dimanche 19 mai 2013

Le Nouvel Envol de l'Aigle 3e partie : Nouvelle Révolution française chapitre 25 1ere partie.



Chapitre 25

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Pour Irina Maïakovska, tout pesait, tout était gris tandis que les plus folles pensées couraient et s’entrechoquaient dans sa tête. Comment venir à bout de Galeazzo di Fabbrini qui s’obstinait à vivre afin de poursuivre son projet insensé? Comment le suivre sans se dévoiler et sans mettre non plus sur sa piste ce démon de Daniel Lin Wu?
Depuis qu’elle avait été investie par Fu le Suprême, la jeune femme se montrait habituellement plus assurée, mais ce n’était pas le cas aujourd’hui. Pourquoi?
Quelque part, dans un grand parc féerique, habité par de merveilleux automates, un combat incroyable se déroulait. Le Dragon Noir n’avait pu que relâcher le contrôle mental qu’il exerçait sur la Russe afin de faire face au Prodige de la Galaxie.
Ainsi, mille soleils, mille arc-en-ciel, autant d’épines et de lances, mille éclats de diamants, mille et mille sphères irisées, chauffées à blanc obligeaient la Fragrance fuligineuse et mortifère à reculer, reculer encore jusqu’à être acculée  dans ses derniers retranchements. Fu était en train de succomber, piégé par le leurre monté par Dan El.
Cependant, à Paris, en cette fin du XVIIIe siècle, la simulation fonctionnait toujours, le temps s’écoulait normalement et Irina avait pour obligation d’achever sa mission. Elle devait coûte que coûte récupérer le jeune Napoléon Bonaparte, le soustraire à la garde du comte ultramontain.
L’espionne, ayant à cœur de satisfaire son Maître, réfléchissait allant jusqu’à oublier de se nourrir et de prendre un peu de repos. Enfin, elle crut détenir la solution.
Mûrissant son idée, elle la cajola, la choya, la peaufina, l’obligeant à grandir et à se parfaire.
Après plus d’une semaine d’inactivité forcée, la Russe se décida enfin à faire appel à Sun Wu père, Ti le cousin Thaï et à l’avatar de Stewart Granger. Subjugués, les trois hommes écoutèrent la jeune femme dévoiler le grand plan. Celui-ci brillait par sa simplicité apparente.
- Nous allons nous attaquer aux maillons faibles des deux parties, faisait Irina tout en grignotant une meringue délicatement parfumée au citron.
- Les maillons faibles? Interrogea Sun Wu, ne manifestant pas le moindre sentiment. Ils sont nombreux ceux qui gravitent autour de nos adversaires à pouvoir prétendre à un tel titre. Rude tâche qui nous attend là. Par qui devons-nous commencer?
- Nous ne manquons ni de moyens ni de temps, dit la Russe en finissant sa meringue. Un premier nom me vient à l’esprit: Peter Lorre.
- Pas mal, approuva la copie de Stewart Granger. Nous pourrions ensuite nous attaquer à cette vieille peau ridicule de Gloria Swanson. 
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- Certes, mais il vaudrait mieux tout d’abord ôter les griffes du tigre blanc, marmonna Ti tout en lissant sa barbe impeccablement taillée en pointe.
- Bien, mon cousin, lança l’ancien maître du Dragon de Jade.
- Ôter les griffes du tigre blanc, c’est exactement cela, ricana Irina sans joie. Commençons par les amis de Daniel Lin Wu Grimaud. Ce dernier semble s’être entiché d’un certain chevalier de Saint Georges.
- Un bretteur hors pair, souffla le succédané du Britannique.
- Pas seulement. Le musicien compte parmi ses intimes le castrat noir Grégoire. Il serait bon de l’enlever et de le jeter dans une oubliette. Cela déstabiliserait les récents alliés du Proscrit. Puis, nous passerions aux choses sérieuses, l’enlèvement de Peter Lorre et de Gloria Swanson. Cela ne vous posera aucun problème Stewart?
- Pourquoi donc? Répondit le comédien. C’est à vous que va toute mon allégeance, vous le savez, capitaine.
- Fu vous a donc convaincu, tout comme nous tous ici. Parfait. Revenons à nos moutons. Nos deux otages, interrogés avec art, nous révèleront le lieu de résidence du futur Empereur Napoléon.
- Oui, certainement, répliqua Sun Wu en hochant la tête, mais…
- Tiens, mon plan n’a plus l’heur de vous satisfaire mon compère.
- Quelque chose m’échappe, madame. Pourquoi donc notre Suzerain ne nous révèle-t-il pas lui-même où se terre précisément Galeazzo actuellement? Quant à vous, Stewart vous l’ignorez naturellement…
- Par ma foi, c’est tout à fait vrai! J’en suis le premier étonné. Un grand vide s’est emparé de mon esprit. J’ai pratiquement tout oublié depuis que je me suis réveillé à bord du vaisseau Le Glinka la semaine passée.
Irina Maïakovska baissa les yeux, gênée. Elle ne pouvait jeter tout de go à la face du comédien que celui-ci n’était qu’un ersatz de clone, n’est-ce pas?
De son côté, Ti réfléchissait. Il osa proférer ce qui suit.
- Capitaine Maïakovska, veuillez m’excuser par avance pour ce que je vais dire. Mais si, malgré tout notre talent à interroger les deux séides de di Fabbrini, nous n’en tirons rien? Parce que ces derniers ne savent réellement pas grand-chose?
- Nous enlèverons d’autres comparses, voilà tout. Bette Davis
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 et Ava Gardner. Si cela ne marche pas, notre Sydney Greenstreet et vous Stewart entrez en scène. Mais assez tergiversé. Voilà comment nous allons agir. Dès demain soir, lors de la répétition de l’opéra de Mozart, L’Enlèvement au Sérail…
Irina tout en savourant une dernière meringue, déroula toutes les manœuvres de sa machination devant un auditoire particulièrement attentif et tout acquis. Sun Wu inclinait parfois la tête, donnant quelques conseils, ses yeux brillants. En cet instant, les sort de Galeazzo et du jeune Bonaparte se jouaient.

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Dan El se sentait le cœur lourd. Devant un tableau assez mélancolique de Watteau, l’Embarquement pour Cythère, méditant sombrement, il se récitait ces vers de Verlaine: 
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- Dans le grand parc solitaire et glacé
 Deux ombres ont tout à l’heure passé… 
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Tout à son spleen, le jeune Ying Lung se mit au clavier pour interpréter La Valse triste de Sibelius, une partition réduite pour piano.
Dan El était parfaitement conscient qu’il devait maîtriser ses émotions, sa peine et son chagrin pour l’heure inexplicables. Sinon, sa cité en souffrirait. Or, il se refusait à cela.
«  Combien de chronolignes effacées, combien d’essais avant que l’humanité triomphe de ses démons et de ses imperfections? Mais que pouvais-je attendre d’autre de ces petites vies conçues selon un schéma si limité? Elles sont à mon image… folles, inconséquentes, orgueilleuse, immatures… pardon vous tous et vous toutes, Ichem, Griselda, Ibrahim, Omar, David, Samuel, Nadir, Laureen, Olympe, Maël, Gustav, Léon, Boris, Andrej, Valérie, Simon, Zoltan, et tant d’autres… vous êtes condamnés par ma faute, mes insuffisances alors que vous n’êtes coupables en rien des lacunes de vos chefs et dirigeants, de vos guides et conseillers…
Un autre poème revint chanter sa douce mélancolie à l’oreille de Dan El, des strophes de Baudelaire fort appropriées à son humeur morose.
     J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans. (…).
    Je suis un vieux boudoir plein de roses fanées,
    Où gît tout un fouillis de modes surannées,
    Où les pastels plaintifs et les pâles Boucher,
    Seuls, respirent l’odeur d’un flacon débouché.   
 - Non! Se morigéna le fol et génial Ying Lung. Je ne vais pas céder au spleen, me laisser abattre… je me dois aux citoyens de l’Agartha, à ceux que j’ai promis de garder toujours, contre vents et marées… une Terre dépourvue d’hommes, soit. Envahie par les Haäns, pourquoi pas? Il existe tant et tant de possibilités, tant de schémas… je dois planter mes graines partout, il me suffit qu’une seule d’entre elles porte des fruits qui me satisfassent. Oui, une seule d’entre elles. Je puis m’en contenter.
   Dis-moi, ton cœur parfois s’envole-t-il, Agathe,
   Loin du noir océan de l’immonde cité,
   Vers un autre océan où la splendeur éclate,
   Bleu, clair, profond, ainsi que la virginité?
   Dis-moi, ton cœur parfois s’envole-t-il, Agathe? 
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- Daniel Lin, qui est donc cette Agathe? Fit la voix tendre et ensorcelante de Gwen. Personne, ici, ne porte se nom, mon maître. Me cacherais-tu quelque chose?
- Ne sois donc pas si jalouse, ma tendre et douce sauvage! Je déclamais un poème, mon amour c‘est tout… sache qu’Agathe, c’est toi, mon cœur… ma vie, mon monde, mon rêve… tu peux prendre tous les noms de l’Univers… tour à tour, tu es Bonheur, Douceur, Consolation, Renaissance, Chaleur… Tendresse, Plénitude… Gwen, je t’en prie, je t’en supplie, reste avec moi, toujours, à jamais, pour l’Infinité Eternité… je t’aime tant, je t’aime trop, je crois…
- Non, tu ne m’aimes pas trop Daniel Lin… pourquoi te quitterais-je? Je n’envisage rien qui ne soit sans toi, qui ne vienne pas de toi, mon maître, Daniel, Dan El, je ne le puis, tu le sais bien…
Tendrement, le Ying Lung donna un baiser à sa compagne. Lentement, il lui murmura des mots d’amour, sincères, absurdes et doux tout à la fois. Il l’enlaça, la caressa, réveillant ses sens. Folle de désir, Gwen le supplia d’aller plus loin encore. Dan El ne refusa pas. Ce soir-là, il ne conçut point de descendance mais les humains de l’Agartha, oui! Une fois encore, la Vie triomphait… une fois encore le côté clair du Ying Lung l’avait emporté.

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Une belle nuit étoilée se préparait dans le ciel de Paris, ce fait était assez rare pour être noté. À cette heure relativement tardive, l’orchestre de l’opéra faisait une pause.
Les musiciens aussi bien que les chanteurs prenaient un peu l’air à l’extérieur plutôt que dans ce qui leur tenait lieu de foyer, une salle surchauffée où des relents nauséabonds flottaient. Nous le savons, L’Enlèvement au Sérail devait être donné dans quelques jours, hors saison.
Un peu à l’écart de la troupe, Grégoire, vêtu comme un Turc de fantaisie, mâchouillait un bâton de réglisse afin d’adoucir ses cordes vocales si précieuses. Il venait, avec raison, de refuser un cigare offert par Saint Georges. Cette nouveauté commençait à être à la mode parmi les artistes.
La discussion roulait sur l’interprétation.
- Tu devrais faire davantage attention au phrasé, conseillait le violoniste à son ami.
- Penses-tu! Répliqua ce dernier. C’est l’orchestre qui est en retard!
Le chanteur et le musicien, tout absorbés par leurs propos, ne virent pas une silhouette grotesque s’approcher d’eux avec circonspection. À qui appartenait-elle donc? À un figurant, un être étrange qui n’aurait pas dépareillé dans un manège 1900. L’individu ressemblait à un centaure de pacotille, le haut du corps étant vêtu comme un janissaire ou ce qui en tenait lieu, arborant des couleurs assez criardes mêlant le jaune, le bleu et l’orange. De plus, des moustaches imposantes en crocs, noires comme du jais, dissimulaient le bas du visage tout en modifiant la physionomie du bonhomme tandis que les sourcils étaient passés au charbon.
Le bas de la créature avait de quoi inquiéter toute personne non avertie. L’être fantastique semblait en effet posséder trois paires de jambes. Une paire humaine, parfaitement galbée, et deux autres appartenant à la gent équine. Pour accentuer le côté animal, le figurant portait, à hauteur de son ventre et de son torse, une tête chevaline en carton-pâte.
Joseph s’avisa enfin de la présence de l’intrus.
- Si nous allions un peu plus loin poursuivre notre échange? Demanda Saint George.
- Ah! C’est donc ce figurant qui te gêne! Te voici bien couard. Je le connais un peu. Je le croise parfois dans les coulisses. Il se prénomme Nicéphore.
- Nicéphore?
- Oui, il s’agit d’un réfugié politique de l’Empire autrichien. Bon, mais si nous en revenions au troisième acte?
Comme vous l’avez sans doute déjà saisi, ledit Nicéphore n’était autre que l’espion russe Alexeï Alexandra Souvorov. Son nom entier prenait une bonne ligne d’écriture. Il s’appelait Alexeï Alexandra Fiodorovitch Fiodorovna Souvorov Souvorovna. Dans son déguisement, la tête de cheval n’avait pas qu’un rôle purement décoratif. Elle servait à dissimuler la deuxième face de l’être hétéropage. 
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S’approchant de sa démarche dandinée caractéristique qui prêtait à sourire, le faux figurant heurta, sans le vouloir pour un naïf, le coude du castrat. Alors, le masque chevalin glissa pour chuter dans la rigole d’eau sale. La lueur blafarde du quinquet révéla l’incroyable, c’est-à-dire les traits très émaciés de la tête masculine et atrophiée d’Alexeï.
Joseph ne put retenir un cri de surprise. Instinctivement, sentant un danger, il tâta son flanc droit, à la recherche de la poignée de son épée. Las! Il avait abandonné son arme dans la loge, lui préférant ce soir-là son violon.
Cependant, n’ayant rien à craindre et s’enhardissant, l’espion russe fit tomber le masque ainsi que son accoutrement ridicule. Ôtant promptement son déguisement, il surgit dans toute sa monstruosité sublime, une solide brette à la main droite et une dague à la main gauche. Quant aux deux bras supplémentaires, ils brandissaient deux mignons pistolets à crosse de nacre. Des joujoux mortels assurément.
- Ventre tudieu! D’où sort cette horreur? S’écria joseph, la sueur dégoulinant dans son cou. Je croyais pourtant bien que mes amis en étaient venus à bout l’autre jour.
Grégoire, ne comprenant pas les propos du compositeur, se retourna. Il se figea tandis qu’une injure refusa de jaillir de sa gorge soudainement paralysée. Alexandra l’apostropha, s’en prenant à lui inexplicablement.
- Toi, le Nègre émasculé, tu viens avec moi!
Le chanteur n’eut pas le loisir de répliquer à la double insulte. Saint Georges, revenu de sa surprise, venait juste de s’interposer. En n’écoutant que son courage, le violoniste n’oubliait qu’un minuscule détail: il était désarmé! Pas tout à fait, à vrai dire. Il s’empara promptement du sabre de théâtre que Grégoire portait à la ceinture et ce fut avec ce ridicule accessoire qu’il se mit en position d’affronter l’invincible espionne hétéropage. L’agent de Catherine II ne s’en laissa pas compter. Sans frémir, la créature fit feu. Une des balles érafla la joue de Joseph. L’autre alla éteindre le quinquet.
Puis un duel hors normes débuta.
Tout en parant vaille que vaille les deux lames d’acier de son adversaire, Boulogne pensait:
- La situation est bien pis que mon affrontement avec le chevalier d’Eon. 
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En effet, toute la science de notre bretteur suffisait à peine pour faire face à cette créature invraisemblable, sortie tout droit de l’imagination d’un opiomane, et pourtant, hélas, bien réelle. Le sabre de fer blanc ne fit illusion que deux minutes, pas plus, et ce, grâce aux rares leçons de Harrtan prises par Saint Georges auprès de Daniel Lin.
Toutefois, lors d’un saut périlleux arrière, excusez du peu, la pseudo arme se brisa et il ne resta plus alors entre les mains de Joseph qu’un tronçon parfaitement inutile. Il n’alla pas jeter à l’encan comme Richard III «  Mon royaume pour un cheval », car le gaillard n’était pas lâche. Mais en cette seconde, il aurait bien voulu être ailleurs ou encore posséder la force du géant Atlas afin de plier le quinquet et de s’en servir comme d’une pique.
Joseph eut la présence d’esprit d’effectuer un nouveau bond, juste à temps d’ailleurs, une triple boucle. Durant une demie seconde, il parvint à se saisir de la dague de son adversaire, mais il commit une erreur d’appréciation. Trop proche d’Alexeï, il ne put parer l’épée du Russe. La longue lame vint s’enfoncer dans le ventre du bretteur noir.
Sous le coup magistral, Saint Georges s’abattit comme une masse, ses mains soudainement prises d’un tremblement convulsif alors qu’il tentait d’arracher l’acier de son corps.
Voyant le colosse à terre, les deux visages de l’hétéropage esquissèrent un sourire cruel. Puis, avec désinvolture, l’un des bras récupéra l’épée, surnommée Joyeuse, un nom remontant au sacre de Charlemagne.
Ce combat avait eu pour témoins non seulement les chanteurs et les musiciens de l’Opéra, mais aussi un certain Caron de Beaumarchais.
Pourquoi donc nul ne vint s’interposer et porter secours au chevalier de Saint Georges? L’explication était assez simple. Lorsque le duel avait débuté, douze Chinois s’étaient matérialisés silencieusement dans la nuit et avaient empêché quiconque de bouger.
Alexeï Alexandra n’était pas un gentilhomme. Avec un rictus sauvage, la créature de foire essuya son arme puis s’en vint retrouver un personnage qui avait échappé à l’attention de tous.
- Alors? Demanda l’être double dans un anglais hésitant à un homme de forte corpulence dissimulé dans une vaste cape.
Un voix un peu grasse lui répondit.
- All right! It’s done!
Ce timbre de voix caractéristique appartenait au clone du clone de Sydney Greenstreet. 
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- Grégoire est à nous, poursuivit la copie. Ti l’a endormi à l’aide d’un de ses somnifères volatils.
- Dans ce cas, il n’y a plus qu’à espérer que ce maudit sang-mêlé réagisse et vienne lui-même se mettre dans la cage, conclut la Russe en ricanant.
Quelques jours plus tard, le castrat sera retrouvé par Tellier et Paracelse. Amnésique et mutilé, ses cordes vocales cruellement sectionnées, Grégoire, sa carrière désormais derrière lui, n’aurait d’autre choix que de finir copiste chez un éditeur à la mode.

***************

Ce même soir, dans un mastroquet sordide de l’Île de la Cité, la star déchue Gloria Swanson et Peter Lorre tentaient d’oublier leur déconvenue de la veille. En effet, Galeazzo di Fabbrini dont le manque de pitié était légendaire, venait de mettre sur la touche les deux comédiens, trouvant tout à coup leur présence fort encombrante, voire inutile et ce, à juste titre.
Le Hongrois ne dessoulait pas ainsi que « Queen Kelly ». Les récents revers subis par le comte ultramontain expliquaient ce récent rejet alors qu’auparavant Galeazzo s’accommodait des vices de ses deux comparses.
Attablés près d’une fenêtre aux vitres opacifiées par la crasse, les deux comédiens enfilaient les pichets de bière, une bière aigre des plus ordinaires, mais aussi les flacons d’un véritable tord-boyaux, la spécialité de la maison, une sorte d’eau-de-vie frelatée dans laquelle des rats avaient été conservés.
Pour accéder à l’estaminet malfamé, il fallait descendre six marches glissantes et usées par des milliers et des milliers de pas. Le lieu suintait d’humidité et la Seine, toute proche, apportait des effluves de vase et de pourriture, empuantissant une atmosphère déjà alourdie par les odeurs rances dégagées par les corps mal lavés des clients avinés. Sur le sol en terre, s’accumulaient de la paille écrasée et moisie, des déchets non immédiatement identifiables, de la boue malodorante, le tout venant s’ajouter à l’inconfort du troquet.
L’heure s’avançait à la vitesse d’un escargot ensommeillé, mais on approchait tout de même des deux heures du matin. La table devant laquelle s’accoudaient nos anciennes vedettes poissait. Sous une épaisse couche de crasse, on y devinait les cercles à demi effacés des chopes de bière et des bouteilles de ratafia.
En grinçant, la porte du cabaret borgne s’ouvrit. Une vieille revendeuse à la toilette, dégageant des exhalaisons méphitiques ou presque, puant la violette bon marché et le tabac fort des marins, fit son entrée d’un pas titubant. Ses cheveux emmêlés, qui ignoraient manifestement le peigne ou la brosse, dissimulaient partiellement un visage grêlé, vérolé et couvert de verrues. Derrière la septuagénaire, une espèce d’infirme suivait. Le bonhomme, le cheveu rare, le nez aplati et camus, l’œil voilé par la cataracte, un bras terminé par un manchon, pénétra aussi dans l’estaminet, comme s’il servait de garde du corps à l’affreuse Chouette. ce pirate d’eau douce, splendidement grimé, n’était autre que le clone de Stewart Granger. Comme on le voit, le Britannique en avait rajouté une couche dans le déguisement et sa compagne itou. Qui aurait reconnu la fringante capitaine dans ces haillons?
D’une voix rauque et hésitante, la matrone commanda une bouteille de tafia et, sans façon, claqua sa main dans le dos du pseudo marin.
- hé, dis donc, le Jacquot, tu partageras bien cette bibine avec moi?
Le comédien hocha la tête puis se dirigea d’un pas plus que chaloupé vers le fond de la taverne.
- Là, nous serons bien, répliqua l’ancien héros de Scaramouche, d’une voix nasillarde qui aurait rappelé quelque chose à Violetta. Pour mémoire, la jeune fille des pistes parallèles était une spécialiste des BD et des DA. Ainsi, elle collectionnait les films bidimensionnels, notamment ceux des frères Fleischer où figurait Popeye, the sailor.
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 De la part de Granger, ce choix d’identité n’était pas gratuit. Il lui permettait de camoufler son léger accent britannique dont il n’était pas parvenu à se débarrasser malgré les duplications. Tout en s’asseyant, l’Anglais s’inquiétait in petto.
- Vais-je devoir avaler cet atroce breuvage?
Par avance, le palais délicat de Granger se révoltait à cette idée. Quant à Irina, elle s’envoyait godet sur godet dans le gosier sans marquer le moindre dégoût. En fait, l’espionne évacuait promptement le contenu en le jetant discrètement sur le sol. Personne ne prenait garde à son manège. Sur cette terre particulièrement imbibée et collante, des cafards bien gras se faufilaient avec habileté entre les pieds des tables et des sièges. De plus, deux ou trois rats, presque obèses, nullement effrayés par la gent humaine, venaient ronger, par ci par là, quelques rogatons des plus suspects.
À un moment donné, la revendeuse à la toilette se dressa pour s’écrier:
- Qui veut de mes beaux rubans presque neufs et de mes dentelles à peine éraillées?
En professionnelle qu’elle était, notre espionne russe avait poussé le réalisme jusqu’à se pourvoir d’une fausse dentition incomplète et à s’empuantir l’haleine avec quelque mixture fétide. Pour ce rôle de composition, elle aurait mérité les applaudissements et les félicitations du jury. Peut-être est-il bon de rappeler un détail. Au naturel, Irina présentait un air de ressemblance assez marqué avec l’incomparable et magnifique actrice d’origine suédoise Ingrid Bergman.
Imitant à la perfection l’ivrognesse qu’elle était censée être, la Slave se cognait à presque toutes les tables, de simples planches en bois ordinaire, posées sur des tonnelets ou encore des meubles de récupération bien vermoulus de cinquième revente au bas mot, tout en ne perdant pas de vue son objectif, autrement dit Peter et Gloria.
Dans cette espèce de cave, la pénombre régnait tandis que les rares bougies de suif ajoutaient leurs volutes grisâtres aux fumées malsaines qui stagnaient dans l’air lourd. Enfin, Maïakovska atteignit le recoin où se trouvait Peter Lorre et s’agrippa à celui-ci. Le comédien encore assez lucide, sursauta.
- Madame, what do you want?
Le Hongrois leva ses yeux troublés par l’alcool vers la ravaudeuse.
- Oh! Quel beau jeune homme! Poursuivit Irina. T’as bien deux pièces blanches pour ta belle… deux rubans ne lui feraient pas défaut, au contraire!
- Was? Répondit Peter changeant d’idiome. Ich verstehe nicht. Was wollen Sie bitte?
Irina devait-elle faire celle qui ne comprenait pas? Elle ne savait comment réagir aux questions du Hongrois. Elle fut sauvée par l’intervention de Gloria.
- Toi, c’est pas tes babioles qui m’intéressent, l’apostropha l’actrice sur le retour dans son américain abâtardi habituel. T’aurais pas du tabac de Hollande dans ta sacoche? Du fin? Dutch tobacco… répéta la ruine. Du fin! Pas de cette poussière de momie que je fume depuis trois jours. Mummy’s dust!
D’une main incertaine, Gloria sortit alors de sous sa poitrine une tabatière finement ouvragée, ornée de camées, et l’ouvrit avec difficultés. L’objet de prix contenait encore quatre cigarettes à bout filtré, parfumées à la menthe.
Un éclair de lucidité affleura alors à la conscience de Peter Lorre.
- La vieille! Tu veux nous faire choper!
Le Hongrois se redressa afin de se saisir de ladite tabatière, objet bien trop précieux pour un tel lieu, mais comme il était aussi saoul qu’un hussard, sa tête s’en alla heurter durement le menton d’Irina qui hurla.
- Jacquot! À moi! On veut m’estourbir!
Galamment, Stewart se précipita pour porter secours à sa compagne. Aussitôt, une bagarre générale s’ensuivit . Tandis que Maïakovska crêpait le chignon de Gloria, l’Anglais venait à bout rapidement de Peter Lorre.
Comme la rixe continuait, la Russe et Stewart Granger parvinrent à s’éclipser avec chacun leur proie respective. Dans le mastroquet, le tohu-bohu se poursuivit durant une vingtaine de minutes. Le calme ne fut rétabli que par la survenue du guet qui arrêta tout le monde sans distinction. Depuis longtemps déjà, la racaille avait oublié la présence de la revendeuse et du ravageur.

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Date indéterminée, approximativement 1637, quelque part dans le sous-continent indien. Le Grand Moghol de Delhi, Shah Jahan, s’était isolé dans une des nombreuses pièces de son palais et avait interdit à quiconque de troubler son repos. Son visage, au teint légèrement bistré, affichait une mine soucieuse. Allons. Il lui fallait repartir une fois encore pour le lointain Occident, et cette perspective ne lui plaisait guère. S’il en avait eu le temps, il aurait bien prié Allah, le Très Miséricordieux, de lui épargner cette épreuve. 
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Plus il agissait, plus il s’insérait dans ce monde qui lui était de moins en moins étranger, plus les choses allaient en se compliquant. Selon les jours et les destinations, le Taj Mahal noir se rajoutait à l’emplacement prévu et faisait pendant au Taj Mahal blanc, le tombeau de sa bien-aimée. Ou bien, Mumtaz Mahal se remettait à vivre, lui ayant donné un quatorzième enfant en pleine santé. Hélas, le songe s’estompait presque aussitôt!
Alors, un autre rêve venait s’imbriquer et se superposer à la douloureuse réalité. Le prince se voyait tout chenu dans un palais empoussiéré, presque à l’abandon, accablé de chaleur, destitué de son pouvoir et de son titre par des vassaux avides et sans scrupule. Or, ce n’était pas là le résultat qu’il espérait. Non! Sa chimère, sa moitié, sa rose d’Ispahan l’appelait, lui tendait ses bras. Le Baphomet, cruelle et irrésistible idole, pouvait lui rendre Mumtaz… il lui chantait une musique envoûtante, ensorcelante, lui murmurait qu’avec lui, rien n’était impossible. Il suffisait de le vouloir, il suffisait de l’actionner encore.
- Recommence! Recommence donc! Cette fois-ci, ce sera la bonne. À ton retour, Mumtaz t’accueillera, te sourira. Ta félicité sera immense et éternelle. Ton amour ne s’éteindra jamais.
Cédant à la voix de cette sirène, le prince agita une clochette d’argent. Un serviteur entra, aussi discret et furtif qu’une souris. Lui aussi était encore jeune. Ses lèvres s’ornaient de belles moustaches brunes exotiques.
- Oui, Maître vénéré, pierre précieuse.
- Nassim?
- Ta Hautesse, que puis-je pour toi?
Le fidèle domestique était originaire du lointain Maghreb, des États barbaresques.
- Tu le sais bien.
Après un temps d’arrêt, Shah Jahan reprit d’une voix plus ferme.
- Je dois encore m’absenter cette nuit. Remplace-moi sur cette couche.
- Maître, serez-vous de retour pour le matin? Si je me souviens, le Vizir a obtenu audience.
- Nassim, je serai prudent. Il ne m’arrivera rien. Si j’ai un peu de retard, prétexte un malaise et donne un autre rendez-vous à mon ministre.
Nassim s’inclina sans un mot puis commença à se déshabiller. Le serviteur n’était point vêtu avec des couleurs voyantes, bien au contraire. Il portait habituellement une chemise de toile ainsi qu’un pantalon bouffant de teinte grise. Quant au prince, sa tunique de soie jaune glissa sans bruit sur le sol de marbre clair.
Après l’échange, Nassim s’allongea sur la couche et ferma les yeux. Il n’éprouva pas la curiosité de voir actionner le mécanisme qui ouvrait l’issue secrète du palais. Il suffisait de tourner un lion sculpté vers le soleil couchant pour qu’un escalier dérobé apparût dans le fond de la chambre, la partie la moins éclairée de la pièce.
Muni d’une torchère, le Grand Moghol s’engouffra dans le souterrain. Il allait rejoindre le Baphomet, ce tyran qui l’avait asservi et enchaîné.
Deux cent cinquante pas plus loin, Shah Jahan parvint à une grotte aménagée avec un certain confort. Quelques poufs, des fauteuils, un lit bas de repos, une table en ivoire, des flacons de cristal, des gobelets une fontaine d’eau pure, des manuscrits persans, des roses fraîchement écloses dans un vase en jade…
Un éléphant d’Asie trônait au milieu de la cavité naturelle. Toutefois, il présentait une étrangeté remarquable. Son épiderme, au lieu d’être d’un gris terne, s’irisait d’une belle teinte mordorée sous les flammes des nombreuses torches. Il s’agissait en fait de l’automate perfectionné déjà entraperçu ailleurs, dont l’enveloppe extérieure brillait de mille feux grâce aux plaques de nacre, aux gemmes précieuses, aux perles et aux intailles qui constituaient sa carapace.
Avec précaution, Shah Jahan sortit de sous sa chemise un pendentif tarabiscoté qui n’était autre que la clef qui réveillait et commandait l’éléphant. L’animal mécanique avait été conçu par un savant perse au service de Shah Abbas,
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 une vingtaine d’années auparavant. L’homme, surnommé l’Etoile du Septentrion, avait travaillé auprès de Salomon de Caus, le concepteur d’automates au service de l’Electeur palatin Frédéric.
Docilement, l’éléphant se redressa, puis s’avança vers son maître. Au-dessus de lui, il y avait un cornac tout aussi mécanique, le précieux et tentant Baphomet.
Tandis que l’escalier qui permettait à Shah Jahan de grimper sur le pachyderme se déroulait, le prince ressentait comme un malaise. Les parois de la grotte devenaient floues, se mettaient à gondoler, fluctuaient sous le poids incertain des chronolignes vacillantes. Machinalement, le Grand Moghol se frotta les yeux. Il avait cru voir un serpent de feu aérien, lumineux et pourtant plus noir et opaque que le jais, se profiler sur le plafond rocheux de l’antique caverne. Les moustaches de l’improbable créature vibraient, dessinant des volutes et des arabesques qui, décryptées, calligraphiaient un message des plus inquiétants.
Le Maître a commandé. Le passage est trouvé. Perle de Jade, ton sort est joué. Mais la serrure résiste car ses protections sont innombrables.
Ce Serpent Sombre était l’image inversée d’un Ying Lung qui, au lieu d’être Soleil, s’était métamorphosé en Léthé, Neuvième Cercle et Obscurité. Une sueur froide se répandit alors dans tout le corps de Shah Jahan. Il ne put que frissonner d’angoisse. Pourtant, faisant fi de ce mauvais présage, il mit en marche le Baphomet. La mystérieuse apparition s’estompa dans le Néant, son domaine. Mais s’était-elle bien réellement manifestée?
En tremblant, le prince effleura le symbole désiré, tout en se rendant compte, un peu tard, que le véhicule avait été utilisé par un autre que lui. En effet, le symbole des Napoléonides était terni. Mais l’imposte à sa droite luisait anormalement, entourée d’un léger halo. Y figuraient en reliefs une araignée et une fleur de lys. Qui avait donc osé commettre ce sacrilège, usé de ce téléporteur temporel amélioré? Quand? Pourquoi?

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Milan, octobre 1808.
La partie d’échecs qui voyait s’affronter Napoléon Premier et l’automate durait depuis déjà deux heures. L’Empereur était en difficulté. Mais pour le souverain, il n’était pas envisageable de perdre, non pour l’affront subi, pour une fois l’ancien Connétable de France s’en moquait, mais bel et bien parce que le sort de l’humanité reposait présentement entre ses mains. Comment gagner face à un adversaire possédé par le génie brut de l’intelligence qui avait l’outrecuidance de ne lui passer aucune faute et ne lui faisait aucun cadeau? Insensible à la règle tacitement admise que Sa Majesté Impériale était réputée être invincible, le champion mécanique annonçait avec une régularité métronomique agaçante, «  échec » à chaque coup perdu par Napoléon. 
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Au bout d’un long moment, à bout, n’y tenant plus, l’Empereur décida de trancher enfin ce nœud gordien.
Joseph Fouché marmonnait à l’oreille de Cipriani :
- Il joue comme un manche! 
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- Un néophyte, lui répondit l’ami fidèle. Cela est plus qu’étonnant de la part de Napoléon. Si je ne le connaissais pas aussi bien, je dirais qu’il a peur.
De son côté, Charles Maurice s’interrogeait.
« Comment l’Empereur va-t-il donc parvenir à ne pas perdre la face devant un parterre aussi prestigieux? Surtout, comment protéger tous les habitants de la planète face au danger mortel qui nous menace? ».
Machinalement, le prince de Bénevent se mit à priser une pincée de tabac.
Le souverain impérial, comme s’il avait capté l’inquiétude de ses féaux, laissa la colère le dominer. Il se leva soudainement coupant la parole à El Turco qui allait prononcer le fatidique « mat » de sa voix atone et impersonnelle. Tout à sa rage, le vainqueur de Iéna renversa brutalement le plateau de jeu, ses yeux noirs défiant l’automate. Celui-ci, après avoir émis deux grincements, s’immobilisa, se figeant dans le silence pesant qui venait de s’emparer de toute l’assemblée.
Les pièces de l’échiquier avaient roulé sans bruit sur le carrelage de marbre pour s’arrêter, disséminées un peu partout, jusque sous les pieds des fauteuils dorés ou sous les traînes de ces dames de la Cour.
Alors, satisfait de son geste d’humeur, Napoléon se tourna vers les spectateurs médusés après avoir jeté un regard lourd de sens au prince de Bénevent.
- Mesdames et messieurs, sachez que cette mécanique et cette mise en scène ne sont qu’odieuses et viles escroqueries destinées à duper les âmes simples. C’est pourquoi j’ordonne l’arrestation immédiate du baron Van Kempelen. Gardes, saisissez-vous de sa personne ainsi que de son automate truqué! Puis enfermez les deux personnages dans les caves du palais et surtout, ne les quittez pas des yeux. Tantôt, j’irai moi-même démonter la fausse mécanique. Le prince de Bénevent sera mon témoin.
Tandis que le baron Van Kempelen, impuissant, était entouré par six soldats, d’autres grognards, comme à la parade, commandés par un lieutenant muni d’un colt anachronique, vinrent se saisir d’El Turco.
Chose incroyable: alors qu’aucun mécanisme n’avait été actionné, l’automate avait tenté de s’esquiver. Il y avait donc bien un être de chair et d’os qui manipulait le joueur d’échec dissimulé à l’intérieur des « entrailles » du pantin. L’assistance le vit et le comprit. Ce fut pourquoi elle applaudit et acclama Napoléon Premier alors que l’Empereur quittait la salle de parade de son pas vif et nerveux afin de rejoindre le comte di Fabbrini qui patientait dans une antichambre, avide d’explications.
Cependant, le souverain aurait dû s’attarder davantage afin d’assister au plus renversant. Lorsque les grognards s’emparèrent de la fausse mécanique, ils la lardèrent de part en part avec leurs classiques baïonnettes. Aussitôt, un atroce cri guttural retentit. Il n’avait rien d’humain. Ensuite, un être difforme, de petite taille, laid à faire peur, le visage terminé par un groin, jaillit d’une cloison qui venait de glisser à la base de l’automate. La créature se roula sur le sol en poussant des gémissements pitoyables. Poussée par la douleur, elle se tenait les cotes tout en laissant d’horribles traces sanglantes sur le marbre. Mais le sang avait une drôle de couleur, ocre au lieu de pourpre.
Le pseudo nain appartenait à la gent porcinoïde et répondait au nom de Nurrik. Le Marnousien, un membre de la caste des Mathématiciens, avait eu le malheur de tester un téléporteur d’un nouveau type, s’égarant dans le temps et l’espace. Perdu sur Terre, gelé, affamé, déshydraté, le triste Nurrik avait été recueilli par Van Kempelen. Or, le baron, loin d’avoir l’âme charitable, saisissant l’aubaine, avait réduit en esclavage l’extraterrestre et l’avait contraint à la mascarade que l’on connaît. En effet, les capacités intellectuelles du Marnousien n’avaient pas échappé à l’aventurier sans scrupules. Van Kempelen avait donc pu commencer à s’enrichir grâce aux talents de Nurrik qui était un maître aux échecs tridimensionnels.

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vendredi 10 mai 2013

Le Nouvel Envol de l'Aigle 3e partie : Nouvelle Révolution française : chapitre 24 2e partie.



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Plus d’une semaine après ces événements, cette tuerie sans précédent, la police du roi enquêtait toujours, tâchant de résoudre l’énigme de l’affaire du Châtelet. Or, malgré les témoignages dont elle disposait, elle piétinait toujours. Tous les commissaires ainsi que les lieutenants du quartier, toutes les mouches et les exempts avaient été mis sur cette enquête hors des normes habituelles.
Vergennes
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 avait conclu, à tort, qu’il y avait eu un début de sédition. Une chose néanmoins apparaissait certaine, c’était la disparition du jeune Alban de Kermor. Le trou parfaitement circulaire dans le mur de la prison avait été examiné par des experts en maçonnerie. Ceux-ci avaient avoué, penauds, être totalement dépassés par la technique employée.
Alors, extrêmement contrarié, Louis XVI avait fait venir des régiments de ses lointaines provinces afin de renforcer la sécurité dans sa bonne ville de Paris. Cependant, le débonnaire souverain n’appréciait que petitement pareille mesure soutenue par son Conseil tout entier. En effet, le roi voulait être aimé de son peuple et ne pas être perçu comme son aïeul, Louis XV, enterré en catimini, tant il avait soulevé de mépris et de haine durant les dernières années de son règne.
Sa Majesté ignorait bien évidemment le rôle trouble joué par son cousin le duc de Chartres et la responsabilité fort grande de son nouveau favori, Galeazzo di Fabbrini. D’ailleurs, le comte ultramontain s’était vitre empressé de reparaître à la Cour, le bras droit en écharpe, arguant d’un accident de chasse fort malencontreux pour justifier sa sotte blessure. Louis l’avait cru.
Maintenant, il est temps de nous occuper de l’état des tempsnautes. Fernand Gravey avait été renvoyé dans l’Agartha afin d’être soigné par O’Rourke. Albriss l’avait accompagné à contrecoeur. L’Hellados voulait rester auprès du commandant Wu. Or, Fermat l’avait dissuadé plus que fermement de ne pas s’entêter, révélant par la même occasion sa véritable nature. Dompté, l’extraterrestre n’avait plus eu qu’à obéir. En contrepartie, il avait obtenu le pouvoir de présider le Conseil de la cité, de commander aux Kronkos et aux lycanthropes. Benjamin Sitruk était alors venu remplacer le grand Noir.
Fasciné, le Britannique découvrait ce passé tumultueux de la Terre, un passé dont il avait tout à apprendre. Il tâchait de ne pas commettre trop de bévues. Déjà, il avait dû s’exercer à effacer son accent « so british » et faire un effort afin de juger trop négativement ces Français si exubérants.
Vaille que vaille, l’ancien commandant du Cornwallis s’adaptait. Tant et si bien qu’il avait pu fraterniser avec Gaston de la Renardière. Il ne fallait pas s’étonner car le Picard, plus futé qu’il n’y paraissait, connaissait parfaitement la propension des insulaires à se croire nés de la cuisse de Jupiter. Au service de Sa Majesté Louis le Treizième, il s’était rendu plusieurs fois sur Albion y accomplir quelques missions discrètes mais néanmoins vitales pour les intérêts de la Couronne.
Craddock semblait également oublier sa colère envers Benjamin. Sitruk ignorait toujours la véritable identité de Daniel Lin. Les rumeurs qui couraient sur le prodige de la Galaxie lui suffisaient amplement. Une partie des agissements et des buts des tempsnautes lui avait été révélée. Empêcher de nuire le responsable à l’origine de la puissance et de l’hégémonie des Napoléonides ne pouvait qu’agréer ce patriote.
En fait, il est bon de savoir que l’incorporation de Sitruk dans l’équipe avait été imposée par Dan El à son père.
Paracelse, Pieds Légers, Erich Von Stroheim, Joseph Boulogne et Gaston de la Renardière se faisaient dorloter par ces dames, Louise de Frontignac en tête, qui n’en revenait pas d’être sincèrement amoureuse de son mousquetaire, et Pauline Carton bonne dernière. Elle ne goûtait guère le fait d’endosser une fois encore le rôle de domestique.
Violetta, quant à elle, ne quittait plus son Guillaume. Elle l’accaparait pour un oui ou pour un non, se l’appropriait, lui enseignait les bonnes manières, l’italien, le chant, le gavait de mignardises, l’abreuvait de ses poèmes ampoulés et passionnés. L’adolescent n’en pouvait mais, épuisé par ce tourbillon ingénu et très féminin. Mais lui aussi, succombant à l’amour, supportait ces légers désagréments. Après tout, il voulait mériter la confiance du père.
Tous ces manèges n’échappaient pas à Daniel Lin. Intérieurement, il souriait, tout en affichant une mine sévère. Guillaume venait tout juste de fêter ses dix-sept printemps et Violetta n’était âgée que de quinze ans. Mais bah! Tant que les deux tourtereaux se contentaient de baisers innocents…
Frédéric Tellier et Craddock commençaient à s’impatienter. Les deux hommes avaient besoin d’action, trouvant que les choses traînaient quelque peu. Pourtant, avec l’aide de Gana-El le chronovision ne chômait pas. Le vice-amiral non plus d’ailleurs. Obligeant Dan El à prendre du repos, l’Observateur quittait régulièrement son avatar, s’introduisait chez di Fabbrini afin de l’espionner. Il avait essayé de faire de même pour Irina, remonter sa piste. Mais là, il avait douloureusement échoué. La Russe restait à l’abri, dissimulée quelque part, protégée par Fu.
Tandis que Daniel Lin envisageait un plan pour libérer Napoléon Bonaparte, son père, retiré sous les combles, tout entier à la méditation amère de son échec relatif, alternant l’état matériel incarné et le stade de l’opalescence, déclenchait des malaises chez les humains car le Ying Lung n’était alors plus en phase avec le continuum espace-temps de cette chronoligne.
Craddock, le premier, comprit que ses terribles maux de tête n’étaient pas dus à l’alcool. Pour une fois, le Cachalot de l’Espace s’évertuait à rester sobre. Il s’en plaignit au commandant Wu, le suppliant de résoudre cette énigme. Daniel Lin accepta. Après tout, il connaissait la source de ce mal-être.
Un échange un peu particulier eut donc lieu dans la soupente de l’hôtel des Frontignac.
- Mon enfant, le Chœur Multiple est en train de nous leurrer, commença abruptement Gana-El.
- Je croyais que cette trahison était un fait entendu depuis le départ.
- Non. L’inévitable se produit là, maintenant. Un maintenant subjectif, relatif puisque dehors, à l’Extérieur rien n’existe encore. Le Temps et l’Espace ne sont pas encore séparés, pas encore créés à vrai dire…
- Mon père, vos propos me troublent grandement. Tout se produit en même temps, simultanément car rien n’existe en dehors de la Simulation? Il n’y a aucune autre piste parallèle?
- Mon fils vous saisissez. Seule l’Unicité pense, échafaude des plans, un point c’est tout.
- Vous rendez-vous compte de la portée de vos assertions?
- Bien sûr.
- Johann, d’où vient-il? Qui a provoqué sa création? Moi?
- Hum… avec votre approbation, avant la seconde batterie de tests. À votre demande, le Chœur Multiple s’est évertué à forger un adversaire à votre taille. Mais, en abordant la phase finale, l’Expérience a déraillé, tout s’est télescopé par notre faute à tous.
- Le Réseau-Mondes n’est pas parvenu à se purger des projections négatives. Fu est né.
- C’est exactement cela. Le Chœur Multiple se fait dévorer par ses déchets, ses scories.
- Il a refusé de croire qu’il pouvait lui aussi être contaminé tout comme moi lorsque je me nommais encore Dana-El.
Un silence se fit. Dans la pénombre, Gana-El brillait d’un doux éclat.
- Mon père, vous n’allez certainement pas renoncer à lutter, reprit le Surgeon après avoir marqué une pause.
- Jamais, Dan El.
- Quelque chose m’échappe encore toutefois. Reliés en Réseau, les Yings Lungs ne sont-ils pas censés être omniscients?
Gana-El perdit alors de son intensité lumineuse.
- Comment avons-nous pu ne pas anticiper le danger de l’infestation? Questionna le plus jeune.
- Mon fils, c’est justement parce que vous avez été exilé de l’Unicité que l’infestation a eu lieu. N’oubliez pas qu’il vous appartient, après tout vous avez vu le jour pour cela, et non pour créer l’humanité, d’éradiquer l’Entité sombre, ou, à défaut, de la domestiquer, de la neutraliser.
- Mon père… Attendez… je n’avais pas le droit de créer l’humanité? Ou quoi que ce soit?
- Surgeon, cela n’avait pas été envisagé. Vous étiez si jeune… mais voilà… Doté des mêmes talents que vos aînés, vous vous êtes empressé de désobéir malgré toutes les injonctions, les avertissements. Vous avez succombé à l’ivresse de ce pouvoir corrupteur.
- Alors, honte à moi! Je suis bien le Catalyseur de ce qui est en train d’advenir… je dois me sacrifier pour être absous de cette faute. Or, en cette « seconde », je ne suis plus qu’un daryl androïde, dans l’incapacité d’affronter le Dragon inversé. En cet instant, tout mon corps se ressent de mon combat contre Ti et Galeazzo.
- Vous souffrez, Dan El, je le sais, ô combien! Mais cette souffrance vous aguerrit, vous rend plus fort, plus résolu. Désormais, vous pouvez faire face sans frémir à la peur, la douleur et la mort. Devenu invincible, vous ne faiblirez pas face à votre adversaire noir. Non pas parce que vous êtes un Dragon, l’Ultime Dragon, mais bien parce que vous avez totalement assimilé votre identité humaine, votre avatar de chair et de sang. Parce que vous composez avec vos faiblesses, comme le commun des mortels, ces petites vies si admirables et si viles à la fois.
- Vous voulez m’en persuader. Vous m’envoyez à la mort. Dois-je m’en réjouir? À défaut de regimber au cruel sort qui m’attend?
- Mais mon enfant, j’irai avec vous jusqu’en enfer!
- Ah! Pourquoi? Par nécessité?
- Non, Dan El… Parce que je vous aime tout simplement. Je veux désormais vous témoigner cette affection sincère que je me refusais à afficher. Prenez ma main ou ce qui en tient lieu pour l’heure. Laissez-vous baigner par mon Essence. Elle vous guérira.
Confiant, acceptant la Fusion proposée, Daniel Lin s’avança jusqu’à toucher Gana-El. L’amiral perdit aussitôt tout aspect humain pour revêtir l’apparence d’une langue de feu, bien plus proche de ce qu’il était réellement. La trame incorporelle et lumineuse enveloppa le corps matériel humanoïde du dernier des Yings Lungs.
Lorsque Dan El sortit enfin de cette Fusion, il ne doutait plus de sa mission, sentant la victoire possible. Requinqué, il dévoila le plan qu’il envisageait à l’amiral afin de délivrer le jeune Bonaparte tout en contournant les obstacles dressés par le Roi noir. Irina qu’elle le veuille ou non, serait manipulée à son tour.
Puis, plus souriant et détendu que jamais, Daniel Lin descendit des combles et convoqua ses troupes.

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La pièce, assez vaste, aurait pu ressembler à une salle de classe, genre IIIe République, s’il n’y avait eu des écrans tactiles transparents d’ordinateurs portables. Par contre, les murs s’ornaient de quelques cartes de géographie parfaitement traditionnelles. On y reconnaissait les Îles Britanniques, la France, tout le continent européen ainsi que le bassin méditerranéen, le tout dans des couleurs ludiques, jaune, rose, vert, bleu, mauve, marron, et ainsi de suite. Les tables d’écoliers en bois, avec leur encrier en porcelaine blanche paraissaient sans âge. 
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Au fond, dans un coin, un poêle ou son imitation, ronronnait.
Quelques élèves studieux écoutaient religieusement les propos de l’intervenant, nous n’osons écrire du maître, qui se tenait debout sur l’estrade, dans une attitude assez raide, tournant ainsi le dos à un antique tableau noir.
D’autres, plus rêveurs, laissaient leurs regards vagabonder dans le vide. Enfin, quelques uns se dissipaient, bayaient aux corneilles ou bombardaient leurs camarades avec des élastiques. Pourtant, il s’agissait d’adultes, la plupart dans la force de l’âge. Fâché mais n’en dévoilant rien comme à l’accoutumée, Albriss rappela à l’ordre les contrevenants.
- Mesdames et messieurs, articula l’Hellados de sa voix monocorde caractéristique, si vous ne vous montrez pas plus concernés par ce que je dis, jamais vous ne partirez pour le seizième siècle effectuer le voyage d’agrément ou la mission d’études. La reine Elizabeth Première restera pour vous un simple portrait contenu dans les mémoires de nos ordinateurs et non une personne bien vivante…
- Peuh! Lança Craddock avec mépris. J’en ai largement assez de toute cette théorie, de ce cours plus que barbant, de ces notes inutiles! Je veux passer à la pratique. Mes amis également. Dans cette affaire, je ne suis pas un novice. Loin de là. Quant à vous, Hellados de mon cœur, vous êtes bien placé pour le savoir, poursuivit le vieux capitaine avec ironie.
- Cette expédition ne s’effectuera pas dans les mêmes conditions que jadis, objecta le grand Noir extraterrestre.
- Ah oui? C’est nouveau, ça!
- Autrefois, dois-je vous le marteler, nos excursions dans le passé n’avaient pas réellement lieu…
- Pff! Quel conte! À d’autres!
- Ce que je veux dire, capitaine, c’est que nous nous mouvions dans un Pantransmultivers… simulé. Maintenant, il n’est absolument pas question de commettre la moindre erreur. Tout anachronisme sera totalement prohibé. Sous peine d’effacement.
- De nous ou de la chronoligne? Se moqua Symphorien.
- De tout ce qui existe! Asséna Albriss.
- Brr… qui peut vouloir courir un tel risque? Demanda Saturnin inquiet, remuant et suant sur son siège inconfortable.
- Voyez, la chronoligne ne supporterait pas le choc d’un paradoxe, reprit l’Hellados froidement, et la toile de la Supra Réalité laisserait alors échapper l’énergie, la matière et la vie jusqu’à s’annihiler.
- Hon! Hon! Bougonna le Cachalot de l’Espace, faisant mine d’y croire. Mais alors, les Yings Lungs? À quoi servent-ils donc? Ils se contentent de se tourner les pouces pendant que nous faisons les idiots? Si nous commettons une sottise, ils ne sont pas censés nous taper sur les doigts avec cette règle ridicule, nous gronder, nous dire que nous n’avons pas été sages, et que, la prochaine fois, hé bien, ce sera  « Pan! Pan! La fessée », après avoir bien entendu réparé l’ouvrage?
- Capitaine, pourquoi prenez-vous donc tout en dérision?
- Parce que, mon brave et vertueux maître d’école, j’ai passé l’âge des leçons! Parce que j’en ai assez d’être pris pour un sale garnement! Parce que je préfère rire que pleurer…
- Pourtant, justement, vous vous comportez comme un chien fou, un malappris têtu qui donne le mauvais exemple…
Pacal, assis près de son frère, lui murmura à l’oreille:
- Notre impassible extraterrestre perd son sang-froid, je n’ai pas la berlue…
- Oui, tu le remarques aussi. Notre Cachalot de l’Espace a obtenu ce qu’il voulait. Il m’en avait touché deux mots tantôt. Il a parié qu’il réussirait à faire sortir de ses gonds notre professeur.
- Il a peut-être gagné, répliqua Geoffroy, mais nous nous perdons notre temps. Tenez, tous les deux. Moi, je sais pertinemment qu’il faut faire gaffe à nos propos, ne pas non plus se montrer trop curieux, ne pas faire trop touristes quoi, nous devons nous fondre dans le paysage, éviter de croiser les yeux d’un de la haute, sous peine de bastonnade ou pis encore…
- Tu parles d’expérience Geoffroy mais tu oublies de rappeler qu’il nous faut également ne pas boire l’eau des rivières ou des tavernes…
- L’eau de la Tamise, bien sûr! Nous devrons avaler nos boissons bouillies préalablement…
- Comment ferons-nous la nuit pour sortir si nous ne sommes pas armés jusqu’aux dents, avec une ou deux escortes pour le moins? Siffla Pacal. Sinon! Bonjour! Ce sera un aller simple pour le Styx!
- En effet! Ricana le jeune homme. Pour moi, le plus dur, ce sera de ne pas me mêler les pinceaux avec les pences, les gros, les billons, les écus, les quarts d’écu, les souverains, les couronnes et tutti quanti!
- Tout à fait! Approuva Alexandre Dumas en souriant.
 L’ex-futur écrivain se balançait nonchalamment sur son banc tout en mordillant son crayon.
- Dommage que nous n’ayons pas droit à une pause, siffla Benjamin entre ses dents. Au fait, qui a eu l’idée de ce stupide décor? Vous, les jeunes? Quant à moi, tout cela ne me rappelle rien.
Son œil bleu pétillant de malice, Sitruk attendit la réponse.
- Euh, nous n’avons pas connu non plus, jeta Ivan. Désolé.
Alors, Delphine Darmont, se retournant, proféra:
- C’est moi qui ai suggéré le décor charmant de cette classe d’école primaire de la IIIe République. Un souvenir d’enfance cher à mon cœur. Albriss a approuvé mais il a insisté pour conserver ces… engins anachroniques.
Avec une moue charmante, la délicieuse comédienne désigna d’un index manucuré avec art les dix ordinateurs qui reposaient sur les bureaux.
- Je sais à peine comment on allume ces appareils, poursuivit DD en soupirant.
- Parlez pour vous, dit DS de B de B avec son accent britannique distingué. Depuis certaine mésaventure, je me suis mise à l’informatique. 
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- On ne vous demandait rien, très chère, susurra la Française avec dédain.
Aure-Elise crut bon d’intervenir, sentant l’animosité entre les deux actrices.
- Une utilisation judicieuse des ordinateurs ne pourra qu’être profitable à toutes les deux. Pas plus tard qu’hier, Delphine, vous avez confondu le vertugadin et le corset.
Deanna Shirley ricana bruyamment.
- J’ai dépassé le stade des erreurs aussi grossières.
- Pff! N’importe quoi! À ma connaissance, répliqua sèchement Delphine, vous ne fîtes pas mieux avant-hier soir! Il ne s’agissait certes pas de vertugadin, mais de fraise… j’ai bien ouï que vous demandiez comment se mangeait cet accessoire incontournable sous le règne d’Elizabeth!
- Depuis, j’ai potassé les données sur la mode élisabéthaines, conclut l’Anglaise.
Pendant cet échange de propos aigre-doux, Albriss avait eu le temps de dessiner une sorte d’organigramme sur le tableau.
- Que représente ce schéma? Demanda une fois encore Beauséjour.
- L’arbre généalogique simplifié de la dynastie des Tudor.
- Bah! Encore une fantaisie… par la barbe du Grand Coësre en quoi ce gribouillis peut-il nous servir?
- Capitaine, il nous faut envisager toutes les éventualités. Maintenant, qui peut me dire qui est le père d’Elizabeth Première?
- Euh… Henry VIII. Le souverain avait épousé Ann Boleyn en secondes noces.
- Exact, commandant Sitruk. Vous avez donc consulté les banques de données comme je l’avais recommandé.
- Pas du tout, démentit Benjamin. Mes connaissances proviennent du temps de mes études secondaires.
- C’est plutôt facile pour vous, Sitruk, vu votre nationalité, ironisa Ivan.
- Il est vrai que l’histoire était ma matière préférée au collège, après les maths et la physique toutefois.
- Chut au fond de la salle! Reprenons. Pourquoi Elizabeth, la reine vierge, n’épousa-t-elle pas le duc François d’Anjou?
- Ouille! Ça se corse là, remarqua Alexandre Dumas. Il veut nous humilier ou quoi? J’avoue que mon ignorance est grande sur cette période… mais je suis prêt à faire amende honorable en me documentant. Tiens, il me vient tout à coup l’idée d’une pièce de théâtre, là… Henri III et sa Cour… qu’en dites-vous, les trois aventuriers?
- Pourquoi pas? Fit Geoffroy sarcastique qui avait lu autrefois ladite pièce écrite par l’alter ego du dramaturge et qui ne la trouvait pas franchement géniale.
Apparemment, personne ne sembla écouter la réponse fournie par un Benjamin Sitruk décidément incollable pour tout ce qui concernait l’histoire des Îles Britanniques.
- François, duc d’Anjou, était le plus jeune fils du roi de France Henri II et de Catherine de Médicis. Il a d’abord porté le titre de duc d’Alençon. Dès 1573, il y eut un projet de mariage entre Elizabeth d’Angleterre et le jeune prince Valois. Il se rendit donc deux fois à la Cour élisabéthaine En 1579, au mois d’août, je crois, puis à partir du printemps 1581... Elizabeth avait surnommé le Français « sa grenouille ». Or, la souveraine n’acceptait d’épouser le prince que si ce dernier parvenait à conquérir les Pays-Bas espagnols aux dépens du roi d’Espagne Philippe II. Mais le jeune duc n’obtint pas le soutien de son frère Henri III dans son entreprise. La conquête échoua et le mariage ne se fit donc pas. Anjou mourut de la tuberculose peu après en…
La longue réponse circonstanciée de Sitruk fut interrompue par la venue impromptue de Daniel Lin. Le sourire aux lèvres, le commandant entra dans la fausse salle de classe parfaitement simulée et reproduite. Détendu, le Superviseur général était accompagné.
- Lieutenant, commença Daniel Lin, puis-je me joindre à vos candidats avec Guillaume et Pierre?
- Euh… faites, commandant. Pardonnez-moi, mais cela signifie-t-il que mes deux concitoyens seront du voyage? Ainsi que… vous-même?
- Précisément. Nous parlons bien de la chronoligne 1718...
- Oui, celle où Elizabeth décède en 1603 et où Jacques VI d’Écosse devient Jacques Premier…
- Certes, mais un peu plus tard, Charles Premier, le fils du roi Jacques n’est pas décapité. Pas de Première Révolution anglaise. Ensuite, l’Angleterre, alliée à la France, conquiert toutes les Amériques. Cependant, dans la période 1585-1598, tous ces événements ne sont pas encore advenus, évidemment…
- Tout à fait d’accord, commandant…
- Par conséquent, l’expédition ne sera pas aussi dépaysante que certains le croient.
- Puisque vous le dites, Superviseur…
- Albriss, puis-je vous suggérer de mettre l’accent sur les rapports entre la France et l’Écosse?
- Oui, bien sûr, tout de suite…
- Vous montrerez également comment Henri IV de Bourbon se rapproche de l’Angleterre dès 1598.
- J’ai compris, monsieur.
- Mon ami, je vous recommande toutefois d’être succinct et accessible. Dans une heure à peine, une leçon pratique débutera. Ah. Au fait, Benjamin, bravo pour votre érudition! Je vous qualifie d’office ainsi que… Saturnin.
À l’énoncé du nom de Beauséjour, l’Hellados faillit jaunir. Il ne tolérait aucun coup de pouce dans la composition de l’équipe de tempsnautes, y compris de la part du Ying Lung.
Primesautier, Daniel Lin poursuivit…
- Et vous aussi Craddock, vous en serez…
- Merci, commandant, dit le Cachalot du Système Sol en retenant un fou-rire des plus compréhensibles.
- Mais… travaillez davantage et surtout, montrez-vous plus attentif, coopératif et enthousiaste.
- Je tâcherais.
- Chouchou! Marmonna dans sa barbe Alexandre Dumas.
Les yeux brillants de Daniel Lin croisèrent ceux du capitaine d’écumoire. Le vieux loup de l’espace y lit alors de l’ironie, oui, mais mâtinée de tendresse. Le Superviseur comprenait très bien, trop peut-être, le baroudeur au cuir tanné blanchi sous le harnais. Il faisait tout pour désamorcer les conflits entre le parangon de la logique et le bougon et anarchique Symphorien.
Durant le reste de la leçon, le septuagénaire choisit de demeurer discret. Il était conscient de ce qu’il devait au commandant Wu. Il se jura de s’améliorer et de ne pas décevoir son ami.

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Daniel Lin avait essayé d’embrigader Gwenaëlle dans l’équipe. En vain. Il se heurtait à une volonté aussi inflexible que la sienne. Ce soir-là, la discussion fut plutôt houleuse, la Celte ne démordant pas et prétextant des tas de raisons pour rester dans la cité.
- Gwen, je pensais que ce voyage te ferait plaisir. Toi aussi, tu as besoin de changer d’air, de voir autre chose…
- Certes, mais, à qui je laisserais la garde des enfants?
- Nous avons déjà évoqué ce problème, mon amour… avoue-le, tu t’encroûtes.
- Je ne vieillis pas tant que cela, Daniel Lin, mon maître! Tu y veilles, lança perfidement la rescapée de la préhistoire.
- Alors, c’est que tu as peur et que tu refuses de l’admettre. Oui, tu crains de commettre un imper…
-  Non, tu te trompes! 
http://allart.biz/up/photos/album/R/Dante%20Gabriel%20Rossetti/dante_gabriel_rossetti_30_aurelia.jpg
Vexée, la jeune femme rousse se leva vivement, et, d’un pas sonore, regagna sa chambre. Malgré l’envie qui le taraudait, son compagnon s’abstint de la rejoindre, attendant la visite de deux vieux amis.
Enfermée dans sa colère, Gwenaëlle était décidée à ne pas adresser la parole à quiconque jusqu’au lendemain matin pour le moins. Si son amant se faisait entreprenant, ce qui était dans ses habitudes, hé bien, elle résisterait, quoique…
Quelques secondes après cette fière sortie, Nadine Lancet se présenta effectivement auprès du Superviseur afin de prendre connaissance des dernières directives. Benjamin se tenait à ses côtés.
Les instructions désirées fournies, comme à l’accoutumée, Daniel Lin régala ses hôtes d’un concert improvisé.
- Qu’allez-vous nous interpréter, commandant?
- Rien que du classique, une rhapsodie de Liszt, et ensuite, pourquoi pas deux pièces du clavier bien tempéré.
- Hum… Franz aurait apprécié être ici…
- Oui, mais il est pour l’heure retenu auprès de Daisy Belle… 
https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/7/7f/Olivia_de_Havilland_in_The_Adventures_of_Robin_Hood_trailer.JPG/220px-Olivia_de_Havilland_in_The_Adventures_of_Robin_Hood_trailer.JPG
- Ah! Ah!
- Ce n’est pas pour ce que vous croyez, Benjamin, pas du tout… la comédienne a décidé de se mettre au piano… au fait, quel jeu préférez-vous entendre?
- Le vôtre, et non celui de Franz ou de Don Moss, jeta Nadine.
- Le mien? Le jeu de Daniel donc…
- Oui, c’est cela, mais, après Bach, pouvez-vous achever par la Deuxième Gymnopédie de Satie? Reprit la jeune femme avec un grand sourire. J’aime votre façon de jouer cette pièce pas si facile qu’elle en a l’air.
- Volontiers. Mon amie, vous avez un goût inné et authentique pour la musique, et je n’y suis pour rien!
Benjamin entendit les derniers mots de Daniel Lin mais n’en comprit pas le sens. Il se contenta de lever un sourcil puis il s’enfonça confortablement sur son siège afin d’écouter ce délicieux récital.
Le cœur joyeux, Dan El se leva et s’installa sur un tabouret devant le clavier de son Steinway, un piano des années 1920, puis attaqua Liszt avec brio et gaieté. La soirée s’acheva ainsi, dans la chaleur de l’amitié. Benjamin, Nadine, mais également Gwen, qui avait fini par renoncer à sa bouderie, partagèrent ces instants de pur bonheur, des instants que chacun ici aurait voulu éterniser.
Cependant, dès le lendemain matin, une autre aventure attendait ces trois citoyens de l’Agartha, plus dangereuse et exaltante que jamais.

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Quelque part, Outre-Monde, dans ce qui était impossible à conceptualiser, le Chœur Multiple vibrait, frémissait, tremblait, se retournait et se renversait sous les assauts du doute et de la peur. Il devenait imprévisible tandis que ses branes qui étaient légions se tordaient et se distordaient, s’enroulant sur elles-mêmes, s’emmêlant ou se tendant, au bord de la rupture.
Le Désordre allait grandissant et tout n’était que Chaos. Il envahissait le plus ténu et infime des torons, s’insinuant partout, dans la plus petite fibre onde lumière, antépréparticule, devenant chancre, pustule, fiente, se métamorphosant en cancer, pourriture, infestation, noir déchet, comme ces tristes flaques de bitume, d’une laideur repoussante, comme ces galettes malodorantes de pétrole qui souillaient les belles plages de Bretagne ou de Vendée après le désastre d’une marée noire.
Tels se présentaient les vestiges abandonnés par Fu, dernier masque schizoïde du Non Assumé, de la Création à venir, toujours en gésine, jamais inerte, jamais satisfaite, modelée encore et encore, esquissée, gommée, malaxée des milliers et des milliers de fois, synthétisée, effacée, renouvelée, redessinée, modulée, reprise, regrettée, recommencée, repensée et remise sans cesse sur le métier. Une marmite qui bouillonnait, débordait, renversant et étouffant son feu. Mouvement perpétuel, incandescent, sublime et effrayant.
La Tresse noire, la Lance ténébreuse, le Clou empoisonné, accrochait la toile tissée si besogneusement, la décousait pour la détruire, la rassemblait avec remords pour la déchirer aussitôt. C’était ainsi pour l’Infinité Eternité…
Le mythe de Sisyphe additionné à celui de Prométhée prenait ici toute sa signification. Le Réseau-Mondes démultiplié, fragmenté, geignait, gémissait, s’en voulait jusqu’à se haïr, se morigénait de la souffrance qu’il s’infligeait, mais, vaille que vaille, vagissait, toujours et encore.
Face à Lui-même, face à l’Adversaire, l’Autre, ce Maudit, il se montrait impuissant à affronter l’effroyable Réalité.
Or, loin, mais alors vraiment loin de ce combat, au cœur de l’insaisissable Infra-Sombre, par-delà tout entendement, le Magnifique Empereur Noir, l’Homunculus achevé, Fu, savourait ce qu’il pensait être l’heure du triomphe. Oui! Il était bien en train d’avaler le Chœur Multiple! Oui, il le décortiquait, le mâchait avec une satisfaction goulue, tandis que l’Unicité en était réduite à affronter l’incontournable et indispensable Mort, l’Inévitable Fin…
Comment recouvrer la puissance, le contrôle de la situation, comment diriger ce Moi anarchique qui mettait en péril ce qui devait être absolument? Où donc se cachait cette faille rédhibitoire?
Or, seul le Révélateur si téméraire et si imprévisible, possédait le courage et la volonté nécessaires pour combattre la fuligineuse et trompeuse Lumière inversée. À son tour, il pourrait l’avaler et l’absorber, l’obligeant au préalable à recracher ce qu’elle ne devait ni ingérer ni digérer.
À cet instant précis, l’Exilé volontaire, dans le Palais merveilleux, miroir, reflet du Mensonge généralisé, voyait enfin tous les leurres, tous les voiles s’évanouir, acceptant enfin, ciselé jusqu’à la perfection, la Suprême Réalité.
Les multiples fractionnements de l’Unicité, qui portait si mal son nom, hurlèrent de terreur et de douleur. Ganesh, Olmarii, Oniù, Valseneur, Parasamel, tous les Dragons et concepteurs du Pantransmultivers, se dissocièrent, réduits à n’être plus rien, pas même un minuscule et improbable filament, un hypothétique brin, une éventuelle esquisse…
Le choc était terrible. Quoi? Seul? Unique? À jamais? Pour toujours? C’était trop dur, trop difficile… cauchemar repoussé tant et tant de fois… Rien? N’étais-je Rien??? Que cela?
Inenvisageable!
Cela ne devait pas être, cela ne serait pas. Par un effort de volonté colossal, Il repoussa les Ténèbres, Il fit s’évanouir le Vide, il précipita la Peur, la Douleur, le Néant, le Chagrin, le Remords dans le tréfonds du Rien. Arrachant son ça, brillant de milliards et de milliards de Soleils, tous domptés, apaisés, ses « yeux » aussi éclatants que le bonheur pur et azuré, son Avatar accepté, Il refit surface, Il renaquit, vainqueur de Lui-même, généreux, beau au-delà de l’imagination, empli de compassion et d’amour pour toutes les petites vies qui seraient.
Secouant les dernières nuées sombres, étendant son maillage sur les mondes en devenir, parturiant, exhalant la joie et la bonté, Il redonna vie un court instant au Chœur Multiple, ses regrets se muant en fleurs suaves.
L’Ultime Ying Lung, le dernier des Riu Shu prononça ces paroles:
- Plus jamais je ne serai «  Le Ténébreux, le Veuf, l’Inconsolé, le Prince d’Aquitaine à la Tour abolie ».
- Tout est accompli, répondit le Tout en écho.
- Alors, que mon Agartha soit! Je le veux.
Outre nulle part, Shangri-La naquit, fragile et délicate petite bille emplie de vies dans ce qui n’était pas encore, dentelée petite bulle irisée et jaspée de couleurs tendres, bleu, vert, orange, mauve et jaune telle un fruit exotique précieux et savoureux.
- Cela est bien, s’inclina Dan El et non Dana-El.
- Oui, cela est bien, approuva celui qui se croyait le futur Réseau- Mondes.

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