dimanche 30 octobre 2011

Le nouvel envol de l'Aigle : 1ere partie : El Desdichado chapitre 3 1ere partie.

Chapitre 3

Frédéric Tellier se préparait à passer une nuit calme, cela le changeait quelque peu, en compagnie de ses in-folio et de ses incunables. Chaque mois, il s’accordait ainsi une petite pause, un havre de paix dans sa vie tumultueuse. Dans sa chambre confortable, douillettement réchauffée par le feu d’une cheminée, un flacon de porto à proximité de sa main, vêtu d’une robe de chambre en soie, un puros aux lèvres, notre ami Frédéric, qui venait de chausser ses lunettes, commençait à déchiffrer avec délectation une édition de 1492 de la Divine Comédie de Dante. Las, à peine se réjouissait-il de ce bonheur paisible, que la femme de charges, Mathilde, vint rompre le charme de cette soirée.

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- Monsieur, fit-elle avec un accent normand prononcé, je sais bien que vous n’y êtes pour personne. Mais Monsieur de Beauséjour veut vous voir absolument. Il insiste en disant que l’affaire est grave et urgente. Je me suis permise de le faire attendre dans le salon et lui ai servi de votre cognac, cuvée 1847.

- Ah! Saturnin! Soupira Frédéric. Dans quel guêpier s’est-il encore fourré? Sacré vieux bonhomme incorrigible. Pourquoi n’est-il pas allé trouver Brelan? Mathilde, dites-lui que j’arrive d’ici trois minutes, reprit l’aventurier à haute voix.

Délaissant sa robe de chambre, il enfila un veston d’intérieur puis vérifia dans un miroir s’il était reconnaissable pour son ami. En effet celui qui, pour le grand monde, se nommait Victor Martin et dirigeait avec succès le journal Le Matin, avait pour habitude de se grimer. Frédéric Tellier, ancien chef de la pègre de Paris, restait toujours recherché par la Sûreté impériale.

Ce soir-là, il apparaissait comme un homme à la taille élevée, au visage et au nez longs, aux yeux gris un rien moqueurs, aux cheveux bruns tandis que de fines rides autour des yeux démontraient qu’il approchait de la quarantaine. Naturellement, il était dépourvu de barbe et de moustaches, n’usant de postiches qu’à l’extérieur.

D’un pas alerte il gagna le salon où son vieil ami patientait tout en dégustant un verre d’alcool.

- Ah! Bonsoir Frédéric! S’écria Saturnin, posant son cognac tout en écartant les bras comme s’il accueillait un ange sauveur. Avant-hier soir, je me suis fait voler. Brelan m’a conseillé de vous en parler. Je vais vous décrire les coupables et vous m’aiderez à récupérer mon argent.

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- Soit, mon cher Saturnin, fit Tellier d’un ton neutre en s’asseyant près de l’ancien fonctionnaire. Contez-moi vos malheurs.

Le vieux bonhomme s’exécuta avec fébrilité sous le regard plus ou moins amusé de Frédéric Tellier. Quand Beauséjour eut achevé son récit, l’aventurier se retint de rire.

- Mon ami, je compatis sincèrement. Mais franchement, avouez que votre naïveté attire les malfrats comme le miel les ours.

- Hum… n’allez-vous pas tenter d’appréhender ces gredins? D’après la description que je vous est faite, ce sera pour vous un jeu d’enfant que de mettre la main sur ces voleurs. J’ai plus confiance en vous que dans la police impériale. D’ailleurs, je n’ai même pas été porter plainte au commissariat de mon quartier.

- Là n’est pas la question, Saturnin! Répliqua sèchement le faux Victor Martin. Bien évidemment, vous récupérerez votre bourse…

- N’oubliez pas ma montre… Ah… j’aimerais assez que ma bourse fût aussi pleine que lorsque je l’ai abandonnée.

- Laissez-moi conclure. Je connais Léontine et son souteneur Max. je sais même où les deux complices crèchent. J’ai, en effet, gardé des contacts dans le milieu. Je voulais d’abord vous mettre en garde, Saturnin de Beauséjour. N’avez-vous pas assez vécu de mésaventures, connu de déboires et d’agitation pour prétendre aller vous distraire et vous pavaner dans des lieux plus ou moins recommandables?

- Euh… Frédéric, je trouve bizarre de votre part que vous fassiez la leçon.

- A cause de mon passé ou de mon âge?

- Les deux! J’ai près de trente ans de plus que vous et…

L’ancien fonctionnaire fut interrompu dans ses récriminations par la venue inopinée de Pieds Légers. Introduit par Mathilde, il salua brièvement Beauséjour et l’Artiste, puis, s’asseyant sans façon dans un confortable fauteuil en cuir, il craqua une allumette afin de fumer une cigarette. Ensuite, il se mit à narrer l’étrange scène à laquelle il avait assisté il y avait moins d’une heure à la gare Saint Lazare.

- A la gare Saint Lazare? À cette heure-ci? Demanda naïvement Saturnin. Mais pour quoi faire?

L’adolescent qui rêvait de se raser plus d’une fois par semaine, haussa les épaules avec désinvolture et siffla:

- Ben, m’sieur de Beauséjour, pour faire les poches des pantes et des caves, quoi! Faut pas que je perde la main… c’est pas parce que j’ai un métier sérieux que je vais m’embourgeoiser…

- Guillaume, dit Frédéric sévèrement, je croyais que tu avais quelque chose d’important à nous révéler.

- Ouais, bon, voilà, je me grouille… J’arpentais donc les quais de mon pas chaloupé, l’air de quelqu’un qui a un casier aussi vierge que la jeune mariée, mes mirettes bien ouvertes, zyeutant les cruches éventuelles. Tout était normal. La loco crachait sa fumée noire et grasse, les escarbilles vous brûlaient les yeux et irritaient vos gorges, les femmes avec leurs tournures ridicules minaudaient et roucoulaient, les bourges lissaient leurs moustaches tandis que les Breguet me tentaient. Je mourais d’envie d’en alpaguer deux ou trois…

- Abrège, jeta l’ancien danseur de cordes, les yeux mi-clos, particulièrement attentif au récit de Pieds Légers.

- Si ça peut vous faire plaisir… lorsque l’incroyable se produisit, là, devant moi, tout exprès pour que je le remarque! Dans une sorte de… distorsion, non du métal, mais du décor, la bonne vieille loco, avec sa large cheminée peinte en rouge et or et ses roues géantes, se mit à s’allonger, à s’étirer comme si elle était en caoutchouc. Puis, elle devint verte et argent. Maintenant, tandis que je me pinçais pour m’assurer que je ne rêvais pas, la cheminée était encastrée dans la carlingue! Plus surprenant encore, elle ne faisait plus autant de bruit. On aurait dit un dragon assoupi.

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- Ah! Étrange! Es-tu certain de ce que tu avances?

- Ouais, sûr de sûr! Répondit Pieds Légers en terminant de tirer sur sa cigarette.

Embarrassé par son mégot, il l’enfouit dans une poche de son paletot au risque d’y mettre le feu.

- Alors, patron, vous avez une explication? Demanda l’adolescent plein d’espoir.

- Mais les badauds et les voyageurs ont-ils perçu eux aussi le changement? Comment ont-ils réagi?

- Euh… à vrai dire il n’y a que moi qui ai vu le spectacle. Ils ont continué comme si rien ne s’était passé.

- Diable! Pourquoi? S’exclama Beauséjour intrigué et captivé par ce mystère qui sentait son fantastique.

- C’est justement la question.

- J’ai besoin de réfléchir…seul. Fit Frédéric le visage fermé.

- D’ac… quand recevrai-je la réponse à mon énigme?

- Sans doute pas tout de suite.

- Frédéric, bredouilla Saturnin gêné, je n’ai nulle envie de rentrer chez moi. Vous comprenez… si j’étais aussi victime du même phénomène?

Le bonhomme, assez craintif, aurait pu avoir peur de sa propre ombre!

- Soit. Mathilde va préparer la chambre d’amis et bassiner le lit.

- Merci, soupira d’aise l’ancien fonctionnaire.

Comme nous le voyons, il appréciait particulièrement les lits tièdes et douillets.

- Quant à moi, articula Guillaume Mortot, plus connu sous le sobriquet de Pieds Légers dans le milieu des escarpes, j’peux pioncer ici, dans ce fauteuil.

- Entendu, Guillaume. Je vous laisse et vais donner des ordres à Mathilde.

Ayant fait comme il l’avait dit, d’un pas rapide, Victor Martin gagna la salle de bains. Après avoir rempli la baignoire d’eau glacée, on y distinguait des morceaux de glace, l’aventurier pas si rangé comme on l’aurait cru au premier abord, osa se plonger dans ce liquide sans marquer la moindre réaction, le plus petit frissonnement. Cependant, il laissa son organisme s’habituer à cette eau excessivement froide; enfin, après trois minutes environ, l’Artiste s’assit au fond de la baignoire en position du lotus et, fermant les yeux, se mit à compter paisiblement les battements de son cœur. Lorsque ce dernier eut assez ralenti, Frédéric put méditer, laissant avec indifférence le temps s’écouler autour de lui, coupé du monde extérieur.

***************

Date inconnue, quelque part en Asie centrale. La tempête soufflait de plus belle, charriant des nuages de poussière tandis qu’un air extrêmement sec mettait à vif la peau du visage et brûlait les narines et les muqueuses de la fugitive. Où s’abriter dans cet espace immense, désespérément plat?

À moitié aveuglée, la jeune femme n’en avançait pas moins, luttant contre les éléments déchaînés, se protégeant du mieux qu’elle le pouvait, c’est-à-dire presque pas, de la cruelle morsure des particules de silice qui, sans cesse, la criblaient. Malgré les rugissements furieux du vent qui grondaient à ses oreilles ensanglantées, Gwenaëlle entendait son cœur cogner à coups précipités et irréguliers dans sa poitrine. Elle percevait aussi sa respiration hachée, de plus en plus pénible.

Déterminée à survivre coûte que coûte, à échapper à la horde enragée qui la pistait depuis plusieurs lunes, les épaules rentrées, presque voûtée, la Celte progressait, un pas après l’autre, encore et encore. Combien avait-elle d’avance sur ses poursuivants qui la traquaient sans relâche, sans merci depuis les bois de sa forêt natale? La jeune femme l’ignorait.

Le vent soufflait si violemment que même les rapaces ne volaient pas. Ils avaient trouvé refuge bien au-dessus de ce ciel malade couleur de terre. Pourtant, dans quelques heures, lorsque les vagues de sable auraient cessé de martyriser Gwenaëlle, les aigles royaux pourraient faire bombance. Celle qui passait pour sorcière et guérisseuse à la fois, celle qui avait désormais « le mauvais oeil », en avait l’intime certitude. Allons! Plutôt périr lacérée et déchiquetée par les becs acérés des volatiles prédateurs que massacrée par les siens, les chasseurs de son village!

Néanmoins, la volonté de fer de la jeune femme lui commandait de marcher, marcher encore. Combien de temps lui restait-il avant de faiblir, de poser d’abord un genou, puis une main et, enfin, de s’allonger, renonçant ainsi à la poursuite de cette lutte inégale contre les éléments, contre une mort inéluctable? Une journée? Une heure? Peu importait! Depuis le premier matin du monde, les dieux avaient décidé de son sort.

Sa bouche craquelée, Gwenaëlle ne parvenait plus à sucer le sang de ses lèvres. Un pas, encore un, et puis un. Et encore un autre… ses longs cheveux roux tout emmêlés lui cachaient la plaine aride et les rares obstacles qui pouvaient se présenter à elle. La Celte devinait l’ombre de ses pieds presque racornis et empoussiérés. Depuis longtemps déjà, elle ne sentait plus les orteils et les doigts gourds de ses extrémités. Si belle autrefois, elle n’était plus qu’un grotesque épouvantail, une statue de terre grossièrement sculptée. Personne désormais n’aurait pu lui donner un âge. Vingt, cinquante, cent ans?

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La fatigue, immense, au-delà de l’entendement, s’emparait sournoisement de la fugitive. Gwenaëlle allait renoncer. Une douce et trompeuse torpeur la gagnait insidieusement. Elle ne parvenait plus à penser clairement; son idée fixe, son instinct de survie même s’estompaient. Il y avait bien trop longtemps qu’elle n’avait pris un peu de repos. Six jours sans dormir, quatre sans boire ni manger. Après tout, le corps humain avait ses limites et Gwenaëlle les avaient largement dépassées. Elle voulait se rassurer. Ses poursuivants avaient dû perdre sa trace, la tempête, son amie, les avait égarés.

Tandis que la jeune Celte s’accroupissait, posant une main sur le sol dur, dans l’azur sale un éclair fulgura soudainement alors que, pourtant, l’orage se situait à cent lieues au moins. Gwenaëlle eut-elle conscience de cette incongruité? Son esprit était-il désormais au-delà de toute raison? Se recroquevillant, elle tâtait ses vêtements en lambeaux peut-être avec la confuse idée de protéger ses chairs meurtries.

Absorbée par sa propre détresse, la jeune femme ne prêtait pas attention au vent qui, chassant au loin le sable, révélait des tumulus et des kourganes à demi ruinés, profanés par des pillards depuis des lustres. Ces tombeaux où étaient inhumés des guerriers et des chevaux contenaient des momies desséchées que les voleurs sacrilèges avaient délaissées, plus intéressés par le mobilier funéraire composé de torques et de pendentifs en or, de bracelets de cuivre, de poteries rubanées renfermant des offrandes de grains et d’armes constituées de haches, d’épées, de casques et de cuirasses martelés dans le cuivre. Le tout était assemblé comme des trophées.

Certaines momies présentaient les traits d’une peuplade asiatique tandis que d’autres, bizarrement, arboraient les caractéristiques caucasiennes et celtes, notamment une dépouille d’un guerrier d’âge mûr, remarquablement conservée, vêtue encore d’un tartan à carreaux et de braies assorties du tissu du même clan. L’homme avait conservé jusque dans la mort une barbe noire.

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Un peu à l’écart des nobles guerriers, reposaient des femmes et des enfants enveloppés de simples peaux de loups et d’ours cousues ensemble.

Gwenaëlle avait abaissé ses paupières. Ce fut pourquoi elle ne vit pas se dresser, sorti apparemment du néant, un étrange individu. L’homme paraissait être de bonne taille. En fait, il mesurait un mètre quatre vingt deux. Ses yeux bleu gris auxquels aucun détail n’échappait étaient en partie protégés par des lunettes à verres dépolis. Il tendit une main salvatrice vers la jeune femme et, avec une infinie douceur, la serra contre lui tout en ordonnant à mi-voix dans une langue anachronique:

- Vaillant, deux à remonter.

Daniel Lin venait de sauver son Héloïse.

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A un kilomètre à peine, la vingtaine de poursuivants avait vu l’éclair. Aussitôt, les guerriers celtes, affolés et superstitieux, s’étaient agenouillés et avaient entamé craintivement une prière au dieu de la mort.

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À bord du Lagrange, les préparatifs du conseil de guerre étaient achevés. Le commandant Grimaud allait être jugé par ses propres officiers sans circonstances atténuantes. La salle de conférence, sise au deuxième niveau du vaisseau scientifique, était la seule à même d’accueillir les juges, les jurés, le procureur, l’avocat de la défense, le président du conseil de guerre, les témoins à charge ou à décharge, les officiers de la sécurité et, bien évidemment, l’accusé lui-même. La procédure avait été accélérée alors qu’il était beaucoup plus urgent de réparer le Lagrange et de le mettre aux normes de sécurité.

Dans la salle, pour marquer la solennité du moment, des tentures pourpres brodées d’abeilles, de chimères et de chouettes avec des fils d’or, masquaient les grandes baies vitrées et donc, le ciel noir infini de l’espace tout strié d’étoiles. Lorsque Lorenza di Fabbrini fit son entrée, revêtue de la longue robe rouge et coiffée de la toque couleur or, toute l’assistance se leva et retint son souffle.

Daniel Grimaud avait fait de même malgré les liens de dur acier renforcé qui entravaient ses mouvements. Son visage fort pâle et défait n’affichait aucun sentiment. Il aurait été si simple pour lui de se libérer et de s’enfuir avec sa force prodigieuse et son hyper vitesse, mais le daryl androïde s’était refusé à mettre en danger ses enfants ainsi que ses rares amis à bord. Accablé, il acceptait son sort, prêt même à subir la peine de mort; ce monde-ci lui avait tout pris, alors que lui importait-il de vivre encore?

- Messieurs, asseyez-vous, déclara froidement l’officier politique, toute à son rôle de présidente de la Cour. Aujourd’hui, 18 septembre 2517, à 14h15, je déclare ouverte la séance du conseil de guerre que je préside, conseil tenu à l’encontre de l’accusé, le commandant du Lagrange, Daniel Lucien Napoléon Grimaud. Le prévenu est accusé de trahison envers l’équipage du vaisseau alors que celui-ci était engagé dans un combat contre sept vaisseaux ennemis appartenant à l’alliance Anglo-russe. Son Excellence, l’ambassadeur Marie André d’Elcourt, comte de Montfermeil, a accepté d’officier en tant que procureur militaire au service de Sa Majesté Impériale Louis Jérôme Napoléon IX. Le docteur Denis O’Rourke s’étant proposé comme défenseur de l’accusé, il fera office d’avocat de la défense.

- Votre Honneur, souffla le médecin irlandais, je dois d’abord faire part au tribunal des difficultés que j’ai rencontrées pour accéder au dossier de l’acte d’accusation. Ce conseil se tient à peine vingt heures après la bataille et…

- Lieutenant O’Rourke, votre objection n’est pas recevable. Ne perdons pas de temps. Lieutenant Chtuh, veuillez lire l’acte d’accusation sans rien omettre. Si Son Excellence veut le compléter, Elle en a toute liberté.

Faisant oublier sa taille réduite, le petit dinosauroïde, tout chamarré dans son uniforme vert et or, entama la longue et fastidieuse lecture de sa voix chuintante. Les minutes s’étiraient. Du fond de la salle, Violetta peinait à conserver son calme. L’adolescente avait décidé de témoigner en faveur de son père envers et contre tous.

Après ces préliminaires, Marie André convoqua à la barre ses témoins et, en premier lieu, le Président de ce tribunal militaire! Lorenza ne se fit pas prier. Professionnelle et détachée, elle évoque les circonstances fatidiques, ne dissimulant aucune de ses réactions au cours de l’affrontement avec le commandant du Cornwallis. son témoignage ne laissa aucune chance à son mari, l’accablant même.

Tout à son rôle, fier de sa fonction, se pavanant, Marie André demanda de sa voix de fausset:

- Capitaine di Fabbrini, avez-vous déjà noté une semblable réticence à combattre de la part du commandant Grimaud et ce, face à une force ennemie supérieure en puissance de feu et en nombre?

Lorenza réfléchit une dizaine de secondes et jeta:

- Il y a quelques années, face à quatre vaisseaux pirates originaires de Mondani, déjà…

L’avocat de la défense, interrompant le témoin, objecta:

- Le capitaine di Fabbrini fait allusion à l’incident bien connu de tous ici de Koush et omet sciemment un fait essentiel.

- Ah! Lequel donc? Fit négligemment d’Elcourt.

- Le capitaine di Fabbrini venait d’accoucher de sa deuxième fille Maria et le commandant Grimaud répugnait à se battre, désirant préserver le nouveau-né!

- La gloire de l’Empire, fit la commissaire politique d’un ton dur, exige le sacrifice des faibles. Tous les officiers, sous-officiers et hommes d’équipage engagés dans la flotte spatiale savent les risques encourus. Ils ont signé et accepté ainsi cette condition.

- Condition inhumaine qui va à l’encontre de tous les principes moraux, s’indigna justement O’Rourke.

- Dans cette affaire-ci, il n’est pas question de sacrifier un bébé. Reprit l’ambassadeur excédé. Revenons aux circonstances précises de l’engagement. Cette hésitation à ordonner le tir contre le Cornwallis vous a-t-elle surprise, capitaine?

- Je reconnais que c’est le cas.

- Soit. Ne vous êtes-vous pas étonnée également de voir le commandant Grimaud connaître l’identité des officiers supérieurs du vaisseau amiral britannique?

- De par sa fonction, Daniel Grimaud se doit de savoir qui a le commandement de ce vaisseau amiral, Votre Excellence;

- Certes. Mais aussi de connaître l’identité de l’officier en second, ses états de services dans l’Okrahna, son âge et bien d’autres détails troublants encore?

- A vrai dire, à moins d’être subitement devenu télépathe, Daniel Grimaud ne pouvait savoir cela.

- Peut-être le commandant Grimaud, qui a effectué un voyage en Pologne il y a six années, y a-t-il rencontré l’officier russe Irina Maïakovska?

- Ce n’est pas à moi qu’il faut poser la question, rétorqua Lorenza fâchée. Si, Votre Excellence, vous suggérez que mon époux a entretenu une liaison brève et secrète avec cette Maïakovska, je puis vous assurer que cette aventure est terminée depuis longtemps. Il ne faut pas oublier que Daniel Grimaud ne peut rien me celer. Je rappelle qu’en tant que métamorphe, je possède la capacité de lire les pensées des humains et que…

- Oui, assurément, capitaine di Fabbrini; mais vous n’êtes qu’en partie métamorphe.

- Ambassadeur, ne m’insultez pas!

- Ce n’était pas mon intention. Vos deux filles n’ont pas hérité de votre talent après tout. Et vu votre métissage, celui-ci peut être affaibli.

- Je vous assure que ce n’est pas le cas.

- Admettons. Capitaine di Fabbrini, pouvez-vous établir un contact mental avec le lieutenant Albriss, originaire d’Hellas?

- Oui, lorsqu’il m’y autorise.

- Expliquez-vous.

- Les Helladoï sont reconnus pour leur maîtrise de l’édification de boucliers mentaux afin de ne pas être perturbés par les pensées tumultueuses d’espèces moins matures. Mais je ne vois pas le rapport avec l’affaire d’aujourd’hui.

- Pourtant, je vous l’affirme, ce rapport existe. Vous avez reconnu plus tôt que vous avez été gênée par l’attitude du commandant Grimaud alors qu’il avait engagé le Lagrange dans la nébuleuse NC21.

- Oui, je ne m’expliquais pas le fait que son esprit me restât inaccessible…

- Hum… cela s’était-il déjà produit?

- Non, jusqu’à hier, jamais Daniel Grimaud n’était parvenu à me dissimuler ses pensées les plus intimes.

- Alors, comment expliquez-vous cette anomalie?

- Je ne me l’explique pas. Il est tout à fait impossible à un humain d’apprendre les techniques helladiennes en si peu de temps. Cet apprentissage prend des décennies.

- Oui, capitaine, je le savais. Mais ne peut-il exister un cas où un télépathe ne puisse entrer en contact avec la psyché d’un individu?

- C’est fort rare… mais…

- Mais?

- D’après les études de scientifiques originaires de Métamorphos, le cas peut se produire lorsque contact il y a avec un humain en état de démence temporaire.

- Démence temporaire, tiens donc! Comme c’est commode…

- Or, jamais le commandant Grimaud n’a dévoilé une pathologie mentale de ce type, du moins jusqu’à hier. Le stress extrême et une peur intense ont pu déclencher ces symptômes…

- Capitaine di Fabbrini, vous en êtes absolument certaine?

- Tout à fait! Jeta fermement la jeune femme. Daniel Lucien Napoléon Grimaud s’est montré lâche face à une situation intensément dramatique, qu’il croyait, lui, désespérée et sans issue. Tous les commandants peuvent succomber et faire ainsi preuve de couardise, surtout les commandant purement humains.

- Merci, capitaine di Fabbrini. Dommage que nous n’ayons pas de psychologue à bord afin de corroborer vos propos; vous pouvez regagner votre siège. Je résume donc votre témoignage. Le commandant Grimaud a trahi, non par amour, mais par peur. La pression du commandement et le stress du combat l’ont poussé dans un état de confusion mentale ayant abouti à son acte de lâcheté. Ainsi, il a refusé d’achever le vaisseau amiral ennemi le Cornwallis.

Il s’agissait d’un travestissement de la réalité manifeste. Mais cela n’avait rien de surprenant. Le comte de Montfermeil avait reçu des directives strictes et fort claires de la part de l’Amirauté. Il fallait épargner la vie du commandant du Lagrange, la famille Grimaud étant fort puissante. Elle devait à tout prix conserver son allégeance à l’Empereur.

Tout le procès visa donc à établir la culpabilité du commandant Grimaud mais une culpabilité due au poids de la peur de mourir. Violetta, déposant en tant que témoin à décharge, ne se laissa pas démonter par les questions déstabilisantes de Marie André d’Elcourt. Elle fit face avec aplomb et ignora les regards froids et coupants de sa mère.

Quant à Aure-Elise, elle rappela et démontra la profonde humanité de Daniel, remettant en mémoire les nombreux faits d’armes de ce dernier, notamment dans des combats périlleux, voulant effacer l’accusation de lâcheté formulée à son égard. Tout ce qu’elle obtint, ce fut la consolidation de l’hypothèse de démence passagère, ce qui confortait le procureur impérial par intérim.

Peut-on parler d’un procès bâclé, d’un déni de justice? À l’aune d’une démocratie, oui, mais pas pour le régime des Napoléonides. Après tout, Daniel Grimaud sauvait sa tête même s’il était condamné à une mort lente…

D’un coup de marteau clair et dur, Lorenza di Fabbrini énonça la sentence au milieu d’un grand silence. Le commandant Grimaud, près avoir subi la dégradation publique, était condamné à vingt ans de travaux forcés. Il accomplirait sa peine dans le bagne de Bolsa de basura dos, sur une des lunes de Centaurus B.

Tandis que le condamné était reconduit dans sa cellule, il regarda fixement Aure-Elise. Celle-ci lui dit doucement, en articulant distinctement:

- Courage, Daniel, tout n’est pas fini. Souvenez-vous de la rue Rambuteau.

Message sibyllin pour les gardes de la sécurité qui poussèrent brutalement leur prisonnier mais pas pour Daniel lin. Quant à Violetta, elle avait relevé fièrement le menton et, claquant des talons, avait jeté à sa mère:

- Je vais dans ma cabine nourrir le chat!

Le commandant Wu avait compris tout autre chose. Mais, n’osant pas entrer en communication mentale avec l’adolescente, il se laissa ramener dans son cagibi en attendant d’être conduit jusqu’à Bolsa de basura dos.

Bolsa de basura dos exige une petite notice touristique. La lune était exploitée pour ses cristaux d’orona. Mais il fallait creuser profondément le sous-sol pour trouver une veine; entre cinq et vingt kilomètres. Une atmosphère entourait le satellite, composée de méthane et d’ammoniac. La température à l’équateur y était presque supportable, 38°C en dessous du zéro. Par contre, il fallait éviter les longs séjours aux pôles, y compris en été, avec un thermomètre qui refusait de grimper au-delà des -90°C!

Les horaires de travail étaient dans le ton: de quatre heures du matin à minuit, soit vingt heures sur vingt-quatre, avec cependant une pause déjeuner de dix minutes à quatorze heures. La nourriture aurait mérité cinq étoiles sur le guide Michelin de l’infect: bouillon indéterminé où l’huile de vidange entrait pour 75% dans la composition. Le reste était à l’avenant. Ainsi, parfois, les bons jours, y surnageaient des morceaux de viande. Laquelle? Allez savoir! L’espérance de vie, assez aléatoire, allait d’une matinée à trois ans pour les plus chanceux ou les plus coriaces des bagnards. Bref, rien à voir avec les prisons bavaroises destinées aux délinquants nés dans la soie…

Tandis que le Lagrange infléchissait sa course pour gagner Bolsa de basura dos, le commandant Benjamin Sitruk, à bord du Cornwallis, recevait de nouvelles instructions. Après avoir réparé tant bien que mal son vaisseau, il devait rejoindre l’escorte cérémonielle de Sa Très Glorieuse Majesté Édouard XVI. En effet, pour la première fois, le souverain britannique allait rencontrer Sa Splendeur Pourpre et Jade, de la dynastie Yeou, l’Empereur Fu Qin, en zone neutre, sur une des lunes de Jupiter.

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André Fermat avait pris sa décision. Il se substituerait au gouverneur du bagne où Daniel Grimaud allait être déporté. En effet, il devait se produire un changement important à la tête de Bolsa de basura dos. Pour le vice amiral, emprunter l’identité du nouveau directeur était un jeu d’enfant. Tendant un traquenard à l’odieux personnage, il le captura et n’hésita pas à le renvoyer dans les limbes. Puis, toujours sous les traits du chef de la section 51, il demanda un congé de six mois pour convenances personnelles. Sans problème, l’amiral Gavret accéda à sa requête, contresignant le précieux papier juste sous la pré signature de Louis Jérôme Napoléon IX. L’Empereur connaissait l’existence de ce service secret dans les services secrets qu’était la section 51, mais il ignorait ce qu’il s’y tramait précisément. Du moment que l’ennemi était trompé et que les Napoléonides s’emparaient des avancées technologiques de l’adversaire, peu lui importait les détails. André Fermat restait pour lui un officier anonyme de plus, voilà tout.

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