mercredi 15 août 2018

Un goût d'éternité 3e partie : Johanna : 1930 (2).


Detroit, 12 Juin 1960. 
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William O’Gready était mort accidentellement depuis deux jours à peine. C’était arrivé lors d’une manœuvre de routine. Les circonstances de son décès avaient été expliquées à ses proches mais ni Otto ni Franz ne croyaient au hasard. Pour eux, le crime était signé.
Dans le bureau de la société de l’avionneur, von Möll et von Hauerstadt s’étaient retrouvés afin de discuter de l’avenir de leur association. Le grand-père de Stephen était bien obligé de convenir que tout ce qu’il avait tenté jusqu’ici afin de contrer Johann van der Zelden avait lamentablement échoué, et par-dessus tout, l’enlèvement de Johanna qui n’avait mené à rien. Ceci, faute d’avoir pu envisager tous les aléas d’une telle expédition, toutes les ruses et tous les coups tordus de l’Ennemi, un ennemi disposant de moyens techniques prodigieux et dépourvu de scrupule. 
Otto dut reconnaître qu’on ne se heurtait pas à Johann comme si on devait affronter une simple armée composée de ridicules soldats de plomb.
Stephen Möll, celui de 1995, avait déjà regagné LA et les attaques des missiles de l’URSS… en espérant que l’agent temporel fût parvenu à les détourner de leurs cibles.
L’avionneur devait donc faire face seul à la mauvaise humeur du chercheur germano-américain. Franz n’avait jamais eu un caractère facile et c’était là un euphémisme.
- Otto, je vous l’ai toujours dit ouvertement. J’ai toujours été contre cette expédition. Vos scrupules humanitaires, je préfère en rire…
- Oui, mais nous avons déjà eu une telle conversation. Pourquoi revenir là-dessus ?
- Nous devions éliminer Johanna, du moins la transporter ici, dans le futur… or, cela exigeait de nous non seulement une préparation pratique et technologique poussée, mais également une préparation psychologique du tonnerre.
- Euh… Vous pensez que certains d’entre nous n’auraient pas dû venir…
- Oui, mais nous avons fauté par d’autres détails… or, vous le savez tout comme moi, le diable se cache dans les détails. Ce qu’il fallait que nous fassions, c’était surprendre votre cousine alors qu’elle était seule, non pas au château, mais à Ravensburg…
- C’est-à-dire ?
- Se rendant par exemple en voiture chez une amie… un accident de circulation est si vite arrivé…
- Oui… mais, commença à objecter Otto.  
- Toutefois, je reconnais que cela aurait exigé de nous une surveillance constante afin de déterminer le moment le plus adéquat pour passer à l’attaque. Or, vouloir la kidnapper alors qu’elle donne une réception, au milieu de trois cents témoins ! Enfantillage aberrant. Nous n’avions aucune chance… de toute manière quoi que nous entreprenions, nous aurions toujours échoué…
- Franz, vous avez raison, mille fois raison. J’ai compris la leçon… je vais dès maintenant réfléchir à une nouvelle action, à un nouveau plan.
- Tous nos efforts seront inutiles, Otto ! il n’est plus question de perdre notre temps à élaborer une autre machination à l’encontre de Johanna. C’est trop tard. Nous aurons toujours au moins deux trains, deux guerres de retard. Johann, furieux du dernier coup tenté contre votre cousine, est passé aux représailles. La preuve ? La mort de William.
- Je m’en veux encore…
- Désormais, nous n’avons plus qu’une chose à faire. Nous mettre en sécurité au plus vite, nous faire le plus discret possible, nous faire oublier… Non, je ne crains pas pour ma vie… mais pour celles de mon épouse et de mes enfants. D’ailleurs, vous aussi, vous semblez oublier que vous avez une famille…
- Euh… Sont-ils tous en danger ? Dietrich, Archibald ? Patricia, Stephen et Franck ?
- Stephen, assurément. Johann peut parfaitement s’en prendre à votre petit-fils alors qu’il n’est encore qu’un garçonnet de quatre ans…
- C’est cela.
- Il vous rendrait ainsi la monnaie de la pièce…
- Vous me faites peur, soudain…
- Van der Zelden se moque de la morale. Il n’en a pas. Il ne connaît aucun frein… comme s’il n’appartenait plus à l’humanité… comme s’il était devenu un Deus ex machina… sa puissance lui est montée à la tête…
- Sans doute est-ce le cas…
- Dans ces conditions, s’en prendre une fois encore à votre cousine, sa grand-mère, ce serait de la pure folie. Jamais nous n’aurons tous les atouts en main, jamais.
- Vous voici défaitiste…
- Pas du tout. Je fais preuve de la plus grande lucidité. Si l’envie me prenait de tenter encore le coup…
- Oui ? Fit avec espoir l’avionneur.
- … il faudrait me laisser la direction de l’affaire… ne pas s’opposer à mes ordres… en entrant directement en contact avec Michaël Xidrù, nous aurions une minuscule chance de parvenir à nos fins… j’arriverais à raisonner l’agent temporel… au fond, nous sommes de la même trempe… mais l’ami Michaël veut-il vraiment changer le cours de l’Histoire ? Il ne veut pas se suicider, s’effacer de la réalité… alors, je ne compterais pas trop sur son aide…
- Vous êtes prêt à revenir à l’assaut ?
- Non, vous vous trompez, Otto. Le navire est en train de couler et vous ne le voyez même pas. Nous sommes à bord du Titanic… le transatlantique sombre dans les eaux glacées et vous vous contentez de chanter Rule Britannia ou encore God save the king…
- Franz, ne seriez-vous pas en train d’exagérer ?
- Non. Je veux dire ceci : lorsqu’un navire sombre, il y a toujours des hommes sacrifiés. Or, je ne veux pas qu’Elisabeth compte parmi les victimes… ni mes enfant, François, Friedrich, Cécile et les jumelles… des victimes innocentes.
- Elles le sont toujours…
- Non… si nous étions capables de les choisir, nous pourrions faire en sorte qu’elles aient quelque chose à se reprocher…
- Mais… mais c’est là un raisonnement monstrueux, Franz ! se récria l’avionneur.
- Pourquoi donc ? S’étonna le duc. Vos mains sont-elles si blanches, si pures ? Jamais entachées de sang ? Tuer de loin en mettant au point des bombardiers, oui…abattre des inconnus, des affreux ennemis, des jaunes, des nazis… d’accord… mais surtout pas écraser une vipère qui appartient à sa propre famille…
- Seigneur Dieu ! Quel cynisme !
- Oui, je me montre cynique… mais avouez qu’il y a de quoi.
- Je vois bien dans quel camp vous avez fait la guerre… et quelle guerre ! Pologne, Afrique du Nord, URSS, Normandie… 
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- J’étais alors prisonnier, permettez-moi de vous le rappeler…
- Non ! Je ne veux plus rien entendre… Vous avez toujours été du mauvais côté, du côté de Wotan, de la force brutale, de la barbarie, de la sauvagerie… une erreur de jeunesse, disiez-vous… foutaise ! Non. Les nazis ont bien déteint sur vous… vous leur ressemblez, vous êtes comme eux…
Les cruelles paroles de la rupture venaient d’être prononcées. Otto ne put les retenir. Il était hors de lui, ne dominant plus sa colère, à ses yeux légitime. Se mordant les lèvres jusqu’au sang, l’ex-baron, rougit puis pâlit. Quant Franz, il se leva, blême, et jeta :
- Otto, la vie ne vous a rien appris. Rien ! Vous êtes resté un enfant naïf, un benêt qui a toujours refusé de regarder la vérité en face, dans toute son horreur mais aussi dans toutes ses nuances. Le monde et les gens qui l’habitent ne sont pas entièrement noirs ou blancs. Le camaïeu de gris, vous ne le percevez pas… parce que vous ne le voulez pas. De 1939 à aujourd’hui, vous n’avez rien saisi ? Êtes-vous donc aussi crétin ? C’est la force qui gouverne le monde… une force qui prend différents aspects… la puissance militaire ou financière, la persuasion, la coercition, sous une forme ou une autre, l’embrigadement des masses soit par la propagande, soit par la publicité, la manipulation de la réalité, l’abrutissement, l’abêtissement voulu, volontaire des hommes qui préfèrent se laisser conduire au nom du bonheur, de Dieu ou d’autre chose plutôt que de prendre effectivement leur destin en main. A mon niveau, je tâche de faire en sorte que les loups ne me mangent pas et épargnent ma famille… 
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- Franz, je suis sincèrement désolé… les mots ont dépassé ma pensée…
- Je n’ai pas achevé, Otto. Parfois, pour une cause que l’on estime juste, il faut savoir, ne pas craindre d’user d’armes sales, la victoire est à ce prix.
- Peu importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse ? Qu’importe le moyen dès l’instant que l’on parvient à ses fins…
- Paris vaut bien une messe, lança le chercheur avec ironie. La guerre que vous me reprochez de l’avoir faite du mauvais côté, m’a appris au moins ceci : ce qui était possible, ce qui ne l’était pas. Ce que je pouvais accepter, ce que je ne devais pas…absolument pas… afin de rester un homme… et non pas être ravalé au niveau d’une bête, d’une machine à tuer… elle m’a également enseigné comment survivre, éviter les bêtises irréparables ordonnées par certains chefs, et surtout et avant tout, qu’il y a et qu’il y aura toujours des morts utiles au même titre qu’il existe des morts inutiles. Les camps d’extermination comptent parmi les inutilités, les infamies monstrueuses, la bombe qui a frappé Hiroshima également…
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 mais, bien sûr, dans le contexte de l’époque, cela ne l’était pas…
- Franz, pardon…
- A propos de mort inutile, William a péri d’une façon absurde… mais Johann n’a pas dû accorder la moindre importance à cela. Il veut avant tout nous faire peur, nous crier : attention. Il y a une limite à ne pas dépasser. L’Ennemi n’a fait que s’attaquer au maillon le plus faible de la chaîne… quelle sera la victime suivante à son tableau de chasse ? Stephen enfant ou Giacomo ?
- Bill est mort au champ d’honneur…
- Libre à vous de le croire… Pour moi, O’Gready était un colonel d’opérette qui, parce qu’il avait participé à la guerre de Corée,
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 qu’il s’y était illustré, s’était pris, sur le tard, pour le nouvel Alexandre !
- Franz, vous dépassez les limites de la décence. Vous ne respectez rien, pas même les mânes de notre ami. Il n’est pas encore enterré et vous le dénigrez… C’est honteux !
- William était un idiot de la plus belle espèce. Il y a encore quelques jours, vous le reconnaissiez vous-même. Maintenant qu’il n’est plus, vous le parez de toutes les vertus. Je ne suis pas si hypocrite…
-Mais… le respect que nous devons à un ami, à un défunt, qu’en faites-vous donc ?
- Otto…
- Dieu du ciel ! Que vous arrive-t-il ?
- Rien du tout. Je ne veux pas que ma famille succombe sous le feu d’une guerre qui ne la concerne pas. De plus, j’ai horreur de perdre… or, vous accumulez les échecs… alors… Otto, cessons là. Je vais repartir pour Bonn.
- Ainsi, vous me quittez, vous… m’abandonnez…
- J’ai d’autres obligations, d’autres devoirs… que j’ai trop négligés ces derniers temps. Vous m’accusez de cynisme et vous voudriez que je vienne à Canossa ?
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 Ah non ! Je suis trop fier pour m’abaisser encore ! Je me dois avant tout à Elisabeth, à mes cinq enfants… alors, adieu !
- Adieu ?
- Oui, adieu. Au fond de vous-même, vous ne me pardonnez pas ce que je fus et celui que je suis aujourd’hui… par conséquent, je juge qu’il est nécessaire d’en rester là…
- Pour toujours ?
- Je l’ignore… peut-être que oui, peut-être que non, comme dirait mon épouse…
- Vous partez sans me donner votre main… notre amitié est belle et bien morte. L’Ennemi aura au moins gagné cela. Quelle tristesse !
Les deux hommes se séparèrent donc ainsi, froidement. Une amitié de quinze ans s’achevait.  
Une fois seul, enfermé dans son bureau, Otto soupira et tout en se levant, prit dans un tiroir un album de photos qu’il feuilleta avec mélancolie.
- Franz me disait qu’il était soupe au lait, mais je ne le pensais pas à ce point. Je suis à gifler. Evoquer ainsi son passé qui le torture ! Après tout, le mien est-il aussi honorable que je veux le faire croire ? Jamais plus assurément je ne l’écouterai jouer Bach pour moi tout seul ! Le Concerto en la mineur, la Grande Chaconne… instants rares, bonheurs indicibles et trop courts qui désormais appartiennent à un passé révolu… tout cela est brisé… à quoi bon regarder ces photos qui vont jaunir lentement, comme ces clichés du réveillon de Noël 1950 ! Dix ans déjà… Johann avait pourtant frappé à notre porte mais nous l’ignorions encore… notre destin était là, notre sombre destin… telle une Entité cruelle, ricanant devant nos gesticulations ridicules. Désormais, quel sort me réserve l’Ennemi ? La solitude, la mort… il descend tous mes amis, puis, peut-être, tous mes proches… et puis, un jour, il m’abattra, me jettera au fond d’un gouffre…
Sur ce constat amer, Otto referma l’album de souvenirs.

*****
Ravensburg. 4 Avril 1931.
En cette glaciale matinée de printemps, des plaques de neige maculaient encore les pelouses du parc jouxtant le château des von Möll. Toutefois, le ciel s’éclaircissait par l’ouest, promettant une radieuse journée aux habitants.
Johanna van der Zelden, très amaigrie, presque étique, les cheveux tirés en arrière dans un sévère chignon,
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 frileusement enveloppée dans une ravissante robe de chambre saumon à col de chinchilla, mettait à profit l’absence de son époux David. Lentement et avec mille précautions, la jeune femme gravissait les marches conduisant au grenier de son ex-régisseur. Elle tenait dans sa main droite une paire de ciseaux et dans sa senestre un passe-partout. Madame avait décidé d’élucider le mystère Wilfried. Les outils dont elle s’était munie avaient pour but de forcer la porte du repaire de l’homme artificiel.
Après avoir réussi à couper le filin qui maintenait la porte close, Johanna pénétra avec circonspection dans le grenier. Cette infraction si facile laissa de glace madame van der Zelden, pas assez au fait des possibilités offertes par la technologie dont son régisseur disposait. Ainsi, les verrous magnétiques et électroniques, les champs de force avaient été désactivés par Johann à travers le temps. Il fallait absolument que sa grand-mère perçât le mystère.
Toute pétrifiée, comme interdite, Johanna resta figée sur le seuil deux minutes. Elle tremblait toute, les yeux fiévreux, son visage émacié et blafard faisant davantage ressortir son regard halluciné qu’elle jetait sur les étranges objets de la soupente. Cependant, la souffreteuse identifia quelques éléments meublant la pièce. En effet, ils lui évoquaient des appareils déjà entraperçus dans son adolescence, chez la directrice de son école, madame veuve Zimmermann.
Enfin, la pauvre folle se décida, ses pas franchissant le seuil lentement, doucement, comme une petite souris craintive. Sachant qu’elle venait de pénétrer dans un autre monde, la jeune femme referma vite l’huis. Il ne fallait pas qu’un des domestiques la surprît et commença à s’interroger.
Hypnotisée par les multiples écrans occupant le grenier, Johanna s’approcha et tripota des boutons, des curseurs et des leviers.
Alors, un écran géant s’alluma. On aurait dit une sorte de chronovision. Cette télévision améliorée, extra-plate, diffusait des images à très haute définition, de la norme 4K, mais pas seulement. Le relief y était saisissant et les teintes d’un naturel à couper le souffle.
Le poste retransmettait en direct avec le son ultra perfectionné dolby atmos un concert de musique classique. Mais pas n’importe quel concert. Celui resté fameux dans les annales de la musique du 2 mai 1959, donné à Bonn et dirigé en personne par le maître Wladimir Belkovsky. Le chef d’orchestre donnait de sa personne puisqu’il interprétait quelques-unes des œuvres parmi les plus célèbres de la grande musique. Jugez-en un peu. Le Concerto en ré pour cordes composé par Igor Stravinsky,
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 daté de 1947, La Symphonie classique de Prokofiev, mais également La Quatrième symphonie Tchaïkovski.
Lors du Concerto en Ré, la jeune femme avait reculé, comme assommée et effrayée par cette musique totalement moderne, incompréhensible pour elle.
Cependant, l’une des caméras focalisait maintenant sur le chef d’orchestre. Stupéfaite, Johanna identifia alors le musicien. Il s’agissait de l’homme qui avait voulu l’enlever lorsqu’elle était encore enfant.
De saisissement, la jeune femme laissa tomber sur le plancher ses outils. Mais elle voulait en savoir plus, comprendre à quoi elle avait affaire précisément. Ce fut pourquoi elle laissa le poste allumé jusqu’à la fin de la retransmission, jusqu’au bandeau titre final, jusqu’à la dernière annonce du speaker.
- C’était, retransmis en direct de l’opéra de Bonn, le concert donné par l’illustre maître Wladimir Belkovsky qui, ici, nous a époustouflé dans son interprétation brillante et primesautière du concerto pour hautbois d’Albinoni. Ainsi se termine notre programme de la soirée du 2 mai 1959.
- Himmelgott ! Was ist das ? Qu’ai-je donc capté là ? Pas une des émissions radio… Was ist Wilfried ? D’où vient-il donc ? Du futur ? Mais pourquoi ? Que veut-il ?
Eteignant le poste, Madame alluma un autre appareil. Cette fois-ci, la curieuse jeune femme eut droit à un reportage montrant la chute de Saigon le 30 avril 1975. Il s’agissait d’un document émanant de la télévision française. Or Johanna possédait assez de français pour comprendre les paroles du commentateur.
Mais madame van der Zelden ne vit aucun intérêt dans cette guerre lointaine sur tous les plans. Elle passa donc à un autre appareil qu’elle mit en marche. Encore un reportage, mais moins violent. Les premiers pas de l’Homme sur la Lune, le 21 juillet 1969. Sur l’écran, Neil Armstrong s’y mouvait dans son scaphandre tel un kangourou maladroit, sautant et bondissant, ressemblant davantage à un bonhomme Michelin raide et gauche qu’à un astronaute courageux en train de repousser les limites du rêve humain. 
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Après avoir regardé pendant quelques minutes le premier homme marcher sur la Lune et être rejoint par son confrère Buzz Aldrin, sous les commentaires enthousiastes et sidérants d’un reporter scientifique – Jean-Pierre Chapel – Johanna choisit un autre poste de télévision.
Là, des sifflements stridents, des images s’enchaînant à une vitesse prodigieuse, des loopings, des caméras qui accompagnaient de bizarres engins spatiaux dans leurs combats désespérés, des virevoltes soudaines, des éclairs, des changements brusques de focale… dans un ciel sombre, des chasseurs interstellaires dansaient une espèce de sarabande et beaucoup étaient descendus.
Au bord de la terreur, Johanna éteignit l’appareil. Cette courte scène appartenait au film de science-fiction Star War. Il datait de 1977 et, premier d’une saga, il serait suivi par beaucoup d’autres. Il connaîtrait un immense succès, révolutionnant la vision un peu obsolète qu’avaient alors les fans de ce genre.
Satisfaite par ce qu’elle avait surpris, madame van der Zelden s’autorisa un léger sourire sur ses lèvres translucides et regagna ses appartements privés. Certes, elle avait pris soin de refermer la porte du grenier mais on voyait bien que les scellés avaient été forcés.
Mais qu’avait exactement compris notre phtisique ?
A la suite de la dernière séquence diffusée par le chronovision, la jeune femme avait acquis la certitude que Wilfried venait bien du futur, de cet avenir lointain qui avait vu l’Homme marcher effectivement sur la Lune puis se battre à bord d’étranges avions dans l’immensité du cosmos.
Ainsi, pour Madame, Star War était la réalité d’un avenir toujours aussi violent. La jeune femme ne pouvait saisir ce qu’était un film de science-fiction. Le seul qu’elle eût pu voir à son époque était Metropolis mais il n’abordait pas la même thématique et le réalisateur Fritz Lang était à ses yeux trop progressiste et trop marqué à gauche.
Tout le restant de la matinée, Johanna l’occupa à tenter de calculer l’écart approximatif existant entre ce premier Homme marchant sur la Lune et ces chasseurs sidéraux se désintégrant en gerbes lumineuses. Ses supputations allèrent bon train. Enfin, elle parvint à cette conclusion erronée.
- Ces images que j’ai surprises viennent de la fin du XXIe siècle… ah ! Wilfried, mon ami, si jamais vous revenez à Ravensburg, si vous remettez le pied ici, dans mon château, vous devrez tout me dire… ne rien me celer. Je veux connaître mon destin, le sort réservé à mon pays… Qu’adviendra-t-il de mon fils ? Aurai-je des petits-enfants ? Pourrai-je assister à l’épanouissement de Richard ? Aurai-je le plaisir de le voir parvenir jusqu’à l’âge adulte ? Monsieur Wilfried, ou quel que soit votre véritable nom, si vous venez de cet avenir hautement scientifique, assurément vous avez à votre disposition des médicaments plus performants que ceux auxquels j’ai droit. Une médication inefficace qui ne fait que prolonger mon mal au lieu d’en venir à bout. J’espère de tout cœur que vous accepterez de me soigner, de me guérir de cette faiblesse chronique, de cette anémie, de cette phtisie traîtresse qui ronge ma beauté et me tue… oui, vous devez me rendre la santé… je saurai vous y obliger… je veux vivre… oui, vivre afin de voir mon Allemagne l’emporter et non pas celle de ces va-nu-pieds de rouges triompher et être grande à jamais !

*****

Dans les mois qui suivirent cette découverte bouleversante, la paisible bourgade de Ravensburg fut le théâtre de morts soudaines et fort mystérieuses. Ainsi, tour à tour, le bourgmestre, homme jovial qui jamais n’aurait fait de mal à une mouche, le garde-champêtre, l’aubergiste, le docteur Richard, médecin de la famille des van der Zelden, qui semblait dépassé par la lourde tâche de guérir Johanna de sa langueur permanente et de ses lésions toujours rouvertes aux poumons, le facteur, son fils et tant d’autres succombèrent subitement au fil des jours. Chaque fois, le médecin légiste conclut à un empoisonnement volontaire, à un suicide ou encore à une attaque d’apoplexie si ce n’était pas à une crise cardiaque. 
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Mais la ville avait peur. Désormais, ses habitants se cloîtraient chez eux, n’osaient plus sortir la nuit tombée. Tout le monde se méfiait de tout le monde. Les rumeurs les plus folles couraient. Ainsi, il y avait un tueur à Ravensburg, un mystérieux individu, un sinistre assassin qui choisissait ses victimes, les fauchait et recommençait trois jours ou un mois plus tard, jamais rassasié. Mais quel était cet inconnu ? A qui pouvait-il ressembler ? De quel être sournois la cité était-elle devenue la proie ?
On nota ceci, ces coïncidences : les morts avaient reçu, peu de temps avant leur trépas, des petits cadeaux anonymes, de ces dons qui entretenaient l’amitié, des anodins bonbons de chocolat, un flacon de liqueur, une eau de toilette, des savons parfumés, une écharpe, des gants…
La police enquêta naturellement, analysa les cadeaux suspects et ne trouva rien d’étrange dans la composition chimique ou autre des présents. Rien, strictement. Et pour cause ! Johanna van der Zelden avait acheté la complicité des spécialistes placés dans les plus grands laboratoires du Wurtemberg. Comment une telle chose avait-elle été possible ? Certes, l’argent faisait beaucoup… mais il fallait y rajouter les opinions politiques… pour la plupart d’entre elles, les victimes décédées si subitement étaient marquées à gauche… alors… de la racaille en moins pour les patriotes, les nazis qui commençaient à gangrener toutes les sphères de la société…
Quant au docteur Richard, il avait eu l’imprudence d’accepter de boire le thé chez Madame van der Zelden un jour de mai. Le lendemain matin, sa domestique le retrouva sans vie sur le tapis de sa salle de séjour, ayant succombé à une bienvenue crise cardiaque…

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Pendant tous ces incidents ravensbourgeois, l’idole de Johanna van der Zelden avait le vent en poupe. Toutefois, des heurts à répétition se produisaient entre les nationaux-socialistes et les communistes. Or, Hitler jouait la carte de l’apaisement, du moins officiellement. Il réprouvait, devant les médias, les actes de violence commis par les SA. Le Führer usait d’une autre stratégie politique. Il désirait parvenir légalement au pouvoir et, pour atteindre son but, il lui fallait modifier son image politique, la rendre plus rassurante auprès du public et de l’Allemand moyen.
Mais l’Allemagne subissait de plein fouet la terrible récession des années 1930. Chaque jour qui passait voyait s’accroître le nombre de chômeurs tandis que les faillites des banques et des entreprises se succédaient telle la chute des dominos.
Le 6 juin 1931, le chancelier Brüning dut annoncer solennellement que le pays n’était plus en mesure de payer les réparations de la guerre 14-18. 
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Quelques mois plus tard, le 19 septembre précisément, en Extrême-Orient, le Japon conquérait la Mandchourie. Aux yeux des spécialistes, c’était là qu’avait en fait débuté la Seconde Guerre mondiale.

*****

Washington. 20 Juillet 1960.
Georges Athanocrassos se rendait à une importante réunion de financier à bord de sa Rolls Royce. Ces derniers devaient décider de soutenir ou pas la campagne du candidat républicain aux élections présidentielles. Ce candidat n’était autre que Richard Nixon. 
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Or, lors du trajet de retour de ladite conférence, le banquier d’origine grecque réchappa in extremis à la mort. Alors qu’il était encore dans l’ascenseur du building, une forte explosion secoua le bâtiment. Cette explosion fit voler en éclats les vitres des bureaux du gratte-ciel et eut pour résultat de blesser ou de tuer à la fois des badauds, des employés et des secrétaires qui officiaient dans les différents étages. La précieuse Rolls Royce, piégée, venait de sauter. Une main assassine avait placé une charge fortement explosive sous le châssis de la luxueuse voiture. Le chauffeur de Georges Athanocrassos périt sur le coup. On ne retrouva pas grand-chose de son corps.
A tort, le secrétaire personnel du banquier fut soupçonné. Vite limogé, il fut remplacé par Dietrich Möll, le père de Stephen. Le coup était signé. Non pas par Johann mais par le Commandeur Suprême. 
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Moyen-Orient, août 1993. Internationalisation du conflit. Les troupes soviéto-syriennes venaient de mener avec succès une contre-offensive sur Damas. Mais les Israéliens, secondés par leur allié américain, avaient répliqué en bazardant du napalm et des bombes au phosphore sur les villages et les camps palestiniens.
Le 2 août 1993, l’Egypte déclarait la guerre à la Syrie, se retrouvant ainsi l’alliée militaire de l’Etat hébreu. L’unité du monde arabe était définitivement rompue. Pour un futur historien, c’était ici que la Troisième Guerre mondiale avait débuté…
Dans ce conflit pourtant à son début, les morts se comptaient déjà par dizaines de milliers.
Mais bientôt la guerre se généralisait à toute la région, les médiateurs envoyés par l’ONU étant tout à fait incapables d’apaiser les esprits. En fait, les deux Grands, Etats-Unis et URSS s’affrontaient déjà par alliés interposés. Logiquement, la guerre totale et généralisée à toute la planète se profilait à l’horizon et encombrait toutes les têtes.
Pourtant, durant quelques jours, certains caressèrent l’espoir que le conflit pouvait encore être enrayé car le royaume jordanien, l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis avaient hésité à intervenir. Mais la fatalité en décida autrement, l’engrenage étant enclenché.
 Tous les Etats arabes soutenant la Syrie et la Libye mobilisèrent afin d’envoyer des troupes au secours de ces pays frères tandis qu’une cinquième colonne soviétique encourageait l’Algérie, le Soudan, la Tunisie, le Maroc à entrer en guerre auprès des Syriens et des Libyens.
Conséquence prévisible : le Golfe et le détroit d’Ormuz furent fermés. L’Occident vit alors se tarir pour la seconde fois en quelques années une de ses sources en approvisionnement énergétique. Les leçons antérieures n’avaient visiblement pas été tirées.
Devant Diubinov, les Etats-majors mettaient au point leur nouvelle stratégie. Dans leur collimateur, l’invasion des pays du nord de l’Europe et toute la CEE.
Mais que se passait-il donc parallèlement en Asie ?
Le Japon, qui avait définitivement basculé dans le camp communiste, encourageait l’installation de rampes de lancement de missiles sur son territoire et ceux-ci avaient pour objectif de cibler la côte ouest des Etats-Unis et du Canada. Apparemment, les Russes jouaient deux cartes à la fois. Ils se préparaient à une guerre conventionnelle tout en ne négligeant pas le scénario d’un conflit nucléaire. Déjà, plusieurs de leurs divisions s’étaient concentrées à proximité du détroit de Béring, un front étant anticipé en Alaska.
Quant à la Chine, elle tardait à réagir…
Bref, la situation n’avait rien d’enthousiasmant mais Michaël Xidrù n’éprouvait pas du tout l’envie de faire faire machine arrière à la planète Terre afin d’effacer des tablettes de l’Histoire cette inévitable Troisième Guerre mondiale. Le 15 août 1993, tout ne pouvait plus être sauvé…

*****