dimanche 6 mai 2012

Le nouvel envol de l'Aigle 1ere partie : El Desdichado chapitre 10 2e partie


Octobre 2517, chronoligne des Napoléonides.
Dans son bureau protégé contre toute écoute non autorisée, l’amiral Gavret, Gaston Léon Napoléon pour les intimes, était en communication subspatiale avec les Archontes de Deltanis, la capitale de la planète Hellas. Le plus âgé des Dix, qui officiellement portait le titre d’Ancien, paraissait rétif face à la demande plus qu’appuyée du chef des services secrets français.
Néanmoins, Gavret insistait.
- Une guerre se prépare dans le secteur 01. Mais il ne s’agira pas cette fois d’un conflit conventionnel avec rayons destructeurs, torpilles, filaments quantiques et ainsi de suite. Je puis vous l’assurer grâce aux renseignements obtenus par mes meilleurs agents infiltrés chez les Anglo-russes. Dorénavant, la flotte d’Edward XVI dispose de vaisseaux capables de se déplacer librement dans le temps.
Naturellement, à l’énoncé de cette assertion, l’Ancien n’afficha pas sa surprise. Sa voix froide et métallique parut hostile à l’humain. En recevant la réponse de l’Hellados, Gavret ne put s’empêcher de vouer aux gémonies son interlocuteur.
- Amiral, je ne comprends le sens de votre requête, dit Valsemor sans l’aide du traducteur.
L’extraterrestre pratiquait une quarantaine d’idiomes terrestres avec une facilité déconcertante.
- Il y a longtemps que nous savons que les humains possèdent la technologie permettant le déplacement dans le continuum spatio-temporel.     
Gavret tenta de conserver son impassibilité de façade en répliquant. Toutefois, sa colère fut perçue par Valsemor. Aucune expression du Terrien n’échappait à l’œil exercé de l’Ancien.
Intérieurement, l’humain ne supportait plus l’austère décor visible derrière l’Archonte. Des murs beige doré, en brique de terre crue, une table aux lignes épurées, juste fonctionnelle, dépourvue de tout ornement, aucun signe de luxe… par contraste, l’intérieur du bureau de l’amiral choquait avec ses portraits en 3D comportant maintes fioritures, les rouges, les verts, les velours moirés, les fourrures exotiques chatoyantes en surabondances dans la pièce dévolue au chef des services secrets.
- Hélas, ce ne sont pas toutes les parties qui ont accès à cette technologie! Notamment, les Français! Mais Edward XVI et ses alliés, oui…
Toujours impavide, l’Hellados répondit. Se faisant, il se permit de donner ainsi un cours magistral d’histoire à l’amiral.
- Il y a trois cents ans de cela, les Chinois se sont rendus sur Hellas, officiellement pour établir des relations fraternelles avec mon peuple. La dissimulation n’est pas inscrite dans nos gènes… ce fut pourquoi l’Archontat accorda sa confiance et son soutien à l’ambassade. Les envoyés de l’Empire du Milieu furent reçus avec tous les égards. Mais après leur départ, force fut de constater qu’ils nous avaient dérobé des secrets technologiques sensibles.
Gavret ne put que hocher la tête. Il comprenait que les Helladoï s’étaient fait rouler.
- Or, ces secrets avaient à voir avec le déplacement temporel, proféra l’humain.
- Votre réponse est logique, acquiesça Valsemor.
À ses côtés, ses pairs approuvèrent.
- Il y a quelque chose qui m’échappe, poursuivit Gavret. Selon vos dires, ce vol a eu lieu il y a trois cents ans. N’avez-vous pas tenté de récupérer votre bien?
- Certes, mais toutes nos tentatives dans ce sens se sont soldées par des échecs… humiliants, avoua l’Ancien.
- Donc, les Anglo-russes désormais alliés aux Chinois disposent d’une flotte de translateurs!
- Votre réponse est exacte, amiral, se contenta d’opiner l’extraterrestre.
- Laissez-moi supposer, reprit le Terrien recouvrant quelque peu son assurance. Vous connaissez ce qu’il va advenir. Je le déduis de votre attitude et de vos propos.
- Il existe des milliards de possibilités…
- Sans doute… mais, enfin, si nous, les Français avons à notre disposition un proto chrono vision, vous, les Helladoï vous devez en être à la quinzième génération de cet appareil pour le moins!
- Cette réponse exprimée maladroitement est cependant partiellement fondée. Toutefois, les chrono visions n’affichent que les probabilités les plus récurrentes. Il reste toujours une marge conséquente d’incertitude. Le rasoir d’Occam… 
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Gavret s’énerva franchement et le montra:
- Oh! Si vous tombez dans la métaphysique!
Face à la colère non dissimulée de l’humain, l’Hellados conserva un calme absolu.
- Amiral, articula lentement et distinctement l’Ancien, nous ne pouvons rien pour vous. Nous sommes honnêtes. Tous nos chrono visions branchés, activés, ont toujours affiché cette prochaine guerre. Les humains jouent avec le feu. Le mythe de Prométhée. Il y aura un prix à payer.
- Oui, mais… le vainqueur?
- Imprévisible, totalement imprévisible. Je n’énonce pas là une parole gratuite.
- Qu’est-ce à dire?
- Aucun humain ne ramassera la mise!
Sur ce, la transmission s’interrompit brutalement.
Désemparé, Gavret ne sut que penser de cette ultime réponse. L’amiral n’avait compris qu’une seule chose: les Helladoï refusaient d’intervenir dans le conflit, jugeant celui-ci comme une affaire interne humaine. En l’occurrence, les Napoléonides devraient faire leur deuil d’une aide provenant de Deltanis. La non-immixtion d’Hellas équivalait à une prise de position à l’encontre des intérêts de Louis Jérôme Napoléon IX.
Furieux, l’amiral marmonna:
- Je dois prendre mon parti de cette fin de non-recevoir. C’est comme si j’étais un chevalier en armure en train de combattre un géant, les deux mains liées dans le dos, attaché sur son destrier et se retrouvant malgré tout dans l’obligation de jouter. Que vais-je dire à mon souverain? La vérité? Il n’en est pas question! Je ne tiens pas à finir mon existence sur Bolsa de basura dos!

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Boulevard Saint-Germain, fin mai 1868, dans l’hôtel particulier de Brelan, propriété héritée du défunt époux de la belle, l’accommodant comte de Frontignac. 
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L’immeuble était pourvu de tout le confort moderne offert en ce XIXe siècle. Eau courante à tous les étages, éclairage au gaz dans les chambres, électrique au salon - ce qui coûtait une fortune - chauffage au gaz et non au bois. Louise tenait beaucoup à ses aises et à celles de ses domestiques. Elle avait trop longtemps vécu à la dure.
Dans la salle de bains, Violetta se prélassait dans une eau délicieusement chaude, parfumée à la lavande. Soupirant de bonheur, les yeux clos, elle savourait pleinement le plaisir simple de ce bain relaxant qui, dans le monde qui était devenu le sien relevait de l’impossible souhait. 
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En cette minute, l’adolescente se serait volontiers crue au paradis mais son ventre gargouillant lui rappelait que ce n’était pas le cas.
Allons, elle devait se montrer raisonnable et ne pas s’attarder ainsi alors que la cloche annonçant le dîner avait retenti depuis près de cinq minutes.
À demi séchée, ses longs cheveux bruns humides, tombant en cascades bouclées sur ses épaules, la métamorphe, après avoir passé une robe couleur pèche, qui seyait particulièrement à son teint, gagna la salle à manger assez vaste pour accueillir une douzaine de convives. Elle ne fut pas la dernière à s’attabler.
Aure-Elise avait fignolé son apparence à l’extrême afin de faire honneur à Brelan. Elle s’assit juste quelques poignées de secondes après l’adolescente. Magnifique dans une robe fourreau à quart de tournure d’un rouge carmin mettant en valeur sa carnation de blonde, la jeune femme suscita des murmures d’admiration de la part de tous.
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 Alors, son regard se posa sur l’assemblée avec reconnaissance. La jeune femme était avide de compliments, frustrée de ne pas en recevoir dans la Cité. Pour son ami Daniel Lin, elle avait sacrifié le luxe dans lequel elle vivait depuis sa plus tendre enfance. Sa liberté recouvrée lui suffisait mais ne compensait pas cette perte.
Craddock siégeait à la droite du Piscator. La Chimène, placé à la gauche du Marseillais,  était aussi imposant que Marteau-pilon en carrure et en taille. Notre baroudeur de l’espace avait déjà pas mal éclusé malgré le regard désapprobateur de Fermat. Michel Simon et Erich Von Stroheim pourtant ayant eux-mêmes abondamment tâté des apéritifs, ne lui arrivaient pas à la cheville au niveau de l’ivresse.
Les premières minutes du dîner furent consacrées à prendre des forces. Après le poulet farci aux morilles, les choses sérieuses furent enfin évoquées.
- Quinze mille napoléons or! S’exclama Brelan. Cela ne se trouve pas derrière l’âtre d’une cheminée.
André Levasseur qui se rinçait les doigts opina.
- A moins de voler le Crédit Lyonnais, proféra Paracelse, Jules Souris pour l’état-civil.
Dans la bande du danseur de cordes, le bonhomme faisait office d’ingénieur. Dans sa partie c’était un as. Il pouvait mettre au point et fabriquer à peu près n’importe quoi, de la bombe artisanale mais redoutablement efficace, aux locomotives électriques.
Tellier sourit devant la suggestion de son lieutenant et compléta. Sa réponse équivalait à un accord tacite.
- Obtenir les empreintes des clefs des coffres du Crédit Lyonnais sera un jeu d’enfant. Duper Persigny un amusement.
- Je crois me rappeler que le principal actionnaire de la banque est le duc de Morny. Je puis l’occuper, souffla Louise timidement.
Après avoir roté sans façon et sans s’être excusé pour ce manque de savoir-vivre, Michel Simon jeta:
- Morny n’est pas mort? Tiens donc. Par tous les sapajous, qu’est-ce que ce 1868?
Pierre Fresnay qui allumait un cigare lui répondit, une lueur dans les yeux.
- Mon cher, nous jouons un rôle dans un film. Mais son scénario est écrit non par un homme, non par un dieu, mais bel et bien par un Pierrot lunaire! Donc, il est tout à fait normal que Morny vive encore. Attendons-nous aussi à d’autres surprises tout aussi poétiques.
«  Bravo le comédien du Corbeau! », pensa Gana-El. « Vous n’êtes pas si loin de la vérité ».
Avec un hoquet, un hic sonore, Symphorien s’écria avec une joie exubérante:
- Un Pierrot lunaire de Cirque Hipparque!
Puis, notre Loup de l’espace, plus qu’éméché, éclata d’un rire gras. Ses postillons atterrirent dans l’assiette d’Aure-Elise qui pinça alors les lèvres.
- Non, décidément, je n’ai plus faim. Je ne puis finir ce plat. C’est du gaspillage, je le sais, mais je suis fort sensible à l’hygiène…
- Tant mieux! Dit Violetta. Passe-moi ton assiette, j’ai de la place. Et trop faim pour craindre les microbes…
De plus en plus ivre, Craddock s’irrita de cette remarque.
- Microbes! Non mais! Par le Grand Coësre! On n’est pas ici chez les absurdosaures sans queue ni tête d’Epsilon Eridani. 
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En vacillant, le capitaine se leva et s’appuya sur le dossier en velours de sa chaise. Son visage venait de prendre une vilaine teinte cramoisie tandis que ses yeux roulaient furibonds dans leurs orbites. Toutefois, son regard glauque peinait à se fixer sur l’assistance. Plus de six mois d’abstinence et notre mendiant offrait un triste spectacle, ne tenant plus aussi bien l’alcool.
Dévisageant Symphorien, Daniel Lin lui jeta sévèrement:
- Capitaine Craddock, vous ne savez pas vous tenir à table. Il y a des dames ici!
Là, c’en fut trop pour notre matamore. Il explosa de rage et gronda comme l’Etna en colère:
- Qu’ouis-je? Des insultes? J’en ai vraiment, mais vraiment ras le popotin de jouer les pères La Bricole de service dans cette espèce de julesvernerie archaïque aussi ronflante que mon fond de train! Qui c’est qui sera obligé de prêter main forte à Paracelse bientôt? Bibi, bien sûr!
Ces messieurs de la haute, hoqueta-t-il en poursuivant sa diatribe, désignant d’un coup de menton André Fermat et le commandant Wu ainsi que Frédéric Tellier, ne voudront certes pas se salir en pataugeant dans le cambouis. Et s’il faut aussi chouraver et chouriner, le premier à s’débiner, ce ne sera pas moi, mais bel et bien cette caricature d’Apollon du Belvédère, Germain la Chimène. En voilà un sobriquet qui en dit long! Sans parler des états d’âme du commandant Wu qui l’obligeront à refuser de tremper ses paluches dans le sang!
À son tour, l’ami de cœur du Piscator se leva, renversant par la même occasion la table et tout ce qui reposait dessus. La belle vaisselle de porcelaine, les verres et les carafes en cristal de Bohême, tout chut sur le tapis de Boukhara.
Puis, rouge écrevisse, la Chimène se jeta sur Craddock qui l’avait insulté gravement avec une rapidité surprenante vu sa morphologie. Saisissant le Cachalot par le col, il éructa:
- Capitaine de puisard de mes deux! Sirop de crapule! Tu vas ici même goûter de mon foulard! On va voir si ton chiffon rouge est aussi jaune qu’un faux napoléon!    
   
Le vieil homme parvint à se dégager de l’emprise de La Chimène puis les deux hommes roulèrent sur le tapis précieux désormais gâté. Cependant, les combattants étaient bien déterminés à en découdre. Ils s’empoignèrent à nouveau avec une force sauvage.
Le vice amiral se demandait, premièrement, pourquoi ni l’Artiste ni Daniel Lin ne se hâtaient de séparer ces deux fous furieux, deuxièmement s’il ne devait pas lui-même intervenir d’une manière musclée. En une seconde, en effet, il pouvait facilement venir à bout de ces deux énergumènes, véritables fiers-à-bras de foire et les assommer sans révéler l’étendue de ses pouvoirs.
Gênées, Aure-Elise et Violetta tentaient de réparer les dégâts et s’affairaient, à genoux, à ramasser les bris de vaisselle.
Pendant que Craddock, qui ne cédait pas un pouce de terrain, insultait d’abondance le fort des halles, Michel Simon, Pierre Fresnay et Erich Von Stroheim observaient la scène avec un œil d’entomologiste. Le Piscator geignait à chaque coup reçu par son amour de cœur. Le Maître, toujours aussi impassible, sifflotait un air d’Offenbach tiré de La Belle Hélène.
- Persilleuse! Talapoin! Antinoüs du Cirque des horreurs! Colosse de Rodez! Décérébré du Kâfiristân! Caquetoire! Scopitone! Coquecigrue! Éructait ce bon vieux Craddock.
Tandis que le capitaine d’écumoire postillonnait et s’époumonait, il n’en tentait pas moins d’arracher les favoris et les cheveux du géant, bien qu’il fût désormais à moitié écrasé par l’hercule.
Confuse, Louise s’éventait.
- Ah! Ne vont-ils pas finir par se blesser, demanda la jeune femme d’une voix inquiète. Oh! Mais… vous riez, Daniel Lin… en fait, cela vous amuse… et Frédéric également!
- Oui, ce sont de grands enfants. Répondit le daryl androïde avec un sourire en coin. Ils sont en train de faire semblant. Comme dans ces bons vieux catchs qui passaient sur l’unique chaîne de télévision de la RTF en 1961, un 1961 de la piste 1721.
Violetta qui enquillait un reste de pâté, lui fit écho.
- Tu fais allusion au gorille des acacias, papa? Je ne me trompe pas? Lequel avait mis quenottes outre son adversaire?
Michel Simon n’y tint plus. Il s’esclaffa:
- C’est encore mieux que dans les films de Fernandel! Personne ne veut miser? Vous Pierre? Peut-être vous Erich? À moins que le jeunot de Levasseur? Je donne le clochard du cosmos gagnant à un contre huit! Si je gagne, ça me permettra d’aller voir une certaine Fifine à Mabille…
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- Je vous le déconseille vivement! Conseilla Beauséjour d’une voix nasillarde. On vous ferait les poches ou pis encore!
- Bon, cela suffit. Déclara Daniel Lin fermement. Le daryl androïde s’était enfin décidé. La récréation n’a que trop duré!
Avec une rapidité telle que personne ou presque ne perçut le mouvement, le commandant Wu se leva et souleva les deux enragés, les portant à bout de bras comme s’ils pesaient moins que de vulgaires poupées de chiffon ou d’étoupe.
Viviane Romance, peu concernée par ce tapage et qui avait chipoté sa nourriture, se mirant dans un délicieux miroir de poche, jeta non sans une certaine coquetterie:
- Dieu du ciel! Mon rouge à lèvres bave…
Fort naturellement, la brune comédienne entreprit un raccord de maquillage. Tâche délicate en vérité.
- Revenons à nos moutons, termina Tellier qui ne s’était pas mêlé à cette farce. Voici ce que je propose pour demain…
Alors que le danseur de cordes débitait ses suggestions, les deux catcheurs, calmés en partie, n’en menaient pas large. Rouges comme des coqs, des stupides mâles alpha, ils étaient obligés de se rasseoir sur leur siège respectif. En fait, ils y étaient jetés sans ménagement par la poigne du commandant Wu.
Le Piscator crut bon de consoler Germain la Chimène.
- Ce soir, je te préparerai un emplâtre de moutarde.
La voix claire de l’Artiste proférait:
- Louise, vous vous rendrez chez le duc de Morny sous le prétexte d’évoquer un tendre passé. Votre récent veuvage expliquera ce soudain goût de revenez-y.
- Un tendre passé pas si ancien… cinq ans.
- Connaissant votre habileté, vous vous arrangerez pour prendre les moulages des clés des principaux coffres.
- Frédéric, je vous garantis que je n’ai pas perdu la main bien que j’aie quitté la bande de Galeazzo il y a déjà vingt ans.
- La fabrication des nouvelles clés, je m’en charge, jeta Paracelse négligemment.
- Ensuite, nous jouerons le reste de la partie sotto voce ou …
- Oh! En douceur, proposa le vice amiral. Daniel Lin, Pierre, Charles, Joël, Erich et Marteau-pilon, sans m’omettre naturellement, nous investirons la banque en douceur, nous faisant passer pour des clients venant ouvrir un compte ou encore pour de simples curieux.
- Et moi, siffla Craddock, la mine renfrognée. Encore une fois sur le carreau! Décidément, c’est une manie de m’oublier!
- Mais pas du tout. Vous serez le cocher de réserve. Puisque vous êtes capable de piloter à peu près n’importe quoi, vous conduirez donc le cab à vapeur ou à gazogène.
- Amiral, à gazogène, précisa Paracelse.
- Merci… Germain, le Piscator et Monte-à-regret se tiendront à proximité au cas où… Tellier, vous êtes trop connu pour vous joindre à nous… pardon de vous évincer ainsi.
- Je pourrais me grimer, mais… d’accord. Dès l’instant que vous me laissez peaufiner mon plan. Je reprends…
Alors, l’Artiste détailla avec une délectation non feinte toute l’action attendue sous les yeux admiratifs de Pieds Légers et sous les regards ironiques de Pierre Fresnay et Michel Simon qui avaient la curieuse impression de vivre présentement un chapitre des Habits Noirs de Paul Féval ou encore un extrait de Rocambole de Ponson du Terrail. Erich Von Stroheim, quant à lui, ne prêtait plus aucune attention aux directives du danseur de cordes, préférant savourer un tiramisu fortement arrosé de marsala.
Après que tout fut mis au point, les dames se retirèrent dans le salon de musique tout tendu de vert, accompagnées par Daniel Lin avide d’essayer le piano. Aux anges, il improvisa un petit concert comprenant le concerto italien de Johann Sebastian Bach, les Suites anglaises 3 et 6 du même compositeur, deux préludes de Chopin et… tant pis pour l’anachronisme, une Gymnopédie de Satie.
Une larme de bonheur perlant sous ses cils, Louise murmura:
- Daniel Lin, vous êtes véritablement la musique incarnée! Vous possédez une dextérité rare ainsi qu’une émotion feutrée qui transparaît particulièrement dans ce dernier morceau… déroutant…
- Le compositeur se nomme Erik Satie, renseigna Aure-Elise.
 - Je ne connais pas ce nom…
- Normal, Louise. Répliqua le daryl androïde esquissant un fugitif sourire. Erik Satie n’a pas encore composé une seule pièce et il n’en composera pas une seule, hélas, dans ce monde! Aure-Elise, viens donc t’installer auprès de moi; nous allons conclure par une pièce à quatre mains.
- Euh… Daniel Lin, je crains de décevoir…
- Mais non, je te fais confiance, l’encouragea son ami.
Réticente, la jeune femme n’en partagea pas moins le tabouret avec le commandant Wu. L’impromptu s’acheva par un morceau de Debussy tiré, nouvel anachronisme, des Children’s Corners.

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Début juin 1868, un grand boulevard du IX e arrondissement de Paris.
Dix heures trente venaient de sonner au clocher de l’église la plus proche. Le hall de la banque grouillait de monde. La foule était composée de rentiers ventrus, à la barbe imposante, étalée comme un trophée, d’hommes d’affaires, d’industriels fiers de leur réussite et de leur prospérité, de riches commerçants et négociants, d’actionnaires qui investissaient en nombre dans la dernière folie du moment, au Mexique. Tous portaient un costume sombre, un pardessus ou un paletot foncé, un chapeau melon ou encore un huit-reflets.
Une chose étonnait Charles Laughton.
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 Dans l’immense hall de la banque tout carrelé de marbre, il n’y avait aucune présence féminine. Même les simples guichetiers étaient des jeunes gens vêtus d’un costume étriqué dont les coudes étaient protégés par des lustrines.
D’un pas sûr et ferme, comme s’il arpentait la passerelle du Sakharov, Fermat avança en direction d’un guichet situé sur sa droite. L’homme préposé à l’accueil de la nouvelle clientèle tapait sur une bizarre machine à écrire.
- Jean, voici les données du jour, fit-il à l’adresse d’un groom âgé seulement d’une dizaine d’années.
L’employé tendit alors au préadolescent une cinquantaine de fiches perforées par la technique de la mécanographie.
- Tu les apportes au bureau du secrétaire de Monsieur Henri Germain. 
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- Oui, m’sieur Trois, c’est comme si c’était fait.
Réfrénant l’envie de siffloter une marche à la mode tirée d’Offenbach, le gamin grimpa prestement les escaliers qui le menaient au premier étage, là où se situait le bureau du grand patron. De part et d’autre, Pierre Fresnay nota la présence de deux cages d’ascenseur. Avisant un cendrier, il éteignit son cigare et émit la r »flexion suivante en allemand:
- Quel progrès! Électricité, ascenseurs, mécanographie…
- Oui, répliqua mentalement Daniel Lin. Ici, le steampunk est vraiment dépassé.
Pendant ce temps, Fermat avait abordé l’employé Trois.
- Voilà: je désirerais ouvrir un compte. Quelles sont les conditions et les pièces à fournir?
- Il suffit que vous remplissiez ce formulaire et que vous me donniez votre adresse; ensuite, un policier ira vérifier que vous habitez bien à l’endroit indiqué.
- Très bien. Aurais-je accès aux coffres?
- Cela dépend du montant de votre dépôt.
- Pour commencer, douze mille francs.
- Avec une telle somme, oui, évidemment. Asseyez-vous.
Avec un sourire professionnel, l’employé tendit un stylographe à pompe au vice amiral.
Un peu plus loin, Charles, Pierre, Joël, Daniel Lin et le reste de la bande s’étaient positionnés. Il attendaient le moment fatidique où André, recevant le sésame pour la salle des coffres, se dirigerait vers celle-ci.
Cependant, le commandant Wu mettait cette attente à profit. Il inspectait le plafond qui avait attiré immédiatement son attention car il y avait repéré des détails intrigants.
«  Bon sang! Frédéric aurait pu nous prévenir. Il y a bel et bien des sortes de caméras ».
Mais le daryl androïde comprit aussitôt qu’il ne s’agissait pas d’une technique courante reposant sur une télévision ou un film bidimensionnel. C’était à la fois plus rustique et plus ingénieux. Le système consistait en une table photographique dissimulée dans les impostes du plafond, à dix objectifs tournants, prenant une épreuve toute les minutes.
Bref, pour résumer, Henri Germain usait d’un système de chronophotographie qui anticipait sur Muybridge et Marey dans cette piste temporelle. La table était reliée à une autre qui était rechargée lorsque les plaques étaient pleines. Alors, le système pivotait. Puis un préposé récoltait les plaques photographiques et remplaçait la première table par une seconde, avec un simple ressort. Ensuite, l’employé rechargeait la première table et s’empressait de développer les clichés dans la pièce adjacente dévolue à cette fonction. Si quelque chose clochait, ce qui était rare, Henri Germain en était alerté immédiatement par un message pneumatique.
Peu de banques avaient pu s’équiper ainsi car l’installation coûtait au bas mot deux cent mille francs, salaire de l’employé compris.
Conduit par Trois, Fermat se rendit enfin jusqu’à la salle des coffres tant désirée. Pour un profane, la sécurité y paraissait absolue. En effet, la salle ne s’ouvrait que sur « reconnaissance vocale ». Le préposé parlait. La voix était gravée sur un cylindre. Si les sillons étaient conformes à ceux du cylindre témoin, la porte en acier blindé s’ouvrait alors sur un sas. Là, il fallait, à l’aide de curseurs, afficher le code chiffré adéquat. Or, celui-ci était changé toutes les semaines. Il reposait sur une combinaison de huit chiffres.
La première porte s’ouvrit sans problème. À dix mètres de là, Joël, Charles, Marteau-pilon et consorts attendaient le signal qui serait transmis directement à Daniel Lin par la pensée. Trois actionna la bonne combinaison, c’est-à-dire l’année de naissance du grand patron plus celle de Napoléon IV. La semaine précédente, il s’agissait de la date de naissance de l’impératrice accolée à celle du fils de l’Empereur. Parfois, le code s’avérait légèrement plus compliqué. On choisissait la date de la bataille de Lépante et on y ajoutait celle de la mort de Louis XIV.
Parvenu devant le coffre, et sans marquer le moindre frémissement d’émotion, André l’ouvrit avec la clé qu’il venait de recevoir et y déposa à l’intérieur un portefeuille conséquent contenant réellement douze mille francs en billets de cinq cents. Mais ces billets de banque étaient des faux parfaitement imités, fabriqués par Paracelse et signés par l’Artiste. Devant les paraphes, Henri Germain lui-même aurait été abusé.
- Dites-moi, demanda soudainement Fermat à Trois avec une désinvolture feinte, cette clé-ci peut-elle ouvrir la centaine de coffres que je vois là parfaitement alignés et encastrés, ou disposez-vous d’un passe particulier?
L’employé ne s’étonna que modérément de cette question. Néanmoins, il comprit qu’il avait affaire à un voleur doté d’un aplomb rare. Il n’eut toutefois pas le temps de lancer le signal d’alarme. Le vice amiral avait deviné ses intentions. Daniel Lin, contacté télépathiquement, passé en ultra vitesse, arrivait déjà. Pierre et Charles le suivirent une minute plus tard, le visage protégé par un masque à gaz anachronique, apparemment sorti tout droit de la guerre 14-18. Naturellement, Trois avait été maîtrisé physiquement depuis longtemps.
- Comme prévu, les boules ont été jetées, annonça Charles Laughton en anglais. Drôlement efficace, ce gaz!
Pierre Fresnay rajouta:
- Chapeau pour Paracelse. Il mérite son surnom.
Les hommes de Fermat s’empressèrent ensuite d’ouvrir tous les coffres grâce aux fausses clés fournies par Brelan et de s’emparer de leur contenu tandis que Trois sombrait dans une heureuse inconscience, assommé magistralement par la prise neurale administrée par le commandant Wu.
Lorsque les bandits néophytes regagnèrent le hall central, ils ne marquèrent pas leur étonnement à la vue de tous les clients et employés allongés dans des poses plus ou moins grotesques. Certains étaient affalés sur les guichets, d’autres couchés sur des divans ou effondrés sur des poufs, jusqu’au groom qui dormait près de la balustrade, ayant éparpillé à ses pieds des fiches de mécanographie encore vierges.
- Il faut nous dépêcher, dit Daniel Lin à haute voix. Là-haut, les caméras sont toujours en train de filmer.
Mais Marteau-pilon traînait les pieds, attitré qu’il était par les montres en or de quelques gros messieurs au ventre proéminent. Il y avait de quoi se faire une retraite dorée avec toutes ces Breguet de précision. En haut, effectivement, Henri Germain s’agitait. Il mettait en branle une sorte de proto téléphone - système Bourseul - relié au commissariat central et à la préfecture de police. 
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- Vite! Une bande extrêmement organisée est en train de cambrioler la banque d’une manière inédite!
Cependant, déjà, nos amis arrivaient sur le boulevard. Germain la Chimène, Monte-à-regret, le Piscator et Craddock patientaient dans des gaz cabs depuis une heure environ, entravant quelque peu la circulation. Le commando commença à s’engouffrer à l’intérieur des véhicules steampunk.    
Les automobiles allaient démarrer lorsqu’une présence incongrue faillit tout faire capoter. Malgré les ordres, Violetta Grimaud venait de se pointer, curieuse d’assister à un vrai hold-up.
- Mille milliards de tonnerres de Paimpol! Jura Symphorien. Miss Grimaud qui s’en vient comme un cheveu dans la soupe…
Le capitaine d’écumoire abandonna alors le volant pour saisir l’adolescente par la taille. Or, cette initiative fit perdre au groupe quelques précieuses secondes car la police survenait… par le ciel!

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