samedi 2 mars 2013

Le Nouvel Envol de l'Aigle 3e partie : Nouvelle Révolution française chapitre 22 1ere partie.



Chapitre 22

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Cité de l’Agartha, date indéterminée.
L’Eternité avait un prix que beaucoup d’humains acceptaient mais pas tous. L’immortalité, le rêve enfin abouti.
Saturnin savourait intensément ce cadeau, ce breuvage enivrant. À chaque aube, l’ancien fonctionnaire se réveillait la joie au cœur et remerciait la Providence de lui avoir fait croiser la route de Daniel Lin. Dans la cité merveilleuse, il ne s’ennuyait jamais, tout au contraire.
Après quelques tâches administratives dans lesquelles il excellait, monsieur de Beauséjour, vêtu comme un satrape décadent, se pavanait sur des coussins confortables, où, comme un coq en pâte, se mettait à composer des odes et des élégies dans le plus pur style antique. Ou bien, l’esprit guilleret, il allait musarder près des serres et des jardins hydroponiques, remplissant ses yeux de mille éblouissements et ses narines palpitantes de parfums suaves et légers.
Saturnin ne réclamait rien, ne râlait jamais, se satisfaisant de tout ce qu’offrait Shangri-La. Que lui importait que mille ans ou plus se fussent écoulés dans le monde extérieur depuis son arrivée clandestine dans cet Eden? Ici, le vieil homme ne se sentait nullement prisonnier. Il y avait sa place, toute sa place et il ne regrettait pas sa vie d’antan. Aucun spleen ne venait estomper son enfantin contentement. Dan El, bon et généreux, ne s’était-il pas refusé à le renvoyer dans son dix-neuvième siècle étriqué et gris?
Il va de soi que Saturnin n’oubliait pas les tourments et les méandres de son passé pas si net que cela. Une seule chose attristait parfois son cœur: celle de ne pas avoir fondé de famille, de ne pas avoir de compagne affectueuse qui l’aurait accueilli tendrement le soir après une journée fort prenante. À son âge, il avait renoncé à se chercher une épouse. Il ne fallait pas frôler le ridicule. Qui aurait voulu d’un sexagénaire aux rares cheveux gris et au ventre rebondi?
Toutefois, s’étant pris d’affection pour Violetta, l’ancien chef de bureau n’hésitait pas à jouer le vieil oncle gâteau pour les rejetons de la métamorphe. David, Benjamin et Lindsay l’adoraient, le vénéraient tout en lui jouant mille tours pendables qu’il pardonnait toujours.
Souvent, Violetta se permettait de morigéner le sexagénaire lui reprochant sa candeur indécrottable. Mais Beauséjour s’en moquait, acceptant de paraître plus naïf encore qu’il n’était en réalité.
L’ancien fonctionnaire n’avait-il pas beaucoup à se faire pardonner, les actions peu reluisantes de sa vie antérieure par exemple? Une complicité avérée dans une captation d’héritage, la séquestration d’une innocente jeune fille ainsi qu’un très important détournement de fonds.
Hé oui, tel était le lourd passif du bonhomme!
Bien naturellement, Dan El n’ignorait aucune ancienne frasque du vieillard. C’était en toute connaissance de cause qu’il avait autorisé Saturnin à résider en hôte permanent dans la Cité. Lui-même éprouvait de la compassion pour le gaffeur né, une affection inégalée pour l’ex-souffre-douleur et le factotum de Galeazzo di Fabbrini. D’ailleurs, extrêmement conscient de ses fautes de jadis, Beauséjour n’avait pas demandé à rajeunir et de jouir d’un corps en bonne santé.
En attendant, Beauséjour rendait quelques menus services aux habitants de Shangri-La. Ses oreilles traînaient partout. Il avait le chic pour sentir ce qui n’allait pas, pour être au courant avant tout le monde. Bref, il tenait à la perfection son rôle de « concierge », de « commère ». Le premier, il avait révélé à Craddock le mal-être de Malipiero et de Gorni.
Pour le récompenser, Daniel Lin avait pris la décision de lui offrir une récréation, un voyage dans une des pistes temporelles de l’histoire humaine.

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Galeazzo di Fabbrini tissait sa toile avec la plus grande minutie. Cette fois-ci, il prenait garde à éviter toute maestria par trop démonstrative. Bientôt, il pourrait enlever sa proie, un certain jeune homme répondant au sobriquet de Nabulio.
Le maréchal duc n’était pas le moins pressé et le moins enthousiaste de passer à la deuxième phase du complot. À tel point que le vainqueur de Mahon paraissait avoir recouvré ses cinquante ans.
Dans la petite folie d’Armand de Richelieu, la fête battait son plein. Elle servait à couvrir les actions de la bande du duc de Chartres. Ainsi, le maréchal duc n’avait invité chez lui que des intimes. Le prince de sang, Philippe, avait honoré de sa présence le noceur invétéré. À son corps défendant, Ti figurait à cette fête, requis à la fois par Galeazzo, Sun Wu et Richelieu.
Le comte ultramontain était venu accompagné de son épouse officielle Ava, qu’il avait l’intention d’offrir soit à son hôte soit à Chartres en personne! La comédienne, constatant l’humeur primesautière inhabituelle du comte avait rapidement compris de quoi il retournait.
Alors que la sublime interprète des Tueurs suçotait, résignée, des buissons d’écrevisses, Choiseul, 
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Beauharnais, Noailles, Montesquiou et bien d’autres lui jetaient des regards concupiscents se passant de commentaire. Qui l’emporterait dans la prochaine partie de tric trac?
Un instant, le jeune de Segonzac eut le toupet de s’approcher de la belle et de lui chanter ce couplet d’une chanson qui allait franchir les siècles.
Il pleut, il pleut bergère,
Rentre tes blancs moutons.
Allons à ma chaumière,
Bergère, vite allons.
J’entends sur le feuillage
L’eau qui coule à grand bruit;
Voici venir l’orage,
Voilà l’éclair qui luit.
Mais la sculpturale comtesse ne réagissait pas à l’invite implicite. Telle la statue de la belle indifférente, elle n’eut pas même un battement de cils et poursuivit sa dégustation. Rabroué, une moue boudeuse l’enlaidissant, ce fat de Segonzac s’en retourna auprès des comploteurs.
Galeazzo ne s’était pas contenté d’amener avec lui ce bel ornement qui devait trouver sa destination après les ajustements de dernière minute concernant le plan de l’enlèvement de Bonaparte. James Mason et Peter Lorre lui servaient de gardes du corps. Stewart Granger officiait en tant que valet de chambre du comte. Voilà pourquoi, vêtu comme un simple laquais, il allait et venait dans les appartements de Galeazzo di Fabbrini, lui pliant ses chemises, lui cirant les bottes et lui bassinant le lit.
Une fois ces tâches domestiques accomplies, prétextant qu’il lui manquait un détachant pour ôter une éclaboussure rebelle, il fit semblant de chercher à l’office le nettoyant désiré.
Le comédien put donc faire rapidement ami-ami avec le naïf secrétaire du secrétaire du prince de Condé, un certain Bastien. Tandis que les nobles personnages s’en jetaient dans le gosier, la domesticité n’était pas en reste. Le tokay coulait à flots dans les cuisines et les dépendances.
Au bout de huit verres, Bastien s’effondra sur la table. Sans scrupules, l’Anglo-américain fit alors les poches de l’ivrogne afin de s’emparer de deux petites clés anodines ouvrant certains coffrets. L’un des deux contenait les sceaux privés du futur pendu à l’espagnolette dans la chronoligne 1721.
Pendant ce temps, précédant les beuveries généralisées et autres plaisirs civilisés, les conversations à teneur politique s’entrechoquaient. Ces messieurs revoyaient une dernière fois les détails de leur coup du lendemain. Une sorte de commando devait, à la première heure, envahir les murs de l’école de Brienne et enlever sans difficultés le pseudo descendant de Mérovée.
Chartres acquiesçait, prisant machinalement de temps en temps une pincée de tabac tout en arrosant de jus de citron ses huîtres. Galeazzo se frottait mentalement les mains. Une seule chose lui manquait: un cigare. Mais pouvait-il décemment fumer un puros? Ce geste anodin n’aurait-il pas révélé qu’il était un intrus non de naissance mais d’époque?
Dans son coin, Ti soupirait. Il était agacé par quatre tendrons du corps de ballet de l’Opéra. Notre Philippe, le futur Égalité, portait par instant des lorgnons à ses yeux. Après avoir déshabillé du regard la divine Ava, il détaillait comme un maquignon les appas de deux beautés blondes à la poitrine menue. Les jeunes filles, avinées, largement dépoitraillées, caressaient amoureusement et languissamment quelques subalternes affiliés. Distraites, elles ne saisissaient pas le sens des propos tenus.
Quant à la comédienne sudiste, elle observait deux laquais qui servaient des coupes de champagne ou des verres de cognac. L’un, le plus jeune, ne paraissait avoir que dix-sept ans au grand maximum. Las! Il n’était pas beau de figure. Nulle harmonie dans ses traits ingrats. Le cheveu blond et gras, le nez un peu fort, le visage allongé, des boutons d’acné sur le front et le menton, il faisait trop peuple et trop rustre.
L’autre serviteur, une quarantaine d’années, rasé de près, semblait plus attirant sexuellement. Le cheveu poivre et sel, doté d’un regard bleu à chavirer le cœur, Ava Gardner n’aurait pas craché sur cet homme si celui-ci s’était proposé comme partenaire d’une nuit. Mais voilà, le sort était cruel car il ne s’agissait que d’un domestique! 
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Dans son rôle de subalterne, Paracelse faisait merveille. Parallèlement à sa charge, il recueillait des informations pour le compte de Daniel Lin.
Or, à cette orgie, tout le monde ignorait la présence d’un tempsnaute venant d’une autre chronoligne. Un gaillard imposant, frôlant presque les deux mètres de haut, le poil brun, tout vêtu de soie, voyait tout ce qui se passait, tout ce qui se produisait, y compris Stewart Granger en train de forcer un des coffrets du prince de Condé. Il s’agissait de l’envoyé de Shah Jahan qui, déphasé, n’avait qu’à pousser d’un millième de centimètre un des symboles de sa ceinture pour se rendre visible et se matérialiser totalement.
Dans l’immense salon qui n’allait pas tarder à devenir le décor d’une authentique orgie, l’Ultramontain, clignant des paupières, donnait l’ordre à Mason et Lorre de s’esquiver et de rejoindre Granger. 

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Armand de Richelieu, gavé d’huîtres, mets réputé aphrodisiaque, plaisir de bouche du séducteur Casanova, l’œil torve, s’impatientait. Empli d’une nouvelle vigueur, Ti n’avait-il pas saupoudré les aliments du vieillard de poudre de ginseng et de poussière de corne de rhinocéros ?, le maréchal pensait pouvoir bientôt passer à l’attaque, c’est-à-dire entreprendre la comtesse di Fabbrini. Comble du ridicule, mais le gnome n’en avait cure, la jeune femme lui mangeait les cheveux sur la tête.
Richelieu n’avait nullement conscience de puer le bouc et d’être tout à fait grotesque. Pour rajouter à ce tableau digne de Goya, le visage abondamment fardé du vieillard, blanc de céruse, rouge et noir sur les lèvres et les paupières, paraissait d’autant plus monstrueux que ce maquillage outrancier accentuait le ravinement de sa figure et le creux de ses joues.
Peter Lorre n’aurait été d’aucune utilité sans James Mason. Il avait trop taquiné la dive bouteille. Ce fut pourquoi, tout en suivant son compère, il trébucha sur une espèce de maritorne. Malgré l’heure tardive, la domestique était en train de passer un plumeau sur une des crédences dans un des multiples corridors de la petite folie.
Mason s’énerva.
- Mais dépêchez-vous, Peter!
Sans ménagement, le Britannique souleva le Hongrois et le releva. Celui-ci, le teint rubicond, se frottait les yeux. Il marmonna, presque bégayant:
- Drei Armes!
Malgré son ivresse, Peter Lorre avait bien compté. La femme de charge avait au moins trois bras! Les paroles prononcées en langue germanique ne tombèrent pas dans l’oreille d’un sourd ou d’une sourde.
Alexeï Alexandra crut bien qu’elle était découverte. Laissant là son plumeau, elle gagna promptement une soupente qui lui servait de chambre. Là, elle allait ouvrir sa petite fenêtre, afin de donner le signal à une troupe de spadassins russes de passer à l’attaque. Dès que les trois premières mesures de La Notte de Vivaldi retentiraient dans la nuit, les hommes d’Irina donneraient l’assaut.
Pendant ce temps, dans les appartements du duc de Chartres, Stewart Granger, après s’être emparé des sceaux et des cires du prince de Condé, perdait son sang-froid. Les autres fausses clés dont il disposait ne semblaient pas adaptées. Un premier coffret lui avait échappé des mains et s’était fracassé sur le dallage. Non seulement la serrure lui résistait mais la brillantine qui enduisait ses paumes le ralentissait. Ah! Maudite coquetterie! Où allait-elle se nicher?
- J’aurais dû me savonner les mains avant d’agir. Après tout, le premier coffret n’était pas le bon. Aucun sceau n’a été brisé puisqu’il n’en contenait pas.
Mason se pointa à cet instant, Peter Lorre avachi sur son épaule. Le Hongrois balbutiait sans cesse en trois langues.
- Ich bin nicht verrückt. I’m not crazy. Je ne suis pas fou.
- Dépêchez-vous donc Stewart. Le comte s’impatiente.
- Le plus gros est fait. Tenez, voici déjà les sceaux de Condé.
- Certes, mais il nous faut également ceux de Chartres.
- J’y travaille mais les clés ne vont pas.
- Alors, il n’y a qu’une seule chose à faire: brisons les coffrets.
Fermant alors la porte, le trio s’avisa enfin de la présence d’une souillon remontant un bas qui tortillait en accordéon sur une jambe osseuse. La femme, d’un âge moyen, maugréait.
- Fichu tire-bouchon! Je n’ai pas d’élastique pour tenir ce bas.
Stewart Granger n’eut pas le choix. Il s’approcha de la domestique et l’aborda.
- Pardonnez-moi, madame, fit le comédien anglo-saxon dans un français chantant. Je pense que nous nous sommes perdus mes amis et moi.
- Oui, monsieur, c’est une évidence. Vous êtes présentement devant les appartements du duc de Chartres. Naturellement, il n’y a aucun laquais pour garder la porte. Ils doivent écluser autant que leurs maîtres. Que puis-je faire pour vous?
- J’ai oublié ma tabatière dans la chambre du comte di Fabbrini et impossible de me retrouver dans tous les corridors de cette folie, s’exclama Mason à son tour.
- Oh! C’est l’autre couloir, sur votre droite. J’vais vous y conduire.
- Mon cher, je vous attends ici, répondit Granger en anglais à son compère.
- Vous savez quoi faire. Surveillez Peter. Il est bien parti.
Ne s’étonnant pas de la teneur des propos échangés, la Carton fit son office. À cause de son bas récalcitrant, la pseudo domestique boitillait. Pauline savait l’identité des trois hommes mais il lui fallait jouer la naïve.
Pendant ce temps, Galeazzo recevait un message urgent de Johann Van der Zelden.
- Alerte! Un représentant de l’Inde, hors de ses repères temporels est dans la place! De plus, l’Empire chinois joue un double jeu. J’interviens en déphasant l’intrus. 
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Aussitôt transmis, aussitôt fait. Usant de ses ultimes pouvoirs, Johann matérialisa le factotum de Shah Jahan dans le cabinet de curiosités du maréchal duc. Cela n’aurait pas paru bien grave, on aurait pu croire à la blague d’un potache facétieux car, présentement, la pièce était inoccupée. Mais cruel, l’Ennemi s’arrangea pour que l’espion du Grand Moghol reprît chair à l’intérieur d’une argentière brisant ainsi le contenu du meuble. Or, celui-ci présentait différents objets hétéroclites plus ou moins précieux et rares: ammonites, appelées ici cornes du bélier divin Ammon, évêques de mer conservés dans l’alcool, bénitier qui, selon l’étiquette descriptive passait pour une sirène, intailles de toutes les couleurs et de toutes les nuances, coquilles de nautiles, pseudo cornes de licornes, tanagras ithyphalliques dans le goût du duc qui auraient fait le bonheur de Michel Simon, monnaies macédoniennes, romaines, byzantines et mérovingiennes, camées à la gloire d’Hadrien, d’Héliogabale ou de Julien l’Apostat et bien d’autres curiosités encore. 
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Face à l’argentière étaient tendues d’authentiques peaux de bisons peintes figurant des scènes de chasse ou des animaux totems. Sur deux commodes et une cheminée en marbre noir tout pailleté d’éclats bleutés étaient déposés, dans le plus grand désordre, des bronzes magnifiques, des jades et des ivoires sculptés originaires de l’Empire de Cathay, un crâne aztèque en cristal de roche assez effrayant, des couteaux sacrificiels en obsidienne, des quipus incas, un calendrier solaire sans oublier un fémur de mammouth passant pour une relique du géant Teutobochus. Mais arrêtons là cette longue description.
Lors de sa mise en phase avec cet univers 1717-1730, l’espion de Shah Jahan réchappa de peu à la mort. Cependant, il ne put s’estimer chanceux car son corps tout entier souffrait. S’étaient amalgamés à sa chair des éclats et des débris de nacre, de calcaire, des intailles, des coquillages, et des écailles. Qui plus est, le garde dévoué du prince Moghol, sonné par le transfert de phase, chuta lourdement sur le parquet, ce qui rajouta assurément à sa douleur. En même temps, le meuble et les objets qui y étaient enfermés suivirent le même chemin. Cela provoqua un boucan d’enfer qui fut perçu six pièces plus loin, là justement où se déroulait l’orgie.
Malgré tout son stoïcisme, le Farsi, il était d’origine perse, laissa échapper deux ou trois jurons bien sentis. Il ne parvenait pas à occulter la douleur malgré son entraînement.
Dans le salon, le vieux maréchal réagit à l’affreux tintamarre. Sautillant promptement telle une fort laide grenouille, il se dirigea vers un cordon afin de sonner sa domesticité. Aussitôt, comme par magie, vingt hommes apparurent. D’une voix sèche, le duc leur ordonna d’aller voir quel diable d’animal semait le désordre dans la pièce la plus précieuse de sa folie, là où ses trésors les plus dispendieux étaient exposés.  
- Munissez-vous de gourdins, ajouta le maréchal duc, et étrillez-moi la bête! Un voleur ne mérite aucune indulgence. Taïaut! Je vous suis.
Pendant que ces dames poussaient des cris d’orfraie, tous les invité, Ti compris, se précipitèrent vaille que vaille jusque dans le cabinet de curiosités. Galeazzo arborait un léger sourire sur les lèvres mais pas le Thaï qui était inquiet. Lui n’avait pas été averti par l’Entité en voie d’effacement.
Or, de son côté, Aminamar n’avait pas attendu que le gros des troupes du propriétaire des lieux accourût à sa poursuite. Malgré la douleur qui fustigeait tout son corps, il sortit du cabinet et s’élança dans le corridor, son sabre à la main et un poignard bien en vue glissé dans sa ceinture de soie. Mais il se heurta violemment à Pauline Carton qui revenait paisiblement sur ses pas après avoir montré le chemin à James Mason et à Peter Lorre. Décidemment, la sympathique comédienne était vouée aux rencontres imprévues. Bousculée sans ménagement, la fausse servante atterrit les quatre fers en l’air sur le parquet de prix, dévoilant ainsi des dessous en percale légèrement anachroniques. Elle ne regretta pas de s’être rendue à l’avis général et d’avoir mis des pantaloons. 
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- Ah! Souffla Pauline avec son accent parisien si reconnaissable. Tiens donc! On m’y reprendra à jouer les Marthe Richard dans cette espèce de foutu Chabanais pour emperruqués! Je veux bien me rendre utile et faire plaisir, mais là, il y a de l’abus.
Tandis que la Carton se relevait avec plus ou moins de dignité, elle fut obligée de s’aplatir illico presto contre le mur pour laisser passer la charge des invités dans un état d’ébriété plus ou moins avancé.
En tête de la chasse à l’homme venait le prince de Condé. Il était suivi de près par le duc de Chartres. Les deux cousins, relativement sobres, conservaient encore leur agilité et leur rapidité. Juste derrière eux, piaillant et trépignant, Armand de Richelieu. Le vieillard priapique tenait bon car il avait pris garde à ne pas se griser. Il voulait tant conclure avec la contessa.
Devant, le Farsi courait toujours, ses longues enjambées faisant merveille. Sa silhouette disparut après un coude. L’espion du Grand Moghol était-il tiré d’affaire? Hélas non! Vingt-cinq colosses lui barraient la route. Acculé, le Perse stoppa net. Les domestiques patentés, solidement armés de bâtons, menaçaient le voleur. Jetant autour de lui des regards désespérés, Aminamar avisa l’existence d’un étroit couloir dans un coin dérobé. Vite! Son salut était là.
Au fait, pourquoi donc le Farsi n’actionnait-il pas sa ceinture spéciale? Hé bien, tout simplement, l’objet « magique » ne fonctionnait plus, ayant été gravement endommagé lors de la rematérialisation non souhaitée de son propriétaire.
L’étroit couloir n’était nullement une issue de secours pour Aminamar car il y était attendu par trois hommes déterminés à le tuer, il n’y avait pas à s’y tromper. Stewart Granger et James Mason dressaient leur épée devant la silhouette qui se profilait déjà. Quant à Peter Lorre, se moquant des anachronismes, nullement doué pour l’escrime, il brandissait - excusez du peu - un énorme browning. Cependant l’arme était trop lourde et le comédien pas assez sobre. La main du Hongrois tremblait donc dangereusement faisant croire qu’elle allait lâcher la pétoire d’une seconde à l’autre.
Un combat sans espoir débuta pour Aminamar, dans un vacarme gênant. En effet, les danseuses éméchées étaient venues assister à l’hallali avec ce qui leur restait de tissus et de vêtements, c’est-à-dire pas grand-chose. Aux passes les plus intéressantes, en cadence, elles jetaient des cris perçants, faisant mine de s’effrayer, puis, elles cachaient leurs visages empourprées derrière leurs fines mains aux longs doigts fuselés.
Alors qu’Aminamar évitait de très peu un coup d’épée mortel, la lame de James Mason lui déchira le flanc, Jules Souris et Guillaume Mortot, alléchés par ce spectacle gratuit, commirent la sottise de rejoindre à leur tour le fameux corridor. Les deux faux laquais, tenant chacun un chandelier, éclairèrent davantage cette scène digne d’un feuilleton de cape et d’épée.
Pauline accueillit sèchement le duo.
- Ah! Bravo! C’est maintenant que vous arrivez. J’aurais pu subir les derniers outrages.
Vexé, Pieds Légers rétorqua:
- Oh, l’ancêtre n’en rajoute pas! Jamais tu n’as été une beauté, pas même au temps de mademoiselle Mars ou de Rachel!
- Goujat! Que je sache, je ne suis pas centenaire!
Ces propos, fort anodins pour qui n’était pas au parfum, furent saisis par Galeazzo di Fabbrini. Le comte, négligemment adossé contre le chambranle d’une porte, prisait avec désinvolture, prenant sans façon une pincée de tabac dans la tabatière de Noailles. Mais il réagit vivement aux paroles de Guillaume. Se jetant soudainement sur le plus jeune des deux faux domestiques, il lui serra la gorge.
Là-haut, dans sa soupente, Alexeï Alexandra entamait enfin les trois premières notes de La Notte. Seulement, au premier, le bruit était tel que le chant ne perçait pas la nuit. L’espionne russe n’avait plus qu’à mettre la main sur sa flûte et à recommencer.
Mais revenons à l’algarade entre di Fabbrini et Guillaume.
- Qui es-tu toi? Rugit l’Ultramontain, serrant toujours le cou de l’adolescent. Qui sers-tu?
Ni Condé ni Chartres ne comprenaient les raisons de la colère de l’Italien. Quant au maréchal duc, il était trop occupé à applaudir le combat pour se poser des questions.
Guillaume se tortilla sous la poigne de fer, tentant d’échapper à l’étreinte d’acier du comte. En vain. Le jeune homme prit bientôt une vilaine teinte rouge qui vira au bleu et au violet. Ses lèvres devinrent exsangues.
Intérieurement, Paracelse bouillait. Que pouvait-il faire? Il lui fallait intervenir au plus vite, mais comment? Il n’était pas question pour lui d’abandonner Pieds Légers, de se désolidariser de son maladroit compagnon. Fouillant l’intérieur d’une de ses vastes poches, Jules Souris y sortit un énorme Colt tout à fait déplacé en ce lieu mais fort utile.
- Holà, comte, interpella l’escarpe. Lâchez Guillaume! Il n’est pas dit que je vais laisser mourir ici un gonze!
Cette apostrophe fit sursauter toute l’assistance ou presque d’autant plus que ces paroles résolues furent aussitôt accompagnées d’un coup de feu retentissant. La balle s’en alla fracasser une crédence.
- Le sang bleu, tu as compris ce que je t’ordonnais ou faut-il que je me répète? Lâche mon zigue!
Galeazzo ne bougea pourtant pas d’un pouce. Or, ce fut justement à la seconde où Paracelse achevait sa phrase que le Parsi poussa un cri d’agonie. Sa gorge venait d’être partiellement tranchée par la lame imparable de Stewart Granger.
- Bel ouvrage! Fit James Mason, applaudissant son compère pour ce fait d’arme.
L’Anglais approuva en hochant la tête puis essuya l’acier de son épée avec un charmant mouchoir brodé.
Là-haut, sous les toits, Alexandra Alexeï, après s’être mordue le poing, victime d’un trou de mémoire, parvint enfin à jouer d’une traite les cinq premières mesures du signal d’attaque. Il était plus que temps, non?
Au premier, le maréchal duc allait pour applaudir à son tour lorsqu’il interrompit son geste et, tout étonné, leva un sourcil.
- Je connais cet air, dit Armand de sa voix de crécelle. Je l’ai entendu dans ma jeunesse… Oui… En Vénétie. Je fis en effet un séjour à Venise sans la compagnie de Voltaire. Un sacré drôle, vous pouvez m’en croire ce François-Marie Arouet! Quel noceur! Nous nous disputions les mêmes filles et les mêmes pucelles. En ce temps-là le Grand Roi vivait encore mais si peu.
- Chut, duc! S’écria di Fabbrini. Qui peut donc bien jouer La Notte de Vivaldi? 
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- Oui, comte, c’est cela. Vous vous souvenez du titre de ce morceau. Splendide!
- Hé, la noble compagnie, je rappelle que je dispose d’une terrible arme à feu. Supérieure à vos pistolets à mèche ou à rouet. Toi, l’Ultramontain, tu libères mon compère ou je transforme tes pieds en raisiné!
Piqué au vif, alors que les gardes de Chartres se rapprochaient de Paracelse sur un signe discret du prince, Galeazzo jeta froidement, avec une pointe de fierté:
- Maraud! Personne ne me dicte mes actes!
Alors, di Fabbrini serra davantage encore si possible le cou du malheureux Guillaume qui n’allait pas tarder à rendre l’âme. Mais à cette seconde, le corps d’Aminamar quitta cette réalité-ci sous les yeux médusés d’une quarantaine de spectateurs.
- Quel est ce tour du diable? Trembla le duc de Richelieu.
Cette fois-ci, ce fut pour de bon que les danseuses et Ava Gardner perdirent connaissance. Eux, aussi, Chartres et Condé, malgré leur courage, blêmissaient, se demandant si, finalement, cela avait été une heureuse idée de se rendre chez ce vieux bouc de Richelieu afin de parfaire leur complot. Il s’y passait des choses surnaturelles et leur sécurité laissait à désirer.
Galeazzo di Fabbrini, quant à lui, ne se laissa pas déstabiliser pour si peu. Il en avait vu d’autres dans sa tumultueuse existence. De plus, il percevait une course effrénée provenant du parc. Tout un régiment semblait envahir la folie.
- Ah! Les choses sont bien claires maintenant. Effectivement Irina m’a trahi. Ces deux-là ne sont que du menu fretin. Parons au plus urgent.
Avec mépris, le comte projeta Pieds Légers dans les bras de Paracelse, puis, toujours avec autant de promptitude, sortant un sifflet de la poche de son pourpoint, sifflet anachronique il va de soi, il lança son propre signal d’alerte.
Cependant un commando de cinq Russes atteignait déjà le seuil de la villégiature. Sur les judicieux conseils d’Irina, les soldats avaient adopté, avec quatre années d’avance, une tenue plus pratique que l’uniforme qui avait cours en 1782 dans leur patrie. Il s’agissait là de la tenue conçue par le prince Potemkine, le célèbre amant de Catherine II la Grande. Cheveux coupés courts non poudrés, disparition donc du catogan et de la queue de rat, casque à visière et à cimier de crin, habit court sans retroussis, entièrement agrafé, pantalons à guêtres larges et bottes courtes, le tout vert et rouge. Ceci dit, afin de passer inaperçu, tout de même, et de ne pas être identifiés comme étrangers dans la campagne française, les sbires de Maïakovska s’étaient enveloppés dans une cape ou dans un large manteau couleur de muraille, autrement dit gris foncé.
Le reste des Russes suivit quelques secondes plus tard. Notre Galeazzo n’eut aucune difficulté à identifier la nationalité des attaquants puisqu’il avait compris de quoi il retournait. Ne se démontant toujours pas, il donna un nouveau coup bref dans son appeau, rappelant ainsi à ses roués qu’ils devaient se hâter.
Tandis que Mason, Granger, Condé, Chartres, Noailles, Montesquiou et tous les nobles brandissaient leur épée pour faire face à cette invasion, de nouveaux partisans de di Fabbrini et des cousins du roi Louis XVI sortirent de l’ombre de la nuit et s’en vinrent compliquer la situation.
En moins d’une minute, la folie de Richelieu fut le théâtre d’un combat épique, digne d’être immortalisé par Peter Jackson pour le moins. Les Russes Potemkine affrontaient sans état d’âme les stipendiés du duc de Chartres. Les conjurés avaient pris la précaution de dissimuler leurs traits sous les masques plus ou moins réussis d’oiseaux de proie, buse, autour, gerfaut, faucon, hibou, petit, moyen et grand ducs, chouette, effraie, choucas, épervier, aigle, vautour, condor et gypaète. En effet, ces nobles ou demi nobles avaient tout intérêt à conserver leur incognito car tous appartenaient aux régiments de Sa Majesté, Aunis, Saintonge, Provence, Picardie, Artois, Champagne… pour stimuler leur ardeur combative, les affiliés prisaient parfois une étrange poudre dans une tabatière nacrée.
Alexeï Alexandra avait pris le parti de se dévoiler. Gagnant quatre à quatre le premier étage, abandonnant son encombrant instrument de musique, l’espionne hétéropage, armée jusqu’aux dents, combattait présentement avec trois bras et croisait le fer avec le marquis de Bouillé, le vicomte de Beauharnais et un certain Riquetti de Mirabeau. Ce dernier, handicapé par son âge, fut toutefois vite mis hors jeu, recevant une méchante blessure à la cuisse.
Partout, dans les corridors et les couloirs, les salons et les halls, les escaliers et les réduits, on brettait ferme. Guillaume et Paracelse y compris que ce soit contre les roués ou les Russes.
Malgré tout son courage, le vieux maréchal duc avait préféré trouver refuge derrière une desserte. Il avait dépassé l’âge et de loin de manier le sabre. Pour une fois, Chartres et Condé se débattaient, unis, face à quatre géants russes, des grenadiers. Qui allait succomber des deux cousins, changeant ainsi l’ordre de succession au trône de France?
Galeazzo, quant à lui, ne restait pas en réserve. Après avoir transpercé deux Potemkine, il se rapprocha de l’être double. Encore dix secondes, peut-être moins, et il pourrait embrocher, par derrière, sans coup férir, cette créature qui aurait dû être exposée dans une foire aux monstres.
Intérieurement, le comte fulminait de rage. Cette maudite Irina s’était bien moquée de lui. Depuis combien de temps le trahissait-elle? Pour rajouter à sa fureur, ledit Van der Zelden lui mesurait par trop son aide. Peut-être Maïakovska avait-elle dit vrai en suggérant que Johann était dépassé par les événements à cause de cette guerre du temps qui faisait rage en aval de la chronoligne 1730.
Or, tandis que Galeazzo se posait ces questions, la situation s’embrouilla davantage encore.
Deux cents Chinois, tout vêtus de noir, portant des pantalons moulants, poignard entre les dents, et lacet à la main, semblèrent brusquement surgir de nulle part. Un des gardes du corps du prince de Condé, au masque de harfang, ne put que pousser un «  Gargl » à moitié étouffé d’ailleurs avant de s’effondrer sans vie sur le battant d’une porte-fenêtre.
À l’extérieur, le vent s’était levé déjà depuis quelques minutes et la pluie s’abattait avec violence.
À l’intérieur, les affrontements et les assauts se multipliaient, tant aux étages qu’au rez-de-chaussée. Même dans le parc, les duels et les escarmouches agrémentaient la nuit. Il était difficile de s’y reconnaître tant la situation était inextricable.
Entre deux coups d’épée, Chartres demanda des explications à Galeazzo.
- Comte, nous ne sommes pas assez nombreux pour faire face à cette attaque, ce guet-apens. Qui sont donc nos assaillants?
- Monseigneur, je vous dirai tantôt de quoi il retourne. Mais, pour l’heure, battons-nous si nous voulons survivre!
Le vicomte Dunoyer de Segonzac hurla à l’adresse du marquis de Montesquiou:
- Morbleu! Nous avons affaire à une véritable invasion. Nous sommes pris en tenaille par ces foutres de…
Un horrible gargouillis termina sa phrase car le jeunot, vingt ans à peine, mourut, transpercé par un perfide poignard chinois. L’assaillant, méthodique et économe, récupéra son arme aussitôt, dévoilant à l’assistance un manche sculpté aux armoiries du Dragon de Jade.
Or, tandis que Galeazzo di Fabbrini brettait comme un diable avec à ses côtés Stewart Granger et James Mason, le comte ultramontain ne pouvait s’empêcher de se poser de nombreuses questions. Dorénavant, inexplicablement, les Russes se battaient contre les représentants de Cathay. Par le Boulanger, que se passait-il donc?                    
Du fin fond du parc de la folie, Irina qui se dissimulait, s’était rendue compte elle aussi du retournement de situation. Bien naturellement, elle savait que Sun Wu, ce féal incontesté de l’Empereur Fu, était sur les lieux. Mais pourquoi ce serviteur si dévoué n’obéissait-il plus aux ordres?
Maïakovska eut alors l’idée de lever les yeux afin de scruter le ciel sombre. Elle y vit une étrange roue humaine qui dansait dans les airs. Cette roue, revêtue d’orange, de vert et de pourpre, rayonnait.
La créature mythique descendait progressivement mais aussi ostensiblement vers le sol herbu, avec l’intention manifeste de se poser. Ce qu’elle fit sans bruit juste devant la jeune femme.
- Que signifie? Articula la capitaine en russe.
Un instinct souffla à Irina de prendre la poudre d’escampette. Shah Jahan que la Russe avait fini par identifier venait d’atterrir. Il crut inutile de poursuivre l’espionne. Le prince Moghol avait l’intention de prêter main forte à Pauline Carton, Jules Souris et Guillaume Mortot.
Mais était-ce d’ailleurs la peine? Menée par Craddock et Gaston de la Renardière, l’équipe de Daniel Lin se pointait enfin afin de compliquer davantage cet imbroglio. Pour plus de sécurité, Frédéric Tellier était resté à bord du Vaillant. Il ne fallait pas qu’un incident grave aux conséquences incalculables arrivât au vaisseau.
Tandis que von Stroheim se battait avec Beauharnais et que Fernand Gravey ne déméritait pas en cliquant le fer avec Montesquiou, Alban de Kermor ferraillait avec un Russe de deux mètres de haut. Quant à Symphorien Nestorius Craddock, il se contentait d’esquiver les coups et les passes de quatre roués de Galeazzo et de Chartres.
Albriss, impassible, avait en face de lui James Mason. Or, le comédien faisait preuve d’une science de l’escrime totalement invraisemblable et notre Hellados devait utiliser tout son art du harrtan pour ne pas lui céder un pouce de terrain.
Stewart Granger affrontait Gaston de la Renardière alors qu’Alexeï Alexandra, cette fois-ci les quatre bras en action, combattait à la fois Shah Jahan, Daniel Lin, Saint Georges et Galeazzo!
Mais le premier à se retirer du jeu fut bien l’Ultramontain, à la suite d’une blessure sous la clavicule. Le Grand Moghol, tout en ferraillant, se demandait qui était véritablement cette créature dotée de quatre bras. Le dieu Shiva en personne?
 Or, tandis que Shah Jahan s’interrogeait ainsi, di Fabbrini disparut soudainement, enveloppé, absorbé par une langue noire. Il voulut récriminer mais il se tut, perdant son sang. Il n’en pensa pas moins:
- Johann, enfin! À la parfin, balayez-moi tout ce monde!
L’Entropie moribonde répliqua:
- Impossible, Galeazzo! Je ne suis pas ici réellement présent. Je me trouve en fait à des millions d’années lumière de la folie de Richelieu, aux frontières du matériel et de l’immatériel, du formé et de l’informé, à la recherche de l’Empire des Olphéans.
Le comte comprit qu’il ne devait pas exiger davantage de Van der Zelden. C’était déjà beaucoup qu’il fût encore en vie. Toutefois, il n’en revenait pas. Durant quelques secondes, il avait combattu aux côtés et non contre le commandant Wu, celui que Johann cherchait à abattre depuis des éons.
Pendant ce temps, la rixe se poursuivait, toujours aussi acharnée et bruyante.
À son tour, le chevalier de Saint Georges fut contraint de mettre un genou à terre. Cette Alexandra Alexeï était un bretteur véritablement démoniaque. Elle était parvenue par un coup habile qu’il n’avait pas vu venir à trancher vif son poignet gauche. Craddock vit cela et hurla:
- Je voudrais bien secourir mon ami Boulogne mais à cause de ces emperruqués à la crème d’escopette, je ne le peux pas! Daniel Lin, bon sang! Que diable! Faites quelque chose! Un miracle! Joseph se vide de son sang!
Dan El esquissa alors un fugitif sourire et, répondant à l’appel au secours du Mendiant de l’Espace, rompit son combat avec l’hétéropage. Le temps pressait et il lui fallait sauver le musicien.
Le jeune Ying Lung agit et ce, d’une manière inattendue et radicale à la fois. Il commença par figer le continuum espace-temps local, comme s’il n’était question que de mettre sur pause un disque laser ou un DVD. Puis, saisissant la main tranchée de Joseph, il ressouda celle-ci littéralement au membre amputé.
Son action ne devait pas s’arrêter là.
Malgré la suspension du temps, trois personnes gardaient l’entier contrôle de leurs mouvements. Dan El lui-même, bien évidemment, mais également l’espion hétéropage, ce qui était tout à fait surprenant, et Shah Jahan. Alexandra Alexeï profita de la distraction du commandant Wu pour s’enfuir, avalée par un portail inter dimensionnel bienvenu.
Avant de disparaître, l’être double lança en russe à l’adresse de Daniel Lin:
- Nous nous retrouverons, très cher ennemi!
Croisant le regard fataliste de l’Eurasien, le prince Moghol sourit tristement et pensa:
- Allons! Il m’appartient de partir à la poursuite de ce monstre hideux.
Obéissant comme un chien fidèle à son maître, le Baphomet répondit à l’Indien. Avec l’assentiment du Ying Lung, le prince Moghol se dématérialisa. Hochant la tête, Daniel Lin formula les paroles suivantes:
- Le Baphomet Lui seul vous permet de vous mouvoir librement dans ce temps suspendu. J’aurais dû y penser. Bonne chance et à bientôt.
Puis, pour lui-même, il rajouta:
- Réactivons le disque puisque je ne puis faire autrement.
Le temps reprit son cours. La lame de la rapière de Gaston de la Renardière transperça le bras de l’Anglo-américain. Mais le comédien ne sourcilla pas le moins du monde. C’était comme si l’ancien mousquetaire avait traversé un hologramme et rien d’autre. Décontenancé, le maître d’armes ne para pas le coup qui s’ensuivit. En ricanant, le Prisonnier de Zenda venait d’enfoncer son estoc dans l’épaule de l’émule de Porthos.
Grimaçant, le géant tomba à genoux.
Fier de ce fait d’arme, Stewart chercha l’approbation de Mason. Mais déjà, autour de lui, le calme revenait. Peter Lorre sortait de sa cachette ainsi que ce vieux bouc de Richelieu.
- Ah ça! Mais où sont donc passés James et Ti? S’exclama Granger.
Le Thaï avait gagné l’orée du parc là où se dissimulait Sun Wu. Quant à celui qui privilégiait les rôles de traître dans les grosses productions hollywoodiennes des années 1950, il venait lui aussi d’être absorbé par le rayonnement du succédané de l’Entropie. Mi figue mi raisin, Stewart Granger se résolut à imiter son compère.
«  Finissons-en, se décida Dan El. Cinquante-deux morts et quatre-vingt-dix blessés. Quel lourd bilan! Effaçons le tout et ramenons les horloges à ce matin sept heures. Rien ne se produira. Sa Majesté prolongera sa chasse jusqu’à dix heures ce soir et, par conséquent, la folie ne recevra point de visiteurs. Pourtant, mes amis conserveront le souvenir de cet affrontement. Gana-El n’est pas d’accord. Pourquoi donc? Expliquez-moi, mon père ».

***************

Ce matin-là, dans son petit ermitage privé, l’élève, après avoir biné la terre, enveloppé dans un large manteau, s’était mis à lire La Jérusalem délivrée, malgré le froid vif qui lui piquait les joues. Le presque adolescent aimait ces heures tranquilles où, dans la solitude recherchée, il pouvait oublier, grâce à la lecture, qu’il était le souffre-douleur de ses condisciples. 
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N’était-il pas surnommé Napoiloné?
Son maître de mathématiques, le père Patreault, fermait les yeux sur ces petites escapades. De toute façon, en ce dimanche matin, la discipline se relâchait quelque peu après les heures d’étude surveillée. Tout naturellement, l’enfant avait assisté à la messe. Il était encore loin d’être un esprit libre.
Ce goût de la solitude allait-il permettre à Napoléon Bonaparte d’échapper à ses ravisseurs?
Le comte di Fabbrini avait fait ses lettres et connaissait son histoire de France. Il pouvait donc choisir le moment le plus propice pour enlever le futur grand homme. N’avait-il pas lu le Mémorial de Sainte-Hélène de Las Cases? C’était pourquoi il savait à la seconde près les activités de Napoléon. Les stipendiés de l’Ultramontain n’avaient plus qu’à suivre ses ordres à la lettre.
Pour mémoire, Brienne se trouvait dans le futur département de l’Aube, pas très loin d’Arcis-sur-Aube, patrie de l’avocat Georges Jacques Danton.
Les comploteurs avaient revêtu la tenue des pères minimes afin d’être accueillis au sein de l’école. Comme il était prévu, celui qui menait la troupe, Sydney Greenstreet
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 qui, ici, avait pris l’identité d’un baron des hautes terres d’Écosse répondant au nom de Mc Cullough, se fit ouvrir le portail. Après s’être présenté, il expliqua qu’il avait un sien neveu à placer dans cette école avec l’accord tacite de Sa Majesté le roi Louis XVI.
Tandis que ses compères se rafraîchissaient à l’office, il raconta au père supérieur les raisons qui l’obligeaient à garder l’incognito à cause de ses positions durant la guerre des Insurgents en Amérique. Toute sa famille avait fait passer des armes à Washington et Rochambeau. Poliment, le père supérieur proposa à toute la troupe de  prolonger la halte durant toute la journée afin de voir comment vivaient les apprentis officiers.
Personne ne se rendit compte que sous la bure d’un des intrus se dissimulait une femme. Et quelle femme! La sculpturale Ava.
Nullement gênée, sans aucune entrave, elle satisfit sa curiosité en faisant le tour de tous les bâtiments sans oublier les jardins et la cour. Ce fut elle qui découvrit la cachette du jeune Bonaparte. Immédiatement, elle communiqua sa trouvaille à Galeazzo.
- Parfait. Passez à l’action après le repas. N’avez-vous rien repéré d’anormal dans les alentours?
- Non, mon très cher « époux ».
- Ava! Essayez de vous attirer la sympathie du jeune homme.
- Qu’entendez-vous au juste par le terme sympathie?
- Je me méfie de Chartres qui peut jouer sa propre partition et « sympathie », dans ma bouche, veut dire amitié.
- Dans ce cas, je puis vous obéir, mais je vous rappelle que je ne pratique pas le français.
- Usez du latin. Que vos cours vous servent à quelque chose…
Alors que cet échange avait lieu, le duc de Chartres voyait son père, le duc d’Orléans, en petit comité. Il lui racontait qu’il avait un plan pour affaiblir les Bourbon. Philippe tout ouïe, écoutait et acquiesçait sous le regard approbateur de madame de Montesson, son épouse morganatique.
- Mon père, il serait bon que vous allassiez à l’école militaire de Brienne afin de présider la distribution des prix.
- Certes, monsieur mon fils. Mais celle-ci n’aura lieu qu’au mois de mai et nous atteignons tout juste le seuil du mois d’avril.
- Peu importe! S’exclama l’épouse du duc. Nous trouverons un prétexte. Tout ce qui peut nuire à ce gros balourd de Louis m’enchante.
- Pourquoi pas une visite de courtoisie? Ce détail réglé, tandis que vous attirerez toute l’attention, mes féaux pourraient venir à bout de cette tâche, je veux parler de l’enlèvement du jeune Napoleone.
- Fort bien. Nous devrions nous dépêcher néanmoins. Quant à votre compère, ce comte à la mode italienne…
- Pourquoi souhaitez-vous donc vous hâter Monseigneur?
- Je me méfie de ce di Fabbrini. Il me parait être un larron et je pèse mes mots. Savez-vous où il se trouve présentement? Ce qu’il fait?
- Euh… Il s’est entiché de ce prince chassé d’Asie, un dénommé Ti…
- A part cela?
- Parfois di Fabbrini sait se montrer assez discret. Mes espions reviennent bredouilles plus souvent que je désirerais.
- Vos propos ne me rassurent en rien. Aujourd’hui, nous sommes dimanche. Pouvez-vous rameuter tous vos sicaires pour… disons demain soir?
- Certes oui. En ce moment, ils se divertissent en tirant quelques bordées dans les maisons les plus courues de Paris. Vivement que le Palais-Royal soit terminé. Ainsi nous aurons la haute main sur les distractions de nos hommes. Madame, pardonnez-moi ce langage plutôt cru.
- Il n’y a nulle offense.
- Ma mie, reprit le duc d’Orléans, que je sache, vous ne crachez point sur l’argent rapporté par le commerce de la chair. Nous, les Grands, nous ne sommes jamais assez riches. La rétribution des plumitifs astreints à la rédaction de pamphlets et libelles salaces coûte cher.
- Exactement, mon père. Lundi soir, ma troupe sera prête, reprit Chartres avec un sourire qui en disait long. Vous comptez donc vous rendre en Champagne mardi matin….
- Tout à fait.
Chartres s’était rangé à l’avis de son père. Toutefois, les deux princes de sang avaient mal mesuré la roublardise de Galeazzo.
Alors qu’au réfectoire, tout le monde dînait, à deux heures après midi, soit l’heure habituelle, le jeune Bonaparte observait avec étonnement les frères minimes arrivés ce matin-là. Parmi eux, il avisa un faux moine nanti d’un hoquet calamiteux. Peter Lorre, une fois encore, se montrait incorrigible. Il ne ratait aucune occasion pour s’imbiber le gosier. L’esprit assez brumeux, il apostrophait les autres convives en quatre idiomes différents, tout prêt de révéler sa véritable identité. Si, à la table des invités, personne ne semblait porter attention à ses propos avinés, Napoleone sentait là un mystère. Ses yeux ne décrochaient pas de l’étranger.
Celui qui paraissait le chef des religieux murmura quelques mots à l’oreille d’un des dîneurs. Aussitôt, l’inconnu se leva et, d’un pas tranquille, s’en vint jusqu’à la troisième table de rang où se tenaient les élèves de cinquième.
Alors, l’individu se pencha sur le deuxième fils de Charles Bonaparte et lui dit en latin:
- Tout à l’heure, j’ai à vous parler. Une communication importante du comte de Marbeuf à vous transmettre.
Surpris, Napoleone dressa un sourcil puis, reprenant son geste interrompu, avala une bouchée de son rata.
Cependant, à l’extérieur, au-dessus de l’école militaire, Irina Maïakovska protégée par une bulle translucide, ne laissait rien échapper de ce qui se passait dans le réfectoire. Invisible, la jeune femme flottait très haut dans le ciel, par-dessus la morne plaine.
« Ah! Di Fabbrini! Tu crois tenir au but. Tu te trompes. Napoléon va t’échapper car, moi, je vais te prendre de vitesse et m’en emparer pour le tuer. Ainsi, il n’y aura jamais de Napoléonides, ni dans vingt ni dans quatre cents ans! De par la volonté de Fu le Suprême! ».
***************

Ce matin de juin 1868, un certain Albert de Coignet était reçu par le Conservateur en titre du Musée du Louvre. Balbutiant, il demandait auprès du docte fonctionnaire s’il avait entendu parler d’un tableau qui avait eu son heure de gloire, intitulé « La contessa aux pieds nus », signé Elisabeth Vigée-Lebrun, l’un des peintres officiels de la Cour de Versailles au temps de Louis XVI. 
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Après avoir fourni ces informations, l’impétrant, poursuivit, tout en s’épongeant le front à l’aide d’un grand mouchoir à carreaux.
- Cette œuvre a été présentée au salon de 1783. Elle y a rencontré un succès d’estime. Puis, après la mort du comte di Fabbrini, le portrait a été acheté par Son Altesse Royale le Prince de Condé. Sa trace se perd aux alentours du nouveau siècle, lorsque l’ancêtre de notre Empereur actuel connut quelques difficultés à asseoir son pouvoir. Comme vous le savez, le complot Bourbon des comtes de Provence et d’Artois se termina fort mal pour les conjurés.
- Ah! Ce tableau-ci! Soupira le Conservateur en lissant sa moustache. Effectivement, il est assez célèbre dans les milieux de l’art, mais je puis vous assurer que le fonds du Musée ne le possède point. Une légende court à ce propos. Lorsque Sa Majesté Impériale, Napoléon le Grand put enfin mettre la main sur ce chef-d’œuvre, le tableau commença, dit-on, à dépérir. Il se dépigmentait, perdait de sa couleur. Il est vrai que madame Vigée-Lebrun avait employé, pour la première fois, des essences et des mélanges nouveaux pour ses pigments afin de donner un aspect plus chatoyant à l’œuvre, à même de faire ressortir la beauté exceptionnelle du modèle. Dans ses premières années, la personne représentée sur la toile semblait respirer. La vivacité des teintes, leur éclat, lui donnaient un rendu photographique avant l’heure. De plus, un doux parfum suave exhalait du portrait de la contessa, mélange subtil de lavandin et de peau d’Espagne. À peine vingt ans après avoir été peint, lorsque notre Grand Empereur voulut orner le Palais du Luxembourg et y suspendre ledit tableau, il fut profondément déçu. Le tout, si plein de vie autrefois, avait affreusement pâli et s’était fortement dégradé. Peu à peu, ne resta sur la toile que quelques ombres fugaces, comme si la contessa n’avait elle-même jamais été portraiturée et existé.
Coignet objecta:
- Pourtant, son existence est attestée puisque de nombreuses gravures ont reproduit le portrait. Tenez, dans une notice de Dominique Vivant-Denon, l’auteur en fait cette description:
«  Malgré les outrages du temps, on peut deviner encore le rendu des chairs, la chevelure brune soyeuse et la gorge qui palpite. La contessa rayonne de toute sa beauté exotique ».
Reprenant son souffle, Albert enchaîna.
- Voyez, encore dans ce petit ouvrage de Chateaubriand la gravure y figure en quatrième page.
Fébrilement, l’admirateur sortit d’un portefeuille en maroquin vert un in-octavo où le tableau de madame Vigée-Lebrun apparaissait en noir et blanc sur une reproduction gravée.
- Que puis-je vous dire de plus? Souffla le Conservateur excédé. Peut-être le dernier secret du Grand Empereur… on raconte qu’une semaine avant sa mort, il s’empara de ce qui restait de la toile et fit brûler le tout, cadre compris, dans une vaste cheminée, en une sorte d’autodafé personnel. Si vous m’en croyez, jamais vous ne pourrez contempler l’original dans sa splendeur de jadis. Il disparu pour toujours. Ce portrait est bien la quintessence de la malédiction se rattachant aux di Fabbrini.

***************

On approchait des quatre heures de l’après-midi. Ava s’était introduite subrepticement dans les chambres, Peter Lorre sur ses talons. Sans nul doute, le Hongrois avait eu le temps de dessouler car il marchait droit désormais. Dans sa carrée, le jeune Napoiloné était penché sur un calcul algébrique des plus retors. Malgré sa concentration, le léger bruit de l’huis s’ouvrant le fit se retourner. Reconnaissant la silhouette du faux moine minime, il fit: 
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- Que me voulez-vous?
Ava comprit le sens de la question. Elle répliqua en anglais:
- Rien si ce n’est que je dois vous montrer cette lettre de votre protecteur.
La Sudiste sortit alors quelque chose de blanc de son surplis qui sentait fort. Pendant ce temps, Peter Lorre s’était placé en embuscade devant la porte afin d’empêcher toute fuite de la part de l’apprenti officier. L’oeil torve et inquiétant, il sifflotait faux l’air de Peer Gynt, « Dans le hall du roi de la montagne », thème générique du film ayant lancé sa carrière, M le Maudit. D’un air désinvolte, ne craignant visiblement pas les anachronismes, il jouait avec son arme de poing fétiche, le fameux browning.
Assez vivement, l’adolescent se leva de son siège, le renversant, ses yeux scrutant tour à tour ses deux agresseurs.
- Vous vous comportez comme des brigands patentés! S’exclama Napoleone avec son terrible accent corse.
Nullement démonté par cet éclat, le Magyar braqua son arme en direction du jeune homme. Il fallait le dissuader de tenter quelque geste de résistance désespérée. Toutefois, ces yeux ronds avaient l’air de se moquer du futur souverain.
Tandis qu’effrayé, Napoléon se reculait pour s’adosser contre un mur tout en ouvrant le tiroir d’une tablette de nuit à la recherche d’un hypothétique coupe-papier, Ava se faisait plus pressante et plaçait son mouchoir nauséabond à la hauteur des narines de l’apprenti officier. Peter, lui, se mit à imiter le personnage de Cairo dans Le Faucon Maltais. Ses yeux roulèrent davantage encore alors qu’il murmurait « Tss, tss ».
Un clic sinistre retentit. Il provenait de l’arme imposante. Bonaparte crut sa dernière heure arrivée.
- Messieurs, jeta-t-il dans une ultime tentative destinée à décourager les deux malfrats, vous n’oseriez tout de même pas tirer ici, à cette heure, alors que la chambrée à côté est occupée, avec une arme aussi étrange assurément bruyante, dépourvue de platine, de chien, de silex, sur une personne sans défense!
 Naturellement, Ava ne comprit pas ce discours. Cependant, se penchant vers l’adolescent, elle parvint à lui faire respirer, bien qu’il se débattît, les puissantes émanations de son mouchoir. Le chloroforme fit son office. Bonaparte eut encore quelques soubresauts puis son corps s’amollit dans les bras de son assaillante. Lorsqu’il perdit enfin totalement connaissance, sa main gauche laissa échapper un ridicule coupe-papier.
- Il est plus lourd qu’il ne le paraît! Souffla la comédienne. Venez donc à mon aide, Peter.
- Je vais le porter. Il n’est pas si grand et encombrant que cela.
- Je crois qu’il n’a pas encore treize ans. Quelques secondes de plus et cet oisillon aurait fini par me blesser.
- Hum… à un âge aussi tendre, Napoléon n’est pas dépourvu de serres.
- Hâtons-nous, recommanda Ava. Nous sommes impatiemment attendus par le comte.
Faisant le moins de bruit possible, les deux sbires de Galeazzo s’engagèrent dans le corridor afin de gagner le parc. Tout se passa sans anicroche car les invités impromptus avaient pris la précaution de verser des soporifiques dans la nourriture de la cantine. Bonaparte, quant à lui, avait à peine avalé quelques bouchées de son repas, ce qui explique pourquoi il n’avait pas été terrassé par le sommeil.
Une fois rendus à l’extrémité du parc, les kidnappeurs avisèrent la présence d’une patache. Deux géants en sortirent et dissimulèrent le corps sous une bâche. Sydney Greenstreet se frotta les mains.
- Ma foi, après tout, cette tâche n’était point si difficile.
Ce fut alors qu’une énorme bulle translucide avala tout l’équipage, chevaux compris! L’être multidimensionnel servant habituellement de convoyeur obéissait ici non pas aux ordres de l’Ultramontain mais bel et bien à ceux de Sun Wu.
Dans la discrète propriété qu’il avait louée, le comte s’impatientait. Les comédiens étaient en retard. À bout de nerfs, se rongeant les poings, il réussit à contacter son protecteur.
- Johann, savez-vous ce qui se passe?
Pour la première fois, la réponse de l’Entité lui parut absconse.
- Tout n’est que leurre, tromperie et mensonge… les liens se défont pour se renouer autrement…
Décontenancé, l’Italien n’insista pas. Il comprit que, désormais, il lui fallait compter que sur lui seul comme jadis. De rage, il n’en brisa pas moins une petite tablette du salon dans lequel il se trouvait puis, résolu, il s’engagea en direction des écuries.
Le retard de la troupe prenait d’énormes proportions. En effet, l’aube pointait déjà. Alors que Galeazzo montait sur un animal à la robe couleur baie, le fracas d’une voiture roulant à un train d’enfer retentit dans l’allée.
Quelques minutes plus tard, des explications laborieuses eurent lieu. L’ex-planteur de Malaisie raconta avec forces détails les boires et déboires des dernières heures. Hâves et nauséeux, Ava et Peter avaient préféré gagner leur lit.
Malgré l’heure plus que matinale, le colosse savourait un verre de cognac tout en narrant les mésaventures subies par lui-même et ses complices.
- Tout semblait se dérouler à merveille. Notre proie était cachée dans la patache, Mauléon conduisait le véhicule, lorsque, soudain et inexplicablement, le paysage se déroba sous nos yeux. C’était comme si nous avions été absorbés par une énorme bulle de chewing-gum. Plus rien ne nous parvenait de l’extérieur. Nous-mêmes, nous nous percevions avec la plus grande difficulté. La bulle de transfert, je ne puis la nommer qu’ainsi, nous conduisit en un lieu dépassant tout entendement. Apparemment, nous approchions du but quand une femme apparut au loin. Elle n’avait de remarquable que sa longue chevelure rousse. Elle souriait mais son sourire paraissait artificiel, plaqué sur son visage impavide.
- Irina Maïakovska! Siffla Galeazzo avec un éclat de haine.
Toujours détendu, voire plus que détaché, Sydney Greenstreet enchaîna.
- Le cheval renâclait, mais, heureusement, nous avions atterri dans une vallée d’outre-monde où une rivière de mercure serpentait. Sur ses rives, des centaines d’oiseaux d’argile et d’airain, des canards, des grues, des oies, des outardes batifolaient. Or, les cancans assourdissants de ces volatiles ne gênaient pas le moins du monde l’hôte de ces lieux qui flottait à une dizaine de centimètres du sol, tout en nourrissant les oiseaux d’une manne bienvenue. Sous la brise, les joncs, les roseaux et les herbes d’or frémissaient et se couchaient tandis que l’air véhiculait des senteurs exotiques que je n’ai humées ni ici en France ni aux States ni en Malaisie.
Galeazzo avait du mal à ronger son frein. Il trouvait que Sydney Greenstreet s’étendait trop longuement, avec un lyrisme hors de propos. L’attitude du planteur lui paraissait de plus en plus suspecte. Au fait, s’agissait-il bien du clone du véritable Sydney Greenstreet ou bien de celui de l’Entité amie de Johann, le mythique Commandeur Suprême du Temps?  
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Insensible aux tourments et questionnements intérieurs du comte, le gros homme poursuivait.
- Au loin, nos regards devinaient des volcans érodés, forgés dans du platine, aux pentes recouvertes d’arbres de différentes essences, saules, ormes, hêtres, bouleaux, cognassiers, pommiers en fleurs, merisiers, acajous. Les feuilles de soie bruissaient et s’irisaient selon la direction du vent.
- Hum… Mais ensuite? Comment vous en êtes-vous sortis?
- La bulle allait se désagréger. L’être mythique voletait vers nous sans se presser. Puis, deux rugissements retentirent. Je dis rugissement mais il s’agissait de tout à fait autre chose. Maintenant, au-dessus de nos têtes et coiffant toute la vallée, deux gueules monstrueuses s’affrontaient, se mordaient sauvagement, tentant de toute évidence de s’annihiler.
- Deux gueules monstrueuses vous dites?
- Appartenant à des hydres ou à des dragons. À ma connaissance, ces animaux-là n’existent pas! La plus grosse des créatures présentait des flammes d’une fulgurante et fascinante beauté, une trame multicolore allant du sépia au rose fuligineux. L’autre était beaucoup plus sombre, dans les teintes anthracite, jais, suie, un camaïeu foncé, qui, au fur et à mesure que les langues de feu la rongeaient, s’éclaircissait tout en se jaspant d’or et de vert. À la fin de ce combat hors norme, la plus petite des hydres disparut, comme noyée, estompée, un peu comme s’éteignent les feux de Bengale ou encore les feux follets. Bientôt, il n’en resta qu’une vapeur ténue, se confondant avec l’air. Sans transition aucune, nous nous retrouvâmes à une lieue à peine de votre château. J’eus la présence d’esprit de m’assurer que notre prisonnier était toujours caché sous sa bâche. Effectivement, c’était bien le cas. Sachez, comte, que je ne comprends rien à cette mésaventure…
Galeazzo préféra ne rien ajouter afin de ne pas envenimer la situation. Il avait récupéré Bonaparte, c’était l’essentiel. Irina et son maître occulte avaient été vaincus grâce à une intervention bienvenue. Celle de Johann? Di Fabbrini en doutait grandement.

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