation de la température, de l’acidité, de la salinité mais parallèlement, fluide de moins en moins liquide s’épaississant davantage à chaque seconde qui passait.
Désormais, le groupe nageait dans une eau à la fois bouillante, acide, gélatineuse et sulfurée, ce qui eut raison de la faune mosaïque. Périrent en nombre les poissons, les bivalves, les mille-pattes. L’araignée de mer eut sa coque dissoute et sa chair rongée et ébouillantée. Des crustacés rougis éclataient, abandonnant des débris d’exuvie, tandis que les requins crevaient, le ventre en l’air. Des coquillages, ces merveilles du Cambrien, devenues charognes hideuses, remontèrent à la surface, telle une éclosion de fleurs mortifères dégageant une puanteur digne de la cloaca maxima.
Cependant, tous ces débris organiques nauséabonds indiquaient le moyen de sortir de ce piège. Il était temps pour nos héros car leurs combinaisons s’endommageaient et il s’en fallait de quelques secondes pour qu’ils fussent condamnés à mort. Parallèlement, le poil de l’orang-outan collait et fumait.
Remonter, le plus vite possible, quoiqu’il en coûtât! Tant pis si en chemin, on heurtait malencontreusement les milliers de poissons et de méduses morts. Johann s’amusait à simuler l’effet des rejets industriels dans l’océan, transformé en mélasse, à la suite de marées noires à répétition.
Il était évident que tous nos nageurs risquaient de finir englués, prisonniers de cette gangue visqueuse mélangeant hydrocarbures lourds, acide sulfurique, marais stagnants putrescents et lave de dorsale océanique en fureur! En remontant dans un élan désespéré, oubliant presque de respirer, le groupe croisa encore des cadavres composites incroyables de chimères, provenant des profondeurs abyssales : moines de mer à l’abdomen gonflé, en partie humains,
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restes de kraken rongés, Asturkruks et anguilles mêlés, Architeuthis,
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baleines à bras (!) et sirènes, qui présentaient les traits de l’ex lieutenant Johnson.
Las but not least, nos rescapés émergèrent sales, épuisés, meurtris, gluants mais vivants, de cette soupe immonde. Tous recherchaient un air pur qu’ils quêtaient avidement. Cependant, à bout de forces, l’orang-outan haletait bruyamment, sa respiration sifflante et douloureuse, son poil mazouté et souillé. Le malheureux Gllump surnageait avec difficulté. Bien qu’il éprouvât une répugnance certaine, Fermat commença à pratiquer sur le simien la respiration artificielle.
Pendant que le commandant opérait, il se laissait porter par le remous ainsi que ses valeureux compagnons. Le ressac conduisit les survivants sur la rive d’une pénéplaine tranquille, totalement arasée par les ères géologiques virtuelles qui s’étaient succédées. A perte de vue s’étendait une herbe rare, jaunie et sèche. Aussi loin que le regard portait, aucune aspérité. Partout, la désolation, l’absence apparente de vie. Pourtant, en abordant la terre ferme, nos amis y découvrirent des centaines de cercles de pierres. Aucun autre élément de notable. D’où provenaient ces cercles? Qui les avait édifiés, dans quel but?
Une fois étendus sur la plage de sable blanc et fin, nos héros, harassés par leur équipée, évitèrent de dresser le bilan de leurs aventures. Miséricordieux, le sommeil s’empara d’eux brusquement. Toutefois, l’équipement de survie était perdu, englouti au fond des abysses de cette eau marine saugrenue.
Un temps indéterminé s’écoula, qui n’eut aucune prise sur les intrus. Finalement, ils sortirent de leur inconscience, leur fatigue évaporée, nullement inquiets de leur situation, comme si leurs émotions s’étaient engourdies ou avaient été abandonnées au fond du piège marin. A l’orée de la plaine, une table se dressait, abondamment garnie de victuailles. Des fumets délicieux chatouillaient les narines de nos affamés.
- Décidément, notre tortionnaire sait vivre! émit Daniel sarcastiquement. Il joue les hôtes accomplis avec un cynisme rare.
- En fait, il s’amuse avec nous comme si nous n’étions que des cobayes, compléta Fermat.
- Quant à moi, soupira Delcourt dont le ventre gargouillait bruyamment et inélégamment, j’ai trop faim et trop soif pour dédaigner cette bonne chère!
Violetta ne fut pas la dernière à s’installer. Elle avait cependant pris la précaution de s’assurer comment se portaient les animaux. Maintenant, tout en savourant une omelette aux fines herbes mousseuse à souhait, elle s’exclamait :
- On peut dire tout ce qu’on veut de ce type malfaisant et sadique, mais il a des manières de gentleman! La preuve, il n’a pas oublié les gamelles pour Bing et Ufo. A ce qui me semble, ça ne provient pas d’une boîte de conserve.
- Bah, il se moque de nous, tout simplement, répliqua Benjamin. Van der Zelden connaît les faiblesses des êtres vivants et il retarde à plaisir la « hora de muerte ».
- Oui, et alors? Tu en profites en cet instant!
- Violetta, j’ai le choix! Ou me laisser périr de faim par orgueil, ou accepter mon sort!
- Papounet, nous sommes les pions d’un jeu de rôle à échelle cosmique!
- Un jeu de rôle?
- Dans les livres pour enfants et dans les cartes publiés à la fin du XX e siècle, dans la première histoire, celle où Sarton avait échoué, tu devais te mettre dans la peau d’un des personnages du récit. Selon les chiffres que tu obtenais avec une paire de dés, tu étais prisonnier à l’intérieur d’un labyrinthe ou encore, tu te retrouvais dans une caverne sombre. Ensuite, pas peinard du tout, tu devais affronter maints adversaires : des dragons tous plus dangereux les uns que les autres, des cyclopes, des lutins, des sorciers, des « packman », des chevaliers fous et j’en oublie!
- Intéressant!
- Ce qui l’est davantage, c’est-ce faisan aux morilles. Délicieux! Se pourlécha Marie André.
- Et nos bêtes? S’enquit Mathieu.
- Ne t’inquiète pas, grand frère, dit Marie de sa voix gentille. Ufo s’est gavé à la vitesse grand v! Là, il dort en boule à mes pieds. Quant à Bing, il est en train de faire un sort au jambon fumé.
- Avez-vous remarqué, reprit Sitruk, combien Gllump a vite récupéré? Son poil présente un lustre remarquable ; et il savoure les papayes et les litchis présents sur la table.
- Il ne s’agit pas là d’une générosité gratuite, rappela le commandant Wu. Ce trait de caractère est étranger à Johann. L’orang-outan nous accompagne toujours. Il doit avoir son utilité dans le plan de l’Ennemi. Quoique…
- Vous avez sans doute raison, Daniel, répondit Fermat. Van der Zelden nous force à poursuivre.
Violetta, enfin rassasiée, observait, curieuse, l’étrange décor qui les entourait.
- Les adultes, regardez! Quand on évoque le loup, inévitablement, il finit par sortir du bois! A propos des jeux de rôles, voici des personnages qui correspondent parfaitement à ces vieilles lunes. Ils sont apparus sans coup férir. Je suppose qu’ils sont les gardiens du nouvel obstacle.
Effectivement, trois nouvelles créatures venaient de surgir de nulle part. Leur aspect présentait un côté pour le moins surnaturel. Visiblement, il s’agissait d’êtres mosaïques hétérochroniques, sortis tout droit des spéculations d’un mathématicien déjanté du style du fameux Mandelbrot-Kolmogorov du XXIe siècle! Il fallait y rajouter la touche supplémentaire d’un artiste de la Renaissance, le célèbre Arcimboldo. Ainsi, le premier des gardiens des cercles de pierres rappelait les tableaux du peintre maniériste italien du Cinquecento.
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Cependant, au lieu d’incarner une seule saison, il les figurait toutes les quatre. C’était pourquoi il apparaissait en même temps et simultanément comme un arbre dénudé, une foisonnante floraison du printemps à laquelle il ne manquait que les senteurs exquises, une fructification d’un mois d’août chaud et ensoleillé, quelques champignons automnaux et vignes rougissantes des vendanges. Cet être protéiforme était cerises et poires, curcubitacées, noix et amandes, renoncules et coquelicots, pied de loup et perce-neige, lupin et œillet, azalée et jonquille, ampélopsis et volubilis, aiguilles enneigées de sapin et feuilles mortes de platanes emportées par le vent aigre de novembre, pastèque striée et pêche parfumée, stalactite de cristal et framboise sauvage (ad libitum pour le lecteur imaginatif).
La deuxième créature affichait un aspect encore plus baroque si possible, comme si elle avait été la victime privilégiée de la tactique Formica des Asturkruks. Elle dévoilait donc à l’envi des parties de corps fœtales, fossiles, juvéniles, en putréfaction ou encore adultes voire hyper adultes… L’oeil gauche se formait à peine, avec une pupille tout juste identifiable, la paupière absente non encore dessinée, tandis qu’au contraire, son pendant droit souffrait de la cataracte et se voilait. La bouche était soumise au même phénomène : dents de lait apparentes au maxillaire inférieure, lèvre supérieure édentée. Les doigts de l’être se déformaient sous l’arthrite et se reformaient conformément à l’embryogenèse ; ainsi, des phalanges de squelette côtoyaient des bourgeons palmés de fœtus d’un mois et demi, un index boudiné d’un bébé rieur se tendait à l’opposé d’un annulaire déformé par les rhumatismes d’un très grand vieillard.
Le troisième monstre ressemblait à une créature née dans un autre univers et un autre temps : un nain de boue néo Maya du Popol Vuh que l’agent terminal Michaël avait voulu sauver de l’extinction. Mais la troisième civilisation post atomique de la chrono ligne 1720 devait disparaître pour laisser la place aux S. La face de la statue vivante était à peine ébauchée. Cela ne l’empêchait point de dessiner un oh d’étonnement. Son crâne revêtait bien l’aspect caractéristique d’un Maya, le chignon arrière artificiellement allongé par le port durant l’enfance d’une coiffe en bois ; des plumes d’ara constituaient sa tunique de dignitaire.
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Ce fut le nain de boue qui prit la parole, mélangeant le nahuatl et le dialecte Maya Quiché.
- Téméraires pérégrins! Le temps est venu pour vous d’affronter les cercles! Qui se dévouera le premier? Qui tentera d’abord l’épreuve?
- J’aimerais bien savoir en quoi elle consiste avant de me lancer! Remarqua avec bon sens Violetta.
- Ma fille, notre mésaventure t’aurait-elle rendue sotte? Répliqua Benjamin. Il est tout à fait évident que le piège consiste en des bulles de temps divergentes accolées!
- Tout à fait! Rétorqua le Néo Maya. Mais apprends qu’il y a aussi quelques cercles inoffensifs. Trouve-les!
Personne parmi le groupe s’étonnait de comprendre l’étrange créature qui pourtant s’exprimait en une langue peu courante.
Le capitaine Sitruk voulut se dévouer et se lancer. Il estimait sans doute que sa mort serait profitable aux autres. Cependant, une main à la poigne de fer le retint.
- Laissez-moi y aller le premier, fit le commandant Wu d’une voix douce mais ferme. Ici, le courage ou la témérité ne suffiront pas. L’empathie y est nécessaire. Il est hors de question Benjamin, que vous vous sacrifiez!
- Mais… objecta l’intéressé.
- Tout système, même apparemment chaotique, possède sa propre logique. Il me faudra l’appréhender. Le cercle A est bon, le B mauvais, le C mauvais également sera suivi d’un D inoffensif et ainsi de suite…
- Daniel semble oublier que 50% de son cerveau ne fonctionne pas! Jeta avec acidité Fermat, mécontent d’avoir été devancé par son ancien subordonné. Peut-il donc calculer les probabilités à l’infini pour repérer et identifier les cercles à emprunter?
- André, fit le daryl qui avait parfaitement entendu les paroles peu amènes du Français, croyez-vous que, durant toutes ces années, je n’ai fait appel qu’à la partie positronique de mon cerveau? Le plus souvent, je m’en passe!
Afin de rassurer son compagnon, il mit une main sur son épaule tandis que l’être de boue reprenait la parole.
- Un seul itinéraire! Ne vous trompez pas! Insista-t-il.
Les animaux familiers n’avaient pas eu la patience d’attendre qu’un des humains se décidât. Bing, qui courait après un lézard, se mit à folâtrer en tous sens sur le gigantesque échiquier, subissant de multiples transformations. Il passa tour à tour d’une race canine à l’autre sans que cela l’affectât davantage: fox terrier, ce qu’il était à l’origine, loulou de Poméranie, dogue allemand, bichon, retriever, pit-bull, épagneul, basset, caniche, westie, doberman, chihuahua, lévrier afghan, coton de Tuléar, pékinois, berger des Pyrénées, huskie, bouledogue, boxer, pinscher, beauceron, cocker, etc.… Il alla jusqu’à alterner des races non encore créées ou disparues! Parfois, il évoquait les chiens de l’Égypte antique ressemblant au dieu Anubis, ou encore des dogues du Moyen Âge que l’on rencontrait assis aux côtés de leurs maîtres près d’imposantes cheminées, le soir à la veillée.
Naturellement, Ufo ne resta pas sage ; il courut après le chien. L’orang-outan suivit également, n’attendant pas que Daniel eût finit. Il se retrouva coincé entre deux cercles différents. Désormais, on pouvait douter que le grand singe roux fût une créature de Johann!
Sensible au sort de son ami, Uruhu se précipita. Sans savoir comment, il parvint à sauver Gllump. Ne le faisant pas passer dans les cercles de pierres mais dans les intervalles aussi étroits fussent-ils, il le tira hors de l’échiquier. Cependant, le presque humain commençait à se ressentir des distorsions contradictoires. Il était écartelé entre deux plans d’existence à la fois : étirement arrière accéléré et ralentissement quantique.
Pendant ce temps, Daniel s’était enfin décidé. Il avait posé les deux pieds à l’intérieur d’un cercle, non au hasard. Comme espéré, rien ne se produisit.
- Bien! Soupira Fermat, soulagé. Notez tous la position!
Puis, le commandant traduisit pour l’adolescent K’Tou.
Imperturbable à la relative agitation, Daniel réfléchissait intensément. Il examinait tout dans les moindres détails, analysait la disposition des pierres, leur teinte, l’air autour et au-dessus de lui, le moindre souffle de vent, les odeurs et les senteurs les plus imperceptibles, les minuscules insectes qui passaient ou au contraire évitaient certaines cases. Son intelligence n’était donc pas amoindrie même si son cerveau ne disposait plus de la positronicité.
« Là, l’air présente une légère altération. Cette fourmi qui redevient larve… Non, il serait judicieux de ne pas emprunter ce cercle! Ce quatrième sur la droite, c’est l’inverse! Vieillissement accéléré. Peu me chaut de ressembler à un vieillard édenté! La preuve que je ne me trompe pas : la chitine de cette libellule. Alors, sautons dans le cinquième. »
S’étant déplacé d’une case, il permit ainsi à Fermat de l’imiter. Encore un cercle de franchi. Encore un autre et puis un autre. Ici, la terre semblait desséchée, sans âge, et le tourbillon d’air au-dessus du cercle formait comme un entonnoir qui se déportait vers la gauche. Visiblement, cet endroit était soumis à un vieillissement rapide, un peu comme si n’importe quelle créature prenait d’un seul coup trois cent mille ans!
« Bien! Posons le pied sur la deuxième case à droite, poursuivait le daryl. Senteur de printemps, mes poumons s’emplissent d’un air neuf, mais je ne rajeunis pas! Quant à ce cercle, en face, apparemment, il ne présente aucun danger ; méfiance! La fiente d’oiseau. Quel aspect étrange! Hum! Une graine! Si j’y vais, je me retrouve embryon, sort tout aussi redoutable qu’être un vieillard cacochyme! Sautons donc de trois cases, droit devant! J’avais raison ; rien ne se passe! Là, une minuscule brindille au centre de ce cercle. Hum! Piège double! J’en frissonne! Rajeunissement et pétrification. Intéressant, cependant. Une partie du bois bourgeonne tandis que l’autre est aussi dure qu’un tronc fossilisé du Carbonifère!»
Un à un, les autres tempsnautes suivaient avec précaution Daniel Wu. Benjamin fermait la marche. Aure-Elise, qui était l’antépénultième, tétanisée par une peur fort compréhensible, buta contre une pierre. Mal lui en prit! Se foulant la cheville, sous la douleur fulgurante qui la parcourut alors, elle s’accroupit. Pour ce faire, elle posa malencontreusement sa main à l’intérieur du sixième cercle gauche. Son membre se métamorphosa en une main poilue et rabougrie d’Australopithèque femelle!
Marie André, en véritable chevalier servant - il en pinçait de plus en plus pour elle- s’empressa de la secourir. Avec une hardiesse et une force qu’on ne lui soupçonnait pas, il tira sa promise de l’affreux traquenard. Aux côtés du jeune homme, momentanément à l’abri, la jeune fille ne cessa pas toutefois ses gémissements. Visiblement, elle souffrait, non plus de l’écartèlement quantique, qui avait cessé aussitôt qu’elle s’était retrouvée provisoirement en sécurité, mais bien de douleur.
Se penchant avec compassion, Delcourt constata qu’Aure-Elise avait la cheville droite foulée.
Tout devant, Daniel poursuivait sa progression. Il avait bien vingt mètres d’avance sur ses amis. Accaparé par ses observations, il en oubliait son chat. Ufo, qui était parti à la poursuite de Bing, avait filé comme un éclair. L’infortuné félin, malgré son intelligence fort développée, fut piégé à son tour! Ses cellules se regroupèrent en amas et l’adorable bête régressa à un stade antérieur de son évolution. En un peu plus d’une seconde, l’incorrigible Ufo redevint un magnifique chaton de trois mois, en pleine santé, au poil noir et blanc tout luisant, aux yeux bleu saphir ; fort jeune, il savait à peine miauler.
Violetta récupéra la bête familière. Avec dépit, elle vit que le félin ne recouvrait pas son aspect habituel.
« Allons, bon! Dit-elle contrariée. Daniel sera mécontent. »
Quant à Uruhu, il commit une erreur. Il fut confronté au phénomène d’accélération hétérochronique phylogénétique. En quelques secondes, il ressembla à un super Homo Sapiens de plus de cent cinquante mille ans au bas mot dans le futur et présenta un front très haut, dépourvu de cheveux, un crâne poli et pointu, couleur ivoire, un visage triangulaire, une dentition réduite à vingt-six dents, un torse étroit, des membres grêles. Il dépassait allègrement les trois mètres de haut. Son allure, hyper néoténique, rappelait vaguement quelque chose à Fermat. Intrigué, le commandant se dévoua. Tiré par André, le K’Tou eut la chance, une fois hors du cercle lithique dangereux, de redevenir un adolescent néandertalien tout à fait ordinaire.
- Ah! Ça y est! Je sais ce que me rappelle Uruhu ! Un épisode d’Au-delà du réel, «Le sixième doigt!». Avec cet Écossais, David machin chose!
Cependant, soucieux, Fermat examina soigneusement le Néandertalien. Physiquement, celui-ci était indemne. Mentalement, c’était autre chose! Le K’Tou oscillait entre l’agressivité et la prostration.
Loin devant, Daniel Wu avait presque achevé. Encore un cercle et il était sorti d’affaire. Opportunément, une couleuvre lui indiqua qu’il n’y avait qu’une solution possible : devant lui, tous les cercles constituaient des pièges. Le reptile périt donc, écartelé en de multiples segments mosaïques disséminés en une douzaine de cases, tête ayant régressé au stade d’un proto agnathe chinois du Cambrien, corps durcifié, pétrifié, amalgamé à même la roche, queue embryonnaire ornée d’ébauches de membres postérieurs et maculée de membrane d’œuf. Un des segments était mou et translucide, revenu au stade de protozoaire.
Se retournant, sans se déplacer à l’intérieur du cercle dans lequel il se tenait, Daniel lança un dernier avis:
- Il va vous falloir éviter la dernière rangée! Toutes les cases sont mortelles!
Tous acquiescèrent et parvinrent tant bien que mal à effectuer le saut. Delcourt eut le plus de peine. Il avait une excuse : il portait Aure-Elise dans l’incapacité de marcher. Durant cinq secondes, il oscilla en équilibre périlleux sur une partie du cercle, mais il réussit in extremis à sortir du traquenard. Le trajet éprouvant avait duré deux kilomètres et, maintenant, une barrière naturelle se présentait, constituée de cristaux géants et d’amas de boue solidifiée. Ces cristaux de silice émettaient des pensées modulées que Daniel captait clairement. Il servit donc d’intermédiaire entre ses compagnons et les nouveaux gardiens.
- Intrus, tu n’appartiens manifestement pas à notre espèce! Pourquoi demandes-tu le passage?
- Les miens et moi-même recherchons nos semblables. Nous avons réussi l’épreuve des cercles de pierres, mais cela nous a fatigués et nous avons besoin d’aide. Deux de mes amis sont blessés.
Le plus grand des cristalloïdes vibra, émit une lumière et répondit :
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- Être organique, tu as été franc avec nous. Nous t’accordons le passage à toi et aux tiens. Cependant, nous devons te prévenir qu’au-delà de notre monde s’étend une forêt mortifère. En son centre, il y a un marais où rampent et nagent des bêtes immondes tels les mythiques Sucurijus!
- Certes, cela nous intéresse. Merci pour cette mise en garde. Mais, et les humains?
- Ainsi, vous vous nommez comme cela! Par delà les marais et la vaste forêt, vous apercevrez des artefacts, des dômes. Se présentera le temple labyrinthe polymorphe des dieux universels et de Rama. Celui-ci les commande tous! Nous préférons vous avertir, explorateurs organiques! Vous allez traverser le royaume de la mort, de la destruction! Beaucoup l’ont visité, personne n’en est revenu!
- J’avais cru comprendre, à tort, que nous étions les seuls humains égarés en ce lieu.
- Pas les seules formes de vie pensantes ; seuls ceux qui ont été en communication directe avec l’essence même du Multivers peuvent espérer se tirer sans dommages de ce lieu.
Daniel Wu s’inclina profondément et remercia une fois encore. Fermat n’affichait pas son impatience mais il lui tardait de comprendre ce qui s’était produit.
- Alors? Fit-il sur un ton détaché qui ne trompa personne.
- Nous pouvons y aller, répondit laconiquement le daryl.
- Soit, mais comment vous y êtes-vous pris, tout à l’heure pour réussir ce prodige?
- Rien qui ne soit impossible pour un observateur entraîné. Un peu de concentration, beaucoup de sang froid et…l’enseignement de Li Wu, mon grand-père et précepteur. Je me souviens d’un certain Wong. Il est maintenant le supérieur d’un des plus grands monastères de Lhassa. Pourtant, au départ, il n’était pas particulièrement doué!
- Ce n’est pas le moment le plus judicieux pour perdre son temps en des digressions oiseuses, conclut André qui avait rencontré autrefois ledit Wong et qui l’avait jugé comme un interlocuteur difficile et plein de ressources.

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