samedi 12 juin 2010

Mexafrica 1ere partie : La collection fantastique de Lord Sanders chapitre 4.

Chapitre 4

Février 1961, Moscou, quartier de la Loubianka.

http://www.fonjallaz.net/Communisme/Memo/Russie/Memo-Moscou.jpg

Le temps s’était radouci et, désormais, la neige tombait drue, chassant les rares passants de ces rues sinistres. Le blizzard, moins vif cependant, allait cessant peu à peu.

Dans son bureau du cinquième étage, le colonel Serguei Antonovitch Paldomirov, plus connu à l’Ouest sous le pseudonyme de Pierre Duval, recevait son jeune espoir, le commandant Pavel Pavlovitch Fouchine, le frère jumeau du talentueux et regretté Igor Pavlovitch. Le petit homme falot, à l’aspect passe-partout, son principal atout, écoutait ses ordres de mission sans manifester le moindre sentiment ou étonnement.

- Je récapitule; vous êtes chargé de nuire à von Hauerstadt, et ce, par tous les moyens. Toutefois, je vous préviens: ce suppôt du capitalisme est coriace!

- Mon colonel, répliqua impavide Fouchine, je suis bien placé pour le savoir.

- Effectivement. En février 1958, il a exterminé à lui tout seul, sans armement classique authentifié, un commando composé de mes meilleurs hommes à la tête duquel se trouvait justement votre défunt frère. Pour réussir cet exploit, il a usé avec maestria de tous les objets qui lui tombaient sous la main, jusqu’à une perceuse des plus ordinaires Donc, avant de commencer votre mission, je vous recommande vivement de lire attentivement ce dossier afin de mieux comprendre et connaître votre cible. Vous saurez à quoi vous attendre et vous pourrez faire face.

- Comme tout un chacun, il doit avoir des points faibles… hasarda le commandant du KGB.

- Tout à fait! Ici, la pierre d’achoppement, c’est sa famille. Quant à lui, c’est un roc! Pour l’heure, von Hauerstadt prépare une espèce de colloque à finalité scientifique avec une touche mondaine dans sa propriété familiale sise au sud de Munich, à quelques coudées à peine du Zugspitze. Ses heureux invités pourront, tout à loisir, s’adonner à ces sports d’hiver décadents dont les capitalistes sont si friands à l’Ouest!

- Dois-je envisager un affrontement physique direct avec ce personnage? S’enquit Pavel. Suis-je en droit de recourir aux arts martiaux dans lesquels je ne suis pas le premier venu, et, notamment, le taekwondo?

- Bien évidemment! Je vous le recommande même! Von Hauerstadt en tant qu’ancien officier d’élite de la Wehrmacht, plus exactement de l’Afrikakorps, a reçu dans sa jeunesse une formation avancée de self-défense. De plus, à ma connaissance, il entretient sa forme chaque matin. Donc, j’insiste: méfiance! Votre ceinture noire cinquième dan sera peut-être juste suffisante!

- Compris, colonel. Point trop d’assurance de ma part. Mais qu’en est-il des invités? Peuvent-ils constituer un obstacle? Ou, au contraire, un avantage?

- Ah! Vous pensez à des otages éventuels! Pourquoi pas? Von Hauerstadt ne s’est préoccupé que de la liste principale. Si certaines de ses connaissances décident de venir accompagnées, libres à elles! Mais moi, je sais qui sera exactement présent lors de ce colloque qui doit se dérouler dans quelques jours! Au cours de celui-ci, Von Hauerstadt recevra la visite inattendue de quelques « agents » occidentaux qui l’inciteront à réactualiser le recours à son fameux translateur…

- Appareil dont nous possédons un exemplaire défectueux depuis tantôt deux années! Soupira Fouchine.

- Appareil saboté par ce maudit représentant de l’impérialisme occidental! Vous avez une vision détaillée des tenants et des aboutissants, dit Paldomirov avec une certaine satisfaction.

- Ces agents dont vous venez de parler, sont-ils de Yankees?

- Ç’aurait été préférable, assurément! Tout d’abord, se présentera un trio d’adolescents, des jeunes gens apparemment des plus inoffensifs, mais excessivement habiles et dégourdies, de nationalité française. Vous parviendrez à les neutraliser, je pense… Puis, un Eurasien… Celui-ci, je vous le recommande spécialement. Il ressemble à un pur Occidental malgré son ascendance chinoise du côté paternel. Si Franz Von Hauerstadt est dangereux, et c’est un euphémisme, le dénommé Daniel Lin Wu Grimaud est plus venimeux que le cobra, le scorpion noir et la tarentule réunis. Quant à son agilité et à sa vitesse, elles sont phénoménales!

- Oh! Oh! Explicitez, mon colonel! En quoi ces individus mettent-ils en danger la sécurité de l’URSS? Parce qu’ils veulent également s’emparer du translateur? Von Hauerstadt fera-t-il alliance avec eux?

- Précisément, commandant! Le capitaliste Daniel Wu peut, s’il le désire, modifier le passé de notre histoire, et, ainsi, empêcher la naissance de la patrie du socialisme!

- A ce point? Mais, si je saisis, en agissant ainsi, il prend un risque terrible… celui de ne pas exister…

- Peut-être… Nos scientifiques ne sont pas d’accord quant aux conséquences. Si Von Hauerstadt est capable de piloter un hélicoptère, voire un petit avion de tourisme, un monomoteur ou à la rigueur un bimoteur, notre semi asiatique, lui, est habilité à voler sur toutes sortes d’avions et d’engins s’élevant dans les airs, originaires de notre époque ou d’une autre!

Pour le coup, Fouchine marqua sa stupeur.

- Ce Wu vient du futur!

Paldomirov acquiesça.

- Commandant, j’ai eu raison de vous choisir pour cette mission si particulière! Les espoirs de l’URSS reposent sur vos épaules. Vous n’êtes pas simplement un bon agent, vous possédez des talents rares et précieux. Pilote de chasse, tireur d’élite, polyglotte, champion de taekwondo… Et j’en oublie… Vous pouvez, sans difficulté, vous faire passer pour un Allemand, un Suisse ou un Belge. Vous êtes capable de piloter un Sabre, un Mig, un F…

- Cela est vrai…

- Alors, réussissez!

- A vos ordres, colonel!

Se levant, le commandant Fouchine salua son supérieur puis se retira. Pavel Pavlovitch parti, Paldomirov se mit à réfléchir.

« Ce que je ne peux révéler à cette simple unité carbone, un excellent outil cependant, c’est qu’en réalité le Commandeur Suprême, dont je suis le dévoué féal, doit empêcher n’importe quel humain d’avoir accès au contrôle du Pantransmultivers! Actuellement, ma véritable mission consiste à contrecarrer Daniel Wu dans son projet de récupération du bio translateur… Je devrais détruire l’engin une fois que Fouchine aura mis la main dessus… Aucune technologie ne doit empiéter sur la sphère de l’Entropie et redistribuer les cartes de la Vie! La Mort doit être! Le contrat passé autrefois ne peut être foulé aux pieds… ».

***************

Dans la propriété familiale des Von Hauerstadt dans laquelle s’élevait également un chalet des plus confortables, dans le style typique des années 1900, bâtisse qui servait de refuge aux chasseurs invétérés infestant la région, et de relais aux skieurs, espèce peut-être moins dangereuse, Franz et son épouse Elisabeth, sublime beauté rousse, consultaient la dernière liste des invités. Rien ne devait faire défaut aux heureux hôtes du duc. Marthe, la cuisinière, devrait se donner du mal pour satisfaire les goûts culinaires de ces messieurs venus d’horizons différents. Parallèlement, le chercheur réglait minutieusement l’ordre d’intervention des rapporteurs.

- Hélas! Soupirait Franz. Certes, Otto accepte de se déplacer, mais il refuse de participer activement. Il se contente de n’être qu’un simple spectateur.

Elisabeth lui répondit d’un ton neutre.

- Notre vieil ami a la rancune tenace. Toujours à cause, sans doute de cette mésaventure de 59-60...

Franz approuva en souriant.

- Peut être! En fait, je le soupçonne de succomber malgré lui à la jalousie! Il le nie, mais il envie ma fortune.

- Qui t’a été restituée par le gouvernement fédéral en toute légalité. De plus, tu n’en fais pas mauvais usage!

- Bah! L’essentiel est préservé! Otto vient malgré sa mauvaise humeur.

- Je ne veux pas critiquer tes critères de sélection, mais enfin… Tu es parvenu à rassembler un gratin des plus éclectiques, non? L’abbé Lemaître, Jean Rostand, Gaston Bachelard, Luis Alvarez, Isaac Asimov, et ainsi de suite. Cependant, peux-tu m’expliquer l’utilité de la présence de Vincent Price à ce colloque? Certes, dans son domaine, ce comédien jouit d’une réputation nullement usurpée. Mais, hormis sa notoriété, je ne vois pas! Pourquoi pas Orson Welles?

- Il a refusé! Répondit tout à trac Franz en éclatant de rire.

- Bon, puisque tu n’en fais pas un fromage… Ensuite, un auteur de bandes dessinées, Edgar Pierre Jacobs, un dessinateur de science fiction si je dois en croire les lectures de Frédéric!

- Vincent Price jouera le rôle du candide de service. Je l’ai rencontré à l’automne dernier lors d’un de mes voyages éclairs en Californie. Depuis, nous sommes restés en contact. Il vaut le détour. Il n’a peut-être reçu aucune formation scientifique, mais son esprit curieux, toujours en éveil, pose les bonnes questions. Quant à l’auteur de Blake et Mortimer, il vient nous dévoiler le secret de sa dernière histoire, histoire qui commence justement à être publiée dans l’hebdomadaire « Tintin ». Il y est question d’un chronoscaphe…

- Tiens donc! Intéressant! Et comment cet engin de fiction fonctionne-t-il?

- Il ne m’en a pas dit grand-chose. Simplement s’est-il attardé sur le déplacement temporel, lié à la diffraction du spectre lumineux…

A cet instant, le téléphone sonna. Il reposait sur un délicieux guéridon style Directoire. Elisabeth décrocha le combiné. Son interlocuteur s’exprimait en un allemand rapide, mâtiné d’accent du sud. La jeune femme reconnut aussitôt cette voix inimitable.

- Ah! Otto Grass! Bonjour, cher ami (Ach! Otto Grass! Guten Tag, mein Freund…Ja… Franz ist hier…)…

- Que veut-il?

- Nous inviter à dîner dans son auberge…

A son tour, le duc prit le récepteur. Après quelques minutes de conversation, il raccrocha.

- Voilà. J’ai donné mon accord pour après-demain soir. Tu te souviens de sa « Gasthaus », à dix-huit kilomètres d’ici, à l’entrée de Munich…

- Tout à fait! Son auberge est réputée car elle est spécialisée dans la cuisine alsacienne…

- Grâce à sa seconde épouse, Nina, native de Colmar. Il faudra que Thomas se charge des enfants.

- Ce serait bien que nos deux garçons nous accompagnent.

- Cécile va nous en vouloir!

- Mais il faut que ses résultats scolaires s’améliorent…

Puis, Franz revint à l’organisation de son colloque. Naturellement, il ignorait que sa ligne téléphonique avait été mise sur écoute par des espions du KGB depuis quarante-huit heures. Comme nous le voyons, le commandant Fouchine avait fait preuve de la plus grande célérité!

****************

Le soir de l’invitation arriva; c’était un vendredi. Dans le ciel tout neuf, les étoiles scintillaient d’une lumière glacée. Franz et son épouse roulaient sur la route qui les conduisait à l’auberge de « l’Aubépine fleurie », à bord d’une grande Mercedes 220 SE de couleur noire.


http://bringatrailer.com/wp-content/uploads/2009/03/1965_Mercedes_Benz_W111_220SEb_Disc_Brake_Fintail_Heckflosse_Sedan_For_Sale_Front_1.JPG

Sur la banquette arrière, se tenaient deux garçons. L’aîné, François, fêterait bientôt ses seize ans. Il portait des lunettes et son caractère posé, réfléchi, le faisait ressembler à sa mère. Le cadet, Frédéric, courait sur ses onze ans. Les trois filles, Cécile, Liliane et Sylviane, étaient restées dans la demeure familiale, confiées à la garde attentive de Thomas, le maître d’hôtel, et de Peggy, la nurse anglaise.

La Mercedes était suivie, d’assez loin pour que Franz ne se méfie pas, par une Opel Kapitan jaune,

http://farm2.static.flickr.com/1234/539215118_44b33a1169.jpg

véhicule assez lourd, conduit cependant d’une main experte par Pavel Pavlovitch en personne. Von Hauerstadt qui discutait avec Elisabeth, ne faisait guère attention à la grosse voiture. Après tout, le week-end s’annonçait et la route, à cette heure-ci, était toujours très fréquentée.

Dans le micro de sa radio, l’agent secret soviétique donnait des instructions détaillées à deux de ses acolytes, cachés dans un refuge de chasseurs, une bâtisse anodine dressée aux abords d’une clairière. Dans le garage de celle-ci, était garée une vieille Renault Prairie bleu pétrole. Il ne fallait pas se fier à l’apparence du véhicule tout à fait « père de famille ». En fait, il était blindé.

- Il faudra attendre deux heures, deux heures trente tout au plus, terminait Fouchine, avant de passer à l’action. Notre proie, en pleine digestion euphorique, prendra alors le chemin du retour…

- Compris, camarade commandant, répondit un des sbires.

http://www.venere.com/img/hotel/4/8/5/1/261584/image_hall_reception_1.jpg

La famille Von Hauerstadt fut reçue à bras ouverts par un Otto Grass épanoui, à peine marqué par l’âge, aux joues et au nez fleuris. La bedaine du restaurateur, déjà célèbre une vingtaine d’années auparavant, avait pris une nouvelle ampleur, ce qui tenait du prodige! Ses yeux pétillants de bonheur, le patron respirait la joie de vivre et la douce prospérité. Il n’avait pas vu son ancien supérieur depuis dix-huit mois et son cœur était à la fête.

- Aber, das ist François! S’exclama-t-il. Mein Gott! Das ist ein schöner junger Mann jetz! Il vous ressemble, madame la duchesse!

- Oui, c’est vrai, sauf pour la teinte des cheveux, approuva Elisabeth.

- Et voici le petit Friedrich! La dernière fois que je l’ai vu, il était encore en culottes courtes. Il a votre blondeur et vos yeux, monsieur le duc. Venez… je vous ai réservé la meilleure table, près de la cheminée, là-bas, où les fenêtres à croisillons donnent sur la terrasse.

- Merci, Otto, toujours aussi aimable et prévenant.

Il était rare que le patron s’attablât avec ses clients. Pour le Von Hauerstadt, cependant, Grass fit une exception. En réalité, il voulait parler à Franz.

De son côté, Fouchine, entré peu après, s’installa discrètement à une table individuelle, au fond de la salle, sur une banquette de bois. Au plafond, de vieilles et vénérables poutres cirées et noircies par le temps, d’aspect rustique, donnaient un cachet d’authenticité indéniable à l’auberge dont les aîtres remontaient à trois cents ans. Les murs et les vaisseliers étaient ornés de moules à Kugelhofs, en cuivre ou en céramique. Et des poêles imitant la faïence, de couleur jaune, se faisaient face de part et d’autre de la salle. La cheminée, plus récente, en pierre, remontait à 1890. Une hure de sanglier ainsi que des faisans empaillés garnissaient la desserte d’une taille respectable. Une bonne odeur de viande rôtie et de sauce relevée embaumait l’atmosphère, chatouillant délicieusement les narines des clients, les mettant ainsi en appétit.

Elisabeth et les enfants commandèrent un Bæckeofe ainsi qu’une tarte aux mirabelles. Dans le Baeckeofe, on y trouvait des pommes de terre, de la platée de porc, du chou et de la saucisse. Franz se contenta de la classique choucroute à l’alsacienne et d’un pain d’épices fait maison. Le tout fut servi avec une bouteille de Riesling qui dégoulinait de fraîcheur et d’eau gazeuse pour les mineurs. Otto partagea le vin avec ses hôtes et entama une conversation à la fois mélancolique et gaie.

Plus loin, le commandant Fouchine, silencieux, le teint gris, essayait de se faire une raison. Le malheureux espion détestait au plus haut point la cuisine germanique. Il préférait la française! Néanmoins, stoïque, il mangea des bretzels, de la sandre accompagnée de pommes de terre à la crème, un kugelhof salé aux lardons et aux baies de genièvre. Une glace au nougat termina ce plantureux dîner.

Grass évoqua d’abord de vieux souvenirs, embellis par le temps et la jeunesse perdue, se remémorant une période noire de l’Histoire avec une douce nostalgie: son affectation en Normandie peu avant le débarquement allié. Alors sergent dans la Wehrmacht, il se rappelait le petit verre de Calvados qu’il aimait boire de temps à autre, en dehors de ses heures de service, bien entendu, le petit bar qu’il fréquentait, ses virées dans la campagne si attrayante, tout cela avant l’arrivée du sinistre et redoutable Zimmermann. Le SS avait reçu pour mission de jauger la détermination des officiers de l’armée, bref de mesurer leur fidélité au Führer!

Dans son coin, Oublié, Fouchine entendait toute la conversation. Ne cillant pas, il captait distinctement les propos tenus et ceux-ci renforçaient sa conviction toute faite: Von Hauerstadt était resté un dangereux nazi! Notre espion occultait volontairement une donnée fondamentale. Le duc consacrait un bon quart de sa fortune à traquer les sectateurs nostalgiques du IIIe Reich!

Cependant, peu à peu, le ton de la conversation changeait et Otto Grass allait enfin entrer dans le vif du sujet.

- Ach! Ce major Von First! Quand il avait un petit coup dans le nez, et c’était souvent…

- Pratiquement chaque soir, enchérit Franz.

- Oui, c’est cela. Il ne pouvait s’empêcher de prendre son violon et de massacrer Beethoven ou Schubert! Il se lamentait, gémissait, disait que ses parents avaient contrarié ses dons artistiques!

Von Hauerstadt rectifia.

- Il jouait de l’alto. Le violon, c’était moi. Il exécutait, c’est le mot, la Symphonie Concertante en oubliant les modulations et les changements de tonalité et assassinait l’Arpeggione! Son archet écrasait les cordes et son vibrato, des plus forcés, faisait que les notes oscillaient d’un bon quart de ton. Bref, c’était le violoneux dans toute sa splendeur! Quant à ses improvisations, il vaut mieux les passer sous silence! Je crois même me souvenir qu’il a frôlé l’arrestation après avoir interprété d’une manière très personnelle Harold en Italie de Berlioz…

- Tiens! Cette anecdote, je l’ignorais! Dit Elisabeth en souriant. Finalement, Zimmermann était mélomane.

- Pas du tout! Aux yeux du colonel, jouer Berlioz signifiait porter atteinte à la suprématie et au génie de la musique allemande!

- Qu’est devenu ce Von First?

- Il est mort en 1950, dans un asile. Il avait sombré dans la folie… renseigna Otto.

- Triste fin!

Le regard humide, Elisabeth détourna la conversation. Mentalement, elle se disait qu’elle avait eu de la chance. Avec une nonchalance feinte, elle demanda comment Grass avait réussi à s’établir en Bavière avec son épouse Nina.

- Vous voyez le tableau: après mon mariage, Nina était mal vue par sa famille. Pensez! Épouser un « sale Boche »! (en français dans le texte!). Tous deux, d’un commun accord, nous avons donc décidé de partir et, ma foi, nous ne le regrettons pas. Ici, c’est passant et touristique. Nous avons travaillé dur au début afin d’asseoir la réputation de l’Aubépine fleurie. Mais aujourd’hui, notre auberge jouit d’une bonne renommée. Le coin est agréable, les gens aussi. Et puis, surtout, lorsque j’ai su que vous demeuriez presque à côté, j’ai tenté le coup!

- Oui, nous avons repris le contact après notre séjour aux States.

- Comment mange-t-on là-bas?

- Oh! Cela dépend! Fit Elisabeth. Si on évite la cuisine typiquement américaine…

- Elle doit être redoutable! Je crois qu’il n’y a que l’anglaise qui peut la battre! Tenez, à propos des Britanniques justement… Il y a trois jours, mon auberge a accueilli un Anglais des plus distingués mais pour le moins bizarre.

- Les Anglais excentriques, ce n’est pas ce qui manque, surtout lorsqu’ils viennent faire du ski ici, non? Dit Franz.

- Oh! Il n’y en a pas tant que cela!

- Comment avez-vous vu qu’il était anglais? Reprit Von Hauerstadt avec curiosité.

- Par son accent? Demanda François.

- Il s’exprimait dans sa langue maternelle? En allemand? Poursuivit Franz.

- En allemand, sans le moindre accent étranger! J’aurais pu le croire natif de Cologne ou encore de Hambourg. Mais sa tenue l’a trahi.

- Pourquoi donc? Interrogea François.

- Son costume était taillé dans un de ces draps solides, comme on en fabriquait encore dans mon enfance, avant la Grande Guerre… vous savez, dans ces tweeds typiques comme seule la perfide Albion en avait du temps de sa splendeur! Quant à la coupe, elle paraissait sortie tout droit d’un vieux film, d’une reconstitution historique!

- Vous n’en rajoutez pas un peu? S’esclaffa François.

- Non, je raconte la pure vérité, jeune homme! Pardon pour cette familiarité… Excusez-moi… je le sais bien que les Anglais sont réputés pour leur excentricité, mais là!

- J’ai fait mes études à Oxford, reconnut Franz, et, certains de mes condisciples me paraissaient tomber d’une autre planète!

- Attendez, monsieur. L’Anglais n’était pas seul. Deux autres hommes l’accompagnaient, tout aussi dépareillés que lui. Un Néerlandais qui avait du mal à s’exprimer dans un idiome germanique ou britannique et un géant roux aux yeux jaunes, gris ou mauves! Cela dépendait de l’éclairage et de l’angle sous lequel on l’observait! Lorsque j’ai servi une soupe à l’oignon au géant, j’ai parfaitement vu ses mains velues! Et plus tard, lorsque le trio en est arrivé au plat principal, un cochon de lait avec des pommes rôties, l’escogriffe m’a demandé en un allemand chuintant et chantant avec des tournures anciennes, pourquoi je n’avais pas servi l’animal encore vivant, baignant dans un jus au sang!

Elisabeth n’y tint plus. Avec les deux enfants, elle éclata de rire.

- Otto, vous nous faites marcher!

- Pas du tout, madame la duchesse. Tout ceci est des plus sérieux. C’est pour cela que je vous ai demandé de venir ce soir. Mon histoire n’est pas finie!

- Bah! Qu’allez donc vous rajouter?

- A la fin du repas, au moment où j’apportais les digestifs, un kirsch que je vous recommande, l’Anglais s’est départi de son impassibilité et m’a alors présenté une vieille photo. Une photo pas jaunie sur papier, mais sur un carton fort.

- Oups! Cela devient fort intéressant! Lâcha Franz.

- Vous voyez! Vous aussi êtes intrigué! Merritt, car tel se nommait l’Anglais, me demanda poliment si je n’avais jamais vu l’homme qui figurait sur le carton. Naturellement, j’ignorais l’identité de l’inconnu.

- Ainsi, ce Merritt recherchait cet homme. Il le pensait dans les parages sans doute…

Otto acquiesça.

- C’est à peu près ça. Pourtant, le type sur la photo, hé bien, on aurait pu le croire déguisé! Il portait un frac noir, un chapeau claque, des gants blancs…

- Peut-être posait-il en tenue de grande cérémonie… hasarda Elisabeth.

- Euh, je ne sais pas.

- A quoi ou à qui ressemblait cet homme?

- Plutôt quelconque. Ah! Les cheveux un peu longs, une mèche rebelle cachait en partie son front, un nez fin et long, les pommettes un peu hautes, de belles dents, des yeux clairs, la chevelure foncée mais pas brune. Merritt a dit qu’il s’appelait… un nom français, passe-partout… Je l’ai sur le bout de la langue…

Après quelques secondes de réflexions et d’efforts, Otto jeta en estropiant:

- Daniel Gru… Grimiaux… Grimaud.

Franz ne put s’empêcher de froncer les sourcils.

- Mmm.

- Cela vous rappelle quelque chose, constata le restaurateur.

- Je l’ignore… Toutefois, j’ai la vague impression d’avoir déjà entendu ce nom… Il y a longtemps…

- Grimaud? Tu penses peut-être au dessinateur Paul Grimaud, murmura Elisabeth.

Troublé, Franz se tut. Otto se leva, et dit, en s’excusant:

- Pardonnez-moi, madame la duchesse, monsieur le duc… De nouveaux clients viennent d’arriver et on a besoin de moi.

Avec affabilité, le restaurateur se retourna vers les deux individus et leur proposa de s’attabler juste devant le commandant Fouchine qui essayait tant bien que mal de digérer son kugelhof salé. Encore trois minutes et l’espion soviétique allait commander un alkaselzer!

Les derniers venus s’assirent, aussi opposés que possible dans leur allure et leur façon d’être. Le plus âgé était visiblement un Américain, plus précisément un Sudiste avec un accent traînant à couper au couteau. Le cheveu gris, la mine faussement joviale, il agissait avec le sans gêne caractéristique de ses congénères, comme si tout, dans ce bas-monde lui appartenait. Il parlait fort et s’imposait.

Le deuxième dîneur savait montrer plus discret même si sa tenue ne l’était pas. En effet, il portait le vêtement tyrolien typique avec tous les accessoires nécessaires. Cependant, concession aux rigueurs de la saison hivernale, ses jambes n’étaient pas nues et il avait passé un lourd manteau de laine par-dessus son costume folklorique. Le Tyrolien commanda un souper pour deux avec un accent provenant du sud de l’Autriche. Tandis qu’Otto s’empressait de servir des bretzels, l’Américain constatait:

« Shit! Le temps se gâte! Je regrette déjà le soleil du Nouveau-Mexique! ».

Franz ne fit pas cas de cette remarque. Préoccupé désormais, il lui tardait de quitter les lieux. L’identité du mystérieux Daniel Grimaud accaparait toute son attention. Il en oubliait de finir son dessert!

Ici, pour nos lecteurs, une petite mise au point s’impose. Derrière Daniel Grimaud, se cachait Daniel Lin Wu. Ce dernier avait bien rencontré autrefois le duc Von Hauerstadt, mais pas en 1961, et pas sur cette chrono ligne! Le commandant Wu, entre autres avantages, disposait d’une mémoire multiple fort commode qui lui permettait de connaître le déroulement de ses autres existences dans les univers parallèles. Franz, de son côté, ne possédait que partiellement ce talent. Ailleurs, dans ce qui constituait son « futur », il avait lié amitié avec son descendant. Dans les autres chrono lignes, le temps ne s’écoulait pas tout à fait à la même vitesse, et 1961, ici, pouvait se retrouver postérieur à un 1968 ou 1966 là-bas! Ainsi, tout était réellement relatif dans le pan trans multivers. Voilà pourquoi Franz se sentait quelque peu mal à l’aise depuis que le nom de Daniel Grimaud avait été prononcé.

Tandis que le duc et sa famille terminaient leurs desserts, au centre de la grande salle un trio d’adolescents s’installait malgré l’heure avancée. C’étaient apparemment d’innocents randonneurs, sacs au dos, bottes de marche et anoraks anodins les protégeant d’un froid plutôt vif. Le plus âgé, pas plus de dix-sept ans, un blond au visage intelligent, un Français, commanda dans un allemand laborieux une choucroute pour trois. Puis, il entama une discussion avec son ami Geoffroy, un brun aux yeux noirs, aux cheveux en broussailles, laissant le troisième membre rêvasser. Ce dernier venait juste d’avoir seize ans et ses yeux, curieux, se posaient sur tout, le plafond, les vaisseliers, les poêles, la desserte, les vêtements des clients, la nourriture pour lui assez exotique, comme s’il vivait une découverte permanente. Ses traits dénotaient ses origines sud américaines.

Mais il se faisait tard. Vingt-deux heures avaient carillonné à l’antique horloge à balancier de l’auberge multiséculaire. Pour Franz il était amplement temps de quitter les lieux, et ce, d’autant plus que la neige tombait serrée à l’extérieur. Grand seigneur, Von Hauerstadt récompensa Otto Grass d’un chèque au montant conséquent, dépassant largement la note de ce dîner savoureux. Elisabeth n’était pas mécontente de la soirée. Tandis que François ouvrait la porte de l’auberge, et que Frédéric courait rejoindre la Mercedes, la jeune femme s’assura que son délicieux chapeau, - une toque noire-, était parfaitement ajusté. Cependant, machinalement, ses yeux se portèrent vers le fond, en direction d’un individu sans relief dont le visage verdissait dangereusement. Elle devina plutôt qu’elle n’entendit qu’il réclamait les toilettes à madame Nina Grass qui lui présentait l’addition avec un sourire commercial sur les lèvres.

Après s’être dégagé de ses fâcheuses lourdeurs d’estomac, Pavel Pavlovitch Fouchine, une fois dans la cour, utilisa son talkie camouflé dans un sac en cuir afin d’alerter ses hommes. La chasse allait commencer!

***************

Devant les phares allumés de la puissante voiture, la neige semblait fuir à gros flocons. Toutefois, elle s’agglutinait sur la route sinueuse rendant la chaussée de plus en plus glissante. Franz, habitué à conduire par tous les temps, n’était nullement gêné par ces conditions météorologiques difficiles. Il avait parcouru des dizaines de milliers de kilomètres entre Detroit et Chicago sous des blizzards à vous congeler sur place.

Cependant, sortant soudain d’un chemin forestier dissimulé par une sapinière, une Renault Prairie bleu pétrole,

http://a6.idata.over-blog.com/500x333/0/46/25/15/moteur/Prairie-avg-w.JPG

phares éteints, coupa brutalement la route à la Mercedes! Ses occupants ressemblaient à de véritables armoires à glace, protégés par des gabardines mastic qui puaient l’espion soviétique à cent lieues! Les malabars avaient pris soin de cacher leurs traits sous des masques de carnaval inspirés des personnages de la bande dessinée belge « Tintin »: le capitaine Haddock pour le chauffeur, Rastapopoulos pour le tueur armé de l’incontournable kalachnikov et enfin, le colonel Sponz pour le troisième larron. Deux des hommes du commando étaient sortis de la Renault. Le tireur, avisant la Mercedes qui s’était rapprochée suffisamment, fit feu en direction de sa cible.

Certes, Franz fut surpris par l’attaque. Néanmoins, il parvint à éviter le véhicule qui lui faisait face et miraculeusement la rafale de balles ne blessa personne. Mais le duc braqua à gauche si violemment que la Mercedes chassa et fit une embardée qui projeta les enfants contre les sièges avant! Elisabeth s’agrippa de toutes ses forces à la portière. Pendant ce temps, ne perdant pas son sang-froid, Von Hauerstadt redressa la voiture noire et, accélérant, continua sur sa lancée dans la direction opposée.

Blême, Elisabeth demanda:

- Les enfants, vous n’avez rien?

- Quelques bleus, mais ça va, la rassura François.

- Allongez-vous et dissimulez-vous, ordonna Franz. C’est valable pour toi aussi, Elisabeth. Nous ne sommes pas tirés d’affaire!

Effectivement, les barbouzes du KGB avaient rejoint la Renault et la poursuite s’engagea malgré la neige qui redoublait. Les kilomètres défilèrent. De lacet en lacet, accrochant d’un côté la terre et de l’autre la roche, tentant de pousser la Mercedes dans le ravin, le véhicule blindé n’arrivait pas à prendre le dessus. Le duc était un conducteur émérite et, de plus, la chance l’accompagnait. Accroupie à l’avant, Elisabeth retenait son souffle. Elle ne voulait pas montrer sa peur, surtout en présence des enfants. Elle ne craignait pas pour elle mais pour eux et pour son mari.

Finalement, la Renault achoppa sur une pierre coupante. Son pneu avant droit éclata. Le conducteur perdit alors le contrôle de son véhicule qui partit en tonneau dans le fossé. Après quelques secondes, la Prairie s’immobilisa sur le toit, ses roues continuant à tourner dans le vide. Le Soviétique au masque à l’effigie du capitaine Haddock était affalé sans connaissance sur le volant. En fait, il ne respirait plus. Ses deux acolytes, durement sonnés, bataillaient avec les portières, luttant pour se tirer de ce piège car le feu menaçait.

***************

- Nos poursuivants ont fait une mauvaise chute! Siffla Franz entre ses dents, les yeux braqués sur le rétroviseur. Nous en sommes débarrassés. Vous pouvez tous vous rasseoir plus confortablement.

- Pff! Pas trop tôt! Rouspéta Frédéric! Je commençais à avoir des fourmis dans les jambes!

- Petite nature! Jeta François.

- Nous l’avons échappé belle! Souffla Elisabeth. Crois-tu que cette tentative d’assassinat soit liée à l’affaire de 1959? Ou encore à l’attaque de février 1958?

- Je ne peux pas te répondre…

- Que comptes-tu faire? Avertir la police? Les services du contre-espionnage? Otto Möll? Et ton colloque?

- Laisse-moi d’abord retourner chez nous et réfléchir!

- Avise Otto Möll!

- J’y songe… mais, maintenant, je prends un chemin détourné…

Cette fois-ci, le trajet fut plus calme et la Mercedes parvint sans incident dans la propriété familiale des Von Hauerstadt. Lorsque tous entrèrent dans le vestibule, Frédéric voulut tout raconter à sa sœur aînée mais il n’en eut pas le temps. Cécile, au téléphone, dit à son père:

- Otto Grass à l’appareil. Il veut te parler d’urgence. Il a déjà appelé trois fois, s’étonnant que vous ne soyez pas déjà arrivés!

- Je te raconterai plus tard ce qui s’est passé.

Von Hauerstadt s’empressa de saisir le combiné. Au bout du fil, l’aubergiste s’expliqua en phrases rapides et brèves ce qui était plutôt inhabituel chez lui. Sa voix laissait percer son inquiétude.

- Ah! Monsieur le duc, enfin! Un trio d’adolescents cherche à vous contacter. Trois jeunes Français. Ils ne m’ont pas dit pourquoi mais j’ai cru comprendre que votre vie était menacée.

Franz eut un sourire amer et confirma.

- Effectivement! Ma voiture a été mitraillée! Ma famille et moi-même avons réchappé de peu à la mort.

- Mein Gott! Mais les adolescents n’y sont pour rien! Cela, je puis vous l’assurer! Ils veulent seulement vous rencontrer! A l’heure actuelle, ils sont repartis camper. Vous les avez peut-être entrevus au moment de partir, ils venaient juste d’arriver.

- Quelle allure avaient-ils?

- Celle d’innocents randonneurs. Ils n’ont pas été trop prolixes, leur allemand étant aussi mauvais que mon français. Et comme je ne comprends pas l’anglais… Je me suis fait aider de Nina, mais ils ne m’ont pas tout dit. Je les sens réticents, j’ignore pourquoi. Enfin, j’ai tout de même appris qu’ils étaient mandatés par un scientifique français.

- Leur avez-vous donné mon adresse?

- J’ai d’abord hésité, puis je m’y suis résolu. Ils viendront sans doute vous rendre visite demain dans la matinée. Si la tempête est terminée! Mais, monsieur, ce n’est pas tout!

- Ah! Fit Franz dubitatif.

- Deux autres étrangers se sont attablés au moment de votre départ. L’un avait l’accent américain et baragouinait notre langue. L’autre était visiblement un Autrichien. Tous deux m’ont demandé si je ne connaissais pas un certain Daniel Wu Grimaud!

- Eux aussi! Décidément, ça fait beaucoup de monde à sa recherche!

- Ils m’ont montré une photo couleur très nette! Le type, dessus, était habillé en gangster des années 30 et portait un gros chat noir et blanc dans ses bras. Il ressemblait trait pour trait à l’homme sur le carton fort que Merritt m’avait donné à examiner.

- Toute cette énigme mérite que je me penche dessus! Peut-être en apprendrai-je davantage avec l’arrivée dès demain de mon premier invité, l’abbé Lemaître… J’ai promis d’aller le chercher à la gare avant midi.

- Monsieur, soyez prudent! Si vous me permettez un conseil: alertez la police! D’autant plus que les deux hommes se sont aussi enquis de vous! Mais je n’ai rien dit, bien sûr!

- Merci Otto. Je serai sur mes gardes!

- Que t’a dit notre ami? Demanda Elisabeth d’une voix étouffée par l’inquiétude.

Franz lui raconta rapidement sa conversation avec Grass.

- Cette nuit, nous devrions faire des rondes et dès demain, demander la protection de la police!

- Et révéler que tout ceci est sans doute lié à l’invention d’une machine à voyager dans le temps? Objecta Von Hauerstadt. Machine volée par Pierre Duval Paldomirov de son véritable nom?

- Tu en conviens enfin! Contacte également Stephen et Michaël! Demande-leur de l’aide!

- Comment? Je n’ai pas mes moyens de communiquer avec eux par-delà les décennies!

- Toi, actuellement, oui! Mais ton alter ego en 1995 ou en 1998! Tu n’auras pas oublié cette histoire et…

- Non! Je m’y refuse! Le continuum…

- Nous ne nous en sortirons pas seuls, Franz!

- J’en suis conscient, crois-moi! Pourquoi cette soudaine affluence à « l’aubépine fleurie »? Juste au moment où l’on cherche à nous tuer? Pourquoi des étrangers anachroniques demandant après un certain Daniel Wu Grimaud? Et si c’était lui qu’on voulait éliminer?

- Certes, mais… si la clé était plutôt ton colloque?

- Ma chérie, nous discutons dans le vide! Va te coucher et commande aux enfants de le faire également. Je vais dire à Thomas de mettre les domestiques en alerte et d’effectuer des rondes.

Quelques minutes plus tard, Franz s’apprêtait à prendre une douche lorsque ledit Thomas, son majordome, lui présenta une petite carte de bristol déposée sur un plateau d’argent.

- Des visiteurs à minuit trente? S’étonna Von Hauerstadt?

Thomas s’inclina et murmura.

- Oui, monsieur. Ils ont été appréhendés par Fritz et Andreas. Ils ne se cachaient pas, au contraire! Mais le plus curieux, c’est qu’ils n’ont pas de voiture, ne sont pas crottés et que deux adolescents, un garçon et une fille se trouvent avec eux! Dois-je téléphoner au commissariat?

- Oh! N’en faites rien, Thomas! Avaient-ils une attitude agressive?

- Pas du tout! L’un d’entre eux, un type affable, un peu plus de la trentaine, avec des yeux gris clair m’a remis ceci pour vous et m’a dit en français sans le moindre accent: « Apportez cette carte à Franz Von Hauerstadt. Je sais qu’il me cherche. Il comprendra ».

- Oui, c’est vrai, répondit le duc, un étrange sourire effleurant ses lèvres.

Après deux secondes, Franz reprit.

- Thomas, introduisez ces personnes et recouchez-vous!

- Bien, monsieur! Andreas et Fritz doivent-ils poursuivre leur ronde?

- Plus que jamais!

***************

Dans l’holo bibliothèque du vaisseau Langevin, Penta p se reposait. Pour lui, la semaine qui venait de s’écouler avait été assez pénible. Personne à bord ne lui faisait totalement confiance et cela l’irritait au plus haut point. Il ne se passait pas un jour où O’Rourke ou di Fabbrini ne l’interrogeait pas! Les humiliations pleuvaient! Même cet espèce de crocodile attardé, au cerveau pas plus gros qu’une noix, s’y mettait et en rajoutait dans la raillerie!

Axel Sovad somnolait à demi, tout en consultant d’un œil distrait un ouvrage de contes pour enfants revus et corrigés par le génial Tex Avery, Le petit chaperon rouge. Penta p appréciait tout particulièrement l’humour loufoque, débridé et grinçant du réalisateur de dessins animés. Mais sa tranquillité fut réduite à néant lorsqu’entrèrent dans la salle trois enfants dont il ne connaissait que trop bien les identités! Il s’agissait d’Isaac Sitruk, le fils de Lorenza et de benjamin, de Mathieu et de Marie Wu. Contrarié, il afficha une grimace mais se reprit presque aussitôt.

Marie demandait conseil à son frère aîné.

- Tu sais, j’en ai assez des contes de fées pour petites filles gnangnan, modèles mais demeurées! Si je consultais plutôt les pastiches adaptés des contes de Perrault?

- Petite sœur, fais comme bon te semble. Mais notre réfugié politique a eu la même idée que toi!

Effectivement, l’holosimulation était déjà activée. Ainsi, un « toon » était assis nonchalamment sur ce qui paraissait être une table de cabaret, un long fume cigarettes coincé entre les lèvres. La créature avait revêtu un smoking à la coupe impeccable d’un noir brillant. Ses mains à quatre doigts pianotaient nerveusement sur le faux marbre, attendant le numéro de la chanteuse. Faut-il rajouter que l’être ressemblait trait pour trait au célébrissime loup lubrique de Tex?

Enfin, la vedette, qui s’était fait désirer, apparut, en jouant lascivement des hanches! Il s’agissait d’une rousse flamboyante, aux cheveux coiffés en chignon, à la figure mutine et à la poitrine des plus généreuses, - du 110, bonnet F pour la France !-, avec des formes arrondies et des cuisses fort appétissantes! Pour allumer davantage encore le public masculin, son corps était emprisonné dans une guêpière rouge écarlate!

Victime d’une brutale montée d’hormones, le loup n’y tint plus et hurla longuement tandis que ses yeux fusaient hors de leurs orbites.

- Ah! Ces humains! Soupira Penta p avec un ravissement sincère et admiratif. Seul leur humour les rachète!

Mathieu, qui observait soigneusement le moindre détail, avait identifié le programme mais il y remarqua aussi une anomalie de taille.

- L’IA de l’holo bibliothèque n’est pas sous tension! Lança-t-il. Dites, monsieur, comment faites-vous ce tour?

L’enfant, nullement intimidé par le personnage, se mit à fixer Axel Sovad et à scruter la moindre de ses expressions.

- Mathieu, il me reste quelques petits avantages de ma dimension d’origine! Mais, chut, c’est un secret!

Souriant candidement, Penta p claqua des doigts et, aussitôt, le programme changea! L’Hitler loup de Tex Avery se matérialisa, remplaçant la version moderne du Petit chaperon rouge. La bête, revêtue d’un long manteau vert de gris, éructait tout son soûl contre les trois petits cochons en uniformes américains ou britanniques.

- Vous avez menti à papa et à tout le monde! Jeta Marie en colère. La dimension p ne vous a pas ôté tous vos pouvoirs!

- Mais ça peut être dangereux pour le vaisseau! S’exclama Isaac à son tour. Je vais tout de suite en informer mon père puisqu’il a le commandement par intérim!

- Tss! Tss! Siffla Axel avec une moue de mécontentement. Les gosses, vous n’en ferez rien! Ne vous a-t-on jamais dit que c’était vilain de rapporter?

Pour intimider le trio mais également pour lui démontrer qu’il n’était pas dangereux, ou, tout simplement hostile, l’entité révéla la farce tridimensionnelle qu’elle avait montée dans les quartiers des lycanthropes.

Sur un signe de Sovad, l’Hitler loup se projeta brutalement en plein repos des membres de la sécurité, au cœur de la chambrée commune. Puis, la créature bondit jusque sur la desserte et s’empara de la meilleure part des restes du souper, celle du chef de la horde, bien évidemment! Le « toon » rongea ensuite avec délectation le gigot d’agneau synthétisé!

Sortant de son sommeil, l’enseigne vit alors l’incroyable spectacle! Instantanément, le loup grogna, hurla, gronda, montra ses crocs, prêt à se jeter sur l’insolent intrus. Grarv ne pouvait ainsi admettre que son autorité sur le reste de la meute fût mise à mal. Ici, foin des parades, rituels de menaces tout à fait inutiles! Dès maintenant, il lui fallait réagir! Grarv passa donc à l’action et bondit sur l’importun. Hélas! Tout à sa colère, il n’avait pas utilisé son bon sens! Patatras! Il chuta lourdement sur le sol de plastacier, le loup de dessin animé s’étant évaporé aussi vite qu’il s’était matérialisé!

Dans le couloir, Eloum, le cygne, patrouillait. Alerté par le chahut, il entra dans les quartiers des lycanthropes et constata les dégâts. Grarv encore faraud, lui fournit des explications plus que confuses.

- Ce que vous me racontez-là, enseigne, n’est pas crédible! Vous vous êtes encore battu afin de démontrer votre supériorité sur les vôtres alors que vous connaissiez les ordres! Je vous inflige un blâme qui sera inscrit dans votre dossier! Et demain, à vous les corvées de ponts!

Mais à peine le cygne noir avait-il ainsi caqueté que l’alerte pourpre retentissait dans le vaisseau, tirant brutalement l’équipage d’un sommeil amplement mérité.

Sur la passerelle, les officiers de quart s’apprêtaient au combat. Benjamin, installé sur le siège habituellement dévolu à Daniel Wu, ordonna d’une voix sèche, inflexible:

- Visualisation, lieutenant Chérifi!

- Oui, capitaine, répondit immédiatement l’irakien.

La sphère tridimensionnelle qui servait d’écran jaillit d’une console et révéla une dizaine de vaisseaux d’origine Velkriss, de type prédateur escortant un immense vaisseau-monde ressemblant à une gigantesque termitière spatiale! Derrière celui-ci, se dissimulait toute une flotte de raptors Haäns ainsi que quelques appareils, des chasseurs, appartenant à la dissidence Castorii.

- Ils nous ont trouvés! Rugit Sitruk. Bon sang! C’est qu’ils sont nombreux, ces enfoirés! Tous aux postes de combat! Alerte pourpre à tous les niveaux, Warchifi!

- Oui, monsieur! Fit le Noir, le visage dur.

***************

Parallèlement, mais en 1890, Frédéric Tellier, désormais l’invité de Daniel Wu, tentait de faire prévaloir son point de vue dans le plan proposé par les voyageurs temporels. Le danseur de cordes voulait maîtriser Merritt et l’empêcher de nuire en le tuant si nécessaire! Or, ses nouveaux alliés envisageaient tout autre chose!

- Je reconnais que vous m’avez fourni des renseignements appréciables quant aux intentions réelles de l’ancien bras droit du comte Galeazzo, déclarait don Iñigo près d’une cheminée où flambait un bon feu. Les manigances de Charles Merritt valent largement celles de son défunt maître. De plus, il s’est acoquiné avec un individu plus nuisible que tous les défunts de l’enfer, ce Zoël Amsq! Mais, j’étais sur la bonne piste et je m’apprêtais à tendre mes rets…

- Certes, Tellier…

- Je l’avoue, je suis particulièrement tenté de me joindre à vous… mais il vous faudra accepter ceci: on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs…

- Ce qui signifie? Demanda Daniel d’un ton faussement désinvolte.

- Que vous le vouliez ou non, même si cette fin vous répugne, il vous faudra tôt ou tard tuer Merritt!

- Bah! C’est-ce que je m’évertue à faire comprendre à Daniel depuis le début! Siffla Fermat.

Raoul, qui était accoudé près d’une bibliothèque, marmonna:

- Euh… Verser le sang me répugne! C’est trop sale! Récupérer l’autel de la Vierge d’Eu ainsi que l’autre objet dénommé « miroir égyptien », d’accord! L’aventure ne me fait pas peur! Mais le reste… Pardon, mais votre plan me semble boiteux Vous voulez qu’à moi seul ou presque je maîtrise cette bande de voleurs internationaux et d’assassins! Y compris l’espèce de Mongol roux ou Tibétain qui, en fait, est un natif d’une autre planète! J’ai confiance en la fiabilité de votre technologie… mais, mazette! Vous oubliez tous que je n’ai que seize ans! Je veux revenir vivant et en bonne santé de cette expédition, moi!

- Vous n’irez pas seul, Raoul, déclara doucement mais fermement Daniel.

- Bien! Je veux vous croire!

- Mais pour Merritt, qu’en est-il?

- C’est un criminel; il a des dizaines voire des centaines de morts sur la conscience, reprit André.

- Oui, mais si nous pouvions éviter un bain de sang… proféra Irina.

- Oh! J’ai saisi! Dit Tellier sur un ton indéfinissable. A moi de faire en sorte de le neutraliser mais, en « douceur », n’est-ce pas? Quelque chose me chiffonne encore… Vous avez beau me répéter qu’impossible n’est pas français, me soutenir que vous mettrez à ma disposition des armes ingénieuses, mais je ne puis m’empêcher de douter. Je me vois mal m’encombrer d’un prisonnier que j’aurai libéré des griffes de Merritt!

Antor, qui savourait une tasse de thé, en réalité du sang pressé, lança négligemment

- Monsieur Tellier, je vous garantis que vous n’aurez absolument rien à craindre de cet homme. Il ne vous trahira pas! Bien au contraire, il sera un allié précieux pour vous!

- Comment en êtes-vous aussi certain pour vous montrer aussi affirmatif?

- Pour la raison simple suivante: ce prisonnier, c’est moi-même plus jeune de quelques années, voilà tout!

- Alors là, s’exclama Raoul, ma raison vacille. Je crie: « pouce »!

L’adolescent n’avait jamais été confronté à une situation aussi invraisemblable.

- Mon enfant, les explications viendront plus tard, marmonna Fermat. La preuve de notre réussite future est la présence à nos côtés d’Antor! Pour l’instant, nous avons des problèmes beaucoup plus urgents à régler. Pendant que nous discutons, Amsq agit. Où en est-il quant à la mise au point du bio translateur? Nous ne devons pas nous contenter de récupérer l’autel et le miroir, mais il nous faudra également subtiliser le moteur, aujourd’hui en possession de Lord Percival Sanders

- Je sens de l’angoisse dans votre voix, constata Frédéric. Pourquoi? Il ne s’agit donc pas seulement d’empêcher Merritt ou Amsq de se déplacer à volonté dans le temps… Et d’y modifier le passé…

- Vous comprenez vite! Articula Daniel avec admiration.

- Le moteur est la source d’énergie qui permit le développement de l’Homunculus de Galeazzo di Fabbrini, renseigna alors Fermat.

- Oh! Oh! Le rapport entre Sermonov et Tchang m’apparaît enfin clairement! Ce Zoël vient-il du même monde que le triste Tchang? Ah! Je ne me trompe pas!

- Vous avez raison! Amsq était le supérieur de Tchang, celui qui avait tout organisé. Ayant échoué une première fois, il récidive… jeta le daryl d’un ton neutre.

- Et le faux Russe, ou un de ses frères, vous envoie récupérer une invention bien trop dangereuse pour être laissée entre les mains d’humains du XIXe siècle…

- C’est presque cela, Tellier, approuva André. Cette invention est l’œuvre du professeur Stankin, le mentor de Sermonov Sarton!

- Et ce Sarton pourquoi n’agit-il pas lui-même?

- En 2517, il est mort ; je suis son héritier, ajouta Daniel Lin. En fait, je lui dois mon existence… or, si Galeazzo est parvenu à mettre au monde l’Homunculus, c’est parce qu’il disposait d’une partie de l’imposante machinerie de Stankin.

- Attendez! Éclairez ma lanterne! S’agita Raoul. Galeazzo que je sache, c’est du passé! Or, votre Stankin vit dans mon futur! Expliquez-moi!

- Ah! Je m’en charge. Je vais tâcher d’être simple et de résumer, se dévoua Daniel.

Le commandant Wu se lança dans un récit relativement compréhensible, faisant abstraction des temps multiples au sein d’un Pan trans multivers sans cesse recomposé dans lequel tous les potentiels cohabitaient et n’étaient que rarement interconnectés!

- … Donc, termina le commandant Wu, chaque élément séparé de l’invention originelle peut fonctionner en autonomie, touchant à des domaines différents. A son époque, Stankin ne pouvait appréhender toutes les conséquences de son invention, n’en ayant pas exploré toutes les possibilités.

- Il n’en a pas eu le temps! Compléta Irina. Poursuivi, il s’est perdu sur terre, quelque part au Moyen Âge.

- Bref, la fusion odaraienne de l’informatique, de la biogénétique et de la transdimensionnalité était désormais réalisée en chacun des éléments du bio translateur

Ni Tellier ni Raoul ne comprenaient tout ; cela ne les empêchait pas pourtant de frémir devant les propos techniques qui pour eux avaient un goût d’apocalypse.

- Heureusement Daniel, que Tchang Wu vous a bridé! Soupira André.

- Techniquement parlant, c’est vrai. Le troisième élément transdimensionnel, je le possède à l’état latent. Au contraire, chez l’Homunculus, celui-ci était actif. Toutefois, je tremble à l’idée qu’un jour, je me voie dans l’obligation d’abattre les barrières qui me rattachent encore à l’humanité.

- Je vous comprends, reprit André. J’ai bien vu ce que cela donnait avec Pamela Johnson.

- Partiellement! Winka et l’Homunculus - celui-ci étant présentement enfermé dans le cube de Möbius - était incomplet, ne résultant que de la fusion des sciences biogénétique et transdimensionnelle.

- Exactement. Il leur manquait l’informatique…Cela signifie que vous ne devez pas être capturé par Amsq, ou encore par les Velkriss. Merritt suit son projet, manipulé par le savant Haän, ignorant bien entendu que ce dernier poursuit le but de récupérer l’ultime élément du bio translateur mais aussi et cela me paraît évident, cherche à vous capturer.

- Pour la bonne raison que je suis le catalyseur parfait, le mutagène par excellence.

- Seigneur! J’envisage un plan diabolique, s’écria Irina émue. Tout ce mic mac, cette guerre interplanétaire, ces Velkriss, ces Castorii, ces Haäns, tous des pions! Depuis la première histoire, tu es visé.

- Précisément. La première histoire résultait de la manipulation d’Amsq. Normalement, j’aurais dû disparaître après les modifications du continuum temporel, comme vous André, ou même vous, Frédéric. Il y a là un heureux…hasard, que je ne m’explique pas.

- Nous reviendrons sur ce sujet plus tard, lança Irina, qui voyait la mine déconfite de Tellier et de Raoul. Peaufinons plutôt notre plan. Il est entendu que Brelan, plus connue sous le nom de Louise de Frontignac, m’ouvrira les portes du cercle des relations de lord Sanders, et par là, de Merritt.

- Sans aucun problème, je puis vous l’assurer, acquiesça le danseur de cordes. Ma vieille amie a ses entrées chez la princesse Alexandra.

- Mon titre de duchesse de Plesenskaïa va en éblouir plus d’un. De plus, j’aurai une domesticité appropriée. Doigts de fée fera office de gouvernante. Quant à Uruhu, il me servira de maître d’hôtel.

- Doigts de fée excelle dans n’importe quel rôle, approuva Frédéric. Mais, Uruhu…n’avez-vous donc pas de véritable domestique à votre disposition?

- Au XXVIe siècle, nous nous en passons très bien!

- Il sera donc nécessaire de l’éduquer.

- Oh, je me charge de cela! Dit Daniel avec un sourire espiègle. Ailleurs, j’ai servi comme cuisinier chez madame Gronet.

D’Arminville, sur des charbons ardents, questionna Irina ingénument.

- Madame, pardonnez-moi. Mais êtes-vous réellement apparentée aux Plesensky?

- Naturellement! Rétorqua la Russe d’un air vexé. En 2517, la noblesse de sang a retrouvé son lustre d’antan. Et si mon pays est un allié de la Chine…

- Laisse donc la géopolitique de côté, dit Daniel, retenant un fou rire. Tu oublies simplement de dire que ta patrie n’est qu’un protectorat qui jouit d’une relative autonomie, sans plus. Certes, Tamerlan est ton ancêtre, mais à la vingt-et-unième génération!

- Moui, toi, tes racines se trouvent dans la famille du concepteur de la Grande Muraille de Chine.

- Je puis remonter au-delà.

- Assez d’assauts à qui possède le blason le plus remarquable, jeta Fermat quelque peu agacé! Comment introduire Harry et Raoul chez Merritt et lord Sanders?

L’adolescent claqua des doigts. Fixant Tellier, il fit :

- Maître, j’ai une idée! Pourquoi ne pas faire accuser de vol deux des domestiques de lord Percy ou de sir Charles? Ainsi, deux places vacantes nous attendront.

- Ton imagination n’est jamais en déroute, mon petit, approuva ironiquement Frédéric. Tu omets un petit détail : s’il te dévoile, Merritt n’hésitera pas à te tuer. Alors, fais gaffe. Ma bande a très bien travaillé. Levasseur est parvenu à se procurer facilement l’inventaire des collections de lord Sanders. C’est un vrai Des Esseintes, décadent à souhait! Brelan, qui connaît quelques ennuis financiers, va lui vendre un petit échantillon de montres du XVIIIe siècle, dont des Breguet.

- Cela devient palpitant! Et cette collection, de quoi est-elle constituée? De porcelaines de Saxe, de Sèvres, de Wedgwood, de tableaux de maîtres comme chez vous, monsieur Wu? Des Vélasquez, des Greco, des Watteau, des Greuze? Un Caravage, deux ou trois Titien? Un Van Dyck, un Vermeer de toute beauté! Un Zurbaran, un Ribera, ou encore une Apparition de la Vierge, de Raphaël?

Daniel faillit devenir rouge comme une écrevisse, se demandant jusqu’où Raoul avait été fourrer son nez dans l’hôtel particulier. Apparemment, l’œuvre d’Uruhu, Le Rêve de Durgu traversant la plaine, ocre sur peau de bison, lui avait échappé.

- Ah, vous aviez remarqué! Mais il ne s’agit là que de reproductions synthétisées! Seul le Raphaël est authentique.

- Raoul, tu vas être déçu! Jeta Don Iñigo avec une tristesse feinte. Par bien des côtés, les goûts de lord Sanders laissent à désirer. Il est vrai toutefois qu’il possède des pièces merveilleuses, comme ces céladons Song, réputés jusqu’à Saint Petersbourg. Sa collection présente à profusion des statuettes du panthéon hindou toutes en or et en ivoire, une brouette de Bouddhas en jade, des laques T’ang et Ming, des armes Papou et Dayak, des armoires de momies fossilisées précolombiennes, danoises ou égyptiennes, des miniatures persanes, des codex gnostiques, des poupées mannequins en cire, des tabatières etc. le tout digne des cabinets de curiosités d’il y a deux siècles!

Parmi toutes ces pièces, il me semble que le vol le plus approprié consisterait en celui d’une statuette de Ganesh, objet serti de gemmes : rubis saphirs, diamants, qui plus est coulé dans l’or pur. A propos, Ganesh est le dieu éléphant du panthéon hindou.

- Terrible! S’exclama d’Arminville, de plus en plus appâté.

- Oh, mais tu ne la garderas pas pour toi! Il faudra la rendre!

A cet instant, Violetta, s’introduisant dans le salon, interrompit cet échange.

- Pardonnez-moi cette interruption, mais ça urge! Kiku U Tu fait un raffut pas possible! Il gronde, grogne s’il doit supporter encore longtemps cette foutue cagoule qui le gratte! Il devient super agressif, et je ne suis pas de taille à le calmer! Peut-être qu’oncle Daniel, ou encore Antor?

- Kiku U Tu, quel nom étrange? Marmonna Raoul.

- Ben oui, c’est le dinosauroïde qui vous a accueillis, déguisé en Elephant Man.

Aiguillonné par sa curiosité native, le futur cambrioleur se précipita dans le hall derrière le commandant Wu. Il assista juste à temps à l’enlèvement de ladite cagoule.

- Un iguanodon du Cristal Palace! Il parle! Ce soir, j’aurai tout vu et tout entendu! S’écria maladroitement le jeune homme, attirant ainsi l’attention du chef de la sécurité du Langevin. Or, Kiku n’aimait pas du tout qu’on le dévisageât tel un monstre.

- Un petit d’humain qui s’avise que je suis « laid »! Rugit-il furieux. Alors que c’est lui à mes yeux le dégénéré, la bête curieuse! Je ne supporte pas les insultes, fussent-elles muettes! Mon honneur doit être lavé sur l’heure! Tu vas m’en rendre compte, petit d’humain! Espèce inférieure!

Tout à sa colère, Kiku se précipita sur sa proie, bavant de rage, l’œil à demi vitreux.

Instinctivement, Raoul recula. Le Troodon fit un pas, pas plus. Soudainement, sans raison, il se figea. Légèrement en retrait, Daniel le regardait d’un air indéfinissable. Puis il lui dit :

- Lieutenant, vous vous donnez en spectacle. Qui plus est, vous violez votre serment.

- Commandant, je…Bégaya U Tu.

- Vous avez bu! Vous êtes ivre! Reconnaissez-le. Je dois vous sanctionner.

- Monsieur, je n’ai bu que de la grenadine!

- Avouez donc que vous avez synthétisé de la vodka par tonneaux entiers! Vous faites rire Violetta.

- Non, monsieur, c’était du chtugang, et pour faire passer, ces deux charognes pleines de vers!

- Deux bœufs fraîchement abattus! Je pense que je vais en retenir le prix sur votre solde! En attendant, allez cuver votre alcool dans la cave, et c’est un ordre! Ne remontez que demain matin! Si jamais vous touchez encore à ce poison, je vous rosse en bonne et due forme, lieutenant, compris?

- Compris, commandant! Balbutia le Kronkos sévèrement humilié.

Tanguant et la queue basse, Kiku se retira.

- Maintenant, on dirait un bon gros toutou tout obéissant, s’étonna Raoul. Que lui avez-vous donc dit, monsieur Wu?

- J’ai rappelé à mon officier les règles de la discipline. Toutefois, évitez-le!

- Pourquoi? Fit le jeune homme en s’épongeant le front.

- Kiku a la rancune tenace, il pourrait vous dévorer.

- J’en frissonne! Mais mademoiselle ne le craint pas!

- C’est parce que je le connais depuis mes dix-huit mois!

- Mais pourquoi donc vous être encombrés de cet animal? Il est dangereux!

- Ah, mais, le lieutenant n’est pas un animal, monsieur d’Arminville. En cas de coup dur, il est d’une efficacité sans pareille. Il fait un sacré guerrier, croyez-moi! Je pense que Merritt n’aura plus qu’à…comment dit-on déjà? Numéroter ses abattis!

****************

Le groupe au complet avait emprunté le train pour Calais, puis le bateau pour Douvres, et une fois encore, le chemin de fer jusqu’à Londres. Il voyageait en première classe avec un nombre de malles impressionnant. Violetta ne comprenait pas pourquoi l’expédition n’avait pas usé des télé porteurs de la navette Einstein.

Une fois qu’Irina lui eut fourni l’explication, elle acquiesça :

- Notre couverture doit être irréprochable. Un peu de publicité accréditera mon identité.

- Oh, alors, je puis me vautrer dans un luxe suranné et me goinfrer à loisir!

- Tout à fait.

- Super!

La New London Tribune de Shelton Seagrove avait été chargée de répercuter l’arrivée de la Grande Duchesse Irina sur le sol britannique. Le tapage fut tel que la presse mondaine s’empara de la nouvelle. C’était à qui vantait le plus la beauté sculpturale à l’antique de la noble jeune femme ou encore sa fortune inestimable quelque peu fantasmée. Pour parfaire l’illusion, Daniel était allé jusqu’à créer de toutes pièces un portrait de la grande duchesse russe par James Tissot.

Certains journaleux s’apitoyaient sur l’exil cruel qui frappait Irina. Toute à son rôle, celle-ci loua une suite dans un grand hôtel londonien possédant bien sûr tout le confort moderne, c’est-à-dire ascenseurs, téléphone, électricité, salles de bains particulières avec eaux froide et chaude, chauffage central au gaz etc. Une nuit dans ce palace représentait dix-huit mois de salaire d’un docker. Louise de Frontignac servait de chaperon à Son Altesse, ce qui permit bientôt à la jeune femme de crouler sous les invitations. Celle de Lord Sanders fut reçue avec un soupir de soulagement fort compréhensible. Dans une lettre qui fleurait bon le gentilhomme, dont l’auteur avait poussé le raffinement jusqu’à en parfumer le papier d’une douce fragrance de violette, lord Percy conviait la grande duchesse Irina à un souper pour le surlendemain, un jeudi. Toujours d’une politesse exquise, le valeureux et charmant aristocrate réclamait également la présence de madame de Frontignac, faisant ainsi entrapercevoir qu’il acceptait de lui acheter sa collection de montres anciennes.

La première entrevue entre Irina, Louise et lord Percy se déroula à merveille. Il est vrai que la capitaine Maïakovska avait l’habitude des obligations mondaines, car, lorsque Daniel représentait la flotte de l’Alliance, la jeune femme figurait toujours à ses côtés. La seule difficulté consistait à se forcer à conserver l’accent russe en s’exprimant en anglais. Très grande dame, Irina donnait ses ordres en français à ses domestiques, Doigts de fée, prénommée Aurélie à l’occasion et Uruhu, appelé Piotr.

- Votre altesse, fit lord Sanders en s’inclinant très bas, je suis enchanté!

- Moi de même, lord Percy, répliqua Irina, lui tendant gracieusement sa main gantée à baiser. Je crois que vous connaissez déjà madame de Frontignac.

- J’ai en effet ce plaisir. Nous nous sommes vus il y a quelques années déjà. Nous avons été invités à un souper chez son altesse royale la princesse de Galles.

- Une très estimable personne, émit Louise.

- D’une exquise politesse, et d’une bonté sans pareille! Souffla lord Percy.

Marquant une pause, le dépravé reprit :

- Mesdames, vos chambres vous attendent dans l’aile sud. J’espère qu’elles seront à votre convenance. J’ai fait monter le chauffage.

- Ah, mais, il ne fallait pas, lord Percy. Dit Irina.

- Euh…Vous aurez comme voisine la baronne de Lacroix-Laval, réputée pour sa frilosité.

- La baronne de Lacroix-Laval…Aurore-Marie de Saint-Aubain.

http://www.nndb.com/people/683/000042557/pickford2-sized.jpghttp://www.yoursdaily.com/var/yoursdaily/storage/images/media/images/culture_media/movies/mary_pickford/69098-1-eng-GB/mary_pickford_large.jpg


- C’est cela, madame la comtesse. Ses vers sont ciselés avec une délicatesse…J’envie son immense talent!

**************

Daniel, Frédéric, Irina et Louise en avaient convenu : c’était durant ce souper qu’il fallait agir. Raoul et Harry, déjà sur place, procèderaient au vol de la statuette du dieu Ganesh. La précieuse pièce avait été localisée dans un salon du premier étage du bâtiment central. Cependant, les plans de nos amis allaient connaître un pépin. Lorsque lord Sanders se rendit chez Sir Charles Merritt, et qu’il lui fit part de la venue chez lui de sa nouvelle relation, l’épigone du comte Galeazzo n’était pas seul. Confortablement installé devant un bureau, Zoël Amsq vérifiait quelques équations sur un écran tactile.

- Sir Charles, la grande duchesse était accompagnée d’une vieille connaissance, la comtesse Louise de Frontignac.

- Ah oui? Frontignac dissimule le nom d’une personne fort dangereuse, cher ami : Brelan d’as, autrement dit, l’âme damnée du danseur de cordes! Mais peut-être après tout ne s’agit-il que d’une coïncidence?

- Quelque chose m’échappe. Comment Tellier serait-il au courant de nos agissements?

- Le vol de l’autel de la Vierge d’Eu a eu un grand retentissement. Et la manière dont il a été effectué, grotesque, bizarre et sanglante, me désignait.

- Mais enfin, il est vieux maintenant! Je le croyais retiré des affaires!

- Lord Percy, il a mon âge! Jeta contrarié Sir Charles. Je ne vais pas vous laisser seul face à Brelan. J’assisterai donc au souper en compagnie de Varami et de Shikhu.

- Bien… Ne vous fâchez point. La grande duchesse Irina de Plesenskaïa n’a rien à voir dans tout cela! Elle sent sa princesse d’une lieue. Avant son exil, elle avait portes ouvertes à Sarskoie Selo.

- Plesenskaïa! Rugit Amsq. Impossible! Par les cendres de Tsanu 1er, je suis maudit!

- Zoël, vous m’inquiétez, pâlit Merritt. Que se passe-t-il?

Au lieu de répondre, le savant Haän se renferma quelques instants dans le silence. Il vivait dans sa tête une tempête effroyable. Zoël était bien placé - ô combien - pour connaître toutes les personnes qui orbitaient autour de Daniel Wu. Or, Plesenskaïa était le nom de jeune fille de la mère d’Irina Maïakovska.

- Lord Percy, sir Charles, jeta sèchement l’extraterrestre, je serai également de la partie. Quelle est l’expression, déjà? Vous êtes dans de sales draps.

Merritt eut une grimace.

- Pourquoi?

- Oh! Laissa échapper le Haän avec amertume. Non seulement Frédéric Tellier est quasiment dans la place, mais il a fait alliance avec notre plus mortel ennemi : Daniel Wu lui-même! Irina est l’épouse du sino-français.

- S’il faut les tuer, ce sera avec plaisir décida Sir Charles.

- Peut-être, mais il y a un fait que vous ignorez! Daniel Wu est indestructible!

- Mais vous le craignez! Vous avez peur de lui!

- Je l’ai déjà affronté indirectement, et voyez où j’en suis! Pour le vaincre, mes chers amis, il nous faudra plus que de l’ingéniosité, plus que de la chance! Il faudra que l’enfer soit avec nous!

- Autrefois, j’ai signé un pacte. Pour moi, le diable avait pour nom Galeazzo.

- Je relève le gant!

- Nous surpasserons le Maudit, Zoël, je vous le promets!

- My lord, vous donnerez l’ordre à vos domestiques de me servir mon menu spécial.

- Vous allez en dégoûter plus d’un! Jeta négligemment lord Sanders.

- Certainement pas Irina! Plus d’une fois, Daniel suit le même régime alimentaire!

- Vous en savez bien long, Zoël, sur ce Daniel. Étrange! Nous dissimulez-vous encore quelque chose?

- Un petit détail. En fait, Daniel Lin Wu Grimaud n’est pas tout à fait…humain. Voilà pourquoi je le crains.

Lord Percy, oscillait entre l’enthousiasme le plus vif et la peur la plus absolue. Enfin, son ennui était chassé au loin! Enfin, il avait l’impression d’être plongé dans un roman de Mary Shelley, une aventure palpitante mais terriblement dangereuse.

***************

L’heure tant attendue du souper venait de sonner. Les invités s’attablèrent selon un ordonnancement précis. Discrètement, Merritt avait fait signe à Varami et à Shikhu de surveiller les pièces adjacentes renfermant les trésors du maître de céans. Lord Percy avait placé la grande duchesse à sa droite, Aurore-Marie de Saint-Aubain à sa gauche et un peu plus loin Louise de Frontignac. Puis venaient sir Charles, sir Edwards, lady Carnute, l’évêque Damish. Face à Irina se tenait Tsarong Gundrup.

Lorsqu’Aurore-Marie était descendue plus ou moins alanguie pour le souper, son entrée avait fait sensation.

http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/3/30/Mary_Pickford_II.png

Ses longues boucles anglaises blondes lui descendaient jusqu’aux reins et lui dissimulaient avantageusement des épaules nues d’une maigreur fort peu seyante. Elle avait osé arborer le blanc virginal dans sa robe de soirée. Avec un sourire charmant, elle s’était adressée à Daisy avant que la fillette montât se coucher. L’enfant avait reçu un baguier renfermant deux ou trois babioles. En sautillant, Daisy avait rejoint son lit. Quelques minutes plus tard, avant de passer à table, le digne maître des lieux avait entamé une conversation très littéraire avec son hôtesse.

Avec un soupçon de jalousie, lady Carnute avait murmuré à l’oreille de l’évêque Damish :

« Quelle sublime beauté! Ne dirait-on pas l’incarnation de quelque vestale préraphaélite? »

Avec force hochements de tête, son Éminence avait approuvé.

« Oui, on croirait Madame issue de quelque troublant cliché de feue Julia Margaret Cameron… » Ajouta sir Edwards.

- Ma chère, commença lord Sanders avec nonchalance, j’ai assidûment goûté à votre recueil traduit par Mister Oscar Wilde, « Églogues platoniques ».

- Mon précédent déplacement londonien s’était produit voici trois années, à l’occasion de la parution de cette traduction, répliqua Aurore-Marie avec son accoutumée lassitude de femme du monde.

- La fin en anglais de votre fameuse Imploration en forme de thrène à un amour perdu est de toute beauté, mais permettez-moi de préférer la version originale…

Carlota, star of my heart, do see the tears of Urania!

Go through the Tartar, again; again, do not wait for the grave!

My Artemis! First love, so long lost forevergoodbye farewell my Rose in my cradle!

Avouez la supériorité de la langue de Corneille! Écoutez comme cela sonne mieux! Les allitérations, les assonances les rimes…

Charlotte, astre de mon cœur, vois donc les larmes d’Uranie!

Traverse le Tartare, encor, encor, n’attends pas le tombeau!

Mon Artémis! Amour premier lors perdu pour toujours…Adieu ma Rose en mon berceau!

- Et le premier quatrain, n’est-il pas magnifique? Je l’ai écrit spontanément! Il fait partie de moi! Il m’annonce tel le héraut des gestes d’antan!

Jouvencelle gravide à la rose sanglante,

De tes entrailles vives, de ta soie utérine,

L’éruption génitrice que la vestale enfante

Surgit lors de la nymphe à la peau purpurine!

- Certes, ma mie. Toutefois, je préfère ces deux vers-ci! Me feriez-vous la grâce de les répéter après moi?

Charlotte! Platonique égérie s’effarouchant à l’orée des manguiers où fleurit la scabieuse,

Tu me suis par delà le péril des syrtes, de la noire frontière, telle une ombre précieuse.

- Si vous saviez dans quelles circonstances douloureuses j’ai composé ce poème…

Aurore-Marie s’empourpra, n’osant aller plus loin, la bienséance le lui interdisant. Il n’était pas de bon ton en 1890 d’aborder le sujet d’un accouchement délicat avec un homme qui n’était point son mari.

- Ma chère, je discourrais avec vous durant des heures, mais mon majordome vient de nous rappeler à l’ordre. Il est temps de souper.

Se retournant devant les invités, lord Percy tapa délicatement dans ses mains pour faire l’annonce suivante :

- Mes amis, je me dois de vous prévenir que mon illustre hôte du Thibet, le prêtre et conseiller Tsarong Gundrup, très sage sujet du treizième Dalaï Lama, est un adepte de l’entomophagie!

- Comme c’est intéressant! S’exclama Lady Carnute, une excentrique d’une quarantaine d’années qui se targuait de tout avoir essayé en matière d’exotisme.

La grande duchesse Irina répondit :

- Apparemment, ce régime alimentaire convient parfaitement à votre hôte tibétain. Un bel homme, vraiment!

Poliment, Zoël s’inclina devant la Russe. La baronne de Lacroix-Laval fronçait les sourcils. Ainsi, le début d’une amitié prometteuse avec lord Percival Sandres n’allait pouvoir être poussé plus loin, car la poétesse décadente et parnassienne goûtait fort peu les us et coutumes alimentaires non occidentaux.

Lord Percy reprit :

- Chers invités, rassurez-vous! Vous aurez droit à un repas convenable pour vos palais civilisés.

Cette fois-ci, ce fut Zoël Amsq qui faillit marquer sa désapprobation.

- Le souper a été préparé par mon maître queux Thaï. Vous allez pouvoir goûter aux saveurs nonpareilles de la cour du roi de Siam! J’ai shanghaié à prix d’or les services de Bunipong que lord Galthrowth me disputait! Comme je ne pouvais m’avouer vaincu, notre différend fut réglé par un duel. Lord Edward doit maintenant garder la chambre trois mois durant.

Tandis que le souper se déroulait et que la baronne de Lacroix-Laval se retirait assez rapidement, victime de nausées, Harry et Raoul, déguisés en laquais et en groom, s’introduisaient dans un des petits salons du propriétaire des lieux. Parallèlement, Zoël Amsq, qui avait jeûné durant vingt-quatre heures afin de purger son organisme, mangeait gloutonnement des vers de terre, des chenilles grillées, des fourmis enduites de miel, des beignets de scorpions, des scarabées farcis, des boulettes de pattes d’araignées, des brochettes de lamelles de scolopendres frites aux champignons noirs. Au loin, une discrète chasse d’eau était tirée : Aurore-Marie venait de rendre les quelques rares bouchées de son entrée : des beignets de crevettes.

Quelque peu écœurée également, Louise de Frontignac évitait tant que possible de regarder dévorer Tsarong Gundrup. Son teint virait au vert. Discrètement, elle s’adressa à Irina.

- Comment supportez-vous cela, très chère?

- Oh, mais, j’en ai vu bien d’autres!

Lord Sanders feignit ne rien entendre.

Le menu principal comportait, outre les beignets de crevettes, un assortiment de différents potages à base de poulets découpés en fines lamelles, mélangés à des petits pois, des carottes, le tout baignant dans un consommé relevé au poivre du Sichuan, des galettes de riz farcies, des longes de porc parfumées au saté, des pâtisseries au lait d’amandes et aux graines de sésame.

Lady Carnute, aux anges, s’extasiait longuement sur le raffinement des mets, le goût incomparable des potages, appréciant sincèrement ce dîner Thaï. Cependant, elle manipulait ses baguettes avec beaucoup de maladresse, au contraire de la grande duchesse. En observant cette dernière, on pouvait penser que la Russe avait mangé asiatique dès sa plus tendre enfance. Naturellement, ce détail n’échappa point à la sagacité de Sir Charles.

« Mais si cette Irina est bien l’épouse de Daniel Wu, cela s’explique tout à fait », émit-il mentalement.

Zoël Amsq capta cette pensée. Muettement, il acquiesça au mathématicien. Toutefois, quelque chose le contrariait vivement. L’esprit d’Irina lui demeurait fermé.

« Cette garce se méfie! Elle a branché un brouilleur! Peine perdue, je sais parfaitement qui tu es, espèce de grande gigue! »

Mais revenons à Raoul et Harry. Les deux adolescents s’étaient chaussés de chaussons à semelles de feutre. Ils s’étaient aussi munis d’une lampe à acétylène, d’un diamant à découper le verre et d’une ventouse. Une fois dans la place, ils éclairèrent avec mille précautions les vitrines fabuleuses qui ainsi révélaient subrepticement leurs merveilles. : céladons coréens, émaux champlevés du XIIe siècle,

http://i27.servimg.com/u/f27/09/04/27/32/reliqu10.jpg

vases et assiettes de Bernard Palissy,

http://www.biotrends.org/monsanto_pond.jpg

camées antiques du premier siècle augustéen, choppes d’étain sculptées, poteries Jomon japonaises,

http://www.guimet.fr/IMG/jpg/MA7071.jpg

bijoux d’or Tainos, masque mycénien du même métal martelé et repoussé, buste de l’art aulique africain d’Ife,

http://farm4.static.flickr.com/3191/2301001352_6da6a4879d.jpg

kimonos de soie du XVIIIe siècle, étoffes de laine et kippus incas ayant manifestement recouvert des momies et fardo,

http://blog.pucp.edu.pe/media/1987/20100103-chancay1.jpg

méduses et coraux sculptés dans le cristal

http://www.histoire-fr.com/images/47101.gif

et étiquetés avec soin selon les critères linnéens, peintures chinoises sur soie et sur éventail remontant aux Tang, petits personnages japonais d’ivoire représentant des scènes de la vie quotidienne, porcelaines de Sèvres et de Saxe, faïences fines Wedgwood, faux fruits et fausses volailles dont un dindon ainsi qu’une imposante hure de sanglier signée Paul Hannong,

http://www.framemuseums.org/images/photos/0005/img_1153469899740.jpg


http://www.framemuseums.org/images/photos/0005/img_1153492384439.jpg

kyrielle de pinces à sucre, de mouchettes,

http://www.brocanteo.com/boutique/images/VDD-1608-ciseaux-mouchette-eteignoir-fer-3.JPG

d’éteignoirs, de châtelaines, de cadenas et de briquets des XVIIe et XVIIIe siècle

http://www.image-jura.ch/cms02/IMG/jpg/briquet1818.jpg

qui n’auraient pas dépareillé chez un émule de D’Artagnan, série de tabatières et de boîtes à pilules, toutes plus précieuses les unes que les autres, montres boules du XVIe au XVIIIe siècle et…note macabre…des crânes Papou sur modelés.

Un peu en retrait se dressait une vitrine haute qui renfermait les statuettes du panthéon Hindou. Un érudit eût pu y reconnaître Indra, Çiva, Rama, Vishnou, Ganesh, Kali…certaines représentatives de l’art Khmer. La statue du dieu éléphant dont nos deux adolescents devaient s’emparer, était placée à côté de celle de Krishna, toute en or et en vermeil. Raoul hésita. Krishna était plus à son goût que Ganesh. Harry rappela son compagnon à l’ordre.

« Hé, tu n’entends rien, bouge-toi! On vient! Nous allons être découverts! Crochète-moi cette serrure en beauté, et partons! »

Enfin, Raoul se décida. Effectivement, des pas résonnaient dans le corridor. Alors, sans que sa main tremblât, il fractura la vitrine avec dextérité. Cette tâche délicate ne lui prit que cinq petites secondes. Prestement, il s’empara des statuettes de Krishna et de Ganesh

http://s145427431.onlinehome.fr/eBay2/103.jpg

qu’il déposa dans sa sacoche. Ensuite nos deux « monte en l’air » gagnèrent la fenêtre la plus proche, déballèrent l’échelle de cordes et se retrouvèrent en bas, alors que la porte du salon commençait à peine à s’ouvrir.

Tellier attendait les deux garçons derrière un taillis. Lui était vêtu de noir. Il bouscula les deux voleurs et les poussa jusqu’à un fiacre. Harry avait pris soin de récupérer l’échelle de cordes.

« Hé, patron! Fit fièrement Raoul. Visez ce butin! Il est plutôt chouette, non! »

Frédéric fit la moue.

- Raoul, tu ne m’as pas obéi! Pourquoi t’es-tu encombré de cette pièce inutile?

- Euh…Elle m’a plu.

- Mon enfant, tu t’es fait avoir! Tu as volé du toc, du clinquant pour foire!

- Ah? Pourtant, j’aurais juré…

- Mais consolez-vous tous les deux. Pendant que vous officiez en haut, voyez ce que j’ai été récupérer dans les écuries. Reconnaissez-vous le motif brodé sur cette couverture appartenant à l’un des serviteurs de lord Sanders?

- Une divinité hindoue! S’exclama Harry.

- Plus précisément, la déesse de la mort Kali. Ce domestique est manifestement un thug.

- Comme dans les romans populaires à la noix que je lis, souffla Raoul.

- Il y a toujours un fond de vérité dans la sous littérature, proféra le danseur de cordes avec sérieux.

Tellier enveloppa ensuite la statue de Krishna

http://www.artisanat-inde.com/boutik/statue/statue_indienne_krishna1.jpg

dans la couverture, puis, retournant à l’écurie, déposa le paquet dans un box réservé à la monture du serviteur exotique. Ainsi, la surveillance extérieure de la propriété de lord Sanders laissait à désirer. Il n’en était pas de même à l’intérieur.

Au premier étage, cordon de soie tussah en main, Shikhu effectuait sa ronde, sur le qui vive, prêt à étrangler le premier quidam qui s’aviserait à s’aventurer dans ces corridors. De son côté, Varami, armé de sa sarbacane, s’occupait de l’autre aile, qui abritait les momies et les spécimens tératologiques. Harry et Raoul avaient eu de la chance! Mais, minutieux, Shikhu découvrit le larcin. Aussitôt, il donna l’alerte. L’Achuar s’empressa d’abandonner la galerie peuplée de sinistres bustes et corps grimaçants plus ou moins putréfiés.

Des coups de sifflet stridents interrompirent le souper. Irina et Louise imitèrent les autres convives fâchés par cet importun arrêt des agapes. Quant à la baronne de Lacroix-Laval, elle était si exténuée que même un coup de canon n’aurait pu la tirer de son malaise. Afin de mieux dormir, elle avait avalé une fiole entière de laudanum.

Immédiatement, lord Sanders, en hôte prévenant, rassura ses invités.

- Des montes en l’air, des voleurs malappris sans nul doute, lança-t-il négligemment. Croyez-moi, l’incident sera vite réglé, très chers. Ne craignez rien. Ah, Shikhu, enfin! J’écoute votre rapport.

En hindi, le serviteur expliqua rapidement ce qu’il en était. Deux statuettes hindoues avaient disparu. Or, le vol était tout frais. Soupçonnant que les malfaiteurs pouvaient encore se trouver dans la place ou tout au moins dans les parages, lord Sanders ordonna d’une voix sèche à toute sa domesticité de s’armer puis de fouiller les moindres recoins de la propriété, sans oublier les futaies et les haies du parc.

L’échange n’avait échappé ni à Merritt, ni à Irina, ni à Zoël Amsq. Décidément, notre chercheur Haän possédait le don des langues d’une manière étonnante. Or, habituellement, les nobles de son rang ne pratiquaient que le basic English des humains, et encore!

La chasse fut fructueuse, mais pas dans le sens prévu. Assez rapidement, la statuette de Krishna fut retrouvée dans un box de l’écurie, enveloppée dans la couverture de selle brodée du serviteur indien. Même si cela était invraisemblable, tout paraissait accuser Shikhu. Pourquoi le Thug aurait-il volé cette statuette alors qu’il venait justement de dénoncer le larcin. De plus, Ganesh restait introuvable. Merritt était envahi par une colère froide, car il ne comprenait pas les raisons de ce qui lui apparaissait comme une farce de potache. Gêné et contrarié, il eut un aparté avec Zoël Amsq.

- Rappelez-vous, faisait le Haän, que nous ne sommes pas sensés avoir découvert les véritables identités d’Irina et de la comtesse de Frontignac. Je vous conseille la prudence. Lorsque l’une des deux commettra une erreur, nous agirons.

- Soit! Je me range à votre avis, répondit Merritt en hochant la tête.

- Daniel Wu doit ignorer le plus longtemps possible que nous le savons sur notre trace. Pour obtenir sa reddition complète, nous prendrons sa femme comme otage.

- Cèdera-t-il?

- Certainement! Je suis bien placé pour le savoir. Pour récupérer Irina, il a détruit tout un univers et précipité dans le néant des limbes des milliers de personnes! J’ai fait l’amère expérience suivante : il se moque comme d’une guigne de certaines races extraterrestres : les Haäns, mon peuple donc, les Asturkruks…Dans cette chrono ligne la baronne de Lacroix-Laval elle-même ignore qu’elle fut ailleurs une de ses illustres victimes! Il est vrai qu’elle s’y est prise maladroitement pour lui rappeler que toute vie est importante!

- Certes, mais s’il veut délivrer son Irina, peut-il nous détruire nous aussi?

- J’espère que non! Je ferai tout pour le contrer! Je possède en mains certains atouts, mais je n’en dis pas plus!

Après cet incident, le souper reprit son cours. Il s’acheva plaisamment et les hommes se retirèrent dans le fumoir. Les femmes, elles se contentèrent de savourer une tasse de café dans le salon de musique, où une bonne flambée pétillait joyeusement tout en réchauffant agréablement l’atmosphère. Irina avait pris la précaution de se munir d’un discret appareil électronique lui permettant d’écouter les conversations du fumoir voisin. Lady Carnute ne pouvait se rendre compte de rien, s’étant assoupie dans un fauteuil après un repas trop copieux. Louise de Frontignac s’émerveillait à la fois du courage de sa compagne et de l’ingénieux stratagème dont elle avait usé pour endormir la gênante quadragénaire réputée pour ses papotages mondains ennuyeux. Subrepticement, Maïakovska avait fait fondre dans une coupe de champagne une petite gélule.

Dans le fumoir, ces messieurs discutaient ferme. L’esprit embrumé par les alcools, Sir Edward et l’évêque Damish évoquaient le vol mystérieux qui venait d’avoir lieu, se moquant éperdument des palabres qu’échangeait le trio maléfique en français.

Zoël Amsq rassurait ses complices.

- J’ai terminé ce matin d’assembler les ceintures biologiques. Désormais, nous en avons une quinzaine à notre disposition. Le harnais spécial du dinosaure est également prêt. Nous pouvons tenter la prochaine translation temporelle dès demain matin su cela vous plaît.

- Oui, nous avons tout intérêt à agir vite, acquiesça Merritt satisfait. Je veux tenter le déplacement moi-même avec ma bête!

- Cornelis et son valet Anta doivent nous rejoindre aux aurores, compléta lord Sanders. Mais moi aussi, j’aimerais voyager dans le futur! Pourquoi ce plaisir me serait-il refusé?

Zoël Amsq se fit aussitôt agressif.

- Lord Percy, permettez, mais il n’en est pas question! Il ne s’agit pas d’un jeu pour touristes en quête de sensation forte, d’une quelconque expédition le long du Zambèze. Tant que le quatrième élément ne sera pas en notre possession, nous ne pourrons pas programmer avec précision les coordonnées temporelles permettant une translation confortable dans un lieu plus éloigné -disons de 15 000 kilomètres - et une chrono ligne déviée de plus de 1 %. Sir Charles a l’habitude de risquer sa vie. Mais moi, je refuse que vous jouiez la vôtre.

- N’avez-vous donc pas pleinement confiance en vos ceintures biologiques? Hasarda innocemment lord Sanders.

- Votre ignorance me fait rire, jeta Amsq méprisant. Il y a tant de détails à contrôler, à ajuster! Lorsque la quatrième pièce sera adaptée, l’énergie demeurera encore insuffisante. Seul l’amplificateur rendra possibles des déplacements de plus de cinq milles kilomètres le long d’une chrono ligne courbe déviée de plus de 2 %. Ce sont les lois de Mandelbrot-Kolmogorov qui l’affirment, pas moi!

Merritt demanda un éclaircissement :

- Que représente une déviation de plus de 2 %?

Le savant expliqua doctement :

- Une infinité de possibilités s’offre alors à vous! Par exemple, pour la seule Grande-Bretagne, la reine Victoria ne règne pas. Il en va de même pour les Hanovre! Nous n’avons affaire qu’à une déviation partie du XVIIIe siècle! Pour vous, il s’agit d’une modification fort minime, mais pour moi, le changement est conséquent! En 1890, les Stuart sont au pouvoir, parce que Culloden été gagnée par le prétendant écossais jacobite en 1746.

- Les papistes au pouvoir! S’écria lord Sanders affichant une grimace qui le défigurait. Jamais! Je me refuse à voyager dans un tel monde!

Aussitôt, Amsq le tranquillisa.

- Oh, mais ce n’est pas dans mes intentions, cher lord Percy! Lorsque nous disposerons de l’amplificateur adéquat, nous nous déplacerons à volonté dans des inters mondes beaucoup plus éloignés de nous! Tenez, sur une Terre où les semblables du Velociraptor auront perduré et évolué.

- Fascinant, mais combien dangereux, dit Sir Charles avec un sourire indéfinissable.

Ce Zoël Amsq était un intriguant personnage. Ses connaissances historiques dépassaient l’entendement. Pour un spécialiste des manipulations temporelles, cela paraissait évident, mais alors, pourquoi échouait-il dans ses manigances? Une haine viscérale et maladive l’entraînait dans des échecs répétés. Il focalisait trop sur Daniel Wu.

La conversation se poursuivait.

- Messieurs, articulait Zoël, s’écoutant parler avec un ravissement dénotant son incommensurable orgueil, mes observations du chrono vision, ce que vous nommez improprement le miroir égyptien, m’ont permis de localiser en cette année 1890 anodine dans laquelle nous vivons actuellement, l’élément numéro quatre, l’Intelligence Artificielle, dans une grotte difficile d’accès, sise sur le territoire des pygmées Mbuti du Congo.

- Quelle aventure passionnante en perspective! S’exclama lord Sanders avec enthousiasme, se voyant déjà dans la pelure d’un successeur de Stanley. Montons rapidement une expédition avec Van Vollenhoven pour récupérer cette Intelligence! Cornelis a l’oreille du roi des Belges Léopold II.

http://www.almanach.be/search/n/HM%20King%20Leopold%20II%20(Dr%20Tibor%20M.%20Celler).jpg

Grâce à lui, il nous sera facile d’obtenir à la fois les financements et les autorisations nécessaires!

- Décidément, vous faites preuve d’une totale inconscience, gronda Amsq. Le chrono vision permet également d’observer nos actions potentielles résultant de décisions qui diffèrent de cette réalité-ci. Après avoir vu comment se terminait cette expédition plus que hasardeuse, je vous déconseille fortement de l’entreprendre! Nous affronterions directement Daniel Wu, qui, lui, connaît l’Afrique comme sa poche, y compris sous ses aspects les plus fantasmagoriques! Nous courrions à l’échec total.

- Pourtant, répondit Merritt, levant un sourcil, puisque les possibilités sont infinies…Nous avons bien réussi au moins une fois quelque part!

- Oui, mais quel gaspillage d’énergie! Je connais un autre moyen plus sûr de mettre la main sur l’IA! Vous êtes encore prisonniers d’un raisonnement en trois dimensions! Il est beaucoup plus judicieux d’attendre que quelqu’un d’autre découvre l’élément à notre place! Ensuite, nous n’aurons plus qu’à le voler!

- Certes, mais si Daniel Wu nous double, puisque apparemment il dispose des mêmes atouts que vous?

- J’ai un peu d’avance sur lui. Les découvreurs de l’élément numéro 4 ne verront dans l’appareil qu’un étrange cube rayonnant de cristal de roche orné de signes cabalistiques indéchiffrables.

- Ah, jeta amèrement Merritt. Et qui sont ces chanceux?

- Ne vous montrez pas si impatient, Sir Charles, laissez-moi faire une digression! Le précédent propriétaire du miroir égyptien recherchait le moyen de produire et de projeter des images animées. Bref, c’est une aspiration dans l’air du temps. Deux autres compatriotes prendront bientôt sa relève. D’ici quarante années au maximum, leur invention aura donné naissance à une véritable industrie du divertissement.

- Quel rapport avec l’élément que nous cherchons? Grogna Merritt, oubliant son vernis de bonne éducation.

- Parce que celui-ci sera découvert en 1932 de cette chrono ligne par un couple célèbre, des cinéastes documentaristes ayant pour noms Martin et Osa Johnson,

http://theselvedgeyard.files.wordpress.com/2009/02/rollem.jpg

venus tourner chez les pygmées un film bidimensionnel intitulé « Congorilla ». En 1936, ils habiteront sur la côte Ouest, dans une superbe villa avec l’IA que nous convoitons. Ils appartiennent à la Mecque de cette nouvelle industrie du spectacle, Hollywood! Pour l’heure, ce coin perdu porte fort mal son nom, n’étant encore qu’un petit village empoussiéré de la Californie.

- Vous avez des connaissances prodigieuses, sans doute fournies par le chrono vision, remarqua Merritt.

- Je l’admets, répondit Amsq avec un fugitif sourire ambigu.

- Nous rendre dans le futur sur le territoire yankee me paraît fort intéressant, marmonna lord Percy.

- Intéressant, certes, mais surtout moins dangereux.

Dans le salon de musique, Irina comprit que l’essentiel avait été dit. Elle s’apprêtait à ranger son minuscule appareil lorsque Louise de Frontignac jeta un bref cri d’alarme. Trop tard! Varami, qui se déplaçait sans bruit, avait surpris les agissements suspects de la grande duchesse.

- Mesdames, pardonnez-moi. Fit l’Achuar poliment, dans un anglais chantant. Je vous croyais en train de boire une tasse de café. Pourquoi vous teniez-vous debout près de la cheminée avec un minuscule cylindre entre vos mains?

Décidément, l’Amérindien avait des yeux de lynx. Irina parvint à ne pas rougir. Cependant, elle balbutia :

- Il ne s’agit que de mon pendentif d’oreille. Celui-ci s’était détaché ; je venais de le ramasser.

Le serviteur fixa la jeune femme durant quelques secondes, ne croyant manifestement pas un mot de ce mensonge. La Russe portait en effet de magnifiques boucles d’oreilles qui semblaient intactes. Néanmoins, il s’inclina et dit avec un ton doucereux :

- Mesdames, il est temps de se joindre à ces messieurs. Certains invités s’apprêtent à partir.

Après les adieux de politesse, Irina et Louise se retirèrent dans leurs appartements mis à leur disposition par l’aimable et désinvolte lord Percy. Varami, quant à lui, avait discrètement rapporté l’incident à son maître Charles Merritt. Il se devait d’en informer Amsq, mais il préféra punir d’abord l’impéritie de Shikhu. Ce fut pourquoi il ordonna à l’Amérindien de ramener le Thug chez lui et de le livrer au Kakundakari affamé. L’homme singe jeûnait depuis quatre jours. C’est pourquoi il se précipita goulûment vers sa proie, la déchiqueta puis se gava de ses chairs sanguinolentes. Enfin rassasiée, la créature s’endormit contre les grilles de la cave.

Après s’être livré à une expérience de déplacement temporel sur laquelle nous reviendrons d’ici peu et dans laquelle le raptor, Vollenhoven et Anta l’accompagnèrent, Merritt, qui n’avait toujours pas informé son allié extraterrestre de l’incident, demanda à lord Percy de lui emprunter ses deux nouveaux domestiques. Harry et Raoul voyaient se rapprocher leur objectif : la délivrance d’Antor.

****************