samedi 8 août 2015

Le Tombeau d'Adam 3e partie : Le Jeu de Daniel chapitre 10.



Chapitre 10

Pour venir à bout d’Ilse Kaltenwald, Daniel Lin se rendit d’abord à Dresde via le téléporteur afin de faire quelques repérages. Enfin satisfait de son scénario, il se permit d’enlever la future dame de fer allemande alors que celle-ci assistait à un concert de musique de chambre en compagnie de son falot époux. Alors que retentissait l’accord final du XIVe quatuor de Beethoven, la prude Ilse s’endormit subitement sur sa chaise ornée de velours rouge.
Lorsqu’elle rouvrit les yeux, elle ne reconnut pas le décor qui l’entourait. Désormais, elle se trouvait dans une grande salle au luxe barbare, avec, au sol, des peaux d’ours, de loups et de buffles, tandis que, accrochées sur les parois suintantes en pierres taillées irrégulièrement, des torches empuantissaient l’atmosphère assez sombre.
Manifestement, Ilse avait atterri dans la salle d’apparat d’un roi barbare. En fait, il s’agissait du palais de Childéric III. Un roi fainéant donc. 
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Tout naturellement, Ilse, en reprenant conscience, murmura:
- Wo bin ich?
- Hum… lui répondit une voix jeune et pleine d’entrain. Guten Tag, Frau Kaltenwald. Willkommen hier… vous êtes chez le roi Childéric III… plus précisément en son palais de Metz, la capitale de l’Austrasie.
- Was? Das ist unmöglich! Un palais, ce lieu sordide et crasseux? Vous vous moquez de moi, monsieur…
- Daniel, pour vous servir, madame… je vous assure que je suis parfaitement sérieux.
- Comment avez-vous fait pour m’enlever?
- Oh! Par un tour de passe-passe, c’est tout. Répondit négligemment le daryl androïde.
- Mais si je me retrouve dans ce palais, pourquoi donc la présence de tous ces bustes d’empereurs romains?
- Ah! Vous vous trompez grandement, chère chancelière. Ici, il n’y a que le buste de l’empereur Antonin le Pieux. Les autres représentent les rois fainéants, les Mérovingiens… les Childéric et tout le bataclan… bien sûr, vous allez m’objecter qu’il manque quelques personnes célèbres comme ce bon roi Dagobert… mais ce souverain n’était pas un monarque fainéant, bien au contraire. Sans doute grâce à saint Éloi. 
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- Pourquoi ce décor?
- Comment? Vous n’avez pas encore compris?
- J’ignore pourquoi vous vous intéressez à moi, monsieur Daniel. Je débute à peine en politique et vous venez de me donner un titre que je n’ambitionne nullement.
- Nullement… ne mentez pas, meine liebe Ilse… Vous ne l’ambitionnez pas encore, voilà tout…
- Ah? Jamais je ne serai à la tête de mon pays… une femme…
- Mais pas n’importe quelle femme. Vous serez surnommée la dame de fer allemande…
- Vous utilisez le futur… cela signifierait-il que vous lisez dans le marc de café pour connaître l’avenir?
- Je n’ai pas besoin d’avoir recours au charlatanisme pour décrire ce qui sera, affirma avec force Daniel Wu.
- Expliquez-moi, Herr Daniel.
- Volontiers. Je viens de ce qui est pour vous l’année 2505... Du moins un 2505 différent de celui qui attend les humains de cette chronoligne-ci. Lorsque vous prendrez la tête d’un gouvernement conservateur, vous participerez au génocide lent de l’humanité.
- Pesez-vous bien le poids des mots?
- Hélas oui! Bien sûr, vous hériterez de votre prédécesseur des lois antisociales qui feront de l’Allemagne le moteur de l’économie ultralibérale de l’Europe. Mais à quel prix! Dans la deuxième décennie du XXIe siècle, les Grecs, les Portugais et les Espagnols vous maudiront et vous voueront aux gémonies…
- Je ne suis pas coupable des éventuels crimes futurs que vous m’attribuez…
- Oh que si! Par votre faute, par votre intransigeance, des millions et des millions d’Européens seront condamnés à une terrible austérité… des centaines et des centaines de milliers d’emplois détruits, des retraites diminuant comme peau de chagrin, des gens poussés au suicide ou à l’exil. Des cortèges de manifestants criant leur désespoir. Le retour de maladies que l’on croyait éradiquées… la tuberculose multi résistante, la polio, la gale… et encore vingt ans de plus, ce sera le choléra. La disette permanente pour les plus démunis. Ils devront choisir entre se chauffer et manger. Puis, ils feront les poubelles.
- Cela se passerait en Europe du sud?
- Exactement. En Italie également…
- Pays de fainéants…
- Que non pas! Pour respecter la loi des trois pour cent de déficit, ce sera l’austérité généralisée…pour les fonctionnaires, les petits commerçants et les petits entrepreneurs… mais pas pour les banques… elles seront renflouées malgré le fait qu’elles auront placé tout l’argent disponible dans des fonds toxiques afin de s’engraisser davantage encore. Mais elles iront trop loin et la corde finira par casser… La crise des subprimes révèlera cela… or, tous les chefs d’Etat ne feront rien pour punir ces malversations. On ne touche pas aux banques, n’est-ce pas? Sinon… où irait le monde de la finance? C’est tellement plus facile de s’en prendre au peuple…
- Monsieur Daniel, je n’ai rien à voir avec la situation que vous me décrivez à si gros traits.
- Pas encore, madame la chancelière, pas encore.
- Je déteste la façon dont vous me regardez… la façon dont vous me parlez…
- Il faudra pourtant me supporter quelques minutes encore. Je n’ai pas terminé. Vous serez à la tête de votre pays bien aimé durant trois mandats… pour être réélue, vous ferez quelques promesses, point trop… Vous vous opposerez surtout à l’idée d’un nécessaire salaire minimum en Allemagne. Les emplois précaires pour les femmes et les immigrés se multiplieront. Il ne sera pas rare de voir des gens occuper trois emplois pour pouvoir joindre les deux bouts. Vous irez même jusqu’à proposer une sorte d’indemnité pour que les femmes restent au foyer… cent euros par mois, pas davantage.
- Euros?
- Oui, la monnaie unique européenne qui sera mise en circulation en 1999 pour les banques et les Etats et en 2002 pour les citoyens. Vous ferez tout pour maintenir l’Euro à un niveau élevé. Tant pis si cela détruira des emplois face à la concurrence asiatique.
- Un euro fort est dans la logique d’un mark fort. Les plus faibles n’ont qu’à se réformer.
- J’attendais cette réaction de votre part. Le mot réforme sera si galvaudé qu’il sera haï et rejeté par presque tous dans les années 2020. Il conduira des peuples entiers aux errements de l’ultranationalisme, au racisme et à la xénophobie.
- Est-ce réellement ma faute si l’homme ne peut changer?
- En tout cas, ce sera de votre faute si des millions d’Allemands de l’Est, tout comme vous, devront se contenter de 331 Euros par mois pour vivre… ce sera de votre faute si des septuagénaires se verront dans l’obligation de reprendre un travail afin de ne pas mourir de faim. Pour conserver des parts de marché, vous vous assoirez sur le droit du travail. Bref, vous serez une dame de fer tout à fait acceptable mais aussi la reine de l’immobilisme. Les syndicats chloroformés seront à vos bottes, chère madame. Derrière votre allure de Mutti sympathique, vous dissimulez une âme d’airain et un cœur aussi sec qu’un oued d’Afrique du Nord en été.
- Je ne comprends toujours pas pourquoi tant de hargne, tant de haine à mon égard.
- Mais je ne vous hais point. Je veux seulement empêcher que mes frères les hommes meurent à cause de vous… alors…
- Alors?
- Alors, je m’en vais vous donner ce qui vous manque… avec générosité.
- Qu’est-ce donc?
- De la douceur… oui, de la douceur. Je vais vous transformer en friandise géante. Non pas en sucette géante, si chère à Gaston Lagaffe du génial Franquin… je me montre modeste face à ce créateur de l’absurde et n’ai pas l’orgueil de l’égaler. Je me contenterai donc de faire de vous, pour l’éternité, un nounours en gomme. Mais comme il se doit, pour bien montrer à tous que vous n’êtes point si sucrée, je vous parfume au… citron!
- Bah!
- Tiens… Comme c’est intéressant. Vous prenez les tics de langages de Gaston maintenant.
- Je ne vous crois pas.
- Pourtant, avec la technologie à ma disposition, c’est une chose très facile à réaliser. Une ultime prière au dieu du pouvoir ou au dieu de l’argent…
- Monsieur, vous allez donc me tuer?
- Oui, madame. Je me suis autoproclamé le nouveau prophète Daniel. Toutes mes « prédictions » doivent se réaliser. Je ne saurais décevoir mes admirateurs. Comprenez que je suis désolé, sincèrement, mais je n’ai pas le choix. Vous n’êtes plus amendable… d’autant plus qu’en fait vous êtes un agent double…
- Vous avez trop d’imagination, monsieur le fou!
- Non… je capte vos pensées. Aucune ne m’échappe… c’est là un bien grand malheur que d’être télépathe. Personne ne peut me mentir. Allons, Ilse, il est temps d’en finir…
- Hilfe!
- Inutile d’appeler au secours. Nul viendra… Adieu, Ilse Kaltenwald. Ravi de vous avoir connue.
Sur ce salut ironique, Daniel esquissa un geste et l’impensable se produisit. Un voile noir tomba sur la future ex-chancelière allemande et… quelques heures plus tard, un étrange nounours surdimensionné en gomme, de couleur jaune et dégageant une fragrance citronnée délicieuse fut découvert sous l’arche de la célèbre porte de Brandebourg en plein cœur de Berlin. Sur le cadavre, un petit mot tendre. 
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«  Voici, pour vous, enfants de toute la planète, un bonbon qui vous emplira la bouche d’une douceur inoubliable. Votre Santa Klaus avant l’heure, Daniel ».

***************

Dix-huit jours avaient passé depuis l’exécution d’Ilse Kaltenwald.
Au Quai des Orfèvres, lieu officiel de travail de Quinant, le commissaire divisionnaire avait regroupé les différentes affaires concernant les assassinats des sommités internationales ou nationales et cela, grâce à la collaboration d’Interpol. Même la NSA ne s’était pas faite prier pour donner les dossiers.
Ce matin-là, Quinant discutait avec ses principaux subordonnés, Marc et Andrieu. 
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- Voyez donc ce qui m’est parvenu tantôt très tôt. Ce petit papier. Apparemment, il n’a l’air de rien.
- Oui, chef, approuva Andrieu. Cependant, si je ne me trompe pas, il est rédigé en chinois.
- Hum… pas tout à fait. En japonais. Du XVIe siècle encore. Cela vous épate, non?
- Euh… émit Marc.
- Ce texte a été écrit avec une plume de flamant rose dont l’extrémité a été trempée dans une encre.
- Une encre noire…
- Tout à fait mais dont la particularité est de n’être plus fabriquée depuis trois cents ans au moins, compléta le commissaire.
- Incroyable! S’écria Andrieu.
- C’est une farce? Demanda Marc.
- Mais il y a mieux. Merveille des merveilles, ce n’est pas le texte du message qui importe ici, quoiqu’il nous en dise beaucoup sur son auteur, mais ce sont bien les empreintes qui y figurent.
- Impossible! Ce pseudo Daniel aurait commis une erreur aussi grossière? Il ne regarde pas les films policiers ou quoi? Souffla Andrieu.
- Au lieu de proférer des sottises, regardez tous les deux.
Alors, le commissaire alluma un projecteur, déroula un écran et montra sur celui-ci la diapositive des fameuses empreintes. Elles apparurent agrandies.
- J’ai déjà vu ceci, marmonna Marc.
- Exact. Tu as une bonne mémoire. Ce sont les mêmes empreintes qui ont été relevées sur les messages de mort du restaurant Vesuvio.
- Bien sûr, reprit Andrieu. Il est tout à fait évident qu’il s’agit du même terroriste. Est-il un opposant à la mondialisation ou un illuminé?
- Ce type est parfaitement sain d’esprit! Rugit Quinant. C’est l’autre option qui prévaut ici. De plus, notre assassin dispose de moyens logistiques importants.
- Un extrémiste arabe qui a derrière lui un Etat terroriste? Suggéra Marc.
- Que non pas! L’hypothèse sur laquelle je planche en accord avec les services secrets français, le FBI, la CIA, la NSA, New Scotland Yard, le MI6 et le commissaire Hatamuro de Tokyo est encore plus renversante encore. Nous devons faire vite car il s’agit d’un complot qui a pour but de mettre en danger les bases mêmes de notre monde actuel.
- Mathieu, souffla Andrieu, le chef a raison. Il y a au moins trois assassins qui travaillent en commun, la main dans la main, avec trois techniques différentes mais complémentaires. J’ignore laquelle est la plus sauvage et me fait le plus peur. Peut-être celle qui laisse des cadavres exsangues qui ressemblent à des momies multiséculaires…
- En effet, notre ami Daniel a un comparse des plus inquiétants, approuva Marc. Un émule de Dracula qui a pris son pied avec le film Entretien avec un vampire. 
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- Ou tout simplement un archéologue qui a pété les plombs et qui applique sur ses victimes les techniques d’embaumement des civilisations précolombiennes.
- Andrieu, je ne le pense pas. Vous semblez oublier tous les deux que nos adversaires utilisent des moyens logistiques dignes d’un Etat! Que faites-vous des dernières actions terroristes qui ont anéanti le Parlement iranien en son entier, la conférence des néo-nazis de Caracas et tous les bâtiments de l’Université économique de Chicago?
- Chef, fit Mathieu, cela veut-il donc dire que Daniel se trouve à la tête d’une internationale terroriste d’un nouveau genre dont l’une des bases se situerait dans le Yucatan? Depuis deux mois, les succès du colonel Martín dépassent toute compréhension. Quant aux armes dont il dispose… mazette! On les croirait sorties tout droit de Star War ou encore de Star Trek. Aujourd’hui, l’armée mexicaine est en état d’alerte maximum tandis que la CIA venue à la rescousse paraît totalement dépassée.
- Vous savez ce que je crois? Je ne suis pas le seul à penser cela, asséna Quinant.
- Non chef, murmura Andrieu. Mais vous pouvez parler ici librement. Il n’y a ni micro ni enregistreur dans cette pièce, du moins à ma connaissance.
- Daniel dit la vérité!
- A propos de quoi? Questionna Marc.
- Quelle vérité? Reprit Andrieu.
- Il vient du futur. Le FBI a pu récupérer des éclats de métal d’un alliage inconnu que toutes les industries actuelles sont incapables de fabriquer. Ces débris ont été laissés dans les ruines d’une transnationale célèbre.
- Daniel n’est donc pas un fou… soupira Marc.
- Mais non! Dois-je vous le répéter encore une fois? Demain, nous sommes le 14 Juillet. Tout est à craindre. Cependant, sur les Champs Elysées, il y aura plusieurs milliers de policiers disséminés parmi la foule. Ils sont venus en renfort de tout le territoire. Nul doute que ce Daniel passera à l’action. Je l’attends de pied ferme. Je serai relié par vidéo à tous les points stratégiques du défilé et ce, jusqu’à la tribune du Président de la République en personne, sur la place de la Concorde. Des centaines et des centaines de caméras ont été montées discrètement ces derniers jours. Elles sont pratiquement invisibles et nous ont été fournies par le Japon.
- Que savons-nous donc précisément sur cet émule de James Bond? Articula sérieusement Marc.
- Plutôt du Spectre. Pas grand-chose à vrai dire puisque tous ceux qui ont pu le voir à visage découvert ne sont plus là pour nous le décrire et en parler. Pour l’instant, nous sommes tout à fait incapables de dresser son portrait robot; toutefois, je reste persuadé qu’il ressemble à monsieur tout le monde et qu’il se dissimule, ici, parmi nous, à Paris ou dans sa banlieue proche. Je pense également qu’il s’agit d’un homme jeune, prodigieusement intelligent, cultivé, connaissant sur le bout de ses doigts les Écritures. Il est un linguiste averti, orientalisant, mais aussi un cinéphile et un téléspectateur nostalgique. Ses réflexes dépassent l’entendement humain. Quant à son complice, nous possédons au moins sa silhouette. Mais je doute qu’il se balade à seize heures sur l’avenue des Champs Elysées ou encore sur le boulevard Haussmann! Il serait trop vite reconnaissable!
- C’est tout à fait vrai, chef, approuva fortement Andrieu. L’assassin du journaliste LDBA présentait une stature trop élevée ainsi que des membres disproportionnés. Il en allait de même pour sa cage thoracique… trop développée. Serait-il donc le fruit d’une aberration de la nature?
- Une aberration issue de manipulations génétiques plutôt! Un individu des plus mystérieux, la chose est sûre. Quant au masque dont il était affublé, n’était-il présent que pour dissimuler ses traits? Lui aussi m’apparaît extrêmement cultivé. Il a cité Terence.
- Nous possédons également l’enregistrement de la voix de ce Daniel rappela Marc. Que révèle-t-elle?
- Entre autres, grâce à l’émission des Pantins de l’Actu du 20 avril. Le jour en fait où tout a commencé. Notre Daniel possède un timbre de voix agréable. Il est jeune et s’exprime en français sans accent notable, comme un étranger fort doué pour les langues je dirais, avec une tonalité neutre. Quelque chose me dit que ce type est d’origine asiatique même si cela n’est pas visible immédiatement sur ses traits.
- Qu’est-ce qui vous fait dire ça? S’enquit Marc.
- Un Japonais? Proposa Andrieu.
- Hum… il n’aurait pas écrit le message récupéré par le commissaire Hatamuro en japonais du XVIe siècle. Un Vietnamien? Un Cambodgien?
- Il nous faudrait un miracle! Soupira Marc.
- Ah! Nous avons passé l’âge de croire à de telles sottises!
À peine Quinant eut-il achevé sa phrase qu’un inspecteur toqua à la porte et interrompit le briefing.
- Commissaire, fit-il poliment, pardonnez-moi, mais il y a dans la salle d’attente une dame d’un certain âge qui détient d’importantes informations sur l’affaire Daniel. Elle est ici depuis une demi-heure et commence à s’impatienter. J’ai relevé son identité et passé quelques coups de fil pour confirmation. Elle me paraît tout à fait saine d’esprit. Mais ce qu’elle révèle est sidérant. J’ai promis que vous la recevriez en personne.
- D’accord, Laumelle, qu’elle vienne.

***************

Comment l’équipe de Fermat avait-elle progressé dans la remise en place du temps d’origine ces dix-huit derniers jours?
Pour le congrès néonazi et néofasciste de Caracas, le commandant et Lorenza di Fabbrini s’en étaient chargés. Ils avaient procédé comme pour le parlement iranien mais, cette fois-ci, avaient utilisé un missile russe qu’ils avaient subtilisé après avoir hypnotisé tout le personnel de la base militaire qui gardait les engins balistiques. Tout d’abord, il avait fallu s’emparer d’un hélicoptère. La doctoresse, pilote hors pair en vérité, s’était installée aux commandes. Extrêmement qualifiée, elle ne craignait nullement de faire du rase-mottes et de casser du bois. Puis, Fermat avait reprogrammé l’engin de mort de manière à ce qu’il prît pour cible le palais des sports de Caracas, au moment dudit congrès. Enfin, le missile avait été lancé depuis la navette futuriste et n’avait pas raté sa cible. 
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Pour le commandant, il s’était agi d’une belle frappe chirurgicale, sans bavure ni aucun dommage collatéral puisque aucun innocent n’avait péri. André s’était frotté les mains de satisfaction, pressé de passer à la suite de sa liste. Des nostalgiques de la mort noire, il ne restait rien, que ce soit Jacques Loussouarn, le leader nationaliste français, Francesco Mario Fermato, récemment converti à l’idéologie de von Kalmann, Erich von Neuritter, ancien officier SS, Dmitri Kalganski, le grand perdant des élections législatives du parlement russe.
Le lendemain fut aussi chargé puisque le commandant s’attaqua aux intégristes israéliens et palestiniens. Partisans du Grand Israël et Khomeynistes se retrouvèrent noyés dans le même sac immense dans lequel ils avaient été enfermés. Sur ce sac, Daniel avait pris soin d’inscrire en hébreu et en arabe littéraire la sentence suivante: laissez passer la justice du prophète Daniel.
À l’intérieur de la prison de toile renforcée de plastacier, s’était déroulée une âpre lutte pour la survie. Ainsi, de nombreux intégristes et nationalistes périrent d’abord écrasés dans un volume de six mètres cubes. D’autres moururent étouffés. Quelques uns finirent poignardés. Parmi les quarante-six prisonniers, il est bon de relever les noms du chef milicien Ahmed Kroum, du rabbin fondamentaliste Mosché Shalami ainsi que celui du leader du Parti Grand Israël David ben Choueb.
Le commandant avait pourtant laissé une mince chance de survivre à tous ces extrémistes et fanatiques. S’ils avaient su s’unir, ils seraient parvenus à déchirer la toile du sac, toile même renforcée par du plastacier. Après tout, il ne s’agissait pas de duracier. Mais ils n’y songèrent absolument pas, plus préoccupés par le fait de s’invectiver et de s’insulter avant de se battre pour la moindre poche d’air. Cela, Fermat l’avait anticipé. Il connaissait bien la nature humaine. Ces objectifs atteints, André étudia les meilleures façons d’en finir une bonne fois pour toutes avec la source de l’économisme ultralibéral.
Pendant ce temps, le capitaine Wu ne paressait pas, loin de là. Il cultivait l’humour noir. Sur son carnet de rendez-vous, était inscrit en lettres majuscules le nom de Dick Penn, le Président des Etats-Unis en exercice.
Mais lassé par la multitude d’exécutions, Daniel inaugura avec le chef de l’Etat américain une solution tout à fait originale d’élimination. Il le projeta dans le temps, dans le Far West sauvage plus précisément, à l’Ouest du Pecos, là où justement la loi était rendue par le juge Roy Bean. Pris pour un voleur de chevaux, alors qu’il s’était à peine approché de ces nobles bêtes, il fut condamné à être pendu. Toutefois, il parvint à réchapper à ce funeste sort en s’enfuyant et en rejoignant la tribu indienne des Oglalas où il y termina une existence paisible à l’âge de cent deux ans. 
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Un personnage de grande notoriété figurait également dans le petit carnet personnel du capitaine Wu. Celui du général russe Konstantin Maïerdine, un ancien héros de la guerre d’Afghanistan. Les prospectives poussées conduites par le daryl androïde démontraient que l’officier supérieur en retraite pouvait présenter un danger potentiel pour la démocratie russe d’abord, pour la démocratie tout court ensuite. En effet, dans les cinq années à venir, Maïerdine avait plus de 98% de chance de devenir le Bonaparte russe. 
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Alors, le capitaine appliqua au général la même méthode qui avait si bien fonctionné avec Dick Penn. Cette fois-ci, Daniel choisit une période si reculée dans le passé de l’histoire de l’humanité que Konstantin se vit sacré telle une divinité par la tribu de néandertaliens qui l’adopta, une tribu sise dans la vallée de Wüpperthal.
Alors que le général participait à un banquet d’anciens combattants de la guerre d’Afghanistan dans la ville de Nijni Novgorod, et portait un toast, devant les yeux médusés de l’assistance, ses atomes s’éparpillèrent pour se réassembler dans un autre segment de temps mais bien plus tôt face à l’entrée d’une caverne, et ce, dans un paysage montagneux et glaciaire.
Lorsque Konstantin recouvra ses esprits, il constata avec une angoisse légitime qu’il était entouré par toute une bande d’individus à la mine patibulaire, une vingtaine d’êtres plus étranges les uns que les autres, à la taille assez courte et trapue, au visage pourvu d’un menton fuyant et au bourrelet frontal apparent. Tous étaient vêtus de peaux de bêtes minutieusement cousues un peu à la façon des Inuits. 
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- On dirait mes sosies! S’écria naïvement le général d’une voix empâtée par les nombreuses libations précédentes. Mais le froid y jouait également un rôle dans ses problèmes d’élocution.
Subjuguée, la tribu de néandertaliens s’agenouilla aussitôt et salua la divinité apparue comme par magie. Konstantin ne comprit pas ce que la bande lui voulait car on le poussait à l’intérieur de la caverne.
- Ils ne vont pas me manger au moins? S’inquiéta le vieux soldat. Ils ne sont tout de même pas anthropophages?
Cependant, au bout de quelques jours, notre ancien militaire s’était acclimaté. La tribu l’avait accepté parmi elle bien qu’il se montrât particulièrement maladroit à faire usage des armes du paléolithique moyen. Afin de pallier ce manque de dextérité notre nouveau néandertalien se retrouva dans l’obligation d’inventer, avec quelques dizaines de milliers d’années d’avance, des propulseurs qui permettaient de multiplier la distance d’efficacité des sagaies de manière appréciable.
Ces armes prodigieuses conférèrent à la bande un avantage technique certain sur ses ennemis. En quelques mois à peine, elle domina la vallée.
Pour remercier son démiurge, le clan célébra l’intronisation de Konstantin en tant que Chaman du groupe par des chants inspirés et des boissons fermentées assez hallucinogènes.
Or ce furent justement ces mélopées que Daniel capta par l’intermédiaire d’enregistreurs microscopiques de la taille d’un acarien, enregistreurs implantés sous la peau et, ici, dans ce cas précis, dans le poignet droit de Maïerdine!
Ainsi, le daryl androïde faisait d’une pierre deux coups. Les enregistreurs avaient pour premier but de donner des nouvelles au capitaine, mais également de lui fournir de plus amples informations sur les us et coutumes des tribus néandertaliennes vivant six cents siècles dans le passé.
Quelques dizaines d’années après l’action de Daniel Lin, que ce soit en l’an 2048 original ou bis, trois archéologues paléontologues européens mettraient à jour les tombes collectives de la tribu de Wüpperthal. Après une étude détaillée et comparée des différents crânes, boîtes crâniennes et squelettes recueillis, le chef paléontologue Andrew James conclurait grâce à la présence de restes d’un métis Sapiens/ Néanderthal en la personne du chef supposé du groupe - dont la sépulture était la plus richement fournie  car la dépouille était accompagnée de ses armes favorites c’est-à-dire de propulseurs en os ressemblant à ceux du Magdalénien mais aussi de « feuilles de laurier » déjà solutréennes, de pointes de flèches minuscules - et dont la tombe un peu à part s’ornait de gravures rupestres représentant des rhinocéros laineux, des ours et des rennes, que, désormais, la preuve était définitivement établie qu’il y avait bien eu métissage et croisement entre l’Homo Neandertalensis et l’Homo Sapiens Sapiens!
Ce fut pourquoi, quelques années après le reclassement taxinomique des oiseaux dans la classe des dinosaures, sous le nom d’Avis Dinosauridensis, l’Homo Sapiens Sapiens se trouva rebaptisé Homo Neandersapiens Sapiens!
Par la faute ou par la grâce de Daniel Wu, l’homme de Neandertal était officiellement réhabilité.
Il est plus que temps de reprendre maintenant le cours de notre histoire.
En écoutant pour la première fois le tout premier témoignage sonore et musical des chants religieux néandertaliens, notre daryl androïde frôla la crise cardiaque. Son extase atteignit en effet des proportions inouïes et son cœur manqua cinq battements. Du coup, ému au-delà de l’entendement, il balança avec dédain l’enregistrement de la Symphonie Titan de Mahler sur le divan pour immédiatement dupliquer ce qui, à ses yeux, révolutionnait la musicologie et toute son histoire. Puis, toujours aussi excité, il entra dans le bureau du commandant Fermat, le visage transfiguré par une joie infinie, tandis que son supérieur se penchait prosaïquement sur le plan d’attaque de l’Université de Chicago, son prochain objectif.
- Commandant! S’écria Daniel Lin hors de lui et aux anges. Il faut absolument que vous écoutiez ceci et que vous me donniez votre avis, fit-il ensuite, mettant sous le nez d’André un appareil à minicassettes audio. Franchement! Je trouve moi que c’est fantastique, prodigieux, fabuleux, renversant et unique! Je m’arrête… je n’en puis plus!
Sous les yeux exorbités de Fermat qui jamais en huit années n’avait vu son subordonné se comporter ainsi, le capitaine mit en route la minicassette.
Naturellement, André n’y perçut que des grognements et des borborygmes, des grattements et des raclements sans doute émis par quelques animaux sauvages ou encore par des singes. Il fut loin de partager l’enthousiasme excessif de Daniel Lin. Ce dernier révélait ainsi sa nature profonde. Le capitaine Wu mettait l’art et sa pratique au-dessus de tout!
En colère, André jeta:
- Capitaine! Que signifie un tel agissement? Vous m’avez habitué à plus de savoir-vivre de votre part. Bon sang! Il faut frapper avant d’entrer et de surgir comme un fou halluciné! Expliquez-moi ce qu’est ce tintamarre que vous imposez à mes pauvres oreilles! Vous agressez mon ouïe! Ce bruit est insupportable!
- Ah! Commandant! Décidément, vous n’avez pas l’oreille musicale! Ce que vous entendez appartient à la monodie, tout simplement.
- De quoi parlez-vous Daniel?
- Monsieur, aujourd’hui, je puis mourir sans regret aucun! Le rêve de toute une vie trouve son accomplissement dans cet enregistrement. Des centaines et des centaines de musicologues seraient prêts à vendre leur âme au diable pour entrer en possession de ceci. Cet enregistrement est beaucoup plus précieux que tous les métaux rares de la planète Mondani pour lesquels mon frère Daniel Deng a perdu la vie! Il s’agit de chants religieux néandertaliens remontant à six cents siècles.
- Je ne comprends toujours pas! Comment les avez-vous obtenus?
- Commandant, les néandertaliens savaient chanter. Ils connaissaient l’art… la musique! Ah! Monsieur! C’est trop de bonheur pour moi… je n’en puis plus et je crois que je m’évanouis…
Daniel Lin était tellement heureux qu’il se mit à pleurer.
- Daniel! Cela suffit! Le rappela à l’ordre Fermat. Ce n’est pas là un comportement digne d’un capitaine de la flotte interstellaire. Vous devriez plutôt penser à l’anéantissement de James Peacock ce me semble… 
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/9/92/Peacock.detail.arp.750pix.jpg
- Oui monsieur, j’y travaille…
- Bien. Mais vous ne m’avez toujours pas dit comment vous avez pu vous procurer ces documents sonores.
- Euh… en sondant le paléolithique… non… je n’étais pas en train de m’amuser. C’était pour suivre la trace de Maïerdine…
- Je ne vois pas le rapport.
- Je l’ai expédié sous les néandertaliens… avec un espoir ténu de survie…
- Ah… vous vouliez vous assurer de sa mort et vous avez capté ces chants…
- C’est cela, monsieur…
- D’accord. J’apprécie vos efforts créatifs d’élimination. Du moment que le résultat est là, je ne vais pas polémiquer davantage, soupira André, désirant se montrer conciliant avec son subordonné.
- Oui, monsieur.
- Retirez-vous et fignolez votre plan contre le Premier Ministre britannique.
- Tout de suite monsieur.
Récupérant son enregistreur, le daryl androïde retourna dans le salon et se mit à réfléchir à sa prochaine mise en scène.
De son côté Fermat commençait sérieusement à se poser des questions quant à l’équilibre mental de Daniel Lin.

***************

Le leader extrémiste républicain Tommy LaSalle jouissait de cette belle matinée d’été en pratiquant son sport favori, le golf, dans sa propriété de campagne du Maine. Véritable champion de cette discipline, le député de la Chambre des Représentants, pape de la révolution conservatrice aux Etats-Unis, - baisse des impôts mais pour qui? - pour les plus nantis bien entendu, suppression des aides sociales pour tous les parasites, encartement des homosexuels et des syndicalistes, expulsion des immigrés indésirables et fermeture totale des frontières pour ces derniers, répression féroce contre l’avortement -, termina son parcours de dix-huit trous dans le temps record de deux heures trente-deux minutes. 
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/7/7a/Barry_Goldwater_photo1962.jpg
Cet effort l’avait échauffé et maintenant, la sueur perlait dans son cou et sur son front. Il dit à son caddie:
John, je pense passer trente minutes dans le sauna. Je vais éliminer toutes ces toxines. Vous déposerez mes cannes de golf dans le gymnase à leur emplacement habituel. Je prends la voiturette. Retournez à pieds.
- Bien monsieur le représentant, fit le larbin.
Quelques minutes plus tard, Tommy LaSalle s’était dévêtu et avait pris une douche; puis il était entré dans ce qui lui tenait lieu de sauna personnel. Il ne s’agissait pas d’un petit édifice en bois comme il y en avait tant dans le nord de l’Europe mais d’un appareil électrique dernier cri ressemblant à une espèce de lave-linge géant.
Installé le plus confortablement possible dans son engin, notre sudiste bon teint, acclimaté à la Nouvelle-Angleterre, sifflait avec entrain une marche militaire, plutôt confiant quant à sa prochaine intervention à la Chambre. Il portait une serviette blanche autour de son cou tandis qu’une autre, plus grande, lui ceignait les reins.
L’appareil était branché et fonctionnait sans anicroche, répandant des jets de vapeur dans la pièce. Il était réglé sur une température de quatre-vingt degrés Celsius. Pourtant, au bout d’une trentaine de secondes, le visage de l’homme politique afficha une souffrance indicible inattendue. Au même instant, tout le corps de Tommy LaSalle se retrouva transpercé par des centaines et des centaines d’aiguilles aussi fines que des épingles. Le sang se mit à couler en petites rigoles et fut recueilli dans de minuscules flacons d’alu verre.
En peu de temps, le Représentant se vida de tous ses liquides. Son visage s’émacia pour ressembler bientôt à celui de la momie de Ramsès II. Parallèlement, tout son corps se dessécha.
Notre parangon de l’Ultralibéralisme sans complexe mourut, victime d’une arme redoutable, améliorée par Antor. Le vampire avait voulu goûter une liqueur inhabituelle, celle de l’homme pressé.
Le soir même de cette exécution effroyable dans son raffinement, alors que le FBI entamait une enquête des plus difficiles qui risquait, comme les précédentes, d’aboutir au service des affaires classées, le mutant méditait tout en savourant , dans un verre à pied en cristal de Bohème, les sucs de Tommy LaSalle, d’une saveur sans pareille.
- Pourquoi mon lot est-il de tuer pour me nourrir? Pourquoi est-ce que j’existe et incarne la monstruosité? Je n’ai pas demandé à naître. Je n’ai pas voulu être ce que je suis, un vampire. Quelle est la finalité de tout ceci? Quel dieu cruel a décidé de mon sort à l’aube des temps?
Suis-je si odieux? Si repoussant? Indigne d’amitié? Je pense, ressens et suis donc une créature intelligente et sensible.
En ne supprimant que des cupides, des avides, des enrichis, des puissants, des avilis, des criminels et des coupables, je tente de me donner une conscience, de me trouver des excuses. Mais c’est trop facile!
Avec ses beaux discours, le commandant Fermat est parvenu à m’enrôler dans sa cause. Quelle autorité naturelle! Mais il abuse de celle-ci vis-à-vis de Daniel Wu. Ce n’est pas dans la nature du capitaine de tuer. Je le sais bien. Dois-je encore obéir à André?
J’ai pris le temps de parler à Daniel Lin. J’ose l’appeler mon ami. Il ne m’a pas repoussé, lui. Si j’ai bien compris ce qu’il m’a dit, en cas de succès, mon existence, vaine, peut s’effacer subitement. Qu’adviendra-t-il de moi, ou plutôt de mon âme? Car je veux espérer avoir une âme…
Ce n’est pas que je tienne particulièrement à cette existence absurde. Après tout, je ne suis qu’une aberration issue d’un monde devenu fou. Bien que Daniel ne me perçoive pas ainsi. Parfois, j’ai l’impression, ridicule, que tout ceci n’est qu’une immense farce, un brouillon de scénario… que je suis destiné à accomplir d’autres actions bien plus glorieuses…
Mais c’est la honte que je ressens qui parle alors. En fait, comme tout être conscient, je crains la mort car cela revient à affronter ce qui se trouve de l’autre côté du miroir. S’il n’y avait que le Néant? cela m’effraie. Daniel Lin est persuadé du contraire, le commandant aussi, bien que cette espérance ne soit pas logique.
Dire que je distribue la mort à d’autres êtres pensants qui souffrent des mêmes angoisses que moi!

***************

Procédant selon sa méthode habituelle, une fois de plus, Daniel avait obéi aux injonctions du commandant Fermat et enlevé le Premier Ministre britannique James Peacock.
Dans la grande banlieue de Londres, au centre d’un abattoir vétuste, ne respectant visiblement pas les normes sanitaires minimales, le Britannique rouvrit les yeux. Il était allongé au milieu de carcasses de bovins, d’ovins et de porcins. Le tout dégageait une fade et écoeurante odeur de sang tourné qui montait à la tête.
Se redressant un peu trop vite, Peacok fut pris de nausées. Il toussa bruyamment.
Apparemment, il était libre de ses mouvements. Quelque peu désorienté, comme ivre, il remarqua cependant que son pantalon et sa veste étaient souillés de sang ainsi que maculés de sciure et de déjections.
Examinant le centre d’équarrissage en fronçant à la fois son nez et les yeux, James vit, enfin, qu’il n’était pas seul dans l’immense abattoir. À quelques pas de lui, se tenait un inconnu, dont le visage était dissimulé par un loup noir dans la plus pure tradition des romans feuilletons du XIXe siècle, et dont le corps était vêtu d’un costume de Mandrin, avec une large soubreveste, une culotte en daim, les bottes montant à mi-cuisses, un tricorne noir vissé sur la tête, le baudrier retenant une longue rapière, et une paire de pistolets à silex passés à la ceinture pour faire brigand authentique! 
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Les yeux moqueurs, Daniel fit une révérence digne de Versailles tandis qu’en fond sonore, un musicien à l’oreille averti aurait pu reconnaître la sonate K141 de Scarlatti interprétée par l’incomparable claveciniste, hélas décédé, Don Moss.
- Monseigneur! Me voilà bien aise de vous rencontrer en ce sinistre lieu et ce, malgré les effluves agressifs dispensés par ces dépouilles opimes! 
Le Premier Ministre britannique n’osa montrer la peur sourde qui le tenailla soudainement, comprenant qu’il allait affronter sa mort prochaine. Il avait compris qui était son interlocuteur.
- Je suppose que vous êtes Daniel, l’exécuteur qui a déjà occis mes amis Hans, Konstantin, Dick et tant d’autres de mes connaissances. Enchanté, répliqua crânement l’Anglais.
- N’en rajoutez pas. Nous ne sommes pas présentement à Buckingham Palace en train d’assister à un raout si cher à Elizabeth!
- Euh… pourquoi vous en être pris à moi et ne pas avoir enlevé la famille royale?
- Pour commettre un crime de lèse-majesté? De lèse-Etat? Pour qui me prenez-vous? Pour un assassin atteint par la folie des grandeurs? À vrai dire, je suis attaché à la famille royale. Je vénère ces vieilles choses si surannées et si poussiéreuses… inutiles mais si traditionnelles… le crime de lèse Premier Ministre suffit largement à mon bonheur. J’ai trouvé chez Sa Majesté la Reine un charmant côté nostalgique qui a fait battre mon cœur et réveillé en moi le souvenir si doux des marshmallow. Elizabeth donne l’impression de vivre comme en 1950, comme si la Terre avait cessé de tourner à l’instant de son couronnement. Mais cessons là ces futilités. Avez-vous identifié le lieu où je vous ai conduit?
- Un abattoir? Je dirais un équarrissage clandestin…
- Bravo, cher James. Vous avez tout juste. Il s’agit précisément d’un abattoir privé qui ignore les normes d’hygiène sanitaire… Vous savez pourquoi? Pour cause de rentabilité! Ce mot là, je crois, signifie tout dans votre bouche.
- Je ne saisis pas, articula doucement l’Anglais. De quoi me suis-je donc rendu coupable? J’ai toujours œuvré, que je sache, pour les intérêts de mon pays, afin de lui rendre le lustre qui lui était dû. Vous ne pouvez tout de même pas me reprocher cela?
- Ah! Soyez donc honnête! Vous voulez parler des intérêts des financiers et des managers des transnationales. Revenons à notre décor. Il n’a pas été choisi au hasard. Il n’évoque rien pour vous? Absolument rien? Étrange. Je vais devoir éclairer mes propos. Je vous pensais plus intelligent… si encore l’industrie agroalimentaire de la « perfide Albion » - excusez-moi mais je ne suis pas britannique - transformait en farines animales des bêtes mortes accidentellement ou naturellement afin de nourrir la volaille ou le bétail? Ce serait, certes, transgresser le cycle de la nature, mais sans risque mortel à moyen terme. À long terme, les cancers se multiplieraient… mais les médecins pourraient toujours rejeter la faute sur d’autres facteurs, n’est-ce pas?
- De quoi parlez-vous à la fin?
- Gardez votre flegme, James. Votre attitude n’est pas digne du gentleman que vous donnez habituellement à voir. Allons, desserrez-moi ces poings… voilà qui est mieux. Je reprends ma petite leçon… j’adore me retrouver dans la peau d’un professeur. L’ESB ou le syndrome de la « vache folle ». Ces initiales, alors que je vous parle, restent encore inconnues ou presque de la majorité des Européens. Mais pas pour longtemps. Le scandale ne va pas tarder à éclater. Cela fait déjà dix années bien sonnées que vos éleveurs abattent les vaches et les troupeaux atteints de cette maladie dégénérative. Ne le niez pas! Je suis, entre autres, biologiste! Cependant, comme toute perte d’argent s’avère insupportable, impensable dans le pays qui a vu naître ou presque le néocapitalisme, vite, très vite, on convertit les carcasses des bovins et des ovins morts de la même épidémie en farines qui nourriront toute la gent animale, y compris les félins et les poissons d’élevage.
- Vous dites n’importe quoi, hasarda Peacock, le teint soudain écrevisse.
- Oh que non! Je suis parfaitement informé, au contraire! Mais montons d’un degré dans la chaîne alimentaire. À qui arrivons-nous? À l’homme! Qui, lui aussi, est atteint par cette affection incurable. Le nierez-vous? Pour l’heure, le secret est bien gardé… pas pour longtemps…
- Euh…
- Tous ces crimes au nom de quoi? Au nom du Profit! Au détriment de la santé de vos concitoyens, des Européens… aux dépens du bien public. Au nom de qui? Au nom du dieu ou faux dieu mais authentique idole Plutus, ou plus exactement de sa réincarnation contemporaine… je le nomme, oui, j’ai cette audace: Thaddeus von Kalmann. L’Autriche! N’est-ce pas un petit pays paradisiaque avec ses sommets enneigés en hiver, ses vallées, ses artistes, son romantisme, ses valses? Nous lui devons Mozart, mais aussi, hélas, Thaddeus… Kurt Waldheim, Adolf Hitler… Dieu a été fort mal inspiré en créant cette nation, non? Cette charmante contrée est à la base de la seconde Guerre mondiale. Elle est la racine du Mal, de la pandémie qui frappera le monde entier. Naturellement, je veux parler du « toujours plus pour les plus nantis ».
- Une épidémie sanitaire est inenvisageable! Jeta courageusement James. Vous exagérez. Il n’y a eu en tout et pour tout que onze malheureuses coïncidences. La transmission à l’homme n’est pas prouvée.
- Vous me faîtes rire. Vous êtes en train de vous trahir. Sans que j’aie besoin de lire vos pensées. Vous payez les scientifiques et les laboratoires afin d’obtenir le silence sur ce qui menace de devenir une catastrophe planétaire. Or certains ont du cran et ne se laissent pas corrompre. Mais, pendant ce temps, il faut bien faire de l’argent, vous laissez s’écouler des milliers de tonnes de ce produit nocif vers la France, le Portugal, l’Allemagne, la Belgique, l’Italie et Israël. Sans aucun scrupule. Toutefois, des chercheurs indépendants commencent, un peu partout, à faire le lien entre la maladie de Creutzfeldt- Jacob chez l’homme et la « vache folle ». Grâce à vous, ou du moins à vos semblables, l’incroyable est survenu. Les virus ont percé la barrière des espèces avec quelques décennies d’avance. Désormais, l’humanité entière se trouve menacée. Prodigieux! Une autre pandémie aussi calamiteuse que le sida si des mesures prophylactiques d’urgence ne sont pas prises… vive le veau d’or! Aurez-vous le courage, ou du moins votre successeur l’aura-t-il de mettre fin à cette gabegie?
- En quoi suis-je directement responsable? Je ne dicte pas la façon la plus économique de nourrir le bétail à tous les éleveurs britanniques!
- Certes, mais vous les y incitez par des mesures coercitives, des taxes et autres joyeusetés. James, réfléchissez. C’est tout le système qui est gangrené. Bien qu’environ 10% de vos concitoyens se soient déclarés végétariens - là, je les approuve -, ce sont en réalité tous vos compatriotes qui se retrouvent sous cette épée de Damoclès géante. Le lait, les œufs, les poisson, plus aucun aliment ne peut être garanti sain désormais. La totalité de la chaîne alimentaire doit être remise en question. Bel exploit. Mon frère, s’il n’était pas déjà décédé, en pleurerait.
- J’ai compris… vous me reprochez la mort de votre parent.. Désolé…
- Taisez-vous! Vous ignorez comment Georges a disparu!
- Daniel, je sais ce que vous êtes. Un écolo terroriste, un socialiste végétarien qui a trop lu et relu cette vieille lune. Je veux parler de ce livre d’Upton Sinclair La Jungle. 
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/5/5d/Upton_Sinclair_1.jpg
- Ah! Là, oui là, vous m’épatez! Quelle culture, James, applaudit le daryl androïde. Je n’en espérais pas tant de votre part. Au fait, vous auriez dû le lire plus attentivement cet ouvrage. Il dénonce d’une manière terrible et sans concessions toutes les manipulations de l’industrie agroalimentaire de son époque, appelée alors trusts de la viande, du lait et ainsi de suite.
- Même si vos assassinats précédents et votre costume me font douter de votre bon sens, de votre raison, je ne pense pas que vous soyez assez fou pour décrocher totalement de la rationalité et vous prendre pour un démiurge déclarant: si j’avais été là, j’aurais vengé Jurgis!
- Admirable citation, James! Ceci dit, qu’ont donc tous les humains à me prendre pour un déséquilibré? Aucun de vos semblables ne paraît me comprendre, saisir le désespoir qui conduit mes actes. Je cultive l’humour noir, monsieur, voilà. Si je me suis intitulé prophète, c’est pour la galerie, me faire encore plus de pub. Votre XX e siècle ne recherche-t-il pas  désespérément de nouveaux gourous après avoir détrôné Dieu? Ainsi, je donne satisfaction à mes frères humains. Ils ont soif de sensationnel, je les en abreuve. Alors, ils oublient leurs angoisses personnelles, ce futur condamné, ce présent désespérant et le passé enjolivé.      
- Daniel, reprit Peacock, croyez-vous donc, à vous seul, réussir à abattre un système économique qui a fait ses preuves depuis tantôt deux siècles et qui est venu à bout du nazisme et du communisme?
- Belle phrase qui sonne un peu creux, toutefois. Soyez honnête encore une fois et reconnaissez que si Adolf Hitler n’avait pas soustrait le IIIe Reich du marché international et s’il s’était contenté de ne s’étendre que vers l’Est stalinien, donc diabolique, vos prédécesseurs tories et libéraux ne seraient pas entrés en guerre! Alors, en 1995, ses descendants gouverneraient la moitié du monde. Relisez Philip K. Dick et son roman Le Maître du haut château. Mais cet univers n’aurait pas été viable comme l’a si bien démontré ce grand ancêtre, pas si paranoïaque après tout.
- Daniel, qui est l’idiot ici? Apostropha James. Décidément, vous ne voulez pas comprendre  mon point de vue et la réalité telle qu’elle est. Vous refusez de l’accepter. Mon système économique est parfaitement moral. Il ne fait que reproduire la nature et ses lois. Tout se régule, de lui-même, y compris le marché, pour tendre vers l’équilibre. Il est tout à fait normal qu’il y ait parfois des ajustements.
- James, vous n’êtes qu’un humain du XIXe siècle égaré au XX e. Vous voulez modeler le monde à votre convenance. Risible! Mais tragique aussi.
- Comment cela?
- Darwin, c’est très bien lorsqu’il ne s’agit pas de l’appliquer au social et à l’économie. Votre modèle dont vous faites des gorges chaudes, le modèle unique et le seul acceptable donc selon vous, est bâti pour les plus forts, les battants, les prédateurs. Il m’est impossible de comptabiliser les cadavres laissés sur le chemin de l’ultralibéralisme à l’heure où je vous parle. Or, ce bilan va encore s’alourdir dans les décennies à venir. Que nous révèle la paléontologie? Cela vous le savez, mais vous l’occultez sciemment. Ces magnifiques et puissants prédateurs ont fini par disparaître eux aussi. À cause de quoi? À cause de la « grande loterie », des cycles d’extinctions de masse tout à fait imprévisibles. Nul ne peut prévoir qui l’emportera dans l’échelle de l’évolution s’il n’est pas placé à posteriori, donc une fois que les indices désignant le vainqueur se sont imposés.
- Euh…
- Comme l’a écrit le paléontologue Conway Morris en 1985, à propos de la faune cambrienne du schiste de Burgess et de son seigneur Anomalocaris, « un hypothétique observateur vivant au Cambrien n’aurait probablement eu aucun moyen de prédire ceux des premiers métazoaires qui allaient connaître le succès phylogénétique sous la forme d’organisations anatomiques qui perdureraient, et ceux qui allaient être condamnés à l’extinction ». Autrement dit, pour me mettre à votre niveau, vous et votre système toxique, êtes actuellement les vainqueurs, du moins en apparence, mais ce statut n’est que temporaire, et ce, en vertu de la mutabilité des choses. 
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- Ah! Non! Permettez que je vous contredise, monsieur le suffisant! Depuis 1989, nous, les partisans du néolibéralisme, sommes les seuls à occuper le devant de la scène. Rien n’a changé depuis lors. La fin de l’Histoire est bien là! Nous n’avons plus aucun opposant en face de nous!
- Aveugle que vous êtes, cher James…
- L’ordre naturel du monde, celui du Marché, règne sans partage, pour l’éternité, jusqu’à ce que le Soleil se transforme en nova.
- James! Ah… James… Vous le faites vraiment exprès. Vous battez les records de nullité en physique. L’ordre de l’Univers n’est qu’apparent. En réalité, seuls le Chaos et l’augmentation du désordre donnent cette impression de stabilité, du moins à un observateur ignorant et éphémère. Oubliez-vous que la seconde loi de la thermodynamique, l’entropie, nous régit tous? Tout bouge, tout change et court inévitablement vers sa fin. Ainsi, si nous sommes là tous deux à philosopher, c’est bien parce que, au moment du Big bang, il s’est produit une légère dissymétrie dans l’Univers. CQFD: l’ultralibéralisme est l’idéologie la plus fausse que j’aie jamais côtoyée, à part, bien évidemment, mais cela va de soi, le stalinisme, le nazisme ainsi que toutes les formes d’intégrisme religieux. Mais comme les religions totalitaires sont également condamnées… oh! Mais déjà si tard? Il est temps pour moi de mettre en route la sonate K213, plus appropriée à mon état intérieur.
Alors que la musique changeait sans que rien ne trahît un quelconque geste de la part du daryl androïde, James Peacok reprenait espoir. À tort. Il avait pris la décision de faire parler Daniel le plus longtemps possible, croyant naïvement que les services secrets allaient bientôt le délivrer de ce fou terroriste. En effet, notre Premier Ministre britannique avait sur lui un pisteur depuis l’étrange disparition du Président des Etats-Unis. D’une voix frémissante, il relança la conversation.
- Daniel, vous vous croyez sans nul doute tolérant. Mais il me semble que c’est l’inverse.
- Encore une erreur de jugement de votre part, James. Bigre! Comment avez-vous donc obtenu ce job de Premier Ministre? Si vous voulez le savoir, je respecte toutes les croyances, toutes les intelligences, toutes les formes de vie. À condition qu’aucune ne s’approprie une supériorité écrasante et nuise ainsi à la diversité biologique. À mes yeux, un crustaçoïde vaut autant un dinosauroïde qu’un delphinoïde ou encore un siliçoïde; pour un humain ordinaire, je suis son frère. Mais il n’en est rien. En fait, je suis un hybride, un daryl androïde régi par les lois de la robotique.
- Là, je ne peux vous croire. Je vous vois respirer tout comme moi.
- Holà! Je n’ai pas dit que j’étais une mécanique! Je suis composé à quatre-vingt pour cent d’éléments organiques et mon cerveau est artificiel à cinquante pour cent.
- Vous vous croyez maintenant un héros d’Asimov!
- Oh que non! C’est la loi Zéro qui me commande de préserver l’humanité de ses propres démons, de ses propres représentants qui la menacent. Mais il est temps pour moi d’en finir avec vous.
À la seconde même où Daniel achevait sa phrase, un bruit de moteur couvrit soudain le clavecin tandis que, glissant sur des rails, un treuil s’avançait et se rapprochait dangereusement de Peacok.
Fasciné par ce spectacle, ne comprenant pas comment la machinerie de l’abattoir avait pu se mettre en route toute seule, le Premier Ministre tarda à réagir. En réalité, le capitaine maintenait partiellement l’humain sous sa coupe hypnotique.
Des bras mécaniques rouillés par endroits se saisirent de James Peacok et le projetèrent dans un mixer géant sans aucun ménagement. Les cris pitoyables et stridents du Britannique n’émurent nullement Daniel Lin qui assista à l’atroce fin de l’homme politique conservateur le visage impavide.
En quelques minutes, celui qui vécut et mourut pour la pensée unique se retrouva réduit à l’état de farine! Bientôt, James allait nourrir un élevage de poules dans le Sussex ou le Northumberland.
Ce travail de nettoyage accompli, le capitaine quitta ce lieu sinistre non sans conclure:
- Un nouvel accident du travail, voilà ce que la police dira si elle fourre son nez ici. Heureusement, je suis végétarien. De nos jours, la qualité de la viande n’est plus garantie.
Puis Daniel se dématérialisa en sifflant la Pavane de Fauré.

***************

Fermat s’était déguisé en simple technicien de maintenance afin de pénétrer à l’intérieur de l’Université de Chicago. Prétextant des réparations à effectuer dans les circuits électriques du grand amphithéâtre, il s’y était enfermé pour placer plusieurs micro charges d’un explosif particulièrement puissant, à base de charpakium, à chaque point névralgique de l’immense salle. 
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/1/1a/Harper_Midway_Chicago.jpg
Le lendemain, à 15 heures, ledit amphithéâtre était bondé car le dernier survivant des Chicago boys, Gustav Schmetterling, y donnait son ultime conférence de l’année universitaire. L’assistance l’écoutait avec la plus grande attention, toute acquise à l’idéologie de la pensée unique. Le Maître parlait et assénait sa rhétorique tandis que ses disciples buvaient ses paroles.
Or, au moment où Schmetterling prononçait enfin l’exorde de son discours, Fermat, qui se trouvait à une dizaine de kilomètres du campus, envoya l’impulsion déclenchant la mise à feu des explosifs.
En quelques secondes, l’enfer se déchaîna. Pour les rares rescapés qui racontèrent plus tard ce qui s’était produit, il n’y avait eu aucun boum, aucun souffle, bref toutes les manifestations habituelles d’une bombe classique.
Lorsque les secours arrivèrent sur les lieux, il était trop tard pour plus de quatre cents personnes. Tout le bâtiment renfermant l’amphithéâtre brûlait, dégageant une épaisse fumée noire et il était impossible de s’approcher à moins de douze mètres. Or le feu, comme doté d’intelligence, s’éteignit de lui-même, sachant sa mission terminée!
En quelques semaines à peine, des habitants vinrent s’installer dans les ruines, établissant des bidonvilles et des favelas bientôt durcifiées. Les gens des ghettos voisins du campus prenaient possession des terrains libérés en un mouvement spontané de revanche sur les nantis.
Alors que Fermat envoyait le signal de destruction, il n’avait pu s’empêcher de murmurer:
- Les déshérités, Chicago est désormais à vous! Profitez-en bien.

***************

13 juillet 1995, 18h 30, Quai des Orfèvres.
Pour la première fois de son existence, madame Armelle Comte était prise en considération. On daignait l’écouter avec la plus grande attention. 
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/c/c1/Marguerite_Moreno.jpg
- Madame Comte, reprenons tout cela dans l’ordre. Vous habitez donc Neuilly…
- … depuis tantôt vingt-huit années, monsieur le Commissaire.
- Or, depuis le début du mois de février, vous avez de nouveaux voisins bien étranges en face de votre pavillon. Ceux-ci vous ont immédiatement intriguée.
- Tout à fait monsieur le Commissaire. Naturellement, je ne passe pas mon temps à la fenêtre à espionner mais leur comportement…
- Hum… Poursuivons. Il y a donc trois hommes… trois adultes…
- Exactement. Quoique… je n’ai jamais vu davantage que la silhouette du plus jeune. Un grand type aux membres un peu trop longs et aux cheveux d’une teinte bizarre, couleur de lin, il m’a paru.
- Un albinos… Il y a là-bas cinq personnes au total à occuper la demeure. Plus un chat.
 - Oui, c’est cela. Le chat, justement. Il est noir et blanc et répond au nom d’Ufo.
- Tiens! Ricana Andrieu. Ça ne manque pas d’humour, chef!
- Expliquez-vous, s’impatienta Quinant.
- En anglais, les initiales sont l’abréviation de l’équivalent « d’objet volant non identifié », autrement dit OVNI.
- Pas mal, je l’avoue. Allez, madame Comte, racontez-moi ce que ce chat a de si extraordinaire.
- Extraordinaire, en effet, il l’est, comme vous pourrez en juger une fois mon récit terminé. Si son pelage est quelconque, il n’en va pas toutefois de même pour ses yeux, bleus, de la plus belle eau qui soit. Pourtant Ufo n’est pas sourd, loin de là. Il comprend tout ce qu’on lui dit. J’en ai fait l’expérience. Plus intelligent que lui, je ne connais pas. Mes trois chats paraissent stupides comparés à lui. Il est capable d’ouvrir les portes en bondissant sur les loquets, surtout la porte du réfrigérateur. Je ne plaisante pas. Là, il choisit ce qu’il désire manger et puis ouvre la boîte de conserve comme si de rien n’était, soit en tirant la languette soit en utilisant l’ouvre-boîte électrique! Vrai de vrai comme je vous le dis! 
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- C’est drôlement fort. Vous en êtes certaine?
- Monsieur le commissaire, je l’ai vu faire ce tour plusieurs fois. Quant à son propriétaire, il trouve cela normal. Cependant, il regrette qu’il ne sache pas encore se servir du four. Monsieur Grimaud a reconnu innocemment devant moi qu’il avait créé Ufo. Mais comment peut-on créer un chat?
- Il s’agit d’un chat transgénique, tout simplement.
- Cela suffit Andrieu. D’accord, c’est un chat éprouvette à l’intelligence améliorée. Madame Comte, passez aux autres locataires.
- La fillette s’appelle Violetta comme dans un opéra italien où la cantatrice met longtemps à mourir. Une adorable gamine, de deux ou trois ans, très éveillée pour son âge. Elle s’exprime couramment en français mais aussi en italien et en anglais, je crois bien. Mais c’est un anglais fort étrange. Vous la décrire physiquement, là se situe le problème. Une fois, je l’ai vue brune, une autre châtaine, et pas plus tard que ce matin, auburn comme monsieur Grimaud. Ses yeux changent également de teinte. Sont-ils bleus naturellement, noirs ou gris? Je l’ignore! Le nez ou la bouche n’ont jamais la même forme. Pour les oreilles, il en va de même.
- Mais, commissaire, nous sommes plongés dans un vrai film de science-fiction! Fit remarquer Marc. Cela me rappelle Star Trek VI, Terre inconnue, où Kirk tombe amoureux d’une transformiste.
- Très bien. Encore un trait d’humour. Madame Comte, ne soyez pas distraite par mes subordonnés. Ils adorent proférer des stupidités.
- Bref, monsieur le commissaire, à part le grand type, la petite et le chat, tous les autres ne présentent rien de remarquable physiquement. La mère n’a pas plus de trente ans à mon avis, peut-être moins. Je ne l’ai qu’entraperçue. Le père… y en a-t-il un d’abord? Peut-être s’agit-il de cet homme si sévère à l’allure d’un militaire fraîchement à la retraite. Il s’appelle Fermat. Cela m’étonnerait qu’il soit marié à la jeune femme. D’après ce que j’ai pu percevoir, ils ne se comportent pas du tout comme un couple tous les deux.
- Mais le troisième homme?
- Monsieur Daniel Grimaud. C’est l’oncle de l’enfant aux dires de la fillette et le créateur du chat. Un fêlé de première celui-là, avec une case en moins ou en trop à coup sûr. Pour lui, les œufs de quatre jours sont tout juste bons à aller à la poubelle. Il peut regarder six écrans de télés à la fois avec des programmes différents et vous raconter ensuite ce qu’il a visionné sans rien omettre. De plus, il écrit des deux mains, à une vitesse fantastique, deux textes qui n’ont rien à voir entre eux et dans des langues bizarres. Toujours serviable et poli, oh ça, il faut le lui reconnaître. Mais quant à ses goûts vestimentaires… le plus souvent, ils s’habille en Al Capone ou en Bogart comme dans le Faucon maltais. Ce film, je l’ai vu quatre fois mais je n’ai jamais compris l’intrigue.
- Ne vous égarez pas, madame Comte mais revenez à ce Daniel Grimaud.
- J’ai réussi à fouiller sa chambre. Il était impossible de se tromper. Sa photo trônait sur le chevet. Il y figurait avec un jeune Asiatique appelé Georges d’après l’inscription au dos. Mais, chose incroyable, elle vous suivait du regard et paraissait en relief. Daniel Grimaud a la trentaine et n’a pas d’emploi, du moins je le crois. La plupart du temps, en effet, il garde sa nièce. Parfois, cependant, il s’absente et me confie alors l’enfant. Je ne sais pas comment il sort de la maison, mais il n’emprunte pas les portes. Il se volatilise, littéralement.
- Qu’avez-vous remarqué d’autre, madame?
- Dans la fameuse chambre, j’ai trouvé, dissimulée sous le lit, la parfaite réplique des mitraillettes camembert des Incorruptibles.
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/4/47/Robert_Stack_Eliot_Ness_1960.JPG
 Mais également des tas d’objets que je n’ai pus identifier. Des sortes de fléchettes de glace qui ne fondent pas, des jeux électroniques de poche très perfectionnés, des costumes différents un peu excentriques. Puis, j’ai voulu visiter la cave et le garage. Alors là, rien à faire. Portes closes! Impossible d’y pénétrer. J’ai tenté de m’approcher afin de forcer les serrures mais j’ai attrapé un mal au cœur qui m’a barbouillé l’estomac et un affreuse migraine qui m’a vrillé les tempes. Ensuite, le temps que je reprenne mon souffle, j’ai cru qu’une espèce de monstre, un loup-garou ou l’équivalent, sorti des horribles contes de ma grand-mère, allait me sauter dessus. J’ai eu si peur que je n’ai pas insisté et je suis remontée dare-dare! Trois fois, je suis revenue à l’assaut. Pour rien. J’ai fini par y renoncer.
- De plus en plus intéressant. Des psycho images activées lors d’une intrusion indésirable afin de protéger quelques appareils et engins futuristes.
- Bon sang, Andrieu! J’en ai assez de devoir vous rappeler à l’ordre.
- Pardon, monsieur le commissaire. C’est parce que cela ressemble tant à un gadget d’un livre de science-fiction pour enfant ou adolescents que j’ai laissé échappé cette réflexion. Or, sachant que ledit Daniel vient du…
- Inspecteur, taisez-vous donc ou je demande une mise à pied.
Pendant cette algarade, madame Comte se mit à observer le plafond comme si elle trouvait celui-ci passionnant à regarder.
Mais Quinant reprit l’interrogatoire.
- Madame Comte, je ne vois pas ce que vous trouvez à redire sur votre charmant voisin, à part, sans doute, sa façon extravagante de s’habiller.
- Monsieur le commissaire, vous connaissez le proverbe trop poli pour être honnête. Tenez, regardez les photos que j’ai prises de monsieur Grimaud. Elles sont un peu floues, je vous l’accorde, mais je crois que vos techniciens pourront en améliorer la qualité par ordinateur.
Alors, Armelle tendit à Quinant l’équivalent du Saint Graal, c’est-à-dire deux instantanés des plus ordinaires montrant le capitaine Wu en habit de Mandrin s’en allant par le jardin on ne savait où et posant en Scarface, le chat Ufo sur ses épaules.
Le commissaire peina à garder son self-contrôle.
- Puis-je conserver ces épreuves? Se contenta-t-il de déclarer sur le mode badin.
- Mais je les ai apportées afin de vous les donner monsieur le commissaire!
- Merci, madame Comte. Andrieu, vous transmettrez ces photos à tous les services après l’amélioration de la résolution de l’image. Nous savons enfin à qui ou à quoi ressemble le terroriste qui signe Daniel. Quant à vous, Marc, prenez une escouade et fouillez le pavillon de ce Fermat. Tâchez de capturer la bande.
- Ah! Mais pardon, monsieur le commissaire, navrée de vous décevoir mais vous ne trouverez plus personne à Neuilly. La maison est vide depuis ce matin.
- Quoi? Comment cela « vide »? Auraient-ils fini par se douter que vous les observiez?
- Cela m’étonnerait! Ils n’ont rien emporté. J’ai pu m’en assurer en faisant un tour dans le pavillon. Tous leurs vêtements sont restés. Monsieur Grimaud m’a laissé les clefs afin que je donne un coup de balai.
- Hum… pour combien de temps se sont-ils absentés?
- Pas plus de deux ou trois jours selon monsieur Grimaud.
- Où donc se sont-ils rendus, chef? Siffla Marc.
- Pour l’heure, ce n’est pas le problème. Allez à Neuilly et fouillez au plus vite la demeure. Passez-la au crible. Peut-être y trouverez-vous des indices précieux qui nous permettrons d’anticiper leur prochaine attaque. Quant à vous, madame Comte, je ne saurai assez…
- Mais je n’ai pas terminé monsieur le commissaire. Hier après-midi, j’ai surveillé Daniel et sa nièce. Il est allé promener la fillette au Jardin des Plantes. Il lui a montré toutes les fleurs, les désignant chacune par leur nom en latin, sans lire les inscriptions. Un moment, il s’est égaré à propos de croisements de plantes terrestres avec d’autres originaires de Mondani, Mingo, Métamorphos, Cygnus Thêta ou Gamma et j’en passe. Jamais entendu parler de ces lieux. J’ignore où ils se trouvent. Mais Violetta avait chaud. Elle a réclamé à boire. Il lui a acheté une limonade à un kiosque. C’est alors qu’un incident s’est produit; les autres n’ont rien remarqué. Mais étant prévenue de ce dont la petite était capable, ce ne fut pas mon cas.
- Précisez, madame Comte, s’impatienta Quinant.
- Devant la buvette, l’enfant a aperçu quatre fillettes mignonnes comme tout, qu’elle s’est aussitôt empressée d’imiter. Elle a modifié la couleur de ses cheveux puis de ses yeux, puis a transformé le contour de son visage. Or, monsieur Grimaud s’en est rendu compte et il s’est mis en colère. Il a alors grondé Violetta sans la frapper. Je sentais bien qu’il se contrôlait. Mais la petite s’énervait, n’appréciant pas la leçon. Elle disait de sa voix aigue qu’il fallait qu’elle s’entraîne, qu’il l’empêchait de progresser, qu’elle serait rejetée par sa mamie et ses tantes…Pour calmer les pleurs de la fillette, Daniel l’a conduite jusque dans la galerie d’anatomie comparée du Muséum.
- Voyons, madame Comte, vous affabulez et en rajoutez. Vous avez pu observer tout cela, surprendre une telle scène sans que Daniel ne vous repère? Invraisemblable!
- Monsieur le commissaire, je ne suis pas une menteuse! Autrefois, j’ai servi dans un réseau de résistance. Je sais me faire oublier. De plus, Daniel Grimaud était préoccupé. Quelque chose le tracassait, manifestement. Un instant, il s’est arrêté devant une vitrine comme s’il cherchait quelque chose de précis et, enfin, satisfait, je l’ai entendu s’exclamer: «Ah! Antor a bien travaillé. La pièce est bien là. Comme je m’y attendais. Ils ont des yeux mais ne voient pas. Désormais, il y a un spécimen de plus dans le musée et les gardiens ne s’en sont pas même aperçus. Ah! Jean-Marie Drot, comme tu as fini! Une mort plus que méritée cependant pour ce PDG de l’industrie automobile spécialisé dans les dégraissages massifs et l’augmentation de ses émoluments personnels. Sans parler de ses retraites chapeau.
- Non! Vous avez réellement entendu de tels propos dans la bouche du sieur Daniel?
- Puisque je vous le dis, monsieur le commissaire! Daniel s’est attardé dans cette salle qui puisait le formol. Violetta, devant la vitrine en question, a posé une question innocente: «  C’est ça une momie, tonton? Elle est moche. Je ne la voudrais pas comme poupée! ». Je me suis alors demandée si cette enfant se rendait bien compte qu’il y avait là de vieux cadavres. Franchement, à la place de monsieur Grimaud, j’aurais fui ce lieu. Ces momies pouvaient effrayer Violetta. Mais au contraire, il avait l’air de s’y complaire. Quel affreux endroit! De bocaux emplis de fœtus en veux-tu en voilà, des squelettes gigantesques de dinosaures qui dégageaient une odeur… jamais je n’ai conduit mes garnements au Muséum et je ne le regrette pas. 
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/c/cf/Momie_inca.JPG
- Que s’est-il passé ensuite?
- Rien de spécial. Monsieur Grimaud et Violetta sont partis et se sont rendus dans un salon de thé, boulevard Saint-Germain. La petite a mangé une glace au chocolat et Daniel a consommé du thé lapsang souchong. Monsieur le commissaire, je vous ai réservé le meilleur pour la fin, la cerise sur le gâteau. En effet, j’ai réussi à me faufiler jusque dans le salon, pratiquement sous leur nez. Regardez un peu ce que je vous remets. Cette mini cassette audio contient toute leur conversation chez le glacier. Plus fort que James Bond! On ne se méfie pas d’une sexagénaire emperruquée qui a servi autrefois dans les FFI.
- Hum… quel âge aviez-vous donc en 1944?
- Oh! Monsieur le commissaire! J’étais assez grande pour servir de boîte aux lettres et ramasser les blessés. Je reviens à l’enregistrement. Il n’est pas d’une parfaite qualité car les bruits de fond gênent parfois la compréhension des propos. Mais je suis certaine que vos spécialistes sauront faire avec.
Quinant s’empara avec avidité de l’objet et mit en route un mini lecteur. Il entendit alors une voix enfantine qui zézayait légèrement demander impatiemment:
- C’est vrai, oncle Daniel? Je vais rejoindre maman ce soir? On va tous dormir dans le vaisseau? Avec oncle André et Antor?
- Mais oui, fifille.
- Maman, que fait-elle? Je ne la vois pas souvent. Pourquoi tu me gardes?
- Ma puce, maman est à Séoul avec tonton André en train de régler le sort de vilains chefs d’entreprises. Tu n’aimes pas lorsque je m’occupe de toi?
- Oh non! Tu es plus gentil que maman. Je peux jouer et tu réponds à toutes mes questions. Tu sais beaucoup de choses.
Quinant, qui avait hâte de passer à l’action, interrompit la lecture de la cassette et prit congé de madame Comte.
- Chère madame, vous serez convoquée par mes services dans les quarante-huit heures. Soyez prudente. Néanmoins, partez rassurez car je vais donner des ordres pour votre protection. Vous avez rendu un immense service à votre pays…
- Bah! Comme autrefois.
- Mais aussi au monde entier. La République française vous en saura gré.
- Merci, monsieur le commissaire. Je n’ai fait que mon devoir.
Une fois Armelle en dehors du bureau, Quinant hurla.
- Je les tiens. Andrieu, je veux que madame Comte soit surveillée au doigt et à l’œil jour et nuit. Qu’elle ne puisse plus aller pisser sans que nous ne le sachions pas. Compris?
- Compris, chef. Je donne les ordres nécessaires.
- Parfait. Le miracle a eu lieu. Daniel, ce pseudo prophète et terroriste certifié va en prendre plein la gueule; pour commencer, alertons les médias.
- Monsieur, c’est peut-être une erreur.
- Non, bien au contraire. Il nous faut réagir à l’américaine.
- Mais nous n’avons pas encore vérifié les déclarations et les preuves de madame Comte, objecta           Andrieu.
- Je marche au pif, Andrieu, et celui-ci me dit de foncer. Je fonce donc. Exécutez mes ordres.
Ce fut ainsi que, dès 19h30 ce même soir, tous les journaux télévisés français et les radios diffusèrent des flashs extraordinaires. Les photos de Daniel Wu en Al Capone avec Ufo sur ses épaules firent la une des éditions spéciales. La Deux alla jusqu’à bouleverser ses programmes pour monter une émission consacrée au « tueur au chat ».
À l’étranger, toutes les polices promirent leur aide à la France. Le remue-ménage atteignit une dimension incroyable. Pourtant, à bord du Sakharov, le principal intéressé ignorait ce qui se passait sur terre. Il essayait le nouvel uniforme craché par le synthétiseur fourrier: celui de tankiste de la première division blindée de l’armée française. Satisfait de sa journée ainsi que des petites modifications apportées au plan du commandant, bien entendu sans que ce dernier en fût informé, il sifflait gaiement un extrait de la chanson l’Homme armé, hit du XV e siècle.
Dans son bureau personnel, Fermat révisait, en compagnie de Lorenza di Fabbrini les objectifs du lendemain. Quant à Antor, il se reposait avant d’aller saigner un membre de la mafia ukrainienne. Violetta dormait de son sommeil d’ange et Ufo digérait.
La tempête approchait et aucun de nos tempsnautes ne songeait à écouter les informations terrestres…

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Planète Ankrax, milieu de l’après-midi, environ 16h07, heure locale. 
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/9/90/Triple-star_sunset.jpg/220px-Triple-star_sunset.jpg
La chaleur suffocante et l’air brûlant hâtèrent l’agonie de l’ambassadeur Velor.
Le petite expédition s’était retrouvée dans l’obligation de faire halte à l’ombre d’un jumeau de séquoia. Irina, au chevet du diplomate, tentait de le soulager de ses souffrances. Toutes les cinq minutes, elle lui humectait les lèvres.
Daniel s’en vint prendre les dernières nouvelles.
- Hum… Où en est-il? Aucun espoir?
- Aucun, Daniel. Comme tu le vois, il a sombré dans le coma et se meurt. Sa fièvre est trop forte.
- Mais Ariana? Pourquoi n’est-elle pas au chevet de son père? Moi, j’ai bien assisté aux derniers instants de Catherine, sans lui tenir rancune…
- Georges a préféré l’éloigner. Il craint une crise d’hystérie de sa part.
- Cela ne va pas. Une fille doit être au chevet de son père lorsqu’il agonise. Je vais la chercher.
- Daniel Lin, je t’en prie, ne la brusque pas… ce n’est encore qu’une enfant…
- Une enfant gâtée et immature, Irina. Mais tu as raison. Je suis bouleversé chaque fois que je suis confronté à la mort.
- Oh! Je le sais bien, Daniel. Je te connais suffisamment pour comprendre tes réactions. Je parviens même à capter une partie de tes pensées. Je te demande de faire vite. Le pouls de l’ambassadeur est de plus en plus faible. Il n’a pas dix minutes à vivre.
- Entendu… je vais la voir en douceur et l’informer que sa présence est nécessaire…
Quelques minutes s’écoulèrent.
Ariana, rappelée à l’ordre, parvint à garder son sang-froid et à assister son père en ses derniers instants. Lorsque l’ultime souffle du diplomate s’échappa péniblement de sa poitrine, la jeune fille lui ferma les yeux pieusement après avoir recueilli une larme de celui-ci dans un flacon de cristal afin de conserver la quintessence de son géniteur.
Ce rituel terminé, la jeune fille murmura, d’une voix sans timbre, et aussi blanche que le défunt:
-  Tout est maintenant accompli. Brûlez son corps. Il ne doit rien rester de lui. Hormis cette larme. Ainsi, celui qui fut Adrian Velor pourra se réincarner dans cinquante-deux cycles comme ma religion me l’a appris.
- D’accord, Ariana, je m’en occupe, répondit Daniel Lin peut-être encore plus ému que la Centaurienne elle-même.

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