vendredi 22 janvier 2010

La gloire de Rama 4 : l'apothéose du Migou chapitre 32 partie 2 : Plusieurs heures s'étaient écoulées.

Plusieurs heures s’étaient écoulées. On approchait de la soirée tandis qu’une chaleur lourde s’appesantissait sur le groupe qui venait d’effectuer une nouvelle halte après une très longue marche. L’équipe avait enfin atteint la forêt sempervirente. Autour de nos amis, une myriade d’insectes bourdonnait. Les vêtements collaient inconfortablement à la peau. Depuis bien longtemps déjà, Aure-Elise oubliait d’être élégante. Elle était trop épuisée pour cela. Il lui tardait de prendre un véritable repos. Traînant la patte, suant et ahanant, Benjamin se montra déçu.
- Commandant, dit-il en s’adressant à Daniel Wu, il me semble que nous sommes revenus à notre point de départ, non? Aurions-nous tourné en rond?
- Aucune crainte à avoir à ce niveau-là, Sitruk. Votre impression est fausse. Beaucoup de détails diffèrent en fait et, depuis que nous avons abandonné la navette, nous avons parcouru précisément 158 kilomètres.
- D’accord, monsieur, je vous fais confiance. Mais ces animaux-là, tout près de nous, sans queue ni tête?
- Ouais, si je n’étais pas si harassée, je dirais qu’ils sont chouettes! Siffla Violetta. Ces écureuils aux yeux de mouche, à la bouche en forme de demie tranche d’ananas, ces oiseaux au pelage iridescent, et non au duvet banal de plumes, ces fougères roses à l’odeur musquée, ces mousses violettes qui vous grattent et vous rongent la peau! Bref, ça devient… lassant et je suis de plus en plus blasée!
- Est-ce que quelqu’un peut me dire si ces moustiques crevettes sont normaux? Demanda Marie André tout en s’épongeant le front.
- Sans doute, lui répondit Daniel Lin. Ils ne font que mélanger les plans d’organisation des insectes et du zooplancton.
- Peu importe, lança Fermat avec un rien d’agacement. Au lieu de bavasser, essayons plutôt de trouver un abri pour la nuit qui approche!
Ayant ensuite ajusté sa paire de jumelles, André examina la flore de près, tâchant de repérer un site propice au repos nocturne. Un instant, il fronça les sourcils, intrigué. Il venait de remarquer un grouillement suspect à deux cents pas environ sur sa droite. Curieux, il s’approcha avec moult précautions.
« Bizarre! », marmonna-t-il. Puis, il fit :
- Daniel, s’il vous plaît, venez un peu par ici… Pouvez-vous identifier ce dont il s’agit?
- Bien évidemment, André, répondit le daryl sans se démonter. Des fourmis carnivores d’une teinte bleue. Pourquoi pas? La Marabounta en train de nettoyer une dépouille! Et, d’après l’odeur de putréfaction, elle remonte à une douzaine de jours.
- Vous avez raison. Oh! Dieu! Ce squelette est humain!
Cependant, nullement affecté par la trouvaille d’André, Daniel cherchait de quoi éclairer davantage la scène, la lumière se faisant chiche.
- Qu’ai-je donc fait du briquet de Marie André? Dit-il pour lui-même.
Visiblement, le commandant voulait éloigner les fourmis de la dépouille. Rôtis et effrayés par les flammes, les insectes se retirèrent, laissant à nu ce qui restait du cadavre fort abîmé. Auprès du squelette, on pouvait toutefois identifier une vieille sacoche de cuir. Nullement dégoûté, Daniel se saisit de celle-ci et en fouilla l’intérieur. Avec soin, il en retira un carnet toilé qu’il se mit à lire rapidement malgré la pénombre ambiante.
- Qui est ce malheureux? questionna Fermat. Vous comprenez la langue de ces notes?
- Ce n’est pas bien difficile, le texte est en castillan. L’homme répond au nom d’Antonio Muńoz et, d’après ses notes, il viendrait de l’an 1948.
- Ah! Quel 1948?
- Je l’ignore! Il croyait s’être égaré quelque part entre le Venezuela et le Brésil, sur le territoire interdit des Maquiritares et des Piaroas, terre interdite sise entre l’Amazone et l’Orénoque. La dernière page est rédigée dans un style totalement décousu. Jugez plutôt:
« ¡Le ho visto! El Sucuriju grandioso, maravilloso y terríble ! Con su boca negra y sus ojos amarillos, su grandeza incredíble. »
- Bon, ce Muńoz a trouvé le serpent géant. Mais cela ne nous renseigne pas sur les circonstances de sa mort, déclara le Français pragmatique. Son squelette n’est ni démantibulé ni déformé.
- André, oubliez votre répulsion naturelle et penchez-vous. Examinez ses côtes.
- Ah! En effet! Je reconnais une espèce de baguette frêle, aux trois quarts rongée par les fourmis. Une flèche peut-être?
- Mmm… A la pointe empoisonnée n’en doutez pas. Ah! Un dernier détail. L’ultime phrase rédigée de son carnet signale qu’il possédait un radeau en balsa.
- Bah! Depuis belle lurette, il a pourri dans cette humidité!
- Pas d’accord! Répliqua Daniel Lin . Il l’avait dissimulé en hauteur dans le creux d’un tronc d’un arbre géant. En fouillant, nous le trouverons.
- Décidément, vous êtes un sacré optimiste! En effet, ainsi, nous pourrions traverser le marais. Mais, en attendant, pensons à nous sustenter, puis nous passerons ensuite la nuit suspendus à une dizaine de mètres de hauteur.
- Comme d’habitude, quoi!

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Pendant ce temps, qu’advenait-il de Pamela? Subissait-elle toujours les fantasmes imposés par Nuru?
Cependant, Kraksis mobilisa ses dernières forces et se jeta sur l’Homuncula. Il n’aurait pas dû céder à un mouvement de pitié, tout à fait incompréhensible chez lui! Mais il est vrai que Winka était en partie sa création. Se sentant agressée, la jeune femme réagit alors instinctivement. Du centre de son crâne jaillit une énergie lumineuse qui foudroya le colonel. Atteint en pleine poitrine, le cyborg calmar dégagea une épouvantable odeur de friture et son armure fut portée au rouge puis chauffée à blanc. A l’intérieur de sa carapace, Kraksis cuisait comme s’il était plongé dans un bain d’huile bouillante. Finalement, l’armure se détacha par plaques, dévoilant le corps frêle, dégénéré et livide du colonel. L’Asturkruk apparut nu, tel un fœtus grêle surdimensionné de mollusque. L’homme de confiance de l’Archonte agonisait. Il respirait de plus en plus bruyamment et irrégulièrement, sous le regard impavide de Winka.
Insensiblement, Nuru avait reculé dans la pénombre. Sa tâche accomplie, il se fondit dans l’obscurité, n’ayant été que le bras armé de Johann, un bras docile et peu conscient des conséquences de son acte. A moins qu’une autre Entité menât le bal…
Dans la vaste caverne, six Asturkruks survivants, désemparés, ne savaient désormais que faire. Cependant, leur hésitation ne dura pas. La vengeance les poussa à converger vers l’officier assassin, leur désir de meurtre clairement visible dans leurs yeux.
Or, à nouveau immobile et prisonnière de ses illusions, Pamela croyait voir s’avancer vers elle non pas six soldats Asturkruks mais des milliers d’Homunculi furieux, réclamant justice! Perdant alors le peu de sens de réalité qui lui restait, constatant avec amertume que ses puissants pouvoirs mentaux avaient disparu, la mutante n’eut d’autre choix que de se mettre à courir, empruntant un boyau au hasard. Celui-ci était facilement identifiable par la présence de tommettes rouges, tandis que ses parois ressemblaient à celles d’un tube vitrail multicolore, présentant des embranchements et des coudes multiples, presque à l’infini.
La fuite de la jeune Homuncula dura un temps indéterminé. Ses bottes martelaient le sol en un écho qui retentissait et allait se répercuter contre les parois, donnant l’impression de la suivre, voire de la pourchasser. Devant la fugitive, le vitrail couloir se compliquait, se transformait en mosaïques de possibilités, en fragments d’éclats de cristal décomposé et éclaté, reconstituant et reflétant la lumière des millions et des millions de fois.
Ainsi, des myriades de Pamela, réduites à la taille d’une minuscule lame, ou même d’un atome, paraissaient courir après l’infini, l’improbable, dans les coudes d’un corridor dépourvu de bornes. Tout était devenu miroir. Plafond, sol, murs, boyaux. Dans ce labyrinthe, Winka, piégée, métamorphosée, agrandie, rétrécie, élargie, étirée, ressentait la nausée l’envahir lentement, mais n’en poursuivait pas moins sa course folle, ne ralentissant pas. Là, ni haut ni bas : une sensation de vide, tout simplement, de chute, à l’intérieur d’un puits sans fond, comme si la jeune femme avait été transportée sur la planète mère des Haäns, la fameuse et tant redoutée Haäsucq.
Les gradients de la pesanteur variaient sans cesse. La capitaine crut se voir dans la glace composite aplatie jusqu’à n’avoir que l’épaisseur d’un millimètre, écrasée par la trop forte pression! Mais l’illusion se compliquait : chaque éclat de miroir ne reflétait plus le même enchantement, et la victime engluée dans ce piège alla jusqu’à différer de ce qu’elle était réellement. De jamaïcaine, elle devint Inuit, Nordique, K’Toue, Erectus, Haän, Castorii, Sestris, et bien d’autres espèces encore… Toutefois, elle poursuivait sa fuite, courant sur les parois, renversée, tête en bas, en avant ou / et en arrière!
Alors que, fugitivement, ses yeux apercevaient une femelle orang-outan, Pamela eut la sensation d’être aspirée par le haut au travers d’une étroite cheminée. Aussi soudainement que la montée vertigineuse avait eu lieu, elle cessa brutalement. Nullement décontenancée, l’ex lieutenant Johnson reprit sa course. Cette fois-ci, prisonnière d’un cul-de-sac, elle vit, face à elle, son double qui se rapprochait. Ne comprenant toujours pas que le phénomène était produit par l’hypnose dont elle était la victime, Pamela accéléra encore. Maintenant, l’étroit corridor s’était métamorphosé en salle circulaire totalement close. Le lieu était revêtu de miroirs reflétant la jeune femme démultipliée. Allait-elle se heurter à ses doubles? Or, au lieu de percuter la paroi, Winka sauta, traversant donc sans dommage l’obstacle imaginaire!
La course se poursuivait toujours, devenue maintenant une course de haies. Pamela passa de reflet en reflet. Toutefois, désormais, ses doubles successifs se mirent à fusionner avec elle, pour redevenir enfin une et unique!
Assez loin derrière la jeune capitaine, les Asturkruks endurèrent le même piège insidieux. Toujours mus par un sentiment de haine, ils crurent avoir affaire à un ennemi innombrable. Les miroirs déformaient leurs reflets en Haäns, Alphaegos, Odaraïens, Castorii Sestris, Helladoï, humains, oursinoïdes d’Ankrax, et ainsi de suite…
L’un des soldats, tâtant machinalement son arme de poing, constata avec satisfaction qu’elle possédait encore 15% de son énergie. Enfermé dans sa rancune haineuse, il fit feu sur l’Alphaego qu’il croyait avoir en face. Bien évidemment, la créature s’abattit morte, mais le calmaroïde aussi! Dans son torse, un énorme trou béait. L’Asturkruk s’était tué lui-même.
Un autre guerrier eut aussi un réflexe malheureux. Lui pensa affronter un Kronkos. Cependant, un troisième soldat parvint à traverser le miroir. C’était comme s’il passait au travers d’une eau gélifiée ou d’une cuve de mercure. Mais au fur et à mesure qu’il se retrouvait de l’autre côté, le cyborg calmar s’incorporait au miroir, se confondant atome après atome au cristal lui-même! En mourant, il poussa un cri qui ne retentit pas. En quelques secondes, il ne resta de l’être absolument rien, ses particules étant agglomérées au miroir de ce monde sans logique.
Les trois deniers survivants voulurent imiter Pamela et sauter à travers les obstacles. L’un d’entre eux se retrouva piégé comme une mouche dans de l'ambre fossile. Le cristal se durcissant, il finit par s’immobiliser et mourut faute d’air. Prisonnier dans l’ambre géant, ses yeux fixes reflétant à jamais son épouvante, son bec tordu en un dernier rictus de souffrance, tout son corps contorsionné dans une attitude grotesque et pitoyable, il pouvait servir à l’amusement du cruel Johann.
Les deux ultimes survivants s’amalgamèrent eux aussi aux cristaux plats. Ils luttèrent désespérément pour tenter de s'échapper de cette prison en deux dimensions, mais ils ne réussirent qu’à détacher des fragments de miroir qui, chutant brutalement sur le sol, se brisèrent bruyamment. Écartelés en des centaines et des centaines d’éclats, ils périrent dans des conditions encore plus atroces que leurs congénères.
Loin devant, Pamela courait toujours, le souffle court, tournant sur elle-même, incapable d’appréhender la réalité. La lumière s’estompait, disparaissait, s’éteignait, revenait, puis repartait. L’obscurité totale l’oppressait, ses oreilles bourdonnaient sous la fatigue. Comme dans un rêve, la jeune femme percevait un halètement saccadé, une respiration rapide et heurtée. Elle n’était pas consciente que c’était elle-même qu’elle entendait ainsi, presque à bout de souffle! N’en pouvant plus, elle s’arrêta. Son cœur, peu à peu, se calmait dans sa poitrine tandis que ses poumons s’oxygénaient. Cependant, son ouïe développée perçut un nouveau bruit, un chant, une berceuse, dont machinalement elle traduisit les paroles. Cet air remontait à l’origine de l’humanité. La vieille Makar le chantait à ses descendants, à sa nombreuse progéniture. La mélodie s’était transmise, de plus en plus déformée, à toutes les cultures humaines au fil des millénaires;
« A Ani-Ou Ouni
A- Anou Ani (bis)
Ra- K’Ana Bi- K’Ana Saeva (bis) »
Coupée de la réalité, plongée toujours dans les ténèbres, Pamela sentait néanmoins sa peur s’estomper. Une émotion inconnue l’envahit, faite de tiédeur, de douceur et… d’amour! Elle regretta la mère qu’elle n’avait jamais eue, son sein qu’elle aurait dû téter ; elle éprouvait une nostalgie rassurante d’une présence féminine apaisante, consolant de toutes les peines et les chagrins d’enfants. Elle ne souhaitait plus que se blottir contre le sein de cette mère invisible qui se dérobait, et s’endormir en suçant son doudou ou son pouce dans cette quiétude, dans ce bonheur de la prime enfance qui ne lui avait pas été donné. Comme une toute petite fille, elle finit par se recroqueviller sur elle-même, en position fœtale. Un observateur aurait pu la croire endormie ; pris de pitié, il l’aurait laissée à son sommeil réparateur.
Les pensées de Winka erraient. Elle songeait à tous ces peuples, dépourvus de technologie qui, pourtant, avaient atteint une sérénité qui lui ferait toujours défaut, une paix qui se refusait à elle. Leur philosophie très avancée leur avait permis de voyager en esprit au sein même des secrets les mieux gardés de l’Univers. Eux savaient la simple Vérité : La Vie était tout, partout, sous toutes ses formes, en tous temps et en tous lieux au cœur du Pan trans multivers! La Vie, le Moteur de l’Univers, la Volonté, le pourquoi de la déité qui combattait l’Entropie et ne s’avouait jamais vaincue, qui repoussait la Noirceur, le Gouffre du Néant, encore, toujours, sans repos! La Vie qui venait à bout de l’Entropie par toutes les armes et par tous les moyens, qui faisait preuve d’astuce, qui avait opté pour l’intelligence pour triompher d’Elle.
La dernière pensée consciente de la jeune femme fut une parole de Li Wu, une sentence du philosophe chinois qu’elle n’avait pas connu :
« La Vie ne connaît aucune limite, ni dans le temps ni dans l’espace. Elle s’affranchit de tous les obstacles, obstinée et tenace. Dans l’Univers, tout est vie : la poussière qui constitue les étoiles, la nébuleuse en formation, la fleur qui bourgeonne, l’écorce de l’arbre tombé à terre, le galet usé par le ressac, la pierre témoin muet et immobile des mutations de la nature, le sel de l’océan. Tout n’est qu’un, tout participe à la Vie, à l’Expérience première et ultime à la fois. Tout fusionne avec la Vie, tout est Vie! »
Au mandarin classique, se substituèrent d’autres dialectes, d’autres langages, humains et extraterrestres, puis des pensées, des images pensées émanant d’êtres ignorant la parole, dépourvus d’ouïes, des langues ondes, des langues particules de gaz, des pensées brutes, des pensées pures, des pensées énergie, des pensées émanant de la Divinité? Sans le vouloir Winka frôla la Déité parturiente en devenir. Mais il était trop tôt, beaucoup trop tôt, et cette dernière se retira…
La lumière revint, un éclatant éblouissement, comme si tous les soleils de toutes les galaxies de tout le Pan trans multivers s’étaient allumés simultanément, rayonnant de concert dans la même fractale de temps. Cette lumière si vive, si vivante, faisait mal.
Or, malgré la douleur, la brûlure, Pamela ouvrit les yeux! Cependant, l’aveugle lueur s’atténua et il n’y eut plus qu’une clarté supportable. La jeune femme était parvenue dans le palais des mirages d’un artefact du célèbre Musée Grévin, où, maintenant, les simulations de toutes les civilisations des mondes et antimondes, des ante mondes et post mondes, des ante temps et des temps futurs, se confondaient en une mosaïque hétérochronique. Comme il va de soi, le Pan trans multivers se rebellait contre l’Entropie, répétant à loisir, opiniâtre et téméraire, enfant têtu, tout ce qui avait été, tout ce qui serait, tout ce qui devait être un jour indéterminé…

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En hôte fort civil, Albriss offrait à dîner à Irina Maïakovska, dans ses quartiers privés du vaisseau Haarduck. La jeune femme, connaissant parfaitement les usages helladiens, respecta les rites fort anciens du repas rituel. Tous les plats présentés étaient végétariens, que ce soient les potages, les beignets de légumes, les salades et le dessert composé de fruits divers. Avant d’avaler une bouchée, celle-ci était mâchée sept fois! Entre chaque plat, Irina buvait sans frémir deux gorgées de l’infusion parfumée servie dans une lourde tasse en grès. Cette infusion avait un goût prononcé de cactus, de piment et d’ortie ou l’équivalent.
Une fois le dîner achevé, Albriss tendit à la jeune femme un rince-doigts afin qu’elle se rafraîchît les mains. Ceci fait, le Sinkar s’autorisa à demander des nouvelles des membres de l’équipage du Langevin.
- Les survivants se sont entièrement remis du traumatisme de l’invasion Alphaego. Tout danger étant désormais écarté, le docteur di Fabbrini a sorti de stase son fils Isaac, répondit aimablement l’humaine.
- Qu’en est-il de votre officier pithécanthrope?
- Il grandit normalement, avec une préférence marquée pour la compagnie de la jeune chimpanzé qui a entrepris de l’éduquer. Toutefois, nous le prendrons en main dès qu’il atteindra six mois.
- Mon cœur se réjouit de voir que vous êtes tous sortis d’affaire. De plus, nous approchons du secteur de collecte de l’orona. Nos vaisseaux atteindront la planète dans une cinquantaine d’heures.
- Oui, si nous maintenons la moyenne actuelle.
- Peut-être espériez-vous aller plus vite? Vos officiers s’ennuient sans doute…
- Non, absolument pas. Au contraire, mon équipage est heureux de cette collaboration. Il apprécie plutôt ce repos mêlé de travail. Quant à mon historienne Celsia, elle a pu combler quelques lacunes.
- Cette jeune officier, fort capable, mérite à être connue davantage! Peut-être aimeriez-vous que je mette à votre disposition une quinzaine d’ouvriers terrassiers?
- Je vous en saurai gré. Merci. Voyez-vous, nos plasma foreuses à moteur ionique présentent quelques limites lorsqu’il s’agit de fouilles délicates.
- Des moteurs ioniques pour des foreuses? Ah! Si je n’étais pas à même d’envisager tous les risques, je vous demanderais volontiers de me montrer les schémas de ces merveilleuses machines!
Irina sourit et répliqua:
- Vous savez parfaitement que je n’en ferais rien!
- Puisque tout est dit, terminons cette cérémonie en rendant hommage à Stadull, la divinité bénéfique qui a permis cette rencontre.

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Comme toujours, l’Ennemi n’avait pas perturbé le sommeil récupérateur de nos aventuriers malgré eux. On pouvait s’étonner de sa relative bienveillance à leur égard.
Grâce aux indications du carnet d’Antonio Muńoz, Daniel Wu, Fermat et Delcourt avaient pu récupérer le radeau en balsa. Celui-ci était assez vaste et assez solide pour supporter le poids de nos amis. Ainsi, Daniel et André traînèrent le radeau jusque sur la berge du marais qu’il leur fallait traverser. Les lanières qui retenaient les troncs avaient été renforcées.
Violetta monta la dernière à bord après s’être occupée de Gllump et des enfants. Ufo et Bing ne s’étaient pas fait prier. Aure-Elise, recroquevillée près du bagage de Marie André, examinait de près les troncs. Elle émit une remarque innocente :
- Peut-être que je m’abuse, mais ce radeau me semble trop neuf!
Personne ne rétorqua. Uruhu à l’avant de l’embarcation, fronçait les narines, intrigué par ce qui flottait entre deux eaux.
- Yul Cherl! Ga-ka! Cria-t-il à l’adresse de Daniel.
Haussant les épaules, le commandant s’approcha.
- Oui, je l’avais vue, Uruhu. Tu as raison, cette peau de serpent empeste! Les mouches qui bourdonnent au-dessus d’elle se montrent bien agressives. Mais il n’y a rien à craindre.
- Hé bien! S’exclama Delcourt. La taille de cette peau de serpent ne vous étonne pas? Elle mesure bien huit mètres cependant!
- Effectivement, et alors? Le Sucuriju a mué, voilà tout! Vous qui rêviez d’explorer l’Amazonie, vous y êtes en plein, non? D’après les écrits de Muńoz ainsi que ceux d’autres explorateurs, cette espèce rampante atteint facilement les douze mètres, et si vous voulez plus de précision de ma part, cette mue abandonnée ne mesure que 8 m 32!
- Houlà! Monsieur Wu! Sous-entendriez-vous que nous n’aurions affaire qu’à un jeune serpent, encore adolescent? J’en frissonne de peur! Mais j’avoue que tout cela est également palpitant! Je vis dans ma chair même des aventures encore plus fascinantes que celles de Jules Crevaux!
Fermat ne décolérait pas devant les propos badins échangés.
- Cela suffit, bon sang! Foin de discussions crypto zoologiques. Peut-être ai-je un sixième sens qui se développe, mais j’ai la sensation gênante que quelqu’un nous observe. Oh! Ne souriez pas Sitruk! Je ne fais pas allusion à van der Zelden!
Le silence retomba, un silence tout relatif d’ailleurs. Les arbres qui encerclaient le marais grouillaient d’une vie frémissante. La jungle dans toute sa splendeur s’offrait. Cependant, les eaux noires étaient fendues régulièrement par les rames maniées par Fermat et Wu. On sentait que les deux officiers étaient des experts dans cet exercice.
Le voyage se poursuivit.
L’eau sombre du marais dégageait une odeur caractéristique de pourriture provenant de chairs en décomposition, de terre qui ne séchait jamais, de débris d’arbres et de plantes qui, lentement, s’accumulaient. Tout autour de nos infortunés explorateurs volaient des moustiques vampires, des libellules géantes et des papillons aux ailes irisées. Une chaleur particulièrement moite faisait abondamment transpirer Aure-Elise qui jamais n’avait rencontré tant d’humidité.
Marie avait chaud, elle aussi. Elle souhaitait vivement se rafraîchir. Naïvement, elle amorça le geste de tremper une de ses mains dans cette eau glauque et nauséabonde. La fillette était intriguée par des sortes de plaques de mousse qui surnageaient à la surface.
Mathieu se rendit compte un peu tard de l’inconscience de sa sœur.
- Soeurette, arrête!
- Ouille! Ma main picote et brûle!
Vivement, la fillette secoua son bras en soufflant sur sa paume endolorie.
- Qu’est-ce que c’est que cette langue noire? Elle s’accroche à ma peau et je ne parviens pas à la faire partir!
Violetta répondit :
- Une sangsue, cousine!
Marie André se pencha sur l’enfant et lui dit doucement :
- Donne-moi ta main, Marie et montre-toi courageuse.
Craquant une allumette, il délogea ainsi le parasite tenace.
- Oh! Mais vous m’avez fait bien mal! S’exclama la fillette fâchée.
Aure-Elise s’en mêla.
- Dîtes, il n’y a pas que des sangsues dans cette eau infecte! Quelqu’un peut-il me dire ce que signifient ces taches brillantes et mordorées?
- Des piranhas, mademoiselle Gronet, la renseigna le capitaine Sitruk.
Violetta se réjouit.
- Super! Comme dans les aventures du Marsupilami! Dommage qu’il ne soit pas ici! L’Ennemi aurait pu penser à le mettre dans le décor! On s’amuserait davantage! Et il y manque aussi un autre animal!
- Mmm, le jaguar, siffla Mathieu.
Benjamin frémit et lança:
- Les enfants, vous allez tenter le diable!
Marie André rajouta:
- Mais ils ont raison! Nous risquons de rencontrer tôt ou tard ce félin! Il vit en Amazonie. Mais pourquoi trembler? Nous avons pu sauver deux fusils et cinq boîtes de cartouches!
A l’arrière du radeau, Gllump commençait à s’agiter. Pourtant, l’animal devait être habitué à traverser ces eaux noires. Il se frottait vigoureusement les pattes inférieurs comme s’il voulait se débarrasser de quelque vermine qui l’envahissait.
- Qu’arrive-t-il donc à notre singe? Fit Fermat. Delcourt, prenez donc la rame et laissez Daniel vérifier ce qui se passe.
Le daryl s’approcha de l’orang-outan pour constater que le grand singe roux se débattait simplement avec cinq poissons carnivores qui lui arrachaient des touffes de poils!
- Laisse-moi t’aider, murmura le commandant Wu.
Malgré les multiples morsures, tous deux parvinrent à rejeter à la flotte les piranhas affamés.
Au loin, une scène courante se déroulait. Des cabiai, rongeurs géants, venaient s’abreuver comme de coutume à cette heure-ci. Malgré toute l’attention qu’ils portaient à la présence d’éventuels prédateurs, ils ne virent pas arriver deux jaguars qui chassaient en couple. Les félins bondirent et s’emparèrent chacun d’une proie. Paniqués, les rongeurs s’enfuirent, abandonnant le terrain.
http://touslesfelins.free.fr/photos/jaguar2.jpg
Mais le jaguar mâle s’était montré trop présomptueux. Une immense gueule aux dents acérées s’ouvrit, subitement sortie de l’onde noire et mortelle! Promptement, ses mâchoires puissantes saisirent à la fois le cabiai et le félin. Occupé à essayer de sauver sa peau, le fauve n’eut d’autre choix que d’abandonner le rongeur sud-américain.
Peine inutile! Le gros chat finit dans l’estomac de trois sauriens. Pendant ce temps, la dépouille du cabiai coulait dans l’eau nauséabonde, attirant d’autres prédateurs. Un bouillonnement apparut alors à la surface laissant présager ce qui advint : ensuite, une tache pourpre s’étala. Le rongeur avait été nettoyé par les piranhas.
Uruhu n’avait pas osé donner un coup de main à Daniel. Jamais le Néandertalien n’avait vu de cherls pourvus de dents! Cela le troublait. De plus, la chaleur accablait l’adolescent venu d’une ère glacée. Sans cesse, de ses mains puissantes et larges, il s’épongeait le front. Un instant, il arrêta son manège, observant ses doigts, subitement inquiet. Daniel Wu se rendit compte de cela.
- Montre-moi tes mains, commanda-t-il à Uruhu, s’adressant à lui en langue K’Toue.
Le Néandertalien obéit mais avec réticence. L’adolescent présentait de minuscules plaques blanches sur les phalanges. Les parasites se multipliaient à vue d’œil.
- Oh! Mais tu développes des mycoses, sans doute à cause de l’humidité et de la chaleur. Je vais te soigner. Marie André, où avez-vous mis la trousse médicale?
- Avec les cartouches, dans le sac étanche!
Fouillant prestement, le commandant Wu trouva ce qu’il désirait. Après avoir réconforté Uruhu, il rangea les micro bulles médicinales.
- A gi ka! Fit alors le Néandertalien.
- Je l’avais remarqué. C’est-ce qui reste d’un jaguar.
- Qui ou quoi a pu le ronger ainsi? S’inquiéta à propos Aure-Elise, frissonnant malgré la température ambiante.
Personne ne voulut lui répondre. Puis, Marie André lâcha sa rame brusquement.
- Qu’y a-t-il Delcourt? S’écria Fermat quelque peu contrarié de ce nouveau contretemps.
- Un obstacle, monsieur. Ma rame vient de heurter quelque chose de lourd et de dur à ce qui me semble!
- Tiens donc!
André saisit la rame abandonnée par son compagnon et parvint à la dégager. Il possédait en fait une grande force qu’on ne lui soupçonnait pas au premier abord. Voyant apparaître quelques lambeaux huileux et peu ragoûtants de peau, Sitruk gémit.
- Aïe! Le serpent a visiblement encore mué!
- Oui et cela m’inquiète, reconnut Fermat. Le Sucuriju grandit à l’accéléré.
Sur ces paroles, sans crier gare, la nuit tomba d’un seul coup alors que, tantôt, s’il fallait en croire le soleil, il n’était que neuf heures du matin!
- Quel tour de sorcellerie est-ce là? S’étonna Aure-Elise d’une voix timide et tremblante.
- Aucune idée! Continuons de ramer! Répliqua André.
Dans une nuit d’un noir d’encre, où aucune étoile ne luisait, le commandant Fermat et Delcourt pagayèrent de plus belle. Cependant, malgré les ténèbres, la forêt « amazonienne » bruissait de mille cris. Daniel, qui possédait l’acuité visuelle d’un chat, eut un soulèvement d’épaules dénonçant sa surprise. Il allait exprimer une remarque mais il se retint; le jour venait de réapparaître, sans transition! Cette fois-ci, le Soleil était à son zénith.
- Cuidado! Cria Fermat en espagnol. Los Indios! Van a matar nosotros! Pronto! Más Pronto!
Comme tout le groupe, le commandant avait changé de nationalité et d’aspect, sauf… Daniel Lin. Le « Français » était maintenant vêtu d’une tenue paramilitaire kaki sous laquelle était visible une chemise tachée de sueur. Entrouverte, par-dessus, se croisaient deux bandes de cartouchières. Ses cheveux bruns un peu longs arboraient quelques touches de gris tandis que sa lèvre supérieure s’ornait d’une imposante moustache en forme de guidon de bicyclette! Marie André, quant à lui, était à peine couvert de quelques lambeaux de chemise, sales, et d’un short. Il avait tout à fait l’allure d’un rastaquouère! Personne ne lui aurait confié son porte-monnaie! Au coin d’une ruelle, à sa vue, un touriste se serait enfui à toutes jambes! Une barbe de huit jours ombrait ses joues de roux et sa chevelure emmêlée ignorait le peigne depuis une éternité.
- Peligro! Las mujeres están en peligro! Hurla-t-il.
Effectivement, notre ex futur avocat avait raison de s’inquiéter pour les femmes, la meilleure part du butin volé par nos aventuriers latinos. Marie, Aure-Elise et Violetta avaient elles aussi subi une métamorphose, et quelle métamorphose! Toutes trois incarnaient désormais trois authentiques Indiennes natives des rives de l’Amazone. Leurs torses dénudés sans pudeur révélaient leur peau bistre et cuivrée tandis que leurs longs cheveux gras pendaient librement sur leurs épaules.
Quant à Uruhu, lui aussi avait subi des modifications notables. Ainsi, il présentait les traits caractéristiques d’un Noir du Nordeste à la peau couleur café au lait, aux poils crépus, au nez épaté et à la bouche épaisse. Son chef s’abritait du soleil ardent par le port d’un chapeau de paille usagé avec, par endroit, des bords percé et retournés. Il avait enfilé un vaste pantalon de toile, trop large, effrangé et maculé de taches de graisse. Sur son front et sa poitrine velue de grosses gouttes de sueur perlaient. Cet esclave en fuite des plantations d’hévéas de Manaus faisait preuve d’un sang froid étonnant puisqu’il jouait sur son harmonica une berceuse amérindienne.
Par-dessus le radeau, une nuée de fléchettes plurent, semblables à celles des tribus Piaroas et Maquiritares.
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Si les animaux de compagnie n’avaient pas changé d’une touffe de poils, il n’en allait pas de même de Gllump. En cet instant, il ressemblait à un singe hurleur d’Amérique du Sud. Apeuré, il piaillait et s’agitait tandis que sa queue ébouriffée s’enroulait nerveusement autour de son corps. Seuls et étrangement, le commandant Wu et son fils Mathieu avaient conservé leurs personnalités habituelles, leurs mémoires également. L’Ennemi n’avait donc aucune prise sur le daryl et son rejeton! S’il fallait une preuve plus tangible de l’inefficacité de l’attaque, il suffisait de suivre les flèches qui piquaient un peu partout le commandant. Il n’en ressentait aucun effet!
- Aquì! S’écria « Sitruk ». Los Maquiritares!
Aussitôt, Benjamin, métamorphosé en colosse brun à la barbe en désordre, malgré son épaule qui le faisait toujours souffrir, s’empara d’un des fusils de « Marie André » et tira en direction d’un taillis sur sa gauche. Avec satisfaction, le géant rugit :
- Le ho matado! Muy bién! Voy a…
Mais il n’eut pas le temps d’en dire plus car, devant lui, Manuel - autrefois Marie André - s’effondra subitement, atteint par une fléchette celle-ci était enduite d’un venin provenant des écailles du Sucuriju et elle s’était plantée dans le gras du bras droit du jeune homme.
- Madre de Dios! Estoy perdido! Voy a morir! Gémit alors ledit Manuel.
Respirant péniblement, il ferma les yeux. Les effets du poison étaient foudroyants. Bousculant durement « Benjamin », Daniel se précipita et se pencha sur la blessure du jeune explorateur.
- Bernardo, levantate! Ordonna sèchement le daryl à l’ex capitaine.
Ce dernier obéit sans se poser de question et laissa le commandant Wu sucer méthodiquement la plaie de Manuel, absorbant le venin pour le recracher aussitôt. Sans se décourager, il agit ainsi de longues minutes jusqu’à ce que le jeune homme rouvre les yeux.
Or, à cet instant précis, la nuit revint, sans prévenir! Le sortilège s’évanouit dans les brumes. Johann van der Zelden changeait-il de tactique? Assurément. Certes, les Indiens avaient disparu mais les eaux du marais, sombres et nauséabondes, conservaient encore, dans leurs profondeurs, de bien lourdes menaces!
Marie André articula faiblement:
- J’ai le sang qui bat à mes tempes et je me sens sans forces, pourquoi?
- Vous avez été touché par une flèche empoisonnée. Ne parlez pas! Renseigna et conseilla Benjamin.
- Oh Seigneur! Je vais donc mourir! S’exclama le jeune homme affolé.
- Mais non, le rassura immédiatement Daniel. J’ai réussi à aspirer à temps tout le poison contenu dans votre sang ; cependant, je vous recommande d’économiser vos forces.
Delcourt n’eut cure de ce conseil. Péniblement, il se redressa. La tête lui tournait et il vacillait sur ses jambes.
- Rallongez-vous donc! Ordonna Benjamin.
Marie André n’écouta pas et fit, à l’adresse de Daniel Lin :
- Je ne saurais assez vous remercier ; vous avez risqué votre vie pour moi!
Le daryl haussa les épaules, choisissant de ne pas répondre. Il ne comptabilisait pas ce genre de dettes car c’était dans son habitude de se comporter toujours en Saint Bernard! Fermat s’inquiétait de voir revenue la nuit brutalement. Toutefois, ne restant pas inactif, il s’était remis à pagayer de plus belle, espérant un coup de main. Daniel comprit l’invitation muette et l’imita. Tout en ramant vigoureusement, les deux commandants entamèrent une discussion en mandarin.
- Ai-je rêvé ou bien avons-nous véritablement été dans la peau d’autres personnes durant quelques minutes? Questionna le plus âgé.
- Oh! Cela s’est réellement produit, lui répondit d’un ton faussement détaché Daniel Lin. Vous étiez tous métamorphosés en trafiquants et vous aviez enlevé trois Indiennes pour les vendre un bon prix sur le marché de Belém!
- Ah! Quelle déchéance! Soupira André. Transformés en garimpeiros du XXe siècle ou peut-être même du XIXe! Mais vous?
- Je n’ai pas été affecté par ce phénomène ainsi d’ailleurs que mon fils, reconnut le daryl. Cependant, je savais ce qui advenait.
Soudain, le commandant Wu cessa de parler. Il percevait, ou plutôt devinait, une glissade dans l’eau presque silencieuse, insidieuse ; quelque chose de terrifiant s’avançait droit devant le radeau à une vitesse prodigieuse. Instinctivement Fermat frémit en voyant Daniel se raidir.
- Bouddha! Marmonna le daryl. Là! Le Sucuriju! Il nous a pris pour cibles! Ses monstrueux yeux jaunes globuleux luisent dans la nuit!
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Effectivement, un gigantesque anaconda crotale - un hybride donc - fonçait droit sur le fragile radeau de balsa. Le prédateur chassait durant les heures nocturnes, affamé par ses mues successives ; car, oui, le reptile avait encore grandi! Désormais, avec ses 11 mètres 98, il était d’une taille formidable! Son diamètre imposant frôlait les deux mètres de circonférence. Il parvenait même à dépasser en horreur et en frayeur le célèbre anaconda d’un film tout à fait nul des studios américains, film produit dans les années 1990 de la chrono ligne 1721 bis!
Malgré ses nerfs solides et son entraînement, Fermat laissa échapper cette réflexion (en français argotique dans le texte):
« Nous sommes foutus! ».
Aussitôt, le jour revint, sans crier gare! Mais cette fois-ci, il était quinze heures au soleil. Alors, avant qu’André ait eu le temps de réagir et de se sacrifier peut-être, Daniel se jeta dans l’eau marécageuse, prêt à affronter l’affreux reptile, armé simplement d’un coutelas. Notre daryl avait-il été trop influencé par les films de Tarzan?
En fait, le commandant Wu s’était décidé parce que le serpent gigantesque allait commencer à donner des coups de dos furieux contre le radeau, afin de le faire chavirer. Les enfants étaient en danger et représentaient une proie facile.
- Daniel est manifestement devenu fou! S’écria Fermat hors de lui pour la première fois de son existence peut-être.
Le Français rageait d’impuissance.
- Papa, non! Hurla Mathieu en écho. Ne fais pas cela!
L’enfant voulut lui aussi se jeter à l’eau. La poigne de fer de Benjamin le retint in extremis.
Tel Tarzan, déjà cité plus haut, contre le seigneur Crocodile démesuré des BD de Burne Hogarth, périodiquement, Daniel ressortait de l’onde infecte, tout ruisselant, splendide de courage et de résolution. Ah! S’il avait encore possédé ses talents d’androïde, il serait sorti facilement vainqueur de ce duel! Sitruk n’en doutait pas une seconde.
Le ballet fascinant et mortel dura de trop longues minutes. Un instant, tous virent Daniel Lin chevaucher le long corps à la crête dorsale tout hérissée d’épines de dix centimètres de longueur et d’un centimètre d’épaisseur. A la pointe des dards, un liquide noirâtre suintait, sécrété par des glandes à venin. La bête fantastique, manifestement inspirée par des légendes du Moyen Âge, ne parvenait pas à désarçonner ce cavalier magnifique qui, obstinément, s’accrochait à elle, et enfonçait encore et encore la lame de son couteau dans ses écailles. Le Sucuriju, rendu furieux par la douleur, tordait son corps serpentiforme, se soulevait, secouait sa monstrueuse tête. Le sang se mêlait à l’eau en abondance.
Quel combat dantesque dont l’issue ne faisait hélas aucun doute aux yeux de Fermat! Une seconde, son regard croisa celui du Sucuriju. Il y vit le Mal absolu! Incarné sous l’aspect d’une énorme gueule ouverte, ses crochets perçants, sa langue bifide boursouflée. Le français reçut même de plein fouet son atroce haleine fétide.
Malgré tout son courage, André recula et se heurta à Benjamin.
Les deux officiers de la flotte interstellaire, fascinés par ce combat entre deux titans, savaient pertinemment qu’il était vain de porter secours à Daniel. Pour les deux humains, le daryl était déjà mort! De son côté, Aure-Elise se lamentait discrètement, ses larmes coulant silencieusement sur son visage tout chiffonné. Violetta consolait Marie et Mathieu s’était réfugié derrière sa cousine. Marie André surprit tout le monde en passant à l’action! Peut-être ne saisissait-il pas réellement ce qui était possible et ce qui ne l’était pas? Il manifesta un sang-froid qu’on n’attendait pas de ce « bleu »!
Alors que le monstrueux serpent, d’un coup de rein fort violent, parvenait enfin à projeter le bout de sa queue hérissée sur la nuque de son obstiné cavalier, l’assommant ainsi, le jeune Delcourt, avec une précision merveilleuse et une maestria tout aussi remarquable, fit feu par trois fois sur l’ophidien fantastique et malfaisant, avant que celui-ci replonge à l’abri dans les eaux sombres du marais.
Toutes les balles portèrent! Sous l’impact des projectiles, la tête du reptile éclata. Instantanément, le corps du Sucuriju s’amollit puis retomba, éclaboussant abondamment les naufragés du temps. Aussitôt, une infecte, insoutenable odeur de pourriture se répandit, tout à fait immonde.
Enfin, Fermat et Benjamin sortirent de leur immobilité et tirèrent Daniel sur le radeau, n’hésitant pas à se mouiller davantage.
Parallèlement, un grouillement sinistre envahissait les restes de l’anaconda. Tous les piranhas du bayou venaient participer à la curée, profiter de cette aubaine. Ils étaient immunisés contre le venin du Sucuriju. L’eau devint carrément pourpre.
Comme au temps lointain des ancêtres de Kiku U Tu, les prédateurs proies avaient encore droit de cité dans cet Univers façonné par l’Ennemi. En quelques secondes, toute la chair du serpent disparut sous ce qui tenait lieu de dents aux cruels piranhas.
Or, sur le radeau, un autre drame s’achevait. Fermat se rendit à l’évidence avec un soupçon de contrariété et beaucoup d’émotion. Son ancien capitaine n’était pas sorti indemne, sain et sauf de sa lutte avec l’anaconda crotale. Des milliers de trous ornaient sa combinaison de survie. Maintenant, l’organisme du daryl était envahi par l’affreux venin du Sucuriju et Daniel Lin ne disposait plus de la partie artificielle de son cerveau pour endiguer efficacement la progression du poison! Dommage qu’il ne fût un Haän! Ah! Décidément! Cette mise à l’épreuve de Johann était une réussite pour l’Ennemi! Dans son repaire, quel qu’il soit, le Grand Architecte des anti- mondes
pouvait se frotter les mains.
Agenouillé près de Daniel, plongé dans l’inconscience, André le voyait trembler de fièvre.
- Ah! Bon sang! Rugit Benjamin avec colère. Ne pouvons-nous rien faire pour le soigner ou du moins le soulager?
- Hélas, non, répondit le commandant avec dépit. Nous n’avons pas à notre disposition le matériel nécessaire pour combattre le venin et découvrir l’antidote. Sitruk, espérez, toutefois. Il ne faut pas perdre de vue que Daniel Wu est un mutant…
- Vous dites cela mais au fond de vous, vous pensez que…
- Non!
Marie André qui avait détourné les yeux du corps souffrant du daryl, remarqua:
- A trois cents mètres, la berge! On dirait que c’est la fin du marais.
- Certes, mais où aborder? Demanda Fermat. D’un côté, les crocodiles, de l’autre, une odeur plus que suspecte!
- Oncle André, fit Violetta décidée, il vaut mieux les alligators que les humains cannibales! Ne reconnais-tu pas les mythiques Topinambous, friands de gigots de Blancs?
- Quelle horreur! Jeta Delcourt. Sur des claies, j’identifie des peaux humaines tannées en train de sécher! Violetta a raison. Il vaut mieux les sauriens. Mais comment les faire fuir? Ah! Une idée me vient! Mon pistolet à fusées que j’ai emprunté à mon oncle! Vous ai-je dit qu’il était capitaine d’un bateau de pêche, à Saint Malo, spécialisé dans la prise de thons et de morues?
- Monsieur Delcourt, articula Violetta avec force, plus jamais je ne dirai que tout votre barda était inutile! Mieux, vous m’épatez!
- Merci, répondit le jeune homme en s’inclinant et en rougissant.
- Au lieu de bavasser, tirez, s’énerva Sitruk.
Est-ce que ce fut bien la fusée? Les alligators fuirent. Toutefois, un autre phénomène s’enclencha. L’Ennemi ne désarmait pas et ne laissait guère de répit à ses marionnettes.
Le ciel clignota, tout simplement, alternant sans cesse le jour et la nuit! Le soleil tropical cédait la place aux étoiles australes et vice versa. Fermat put cependant reconnaître la Croix du Sud.
Lorsque le pénible clignotement cessa, nos héros n’étaient plus que des naufragés pitoyables. Leur errance sur les eaux empuanties du marais semblait avoir duré pour le moins une demie année. Au propre et au figuré, ils ressemblaient à des épaves humaines terriblement amaigries, recouvertes de haillons. Les hommes arboraient une barbe pouilleuse longue jusqu’au ventre! Leurs cheveux grouillaient également de vermine et atteignaient leurs reins! Tristes fantômes surgis des profondeurs de la jungle! Les femmes n’avaient rien à leur envier. Toutefois, inexplicablement, Daniel Lin, un fois encore, malgré le coma dans lequel il était plongé, n’était pas affecté par cette nouvelle épreuve. Il restait relativement propre.
Quant au radeau, il pourrissait. Le bois, gorgé d’eau, se détachait par plaques. Nos amis allaient-ils tous sombrer, périr noyés, absurdement?
Or, chose surprenante, comme si, là, deux puissantes volontés s’affrontaient, l’embarcation atteignit la berge cahin caha. D’un seul coup, la fatigue, immense, eut raison de nos héros revenus de l’enfer vert. Pris dans les rets du sommeil, ils s’endormirent, oubliant le danger toujours tapi.

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