samedi 21 octobre 2017

Un goût d'éternité 2e partie : Cécile : 1918 (2).



Noël 1918 ne fut pas véritablement célébré par la famille von Möll, le décès de Wilhelm étant trop récent. Les von Möll ne recevaient pas.
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/1/15/Toussaint_1888_800.jpg/300px-Toussaint_1888_800.jpg
 Néanmoins, Johanna, connaissant ses devoirs de maîtresse de maison, rendit visite à quelques personnalités de Ravensburg. Pour ces sorties, la jeune fille en deuil savait allier le chic à la tristesse. Elle arborait une nouvelle robe noire à traîne en velours et hermine doublée de soie bleue. Cette robe se relevait en V sur une jupe de tulle saumon brodée de fleurettes noires. A la taille, quatre roses en bouquet et, sur le côté droit, au bas du jupon, une guirlande de roses assorties à la couleur de la tulle. Comme il se devait, la tenue était complétée par un chapeau noir en forme de capeline agrémenté d’une guirlande de roses et d’un nœud pareil à la teinte de la doublure de la robe. Quant aux pieds, ils étaient chaussés de lourdes bottines noires. 
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/7/75/Inconsolable_grief.jpg/220px-Inconsolable_grief.jpg

*****

En ce mois de juillet 1993, deux questions lancinantes obsédaient Stephen Möll.
Pourquoi Michaël disparaissait-il ainsi ? Où se rendait-il précisément ?
Il fallait au professeur résoudre ce mystère qui l’agaçait. Il en venait à oublier de corriger les copies d’examens de ses étudiants.
Or, dans les rares moments de présence de l’agent temporel chez lui, à LA, Stephen n’osait pas l’interroger.
Tant bien que mal, le chercheur dissimulait et sa curiosité et sa nervosité à son hôte. Après tout, ce que faisait ce dernier ne le regardait pas, non ? De toute façon, c’était à peine si l’homme du futur prêtait attention à Stephen.
Après trois jours de cogitation, de chewing-gums mastiqués, de sachets de pop-corn avalés, de canettes de soda vidées, le professeur Möll crut pouvoir résoudre la manière dont il allait pister l’agent temporel.
Alors que Michaël prenait sa douche matinale, pour mémoire, l’homme du futur était pleinement incarné en Homo Sapiens lorsque cela était nécessaire, le savant américain parvint à coudre à l’intérieur de la ceinture du pantalon de l’agent temporel un mini pisteur espion électronique relié à l’ordinateur portable de Stephen.
Michaël, en état dépressif, avait-il donc perdu tous ses dons, et notamment celui de détecter le petit engin ?
Il disparut subitement, une fois sa douche achevée, ignorant qu’il était pisté par le professeur.
Enfermé à clef dans son bureau, Stephen eut vite les coordonnées du voyage temporel de son parent éloigné. 1187, France, Soligny, Normandie. 
https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/3/39/Abbaye_de_la_trappe_soligny.jpg
- Gosh ! J’hallucine… mais que va-t-il foutre à cette époque si reculée ? dans un trou pareil ? J’ignorais qu’il existait d’ailleurs… je ne le comprends plus… maman pense qu’il est amoureux… elle a peut-être raison après tout… Il en a tous les symptômes… ah ! La vache ! Si c’est le cas, dès son retour, je lui administre la plus belle raclée de sa vie… Bon sang ! Lui a le droit d’aimer une fille de ce passé barbare et moi je ne pouvais rester avec Cécile ? Ce fumier va me le payer…
L’intuition d’Anna Eva avait été bonne. Michaël, surmené, déboussolé à l’idée de la mission qui l’attendait, stopper le maximum de missiles à têtes nucléaires afin d’épargner un maximum d’Homo Sapiens de l’holocauste atomique, avait éprouvé de prendre un peu de repos loin de ce XXe siècle fou, loin de toute technologie avancée.
Or, maintenant, après avoir multiplié les visites dans ce coin perdu de Normandie, notre agent temporel ne pouvait plus se passer de la présence d’une certaine damoiselle Aliette de Painlecourt,
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/2/26/Angers_Cathedral_sculpture_at_west_door_TTaylor_bliaut.jpg/320px-Angers_Cathedral_sculpture_at_west_door_TTaylor_bliaut.jpg
 héritière d’un solide château-fort muni d’escarpes, de contre-escarpes, d’un fossé, d’un pont-levis, d’un donjon, de mâchicoulis, de créneaux et de tout le bataclan… Chaque fois qu’il gagnait l’an 1187, il se sentait heureux, nonobstant le père d’Aliette un baron tout puant et de son épouse, une matrone de première…

*****

1919.

Lors de la Conférence de la Paix qui se tenait à Versailles, le Président du Conseil français Clemenceau exigea des réparations financières incroyablement élevées à l’Allemagne. Le pays fut d’ailleurs reconnu comme unique responsable du conflit. 
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/4/49/Georges_Clemenceau_1.jpg
Or, aussi absurde que cela pût paraître, David van der Zelden, qui, en tant que fiancé officiel de mademoiselle von Möll résidait désormais à Ravensburg, approuvait l’attitude de la France et le faisait hautement savoir. Mais pourquoi donc ?
Dans son for intérieur, notre trafiquant d’armes pensait que plus Clemenceau se montrerait intransigeant, plus son attitude allait exacerber la colère et le nationalisme des Allemands. Alors, il y aurait une nouvelle guerre dont il souhaitait qu’elle ait lieu le plus rapidement possible. Ainsi, il pourrait conclure de mirifiques contrats qui établiraient sa réputation et l’enrichiraient davantage.
Johanna ne parvenait pas à saisir tout cela, ces raisons machiavéliques affichées par David. 
https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/5/5d/LadyDuffGordon-1919.jpg/170px-LadyDuffGordon-1919.jpg
Les disputes s’enchaînaient. Mais elles n’allaient pas jusqu’à rompre le lien qui unissait les deux jeunes gens.
- Mais David ! Enfin ! Vos propos sont révoltants. Peut-être cela vient-il de votre nationalité hollandaise ?
- Pas du tout, ma chère… je suis un homme de sang-froid qui réfléchit posément et voit loin dans le futur.
- Vous ne pouvez réellement comprendre ce que ressent dans son cœur et dans sa chair tout bon patriote allemand. Ce dont je suis ! De plus, nous n’avons pas perdu cette guerre.
- Ah ? Comment cela ?
- Mais oui, David. Ce sont les socialistes, les financiers et les ouvriers qui nous ont trahis. La juiverie internationale…
- Euh… vous voyez des complots partout, ma chérie. Ne vous mettez pas dans des colères pareilles. Cela nuit à votre santé. Je suis certain que votre pouls bat trop vite en cet instant.
- Je m’en moque…
- Pas moi. Je suis soucieux de votre bien-être. Mais je pense juste quoi que vous en disiez. Il est vrai que je n’ai pas la nationalité allemande. Mais une chose me guide…
- Laquelle ?
- Mon amour pour vous. Je veux être riche pour vous, pour ne pas vous faire honte et vivre à vos crochets lorsque nous serons unis. Je vous aime tant…
- Oh ! David ! vous réchauffez mon cœur. Mes mains glacées…
- Johanna, vous méritez ce qu’il y a de plus beau, de plus luxueux. Les chaudes fourrures de zibelines ou de renards bleus, les rivières de diamants, les dentelles les plus fines et les plus travaillées. Vous devez vivre dans la haute société et ne pas rester cantonnée dans cette bourgade si provinciale !
- Oui, c’est ce que je souhaite… mais, pour l’instant, je suis enfermée ici, à cause de mon deuil. Je vous promets que celui-ci achevé, j’irai à Berlin, en Suisse, sur la Côte d’Azur, à Monte Carlo…
- Je songeai surtout à la fréquentation de salles d’opéras, à la jet set d’un soir de grande première, aux repas mondains en compagnie des puissants de ce monde…
- Je n’y ai pas renoncé, mon cher… pas du tout.
- Tant mieux. C’est pour que vous puissiez briller dans la haute société que je passe mon temps à aligner des colonnes de chiffres et à voyager par monts et par vaux.
- Oui, David, je comprends mieux. Mais pas au prix de l’honneur allemand.
Piikin allait se mêler de rétablir la paix dans le futur ménage. Ses ordres reçus étaient stricts. Il fallait à tout prix que mademoiselle von Möll épousât le sieur David van der Zelden. Ainsi, il parvint à convaincre Johanna de la justesse du raisonnement de son fiancé. Après tout, l’Allemagne n’avait pas été vaincue sur son territoire. L’incroyable insolence des Français allait réveiller le peuple germanique qui vengerait magistralement l’armistice honteux de novembre 1918…


*****

Septembre 1935. Quelque part dans les Alpes bavaroises. Dans le riche pavillon de chasse des von Hauerstadt.
Karl avait une dispute homérique avec son fils aîné Franz. C’était bien la première fois que le jeune homme, âgé de dix-sept ans le décevait ainsi. En effet, après avoir forgé un faux vraisemblable, l’adolescent était parvenu à s’enrôler dans la toute nouvelle Wehrmacht. Sur les papiers, il était dit que Franz avait dix-huit ans révolus.
- Franz, ce que vous venez de faire est honteux.
- Honteux ? Je ne comprends pas. Vous avez des mots durs, père. Honteux, prendre l’uniforme, s’engager dans l’armée de la revanche ?
- Oui, honteux ! La Wehrmacht n’est pas une armée digne des armées d’autrefois…
- Vous vous trompez. Je veux redonner au nom des von Hauerstadt le lustre des siècles passés. Je veux être un soldat de métier, un officier. Votre grand-père ne s’est-il pas illustré en 1870 ? Il ne s’est pas autant posé de questions. Il a compris où était son devoir. Vous m’avez rabâché les oreilles de ses exploits durant des années. Quant à votre homonyme, Karl, en 1814, il s’est illustré contre le général Bonaparte…
https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/b/b9/Bl%C3%BCcher_%28nach_Gebauer%29.jpg
- Franz, cette armée n’est pas l’armée de l’Allemagne ! Elle est commandée par des bandits, des voleurs, des soudards… elle a prêté serment de fidélité à ce Hitler, ce vagabond qui désormais se trouve à la tête de notre malheureux pays.
- Ne parlez pas ainsi de notre bien-aimé Führer ! Il saura rendre sa gloire à notre patrie. 
 http://medias.unifrance.org/medias/87/106/92759/format_page/media.png
- Vous croyez cela ? Vous êtes un naïf, Franz. Qui vous a embrigadé ? Lessivé le cerveau ?  Hans-Werner ? J’aurais dû mieux surveiller vos fréquentations. Cette Wehrmacht n’apportera à notre pays que le déshonneur. Vous verrez que j’ai raison. Mais il sera trop tard… Trop tard pour l’Allemagne, trop tard pour vous… vous vous retrouverez souillé à jamais… maudit peut-être… ah ! Vous brûlez de faire la guerre, de combattre… contre qui d’abord ?
- Vous le savez fort bien, père…
- N’importe quoi, Franz ! Contre les Français ? Mais votre mère est française… vos racines sont françaises.
- Oui, les Français actuels, père… ils sont dégénérés, ne pensent qu’à faire la grève… Ils sont manipulés par les Juifs… ils sont enjuivés eux-mêmes…
- Dieu du ciel ! Franz, vous entendez-vous proférer ces sottises ? Ah ! Que de sornettes ! Vous buvez les inepties de cet histrion, vous le voyez en sauveur, en messie… que sais-je encore ? Ce qu’il faudrait à notre patrie, ce sont des hommes courageux pour renverser ce dictateur, ce fou ! Des hommes capables de se battre contre ces hordes de sauvages qui ont ensanglanté nos rues…
- Père, vous ne saisissez rien. Vous appartenez au passé. Je fais partie de cette jeunesse qui n’a rien oublié, qui veut forger un homme nouveau…
- Cette jeunesse qui a perdu tout sens critique, qui ne fait plus la différence entre la liberté et la sujétion. Cette jeunesse qui est robotisée… asservie à un usurpateur dément qui n’apportera à l’Allemagne et au monde que du sang, des cendres et des larmes.
- Père, rappelez-vous 1918…
- Vous n’avez pas à me donner de leçons. J’y étais sur le front, moi.
- Oui, vous avez accompli votre devoir et même davantage… Rappelez-vous aussi 1923, combien nous avons alors été humiliés… nous avons été vendus par l’aristocratie financière.
- Cette aristocratie financière qui vous nourrit, qui vous vêt, qui vous fait profiter de tout le confort moderne… mais quelle idée avez-vous donc de 1918 et de 1923 ? Votre tête est farcie de mensonges. Ce Hans-Werner, je ne veux plus le voir ici, chez moi. Franz, je vous somme de vous ressaisir, de vous réveiller.
- Je me trouve très lucide, père.
- Je vais mettre opposition à votre enrôlement, Franz. Après tout, vous êtes mineur, vous dépendez de moi.
- Père, désolé de vous décevoir, mais vous ne pourrez rien faire. Mon engagement est valable. Il n’y a que ma date de naissance qui a été trafiquée. Hans Werner m’a affirmé que vous serez impuissant à invalider mon enrôlement.
- J’essaierai malgré tout.
- Inutile, père.
- J’ai compris. Quand partez-vous ?
- Dès demain matin, à l’aube.
- Dans ce cas… faites comme vous l’entendez. Mais votre fanatisme vous a fait oublier votre mère. Vous ne rêvez que de combats glorieux, prouesses courageuses et décorations… contre les ennemis du Reich, contre votre seconde patrie… dites-moi, mon fils, ces ennemis sont-ils réellement ces pauvres marchands, commerçants et artisans juifs ? Ces socialistes pourchassés et enfermés dans les camps comme Dachau ? A mes yeux, ils ne réclamaient qu’un meilleur niveau de vie pour leurs semblables… Vous pensez à la Russie, sans doute… avec Staline… qui déporte tous ces Koulaks, ces paysans, les opposants au régime… des opposants créés de toute pièce.
- Oui, père…
- Mais avant tout, vous cernez les Français, vous refusez le Diktat de Versailles.
- Tout à fait…
- La guerre, vous la souhaitez, vous l’anticipez… oui, vous irez vous battre, contre votre oncle maternel, vos propres cousins… peut-être vous retrouverez-vous un jour face à eux… alors, aurez-vous le courage pour en descendre un, en abattre un comme un animal nuisible ? Sur la Somme, sur la Marne, les proches de votre mère Amélie, vous affronteront.
- Mère…
- Mère… oui, votre mère sera morte de désespoir entre-temps…
- Je…
- Ah ! Vous ne savez plus quoi dire, soudain…
- J’aime ma mère, monsieur, n’en doutez pas.
- Dans ce cas, restez.
- Et me désavouer ? Jamais !
- Franz, ah, Franz ! Que puis-je dire à Amélie ? Que je vous ai chassé parce que vous avez commis la plus grande connerie ?
- Père !
- Oui, la colère me fait devenir grossier. Partez, Franz, partez vite… je ne vous chasse pas mais…
- Mais quoi ? Je puis revenir tout de même, pour voir ma mère au moins ?
- Oui, pour voir votre mère lors de vos permissions. La maison vous sera toujours ouverte… mais, désormais, vous n’êtes plus mon fils, et lorsque vous séjournerez ici ou ailleurs, dans une de nos propriétés, je vous éviterai…

*****

En ce début d’été 1919, Waldemar et Otto von Möll débarquaient enfin dans un port britannique. Ils avaient été retenus longuement en Irlande qui connaissait une sanglante guerre d’indépendance. Pour tous bagages, ils ne possédaient qu’une vieille valise cabossée contenant leurs maigres effets. Waldemar n’avait en poches que deux livres. Avec une telle somme, il était difficile d’aller loin, de se loger et de manger. C’était tout juste le salaire hebdomadaire d’un policier londonien. Courageusement, ils décidèrent de se rendre à pieds à Londres…
Pour y parvenir, ils durent travailler dans les champs, dormir à la belle étoile, se transformer en chemineaux.
Puis, un matin d’août, les deux Allemands renégats atteignirent la capitale londonienne. On leur aurait fait volontiers la charité. Waldemar parvint à dégotter une sordide chambre meublée dans le quartier de Soho.
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/9/91/Walker%27s_Court%2C_Soho_%2810%29.JPG/220px-Walker%27s_Court%2C_Soho_%2810%29.JPG
 Si Otto parlait plus que correctement l’anglais malgré un léger accent teuton, ce n’était pas le cas de son père. En effet, Waldemar avait effectué des études classiques sur le plan linguistique. Il s’exprimait couramment en français, en latin et en grec, mais en anglais, il ne connaissait que les termes techniques ou scientifiques.
Toutefois, les deux von Möll étaient des battants. Le plus jeune réussit à décrocher une place de commis dans un grand entrepôt de marchandises et sur son maigre salaire, une livre et demie par semaine, il se mit à économiser afin de trouver un logement plus correct.
Waldemar, quant à lui, se plongea dans l’étude de l’anglais. Le soir, à la faible lumière d’une ampoule de 25 watts, il faisait ses exercices de langue alors que son fils se penchait sur des livres de physique empruntés à la bibliothèque du quartier.
Prenant sur lui, le jeune homme de vingt ans écrivit une lettre à la célèbre université de Cambridge, sollicitant son admission en son sein en tant qu’étudiant boursier étranger. N’avait-il pas réussi le concours d’entrée quelques années auparavant ?
Faisant jouer ses divers diplômes obtenus tant à Berlin qu’à Munich, Otto parvint à son but. Waldemar y était également pour quelque chose dans ce succès. En cachette d’Otto, s’humiliant, Waldemar s’en était allé voir le doyen de l’Université de Cambridge et avait plaidé la cause de son fils. Le vieil homme, gentleman d’autrefois, fit plus. Il accorda aussi une place de répétiteur à monsieur von Möll, le fils cadet du défunt baron Rodolphe von Möll avec qui il avait entretenu une relation épistolaire durant deux décennies.
Ainsi, les ennuis financiers des deux exilés prenaient fin.
Parallèlement, Johanna von Möll épousait David van der Zelden le 5 août 1919. 
https://i.pinimg.com/originals/68/54/94/685494c89b0b3e3d6b52c6ce53a7d77e.jpg
Cependant, toute gaité était absente lors de la célébration des noces de la plus riche citoyenne de la petite ville de Ravensburg. En effet, aux côtés de la jeune mariée, ne se trouvaient que sa grand-mère Gerta et sa mère Magda, la veuve du baron Wilhelm. Quant à David, il avait invité deux cousins éloignés à assister au mariage. Avec embarras, il avait dû expliquer aux von Möll qu’il était fâché avec le reste de sa famille à cause de sa profession. Bien piètre excuse pour justifier l’absence de ses géniteurs pourtant encore en vie.
Malgré une toilette luxueuse, une robe toute en dentelles brodées et rebrodées, la jeune épousée ressemblait plus à une poupée de porcelaine qui pouvait être brisée à tout instant qu’à une heureuse mariée.
Or, cinq jours plus tard, malgré son âge avancée, Gerta von Möll partit rejoindre son fils survivant Waldemar, à la grande colère de sa petite-fille. Johanna ne parvint pas à dissuader son aïeule de changer d’avis.
Pendant ce temps, les événements historiques suivaient leur cours. Ainsi, en France, la chambre bleu horizon voyait le jour, contentant les plus folles espérances d’une droite revancharde.

*****

14 Juillet 1993. France, Paris…
Un horrible attentat, dépassant les bornes des dernières atrocités de ce XXe siècle finissant venait d’avoir lieu lors du bal célébrant la Fête nationale. Deux voitures piégées avaient explosé faisant plus de trois cents morts et un millier de blessés.
Du monde entier, frappé de stupeur et d’indignation, les soutiens et les aides affluèrent alors que l’attentat n’était pas revendiqué.
Le gouvernement français, dépassé, risquait d’être renversé. Le premier ministre accusa, au hasard, lors des séances extraordinaires qui suivirent au Palais Bourbon 
https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/a/ab/Palais_Bourbon_Assembl%C3%A9e_nationale.JPG
et au Palais du Luxembourg, dans le plus grand désordre, les séparatistes basques, les indépendantistes corses, les nationalistes bretons, les groupes d’extrême-droite ou d’extrême-gauche, les groupuscules fascistes, les Libyens, les Iraniens ou encore les Bulgares, les Palestiniens ou les Syriens. Puis, l’état d’urgence fut décrété à l’unanimité, et ce, pour une durée de trois mois.

*****

vendredi 6 octobre 2017

Un goût d'éternité 2e partie : Cécile : 1918 (1).



1918

11 Juillet 1993.

Stephen, taraudé par l’inquiétude, rendait visite à ses parents qui s’étaient réfugiés, sur son conseil, dans une petite bourgade du Kansas nommée Dodge City. 
https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/5/51/Dodge_City_Longhorn.jpg/1024px-Dodge_City_Longhorn.jpg
Mais Dietrich, plus ou moins remis de son attaque, ne se trouvait pas auprès d’Anna Eva. Il avait dû se rendre à San Francisco afin de régler un problème d’assurance-vie.
Michaël Xidrù avait accompagné le chercheur, redoutant une nouvelle sottise de sa part.
Le déjeuner s’était déroulé dans une atmosphère morose. Les rares paroles échangées n’abordaient pas le sujet qui troublait tant le professeur Möll.
C’était maintenant l’heure du café. Les trois personnes s’étaient installées dans le salon, une pièce arrangée avec goût par Anna Eva qui avait su utiliser au mieux les faibles moyens dont elle disposait.
Après avoir avalé deux gorgées du noir breuvage, Stephen soupira et fit :
- Maman, je vois que toi et papa m’avez écouté.
- Tu t’es montré si insistant… dommage que Pat et son mari n’aient pas fait de même.
- Vous avez bien fait de suivre mes conseils.
- Pourquoi donc ?
- Les jours qui vont suivre vont être cruciaux. Je crois que la Troisième Guerre mondiale aura lieu bientôt, très bientôt.
- Mon Dieu ! Stephen, que me dis-tu là ?
- Ce sera un conflit nucléaire…
- C’est horrible !
- Je n’ai pas confiance dans le parapluie censé nous protéger d’une attaque atomique. Nos militaires ne sont pas à la hauteur… notre technologie non plus… le bouclier nucléaire ne remplira pas son office, c’est plus qu’évident.
- Tes paroles me font frissonner. Mais Michaël ? Vous, jeune homme, vous ne pouvez-vous rien ?
L’agent temporel, enfermé dans son silence, se contentait de tourner machinalement une petite cuiller dans sa tasse de café, les yeux mi-clos.
- Pourquoi ce silence, Michaël ?
- Oh, tu sais, maman, répondit Stephen à la place de son descendant, Michaël ne m’a suivi que parce qu’il s’y sentait obligé. J’ai lourdement gaffé il y a quelques semaines… quelques jours… je ne sais plus trop où j’en suis avec tous ces déplacements dans le temps.
- Donc, vous surveillez mon fils…
- On peut dire ça, murmura le chercheur en haussant les épaules.
- Vous semblez ailleurs, jeune homme. Vraiment ailleurs… j’ai du mal à vous cerner… vous n’étiez pas dans cet état la première fois que je vous ai rencontré.
- En fait, poursuivit Stephen, Michaël est arrivé en catastrophe hier soir, je ne sais d’où. Complètement déphasé… à côté de la plaque si j’osais…
- Ose… Mon hôte s’obstine dans son silence…
- Tu sais, depuis cette sale affaire de 1917…
- Tu ne m’as pas mise au courant, constata Anna Eva d’un air fâché.
- Oh ! Tu me connais. J’ai encore merdé. Je me suis rendu en 1917 sans l’aval de mon garde-chiourme…
- Pour quoi faire ? Retrouver cette Cécile ?
- Tu as compris… c’était une grave erreur.
- Ne m’en dis pas davantage. Ce voyage a eu des conséquences et Michaël a dû réparer les dégâts…
- C’est cela… des dégâts dont tu n’as pas idée. Bref, ensuite, de retour à LA, Michaël a passé trois jours et trois nuits à dormir… à se recharger, je dirais…
- Ensuite ?
- Ensuite, il a disparu quelque part… dans le passé ou le futur… à cause de lui…
A ces mots, Stephen jeta un coup d’œil en direction de l’agent temporel, un coup d’œil empli de rancune.
- … j’ai perdu Cécile à jamais…
- Je comprends ce que tu éprouves en cet instant, mon fils.
- Pour couronner le tout, le translateur a été détruit dans l’histoire…
- Aïe ! Par ta faute ? Par la vôtre, jeune homme ?
- Non ! Par mon inconséquence, reconnut le professeur tout penaud.
- Explique-toi…
- C’est si difficile… Tu sais… j’en avais plus que ras-le-bol de ce monde pourri en train de se déglinguer, de se suicider, atteint par une pulsion de mort. Guerre ou pas guerre ?
- Alors, tu as fui dans le passé. Tu t’es réfugié auprès de mademoiselle Grauillet.
- Je n’en pouvais plus. J’en avais assez de ce spectacle, de devoir porter sur mes épaules la bêtise de nos gouvernants. Bref, je n’en avais rien à foutre…
- Stephen ! Se récria Anna Eva.
- Pardon, maman… j’étais si en rogne contre le genre humain que j’avais oublié que j’en faisais partie, que j’avais un père et une mère qui m’aimaient… que je t’avais, toi… alors, je me suis tiré en France… je suis parvenu à retrouver Cécile…
- Puis, stupidement, tu lui as proposée de partir avec toi dans le passé.
- Oui, tu as deviné… dans les années 1880.
https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/1/16/Grenoble_-_Notre-Dame_-_1880.jpg 


https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/a/a9/Tischler_1880.jpg
 Idiot de ma part, non ? c’était loin d’être une période idyllique. J’ai agi comme le plus grand des lâches et ainsi, j’ai permis à Johann de me pister. Il s’est démasqué.
- On ne peut rien contre lui ?
- Pas pour l’instant, maman. Il a des appuis occultes, des technologies démentielles à sa disposition…
- Volées, jeta doucement Michaël…
- Je ne sais pas comment il s’y est pris mais il a saboté le translateur. Cécile et moi, nous nous sommes retrouvés coincés à l’intérieur du module, transformé en piège démoniaque.
- Michaël vous en a délivré. Pas sans mal d’après ce que je vois…
- Je me demande qui a le plus souffert dans cette histoire, grommela le chercheur…
- Alors, Michaël, toujours aussi mutique ? Je comprends ce que vous devez éprouver en cet instant… vous êtes en train de vous demander si vous n’êtes pas un salaud de première…
- En effet, marmonna l’agent temporel presque à regret.
- Pour achever, vous êtes amoureux… j’ignore de qui… en tout cas, vous en avez tous les symptômes.
- Amoureux ? Tu veux rire, maman… C’est impossible. Michaël n’a pas de cœur. Il ne ressent rien. La preuve ? Ce qu’il a fait à Cécile !
- Tu te trompes, mon fils… au contraire, notre ami éprouve au moins mille fois plus fort que nous des émotions… habituellement, il est capable de les dissimuler, mais ton sauvetage l’a affecté… que répondez-vous, Michaël ?
Rien ne vint de la part de l’homme du futur qui, mécaniquement, tournait toujours sa petite cuiller.
- Quel mur de silence ! Jeune homme, vous ne buvez rien, vous ne mangez rien… je sais que vous n’en avez pas réellement besoin, mais…
- Mais en cet instant, Michaël est bien incarné, maman, renseigna le chercheur avec un sourire.
- Vous n’aimez pas mon gâteau à la framboise ? C’était là le dessert préféré de mes garçons lorsqu’ils avaient dix ans. Donc, si vous êtes incarné, vous devez avoir faim…
- Pardon, madame… je me montre un bien piètre hôte… je pensais…
- Hum… à quoi ? Lança perfidement Stephen.
- Je pensais à la chance qu’a Stephen de vous avoir. Vous êtes une mère si douce, si tendre… vous deviez être fort jolie à vingt ans… vous me rappelez un tableau que j’ai pu admirer à la Cour des Médicis, au XVe siècle… 
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/2/29/Verrocchio_Lorenzo_de_Medici.jpg/1200px-Verrocchio_Lorenzo_de_Medici.jpg
- Merci pour ce compliment, sourit Anna Eva.
- J’avoue sans honte que je suis las… J’éprouve de la lassitude morale et physique, ce qui est fort rare chez moi… mais il n’est pas question de m’en retourner au quarante et unième millénaire… je ne dois pas m’enfuir, repousser le devoir qui est le mien…
- Michaël, vous n’avez pas simplement sauvé Stephen d’une mort abominable. Vous avez également sauvé son âme.
- Je veux bien le croire, mais la mienne ? Je n’ai pas hésité une seconde à expédier Cécile Grauillet au milieu de cette foule en colère… je l’y ai envoyée directement… sa mort m’incombe. Je suis responsable de son décès… si je n’avais pas été là, jamais elle n’aurait affronté ces manifestants…
- C’est ce que j’ai toujours cru ! S’écria Stephen avec rage.
- Je l’ai tuée… oui… assassinée… sacrifiée… au nom de la conservation de l’équilibre du continuum espace-temps… la raison m’y a forcé. Ai-je modifié la réalité ? Sa mort survenue dans ces conditions atroces était-elle vraiment inscrite dans nos archives ?
- Alors, quelle en est la réponse ? demanda doucement Anna Eva.
- Oui, bien sûr… Mais je suis à la fois la cause et la conséquence de cet accomplissement de l’histoire… c’est un bien lourd fardeau à porter… Jamais je n’ai éprouvé de tels scrupules, de tels remords… jamais…
- Je refuse de croire cet enfoiré, gronda le professeur.
- Tu as tort de t’entêter, mon fils. Il s’est passé quelque chose lorsque vous avez dû faire un choix, Michaël… Votre conscience s’est réveillée…
- Peut-être… ah ! Comme je voudrais avoir l’esprit léger, être libre de toute contrainte, me montrer lâche ! Partir dans un pays tranquille, dans une contrée éloignée des guerres… en fait, je ressemble trop à votre fils, madame Möll…
- Je n’ai rien en commun avec ce mec !
- Allons, la colère te fait perdre la raison, Stephen.
- Aimer à loisir. Aimer et mourir au pays qui te ressemble… 
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/1/16/%C3%89tienne_Carjat%2C_Portrait_of_Charles_Baudelaire%2C_circa_1862.jpg/220px-%C3%89tienne_Carjat%2C_Portrait_of_Charles_Baudelaire%2C_circa_1862.jpg
Un silence, puis l’agent temporel reprit, avec plus de force et d’assurance.
- J’ai vu la mort de près, Anna Eva… c’était comme un anti monde, une écharpe de néant, de vide… un ante-mondes… noir, noir total, d’où rien ne sort, ne peut s’échapper, une sphère creuse qui englobe la totalité de la réalité… nous ne sommes que des images, des marionnettes, des leurres et nous nous mouvons au sein du continuum telles des ombres emprisonnées dans la fameuse caverne de Platon… je me suis inexplicablement senti attiré comme un papillon par ce trou noir, ce trou de néant qui phagocytait tout ce qui venait autour de lui… alors, j’ai eu peur… vraiment peur et j’ai hurlé de terreur. Mais personne pour partager mon effroi et ma douleur… j’étais seul, si seul… personne pour me comprendre… pour me soulager… j’étais dépourvu de volonté. Je ressemblais davantage à une petite étincelle de lumière et d’énergie en train de se noyer, de s’éteindre qu’à ce ruban éblouissant que je suis à mon état naturel… oui… j’étais en train de mourir, de m’effacer… le vide m’entourait, m’avalait… plus rien, plus aucune sensation… une perte, la perte par excellence…
- A d’autres, ricana Stephen…
- Chut ! Veux-tu bien écouter, pour une fois ? fit Anna Eva d’une voix dure.
- Plus de contact… mais… soudain, alors que tout paraissait perdu, mais je n’en avais pas conscience, puisque je n’étais plus, deux mains chaudes et vivantes dans la mienne, moi qui n’avais jamais rien senti, éprouvé… jamais… j’étais vivant, j’étais encore vivant, plus que jamais même… ce contact, c’était comme une coulée de lave sur ce qui était froid, mort, immatériel… une eau vive, claire, une eau qui étanchait ma peur, qui me revigorait… qui me rendait à l’existence.
- Alors ? Interrogea Anna Eva avec curiosité.
- Alors, je me suis réveillé, je suis sorti de ce cauchemar… chaque fois que S1 vient me donner mes instructions, je redoute ce qui va suivre… je ne veux pas obéir, je ne veux pas céder, mais c’est mon devoir. Chaque fois, cela devient de plus en plus difficile… comme si j’acquerrai davantage d’humanité… vous ne pouvez pas me comprendre, comprendre. Je possède des souvenirs qui ne sont pas les miens. Comme si j’avais plus d’un million d’années… Comme si j’étais l’humanité tout entière…
- Vous savez ce que vous ressentez ? Se permit madame Möll. Vous avez besoin de repos… vous êtes en proie au spleen, la dépression vous menace, Michaël… Restez ici quelques jours… je vous entourerai de mon affection, je vous choierai tel un fils.  Après tout, vous n’avez jamais eu de mère… ainsi, vous en aurez une.
- Ah ! Là, je ne suis pas d’accord, jeta le professeur. Maman, tu en fais trop. Michaël ne mérite pas autant d’égards. Tu oublies que moi aussi, je souffre, que moi aussi, je suis amoureux…
- Toi, il y a longtemps que tu es parti du nid.
- Madame, merci pour votre sollicitude… mais je puis accepter. Il se passe en ce moment des choses capitales… oui, capitales pour l’humanité. Pour la civilisation post-atomique numéro 1. Ma présence est indispensable à LA. Il n’est pas question que je me retire du monde. Je dois également veiller sur les événements du Wurtemberg. Malcolm Drangston va commettre la pire sottise de sa vie tandis que Johann poursuit son action souterraine auprès de Johanna. Quoiqu’il m’en coûte, je dois être sur le terrain. Je vis pour cela.
- Vous êtes le pare-feu de l’humanité, constata la mère de Stephen avec à propos.
- Oui, c’est là mon rôle, la raison de mon existence. Mon vague à l’âme est oublié, rangé aux oubliettes. Allez, Stephen, en route !
- Vous repartez ainsi, tout de go ? S’inquiéta Anna Eva.
- Bien sûr. Nul besoin de véhicule obsolète pour regagner LA.
- Quand vous reverrai-je tous les deux ?
- Bientôt.
- C’est-à-dire ?
- Avant que tout foire, promit Michaël.
Instantanément, l’agent temporel et Stephen disparurent devant les yeux ébahis de madame Möll.
- J’ai assisté à un prodige… Michaël est bien un homme du futur… un instant, il est là, à vos côtés, la seconde suivante, il se transporte ailleurs… et mon fils le suit…
*****

20 Février 1918.

Johann avait anticipé le fait qu’il allait être démasqué par sa grand-mère. C’était pour cela qu’il avait affecté l’homme robot Piikin à Ravensburg. L’être synthétique, qui avait revêtu l’honnête apparence d’un quinquagénaire bonhomme et bouffi, aux moustaches imposantes, répondant au nom de Wilfried Baumgarten, devait surveiller Johanna et l’endoctriner.
La jeune fille, maîtresse de la propriété par l’absence de son père, officiant sur le front, engagea le pseudo Baumgarten comme régisseur sans demander l’avis de la veuve Gerta et de sa mère Magda. Mademoiselle von Möll tenait les deux femmes comme quantités négligeables. De toute manière, l’épouse de Wilhelm passait son temps à tricoter des chandails pour les soldats et à s’occuper de distributions de lait pour la population civile. Quant à l’aïeule, le plus souvent, elle restée cloitrée dans ses appartements, ne sortant de sa morosité que rarement.
Le 21 mars 1918, les troupes allemandes lancèrent leur grande offensive. Il fallait absolument percer le front ouest avant l’arrivée massive des Américains. 
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/4/42/Western_front_1918_german.jpg/260px-Western_front_1918_german.jpg
Le colonel von Möll ne se montrait pas un officier fair play, loin de là. Il traitait les prisonniers anglais ou autres comme du bétail ou presque. Il les rudoyait, les insultait.
Mais la deuxième attaque de Ludendorff se brisa dès le 30 avril. En fait, le soldat allemand était démoralisé. Il souffrait de la faim et de la dysenterie. Il en avait plus qu’assez de vivre dans la crasse et l’inconfort. Son martyre durait depuis quatre longues années. 
https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/9/9f/8th_August_1918_%28Will_Longstaff%29.jpg
Le baron von Möll dut mater durement une mutinerie qui menaçait de prendre de l’ampleur parmi ses hommes. Ainsi, un caporal qui refusait de rentrer dans le rang, fut salement abattu à coups de Mauser par Wilhelm. Mais le colonel se retrouva désarmé par les Poilus. La rébellion manifeste allait être suivie d’un Conseil de guerre. Les mutins ne furent pas fusillés, non, mais envoyés en mission suicide. Quant au colonel von Möll, il fut vertement tancé par ses supérieurs.
Alors que, du 25 au 27 mai, la troisième offensive allemande avait lieu, Wilhelm, remâchant sa rancœur, avait décidé de mourir héroïquement. Il ne supportait pas le blâme qui faisait tache dans son dossier. 
https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/5/55/Bundesarchiv_Bild_183-S30568%2C_Westfront%2C_portugiesische_Kriegsgefangene.jpg/220px-Bundesarchiv_Bild_183-S30568%2C_Westfront%2C_portugiesische_Kriegsgefangene.jpg
Cependant, l’heure du baron von Möll n’avait pas encore sonnée puisque, chargeant à la tête de sa compagnie, il réchappa aux balles françaises et anglaises. Il s’en tira sans une égratignure de cet assaut désespéré.
Enfin, lors de la Seconde bataille de la Marne, le baron fut blessé, sans gravité cependant, atteint à la jambe droite. Avec soulagement, sa hiérarchie tenait là le prétexte pour renvoyer le colonel à l’arrière et de le rendre à la vie civile. Quelle humiliation pour Wilhelm ! 
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/c/c7/Operation_Michael_1918.jpg/260px-Operation_Michael_1918.jpg
Mis à la retraite anticipée, le baron, de retour au château, découvrit que sa si chère fille, Johanna, était indifférente à la situation militaire de son pays. Nous étions le 15 août 1918 et mademoiselle von Möll n’était préoccupée que par une seule chose : son amour pour David van der Zelden.
Durant les premiers jours, elle ne pensait qu’à David, ne parlait que de lui, avait sans cesse son nom à la bouche.
Wilhelm allait de surprise en surprise. Ainsi, il découvrit que Johanna avait engagé un nouveau régisseur sans le prévenir. Quelque chose dans l’attitude de l’homme lui déplaisait. Peut-être se montrait-il trop obséquieux ?  En fait, rapidement, le baron soupçonna le sieur Wilfried de traficoter avec les Ravensburgeois, de faire du marché noir.
Avant l’automne, Johanna reçut une missive de David van der Zelden, une lettre qui lui fit chaud au cœur. En effet, le jeune homme promettait de venir au château pour la célébration des fêtes de Noël.
Alors, ne se tenant plus de joie, la mignonne jeune enfant se précipita dans les appartements de son père, enfilant les corridors d’un pas rapide, la jupe de sa large robe verte à manches courtes et à col Claudine tournoyant autour d’elle comme une fleur. L’uniformité de cette teinte était rompue par des damiers blancs. Pénétrant dans le bureau de Wilhelm, Johanna tenait d’une main le précieux courrier et de l’autre son chapeau élégamment assorti à sa toilette. Comme on le voit, la jeune fille s’apprêtait à se rendre en ville. 
https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/2/28/Robe_de_d%C3%AEner_par_Redfern_1918_cropped.jpg 
https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/c/cc/Gaby1910s.jpg/220px-Gaby1910s.jpg
Elle apostropha son père d’une voix douce et impérieuse à la fois.
- Père, j’ai trouvé un mari. David van der Zelden. Je le veux et je l’aurai.
- Mais enfin, Johanna, n’es-tu pas un peu jeune pour penser à te marier ? tu oublies ta santé fragile… cela peut attendre… Tu peux changer d’avis… et puis, d’abord, ce David n’est point allemand.
- Que m’importe ! Je l’aime. Je l’aime, c’est tout.
- Hum… Tu fais fi de la situation, ma chère enfant. L’heure est grave. Je pense que notre pays a perdu la guerre. Des jours sombres vont suivre. Ce n’est pas le moment de songer au mariage, Johanna.
- Mon bonheur ne peut attendre, père.
- D’abord, es-tu certaine des sentiments de David ?
- Oui ! Lisez donc… je n’ai rien à cacher… il vient à Noël. Vous lui parlerez.
- J’aborderai ce sujet délicat avec lui. Je saurai le sonder.
- Ne vous montrez pas aussi méfiant, père. David est la sincérité même. Il est tel que je le souhaitais, plein de prestance, sûr de lui, intelligent, brillant… il déteste les Américains.
- Intéressant, jeta Wilhelm.
- Mais ce n’est pas tout. Comme nous, il juge que l’Allemagne a été trahie par les socialistes, la ploutocratie juive.
- Voilà des propos d’une lucidité qui me réjouit.
- Il dit aussi que nos soldats se sont faits embrigader par ces sales Bolcheviks. En signant la paix à Brest-Litovsk, nous avons cru faire une bonne affaire. Mais nous nous sommes laissés avoir. 
https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/4/4f/Brest-litovsk-feb-9-1918a.jpg/1200px-Brest-litovsk-feb-9-1918a.jpg
- C’est en effet le cas, Johanna.
- Notre Empereur matera toute cette engeance. 
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/d/da/Wilhelm_II_on_the_field.jpg/220px-Wilhelm_II_on_the_field.jpg
- Je suis agréablement surpris de voir que tu t’y connais en politique, Johanna. Je croyais que tu ne t’intéressais qu’à tes amours.
- Oh non, père ! Je lis et je m’instruis. Tout comme vous, je suis pour une grande Allemagne. Mais, hélas, nous avons perdu cette guerre. Cela ne fait maintenant aucun doute. A nous de nous retirer après un dernier baroud d’honneur. Nous aurons notre revanche, père, bientôt, très bientôt, je vous le dis. Alors, acceptez-vous que David nous rende visite ?   
- Je dois réfléchir… un mariage…
- Dites oui, pour me faire plaisir. Je vous aime tant… vous souvenez-vous du temps où j’étais une petite fille ?
- Oui, bien sûr.
- Vous rappelez-vous également des robes blanches en coton que je portais l’été, de mes boucles anglaises, de mon cerceau avec lequel je jouais dans les allées du parc ? Vous m’appeliez alors votre petite poupée de porcelaine.
- Je m’en souviens fort bien, Johanna.
- Vous regrettiez de ne pas avoir de fils…
- Ce temps est révolu.
- Je l’espère bien. Lorsque vous avez vu ce qu’est devenu Otto, vous avez été fier de moi.
- Je ne sais pas où se trouve mon neveu à l’heure actuelle et je ne veux pas le savoir, jeta Wilhelm d’un ton méprisant.
- Moi de même. A mes yeux, oncle Waldemar et lui sont deux traîtres.
- Johanna, nous verrons David à Noël, je te le promets. Je sonderai ce jeune homme. Il ne pourra pas me tromper sur ses sentiments pour toi. Si je suis satisfait de ses réponses, eh bien, ta mère et moi, nous préparerons vos fiançailles.
- Oh ! Merci, père ! Mille et mille fois merci.
Alors, la jeune fille eut un geste délicieux et charmant à la fois. Elle embrassa son père sur le front et s’en alla, vive comme on l’est à dix-huit ans, retrouver Magda et l’informer de la joyeuse nouvelle. Dans les couloirs et les escaliers, les talons de ses bottines noires claquaient, accompagnés par le froufrou d’une jupe tourbillonnant.

*****

En ce mois d’octobre 1918, sur tous les fronts, la victoire des Alliés se concrétisait. Wilhelm, désespéré par la situation militaire, remâchait sa colère d’autant plus vive que la désertion de son frère était sue de tout Ravensburg. Lorsqu’il se rendait dans la petite ville, on jasait derrière son dos. Le colonel à la retraite avait beau avoir fait son devoir et même davantage dans le conflit, cela ne suffisait apparemment pas aux élites ravensburgeoises.
Cependant, la grande histoire suivait son cours.
Comme sur toute l’Europe, la grippe espagnole s’abattit sur la charmante petite ville. Wilhelm, affaibli par quatre années de guerre, prématurément vieilli, tomba malade parmi les premiers habitants de Ravensburg. 
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/e/e2/Spanish_flu_death_chart.png/800px-Spanish_flu_death_chart.png
La fièvre terrassait le baron en titre avec une virulence à faire frémir. Atteint de délire, il revivait en une ronde infernale et macabre tous les assauts, toutes les batailles, toutes les offensives inutiles auxquels il avait participé, n’épargnant ni ses hommes ni sa santé. Sa vieille mère Gerta et sa fidèle épouse Magda le veillaient nuit et jour. Mais, il n’y avait plus Johann pour soigner Wilhelm à l’aide d’antibiotiques anachroniques.
Johanna, profondément affectée par la maladie si soudaine de son père, fut mise en quarantaine. Il fallait la préserver de cette grippe maudite.
Des jours mornes s’enchaînèrent alors que le baron en titre s’affaiblissait toujours davantage. Enfin, la mort survint.
Le 7 novembre 1918, Wilhelm murmura dans un dernier souffle, nie (jamais, en allemand), puis il se tut définitivement.
A quoi pensait-il donc, le troisième baron von Möll avant de succomber à cinquante-deux ans à peine à cette terrible épidémie qui fit plus de victime que tout le Premier conflit mondial ? Peut-être refusait-il la reddition des armées allemandes, reddition qui n’allait pas tarder ?
Le 8 novembre 1918, les plénipotentiaires allemands arrivaient à Rethondes et, dès le lendemain, Guillaume II abdiquait. La République fut alors proclamée. 
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/2/21/Armisticetrain.jpg
Tandis qu’en France, on célébrait le cœur en fête l’Armistice du 11 Novembre, au château des von Möll, on enterrait Wilhelm tristement, sous les premières neiges d’un hiver précoce.
Le baron n’avait survécu à Rodolphe qu’un peu plus d’une année. Le dernier baron en titre avait eu toutefois le temps de rédiger un testament qui faisait de Johanna von Möll sa légataire universelle. Il ne réservait que quelques miettes à sa chère épouse Magda et à sa mère Gerta. Rien n’avait été laissé au frère renégat Waldemar ainsi qu’au neveu Otto, parjures et traitres tous deux.
Malgré la guerre qui s’achevait, que des jours encore plus sombres et plus terribles se profilaient, Johanna se retrouvait donc, âgée de dix-huit ans à peine, à la tête d’une fortune imposante. Maîtresse de celle-ci, libre de ses actes, elle pouvait désormais envisager sereinement son mariage avec David van der Zelden, une simple formalité à ses yeux. Satisfaite de la gestion rigoureuse de la propriété par Wilfried, elle conserverait ce dernier à son poste de régisseur durant plus d’une décennie.

*****