jeudi 16 avril 2015

Le Tombeau d'Adam 3e partie : Le Jeu de Daniel chapitre 4.



Chapitre 4

Dans le bureau de commandement, sobre et confortable à la fois, les murs ornés de tableaux holographiques représentant les différentes étapes de la conquête spatiale humaine depuis six siècles, André Fermat consultait ses officiers supérieurs. Antor, neutralisé, dormait sous le contrôle d’un assistant robot de sommeil.
Le trio se devait d’agir. Après une heure d’échanges fructueux, Fermat fit le point d’un ton professionnel.
- Comme nous l’avons établi, nous ne pouvons donc pas compter sur notre planète-mère comme refuge. Daniel a subodoré avec raison que l’Univers alternatif dans lequel nous avons atterri je ne sais comment doit son existence à l’impression et au succès de ce livre divinisé par les Haäns. 
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- Oui monsieur. Mais d’autres éléments ont joué également.
- Commandant, permettez-moi de soulever une objection, dit Lorenza. Ce livre a bien été imprimé mais il n’a eu aucun retentissement comme nos archives nous l’ont appris.
- Docteur, je n’ai pas achevé. Slavery Trek existe dans les deux histoires…
- Sur ce point, je suis d’accord…
- … oui, mais c’est dans celle-ci qu’un facteur inconnu a provoqué son succès. Un catalyseur non naturel.
- Hum… vous sous-entendez une intervention des Haäns du futur? Interrogea la jeune femme.
- Bien évidemment, lui répondit le capitaine, tâchant de ne pas montrer son agacement devant le fait que Lorenza tardait à comprendre ce qui avait pu se passer. Si les Haäns d’un futur que nous n’avons pas encore déterminé ont agi dans le passé de Terra et sont parvenus à le modifier, avec la réussite que nous sommes à même de mesurer, il faut en conclure que dans le temps qui nous était familier, les Haäns étaient, toujours dans cet avenir indéterminé, devenus soit les parias de la Galaxie, soit acculés à l’extinction. À situation désespérée, solution désespérée. Ils ont alors manipulé le continuum spatio-temporel à leur profit. En partant de cette hypothèse qui tient la route, ces Haäns du futur ont pris le risque de modifier le passé malgré les nombreux traités en vigueur qui interdisaient une telle chose. Naturellement, ils ont agi en secret et pas d’un seul coup. Cela leur a demandé une logistique performante et assurément de nombreuses décennies de recherches et d’essais. Le résultat est là.
- Mais… ces Haäns se sont sacrifiés! 
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- Oui, docteur, opina Fermat.
- C’est tout à fait normal comme réaction, renchérit Daniel Wu. N’oubliez pas que le sacrifice est inscrit dans leurs gènes. En s’effaçant de la réalité, ils ont permis la venue d’un Empire hégémonique qui, comme tous les Empires, s’est d’abord imposé par la force.
- Ainsi, reprit André, notre Alliance des 1042 planètes, reposant sur l’égalité entre chacun de ses membres, sur le respect de toutes les formes de vie, n’a pas vu le jour.
- Tout à fait. L’éthique nous a été fatale.
- Commandant, capitaine… vous me faites peur, hasarda Lorenza.
- Hélas! Il n’y a que l’aveu de nos faiblesses qui blesse. Mais je dois pousser le raisonnement jusqu’au bout, articula André froidement. Le succès de Slavery Trek a empêché le développement technologique de l’humanité dans un domaine particulier, celui du voyage spatial puis interstellaire.
- Peut-être tout simplement parce que la recherche pure n’a pu élaborer les théories nécessaires au déplacement dans l’hyperespace. Les Terriens n’ont donc jamais rencontré les Helladoï, leurs premiers et principaux alliés. Pourtant, Hellas possédait la technologie suffisante pour nous contacter et contrer le peuple guerrier et vindicatif Haän dès la fin du XXIIe siècle. Mais les Helladoï ne l’ont pas fait. Quelque chose les en a dissuadé. Ou empêché… pourquoi? Quoi?
- Peut-être ont-ils estimé que nous ne le méritions pas, englués dans nos haines mesquines et nos combats fratricides, marmonna Fermat, laissant entrevoir ses sentiments pour la première fois depuis le début du briefing.
- Commandant, attendez. Daniel êtes-vous si certain que les Helladoï n’ont réellement pas tenté de communiquer avec la Terre? Il nous faut en avoir la preuve directe.
- Docteur, ce que vous dites n’est pas à rejeter, loin de là… mais une autre hypothèse me paraît tout aussi valable. Si les Helladoï ne nous ont pas rendu visite c’est qu’ils étaient déjà en train de mener une guerre contre l’envahisseur Haän…
- Hum…
- Commandant, reconnaissons-le… nous pourrions supposer à l’infini et gloser sur ce qui est réellement advenu parce que, tout simplement, nous ne disposons pas suffisamment de données historiques pour comprendre ce qui s’est passé.
- Pas faux, docteur.
- Il nous faut donc récolter davantage d’informations et envisager de remonter le temps, assena Daniel Lin comme s’il s’agissait d’aller faire un tour sur la Lune, un voyage d’agrément autour de Mars.
- Commandant, rajouta Lorenza, l’état de dégradation de l’écosystème terrestre que j’ai pu observer de près me laisse penser qu’il s’est produit une catastrophe majeure remontant à quelques quatre cents ans.
- Je partage cette conclusion, souffla le capitaine Wu, les yeux rêveurs.
- Assurément.
- Toutefois, docteur, reprit Daniel Lin, je n’ai pas dit que c’était dans notre passé que nous devions d’abord nous rendre…
- Dans ce cas, demandons l’avis de l’IA., émit di Fabbrini.
- Lorenza, vous m’étonnez, dit le capitaine. D’habitude, vous évitez de consulter Magdalena sur des questions éthiques…
- Daniel Lin, elle est construite selon des paramètres précis, n’est-ce pas?
- Oui, bien sûr… elle applique les quatre lois de la robotique…
- Alors, pourquoi pas? Trancha André. Ordinateur, quelles sont vos conclusions?
Magdalena ne se formalisa pas de la façon dont le commandant faisait appel à ses compétences. Elle se contenta de répondre.
- Concernant les dommages subis par la biodiversité terrestre tout d’abord. La modification du niveau des océans et des mers additionnée à celles de la flore et de la faune résulte, outre l’introduction patente d’éléments allogènes Haäns relativement tardive, d’un changement climatique d’abord mesuré puis irréversible. Celui-ci s’est traduit en premier lieu par une hausse constante de la température moyenne  provoquée par un effet de serre. Effet de serre dû à l’utilisation effrénée d’énergies fossiles. Ici, les populations humaines ont ignoré les dangers afférents de l’usage du pétrole, du gaz naturel et du gaz de schiste. La pollution a dû être effrayante… 
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- Tout à fait, Magdalena, compléta Daniel. Mais la montée de la température moyenne s’est aussi traduite, paradoxe, par une relative glaciation de l’Europe, à la suite de la paralysie du Gulf Stream et du Jet Stream… cette région terrestre a alors connu les températures du Canada… toutefois, cela n’a pas empêché la montée générale des eaux… la recherche sans frein du profit a ôté aux différents gouvernements toute envie de prendre les mesures préventives nécessaires afin d’éviter le cataclysme climatique dont le docteur a vu les résultats. D’autant plus, selon moi, que lesdits gouvernements devaient également affronter les mécontentements sociaux produits par l’extrême inégalité de la répartition des richesses engendrée par cette théorie économique reposant sur l’égoïsme et l’individualisme. Comme le système romain antique basé sur l’esclavage et le mépris du travail manuel n’a pas permis l’émergence d’une première révolution industrielle avec seize siècles d’avance, alors que, pourtant, les facteurs nécessaires à celle-ci étaient connus de la science grecque, le système ultra et pan capitaliste de Von Kalmann a choisi les solutions de facilité, ne voyant pas plus loin que le bout de son nez, sacrifiant ainsi l’avenir des générations futures. Foin du développement durable! En effet, pour les gagnants de ce régime économique aberrant, cela revenait moins « cher » d’épuiser les ressources naturelles terrestres. Ils mettaient en danger l’équilibre du vivant. Bah! Après tout, après moi le déluge! Comme l’aurait dit Louis XV, selon une citation apocryphe. À quoi bon investir dans la recherche de substitution d’énergies, dans la transition énergétique… cela aurait remis en cause les bases mêmes de ce système inhumain qui avaient déjà détruit cinq brillantes civilisations de la Galaxie… mais les Terriens de cet Univers l’ignoraient, bien évidemment. Les Otnikaï en ont fait les frais… le profit le plus immédiat leur importait seul. 
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Daniel avait laissé son cœur parler et non seulement sa logique, cela prouvait qu’il était encore sous le coup de son voyage mental à l’intérieur de ses souvenirs intimes.
Le commandant Fermat réagit à une telle diatribe.
- Bravo Daniel. Vous vous laissez déborder par vos émotions. Cela démontre que vous ressentez une réelle affection pour vos frères humains… mais je dois vous rappeler qu’il y a une faille dans votre raisonnement. Dans notre histoire, la conquête spatiale était commencée bien avant la parution de Slavery Trek. Nos ancêtres commençaient même à envisager l’utilisation de l’énergie solaire…
- Je n’ai pas perdu de vue ce point, monsieur, répondit le capitaine Wu d’un ton assez froid. La conquête spatiale dans notre monde a été rendue possible parce que l’illustre physicien Albert Einstein avait réussi à unifier la physique quantique à la macro physique. Fenêtre ouverte sur l’utilisation de l’antimatière… mais ici…
- Messieurs, pardonnez-moi de devoir vous interrompre, s’exclama Lorenza. Si j’ai bien suivi vos propos, le facteur Von Kalmann doit donc s’additionner de l’échec de la formulation de la théorie des champs unifiés…
- C’est cela, approuva André.
- Mais pourquoi Albert Einstein n’a-t-il pas abouti? Ou encore un autre physicien un peu plus tard? En fait, je suis en train de conclure que l’adoption de l’ultra capitalisme comme système de société n’a fait qu’aggraver le retard pris par la recherche spatiale dans ce temps alternatif. 
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- Pardon d’avoir douté un instant de vous, déclara penaud Daniel Lin… je croyais que…
- Que je n’avais pas les connaissances suffisantes dans le domaine de la physique pour conclure? Ah! Capitaine! Comment dois-je prendre cet aveu? Je vous pardonne Daniel de tout mon cœur puisque vous faites amende honorable.
- Ah! Décidément, tous deux, vous devriez travailler plus souvent ensemble en oubliant vos préjugés respectifs.
- Oui, commandant! Répondirent en chœur les deux intéressés.
- De toute manière, vous n’avez plus le choix.
-Hum…
- Hélas…
- Peut-être un autre chercheur aurait pu, en effet, se pencher sur le problème épineux offert par les champs unitaires… mais il n’a pas éprouvé le besoin de le faire, voilà tout… les mentalités différaient, ce n’était pas dans l’air du temps… que sais-je encore? Souffla Fermat.
- Commandant, rappela Magdalena d’un ton ferme, il vous faut des preuves. Je suis prête à entamer les préparatifs du saut quantique. J’attends votre décision.
- Ce n’est pas si simple, ordinateur. La discussion que nous avons n’est pas inutile…
- Magdalena, émit le capitaine, nous essayons de déterminer où et quand effectuer le saut. En ce qui concerne l’histoire de la Terre, les champs unitaires devaient donc avoir leur théorie au XX e siècle et non après… ensuite, c’était trop tard… cependant, il existait une autre planète dans la Galaxie qui appliquait avec succès les conséquences pratiques de l’unification des forces. Et ce, antérieurement à Einstein…
- Les Helladoï, encore eux, avaient toutes les connaissances et la technologie nécessaires. Pourtant, à ma connaissance, ils n’utilisèrent la totalité des conséquences des champs unitaires qu’au XXIIe siècle.
- Nous ne parlons pas du voyage temporel! Objecta di Fabbrini.
- Mais si, rétorqua aussitôt Fermat. Indirectement…
- Docteur, je crois que nous tenons la bonne piste, fit Daniel pragmatique. Le premier déplacement temporel effectué par les Helladoï date de l’année terrestre 2182, soit dix ans avant la disparition de l’inventeur du chronovision, Stankin… or, justement, c’est ce dernier qui initia le déplacement dans le temps…
- Qui eut pour élève et continuateur Sarton, rajouta André.
- Exact, commandant. Je conclus à mon tour que la clef de notre problème résulte de l’existence ou de la non existence dudit savant Hellados, de son action ou de son inaction…
- De son impuissance, peut-être, murmura di Fabbrini…
- Très bien. Quelle date pour le saut quantique? IA?
- Je suggère le XXIIIe siècle, répondit Magdalena. En effet, c’est dans la première partie de sa vie que Sarton mena à terme ses expériences pratiques qui firent que, désormais, tout croiseur interstellaire, est capable d’effectuer le saut dans le temps à condition de maîtriser l’hyper supra luminique.
- Suggestion retenue, IA., approuva Fermat. Dirigez-nous vers le système Epsilon Eridani et entamez la procédure pour nous réinitialiser au XXIIIe siècle. 
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- Oui, commandant. Il me faut une heure, quarante-deux minutes et vingt secondes avant de commencer à remonter le temps. Des vérifications s’imposent à tous les niveaux et à tous les relais. Je requiers l’aide du capitaine pour cette tâche…
- Entendu, Magdalena, je t’apporte mon concours. Je me branche directement sur ton central. Débute par le contrôle du niveau ingénierie…
Lorenza voyant Daniel Lin établir un contrôle direct avec l’IA du Sakharov eut une moue dubitative.
- Qu’y a-t-il docteur?
-  Je m’inquiète pour le capitaine, voilà tout. Cette procédure n’est pas à conseiller dans les circonstances actuelles.
- Je sais et je comprends, Lorenza. Parez à toute éventualité au cas où…
- Oui, monsieur… j’ai sur moi du TRICPB 14...

***************


Vingt-sept heures plus tard pour le vaisseau, mais en fait le troisième jour de Kramm de l’an 7955 selon le calendrier en vigueur sur Hellas, autrement dit le vingt-huit août 2299 pour les Terriens, le Sakharov était positionné en orbite autour de la planète-mère des Helladoï.
Le cerveau positronique du capitaine Wu venait de détecter les premiers signes avant-coureurs d’une invasion par une flotte interstellaire d’origine Haän. En cela, il avait été plus prompt que l’IA Magdalena. C’était pour cela que cette date avait été sélectionnée.
Désormais stabilisé dans le continuum spatio-temporel, le vaisseau terrestre, placé en mode d’observation, enregistrait tout ce qui se passait à la surface d’Hellas, y compris et surtout, dans les grands centres urbains.
Tandis que la flotte Haän devait encore parcourir quatre millions de kilomètres avant d’atteindre son objectif, le commandant Fermat et ses subordonnés assistèrent avec effroi et impuissance au suicide collectif volontaire de huit milliards d’êtres pensants parmi les plus remarquables intelligences humanoïdes connues de la Galaxie.
Les Helladoï avaient choisi un moyen raffiné pour mourir. Après avoir détruit tous les relais subspatiaux de leur planète, ils s’étaient plongés dans les eaux des piscines ou dans des baignoires puis avaient paisiblement tailladé leurs veines et ainsi leur sang jaune soufré avait coulé, se mêlant peu à peu au bleu du liquide tiède dans lequel ils trempaient. 
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Malgré eux, fascinés par ce terrifiant spectacle, les survivants du Sakharov regardaient, totalement immobiles, l’écran tridimensionnel en forme de bulle de la passerelle.
Cependant, le docteur di Fabbrini réagit la première devant la cruauté de la situation.
- Ah! Dire que nous ne pouvons rien faire pour empêcher cela! Quelle monstrueuse absurdité!
- Dois-je couper l’image docteur? Demanda le commandant.
- Euh… attendez encore un peu, fit Daniel Lin connecté à Magdalena. Peut-être pouvons-nous trouver un survivant… Sarton…
- J’ai peu d’espoir, capitaine, mais enfin… opina André.
Le vaisseau terrestre avait beau poursuivre son orbite autour d’Hellas, montrant toujours les mêmes scènes de désolation, il n’y avait aucun signe de l’existence de rescapés.
Enfin, l’écran focalisa sur l’intérieur d’une sorte de villa à patio, bâtie avec des briques crues, son matériau et sa structure adaptés à la chaleur torride helladienne, plus précisément sur une salle de bains évoquant par sa décoration les années folles de la planète Terre, carrelée d’authentiques faïences de Delft. Puis, il y eut un zoom sur la baignoire dans laquelle surnageait dans une eau cuivrée, le cadavre en début de décomposition d’un conseiller et prospectiviste attaché à l’aréopage gouvernemental d’Hellas. 
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- Avez-vous identifié l’homme?
- Oui capitaine, répondit aussitôt Fermat. Il s’agissait de Sarton. Vous-même et l’IA vous nous avez conduits jusqu’ici parce qu’il nous fallait apprendre comment avait disparu la civilisation helladienne dans cet Univers. Nous devions aussi savoir ce qu’était devenu Sarton. Mais pour comprendre pourquoi le conseiller scientifique en est venu à commettre un tel geste aussi désespéré, il nous faudra remonter plus en arrière dans le passé.
- Je pense que ce sera inutile car ce Sarton-ci n’a pas eu le même destin que le nôtre, avança Lorenza.
Daniel s’autorisa à interrompre l’échange.
- Monsieur, je perçois des ondes non identifiées par Magdalena. Or, j’en ai rencontrées de semblables lors de ma mission sur Ankrax en compagnie de l’ambassadeur Vellur. Les ondes émises s’apparentent à celles d’un champ anentropique de contention.
- Un objet ou peut-être davantage serait donc protégé par ce champ?
- Oui, cela vient du jardin. Parallèlement, il est accompagné d’un message en lingua codes diffusé sur une fréquence inhabituelle. Il dit: « récupérez-moi »… ce message est difficile à capter car il est affaibli par l’existence de ce champ qui n’appartient pas à notre dimension. La résonance magnétique n’est identique à la nôtre et ne s’aligne qu’à 97%.
- Capitaine! Il n’y a pas à hésiter. Récupérons ce qui est ainsi enfermé au plus tôt.
- Commandant, le terme approprié est intercalé entre deux univers.
- Aïe! S’écria la doctoresse.
- La manœuvre est délicate mais pas impossible, fit Fermat.
- En effet, la récupération de l’objet ou de quoi que ce soit d’autre, enchaîna Daniel Wu, exige de notre vaisseau la création d’un minuscule trou de ver dont nous devrons contrôler la stabilité. Pour cela, un quart de l’énergie stockée dans nos réserves devra être utilisée. Toutefois, les probabilités de réussite sont de l’ordre de 98,7333%, taux acceptable vous en conviendrez tout comme moi.
- Hem… souffla Lorenza.
Mais la jeune femme n’alla pas plus loin dans ses objections, croisant le regard de son supérieur.
- Je me place en symbiose avec l’ordinateur de l’ingénierie afin d’avoir un contrôle absolu sur le charpakium qui catalyse l’échange matière antimatière à l’atome près du moteur principal.
- Capitaine, faites au mieux, lança Fermat.
- Contact établi. L’opération est commencée, dit le daryl androïde sans aucune émotion.
L’énergie ainsi puisée puis utilisée engendra alors une singularité locale en quelques microsecondes, singularité qui se manifesta sous la forme d’un mini trou noir. Celui-ci sembla dans une première phase avaler le Sakharov, puis la planète Hellas en son entier. Les superstructures du vaisseau vibrèrent, émirent des sortes de longs gémissements et les compensateurs inertiels furent brièvement désactivés. Le croiseur interstellaire se retrouva déstabilisé dans son orbite.
Enfin, dans un deuxième temps, les distorsions sonores et lumineuses affectèrent le point nodal ainsi créé du contre-champ anentropique.
Cependant, le vaisseau tenait bon.
Sur la passerelle, le commandant Fermat et Lorenza di Fabbrini s’étaient protégés en s’harnachant sur leur fauteuil et en déclenchant un micro champ de force les entourant individuellement.
Ne vous inquiétez pas pour Violetta. Depuis les préparatifs du saut quantique, elle avait été plongée dans un sommeil hypothermique. Il en allait de même pour Antor, toujours dans sa cellule.
Au bout d’un laps de temps non mesurable mais fort court assurément, le trou noir, devenu trou blanc, recracha la planète avec son satellite artificiel. Sur le Sakharov, tous les paramètres revinrent à la normale et les officiers sortirent de leur inconscience.
Seul Daniel, fort de son cerveau positronique, avait commandé jusqu’à son terme cette manœuvre des plus risquées.
Maintenant, dans la nuit qui régnait sur Hellas, un halo fluorescent se détachait, provenant du jardin zen de la propriété de Sarton. Fermat observa le phénomène quelques secondes, admirant la beauté de la chose. Puis, il ordonna:
- Capitaine, téléportez ce qui crée cette fluorescence.    
- Tout de suite monsieur.
Daniel Lin exécuta l’ordre et matérialisa le mystérieux objet dans le hangar 12 qui était muni d’un sas de décontamination. Après cette opération, le commandant s’y rendit afin de récupérer ce qu’il allait bientôt appeler « les disques de Sarton ».
Au bout de dix minutes, il revint sur le pont, tenant précieusement un antique coffret d’orichalque dans lequel l’Hellados avait enfermé son testament. Ce coffret provenait d’une fouille archéologique faite sur le mystérieux continent Antarctique. Il avait plus de six mille ans d’âge. 
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- C’était donc cela qui était ainsi protégé, murmura André succombant à son émotion.
- Quel objet magnifique! S’écria Lorenza qui avait la fibre artistique développée.
- Daniel, je vais avoir besoin de vous pour ouvrir ce coffret, commanda Fermat. Mais il faudra le faire avec le plus grand soin. En attendant, déconnectez-vous d’avec l’IA.
Avec une grimace de soulagement explicite, le daryl androïde obéit. Il peinait à dissimuler son épuisement. Son attitude n’échappa ni au docteur ni à André. Leurs regards se croisèrent.
- Capitaine, êtes-vous fonctionnel?
- Allez-vous bien, Daniel? S’inquiéta la jeune femme.
Cependant, Lorenza n’attendit pas la réponse et sortant de sa trousse une dose de TRICBP14, elle injecta le produit dans l’épaule de son patient qui eut alors un léger froncement de sourcil. Visiblement, le daryl n’aimait pas les médicaments administrés par le docteur mais il savait ne pas pouvoir s’en passer.
Marchant vers son supérieur, le capitaine prit alors le coffret et l’examina deux secondes seulement.
- Monsieur, je pense pouvoir l’ouvrir. Je n’ai besoin que de cinq minutes tout au plus. Il s’agit là d’un système classique de fermeture électronique basé sur la fréquence résiduelle de la formation de l’Univers. Toutefois, Sarton y a rajouté quelques fractales… j’aurais fait de même…
Avec mille précautions, Daniel s’installa à la console scientifique et soumit la cassette à différents tests. Il voulait certes s’assurer qu’elle était démunie de pièges mais ainsi, il ne faisait que suivre les procédures habituelles de sécurité.
Après avoir achevé l’examen préliminaire, le capitaine décoda très vite la fréquence d’ouverture et, moins d’une minute plus tard, le coffret laissait voir son mystérieux contenu: une dizaine de disques translucides, pas plus grands que des capsules de bouteilles, et aussi fins que des feuilles d’aluminium transparent.
Soudain, au centre de la passerelle, à deux mètres environ au-dessus du sol de duracier, se forma l’image tremblotante d’un être qui prit peu à peu ses contours définitifs. C’était Sarton lui-même, un Sarton âgé d’une cinquantaine d’années helladiennes tout au plus, ce qui le situait dans le deuxième tiers du XXIIIe siècle. 
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Puis sa voix s’éleva, chaude mais sans accent. Il s’exprimait en français et non en une espèce de « basic english ». Chose surprenante, par instant, il transparaissait dans ses propos une émotion mal contenue. Cela étonna grandement Fermat car Sarton était un pur Hellados, un scientifique qui avait consacré toute son existence à la connaissance. Mais il n’eut pas le temps de gloser sur ce détail car le prospectiviste énonçait des informations vitales.
- Si vous êtes parvenus à forcer les champs anentropiques de contention qui protégeaient ce coffret et donc mon testament, puis à enclencher le message holographique l’accompagnant, cela signifie que j’ai échoué dans le passé d’une histoire autre. Cependant, vous ne pouvez être des Haäns car, même dans les siècles futurs, y compris au XXXe siècle, ils ne disposeront pas d’une telle technologie permettant l’annihilation momentanée des champs anentropiques. Tout espoir n’est donc pas perdu. 
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L’être holographique fit une pause puis reprit d’une voix grave et vibrante à la fois.
- Inconnus, pour vous qui ne me connaîtriez pas ou ne me reconnaîtriez pas, je m’appelle Sarton, j’ai le grade de scientifique de rang numéro 1, immatriculation SPSTH1, dans les caractères latins humains, conseiller auprès du président de l’aréopage de la planète Hellas. Je suis né en l’an 2165 du calendrier terrestre chrétien. J’émets ce message à la date du 3 mars 2265 bis, alors que tout semble consommé. Depuis un couple d’heures helladiennes, le système Epsilon Eridani est en état de guerre avec l’Empire Haän. Courageusement, ma planète fait face, mon peuple va résister mais il n’a pas connu de conflit depuis sept mille ans terrestres et n’a, dans la galaxie, aucun allié sur lequel il puisse compter. Les Castorii se sont rendus il y a une décade…
Désormais, les Haäns, après avoir jeté leur dévolu sur Mingo, Mondani, Sestriss, Laerma, Delta et j’en passe, s’intéressent à Alpha et Beta Centauri. Or Alpha du Centaure représente une proie facile. Centaurus A puis Centaurus B ne vont pas tarder à tomber entre les mains de ces guerriers. Assurément, ces deux mondes ne pourront résister. Encouragé par ces victoires qui ne font aucun doute, le peuple de Haasücq prendra ensuite pour cible le système Sol et sa troisième planète, Terra. En effet, la Terre offre chaleur, eau en abondance et ressources aux Haäns habitués à vivre dans des déserts montagneux extrêmement froids. De plus, les Terriens sont retombés il y a peu à l’état de barbarie d’avant l’écriture. 
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Ces mots déclenchèrent des frémissements d’horreur chez l’équipage du Sakharov  d’autant plus facilement qu’ils étaient illustrés par des schémas et des images militaires en 3D. 
- Depuis le début du XXIIe siècle, la Terre des humains n’était plus que l’ombre de ce qu’elle avait été jadis et ailleurs. La civilisation terrienne, si riche dans sa diversité, si passionnante dans son évolution, était anéantie. En effet, dans ce temps-ci, à la suite du triomphe du système économique ultra capitaliste généré par l’essai de Thaddeus von Kalmann Slavery Trek, paru en 1947, les humains s’enfermèrent dans la recherche de l’unique bonheur matériel. Ce fut là leur seule éthique de vie, leur seul référentiel. Ils en vinrent, prisonniers de cette idéologie reposant sur l’argent, à négliger les signes avant-coureurs d’une catastrophe écologique majeure annoncée. Lorsque certains esprits plus éclairés mettaient en garde les dirigeants, aussitôt, une crise économique surgissait, détournant les volontés de mettre en route les mesures nécessaires.
Tels étaient les nantis, leur égoïsme étant leur seul moteur.
Pourtant, la roche tarpéienne était proche du Capitole et, trente ans après son triomphe sans partage, l’hégémonie ultra capitaliste se retrouva brusquement confrontée à une résistance inattendue de la part des laissés pour compte de cette société égotique. Les parias, les pauvres et les mystiques brandirent alors le drapeau du fanatisme religieux. Ils déclenchèrent un collapsus général ou plus exactement une sorte de guerre civile mais à la l’échelle planétaire, utilisant comme arme le terrorisme.
On aurait dû s’attendre logiquement à la victoire des détenteurs de la technologie, mais ce fut le contraire qui advint. La masse des démunis l’emporta haut la main.
À l’aube du XXIIe siècle, les fondamentalistes dominaient presque toutes les terres émergées tandis que les orgueilleux possédants qui avaient fini par rabattre de leur superbe ne contrôlaient plus que quelques isolats sur l’ancien continent nord-américain comme Washington, San Francisco, Boston et Vancouver, et en Eurasie, la Suisse, l’Italie du Nord dont les gouvernements appartenaient à l’idéologie fascisante et raciste, Guangdong, Macao et Tianjin. En Australie, seule Sydney restait entre les mains de ces intégristes économiques.
Parallèlement à ce monologue, les images montrant les conquêtes de la nouvelle guerre sainte défilaient, notamment celles de la prise de l’Université de Chicago en 2058. Des mutins en haillons brisaient avec une rage sauvage mêlée d’une joie farouche les bustes des Prix Nobel d’économie issus de ce campus. Puis l’holofilm s’attarda sur d’autres rebelles ailleurs, à Genève ou Zurich en train de piller les banques ou en train de s’entretuer pour la possession de lingots d’or.
Nous étions parvenus à l’année fatidique 2105 et Sarton poursuivait.
- Ce fut en 2105, lors de la chute du dernier bastion suisse, le 18 mai, que, subitement, les eaux se mirent à monter de cent unités terrestres et envahirent ce qui restait des grands centres urbains. À la désolation de la guerre se rajouta la destruction par les océans en furie. Inexorablement, sans que rien ne pût les arrêter, les mers poursuivirent leur crue et ce, durant plusieurs semaines. Tout fut ravagé. 
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Mais pour en revenir aux deux clans qui s’affrontaient, la victoire des mystiques paraissait en fait inévitable pour un observateur éclairé car les fondamentalistes religieux, s’ils semblaient avoir rejeté toute technologie au premier abord, avaient, en réalité, conservé le savoir guerrier et tactique ainsi que les armes perfectionnées tandis que l’autre camp vivait dans le luxe le plus éhonté, du moins les dirigeants car leurs serviteurs devaient se contenter de quelques miettes. L’élite avait perdu depuis des lustres tout instinct de survie, ne voyant pas qu’à sa porte, au sein même de sa domesticité, la revanche se préparait. La masse affamée, désespérée, fut fanatisée et crut trouver son Eden en massacrant ses anciens maîtres, les seigneurs de l’argent.
Arrivé à cette partie du récit, le prospectiviste marqua une pause ce qui lui permit de passer l’holofilm de la fulgurante montée des eaux de la terrible année 2105, images qui se passaient de commentaire, puis dans toute sa tragédie, la fuite éperdue des survivants vers les sommets les plus élevés, épargnés mais pour combien de jours encore, par les océans déchaînés.
En trois semaines, quatre-vingt-quinze pour cent des terres se retrouvèrent immergées.
Puis l’holofilm focalisa sur le demi-milliard de rescapés. Ceux-ci ne pensèrent et cela est légitime, qu’à leur survie, à lutter pour subsister ne serait-ce qu’une journée encore. La sauvagerie montrée atteignait un tel niveau qu’elle suscita un haut-le-cœur chez le docteur di Fabbrini. En moins de deux mois, tout vernis, tout vestige de civilisation disparut, y compris chez les ex-détenteurs de la puissance financière. L’humanité sombra dans l’anthropophagie la plus abjecte, le plus fort physiquement dévorant le moins chanceux. Les refuges où s’étaient regroupés les survivants étaient en effet dépourvus de toute ressource alimentaire.
Sarton reprit d’une voix assourdie.
- Dans une cinquantaine d’années le niveau des océans se sera stabilisé grâce à la transgression marine. Alors, une flore encore rudimentaire s’installera et gagnera la bataille pour la vie. Aux différentes sortes de mousses, de lichens et de sphaignes succéderont des espèces plus élaborées.  
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- Bon sang! Combien de temps a pris cette stabilisation? Interrogea Fermat. Elle a été certainement longue, trop longue pour l’humanité. Ainsi, les Haäns ont eu tout loisir d’envahir la planète.
Tout naturellement, le prospectiviste n’avait pas entendu cette remarque. Il s’agissait d’un enregistrement dont l’interactivité était des plus limitées. Sarton continuait son discours tout en déroulant les ultimes images captées par les relais subspatiaux Helladoï. Ensuite, les stations d’observation avaient été détruites, les gouvernements d’Hellas ne désirant pas en voir davantage. Ce qui suivit des propos ne relevait que de la prospective pour le scientifique, mais ces hypothèses avaient été  corroborées par le périple de Lorenza sur cette Terre ennoyée.
- l’Institut de recherches dont j’étais membre avait détecté des anomalies dans le continuum espace-temps de la Galaxie. Certains des travaux menés révélèrent qu’il y avait eu manipulation de la trame historique. Ces modifications n’étaient pas anodines loin de là et conduisaient Hellas à sa perte. Il en était de même pour la Terre qui, dans ce temps alternatif, n’avait jamais été contactée par mon peuple. Après quelques démarches, je fus désigné par le Conseil pour tâcher d’enrayer la fin peu glorieuse des civilisations helladienne et humaine.
À plusieurs reprises, je me rendis sur la Terre du passé, dans des temps alternatifs. Au cours d’une de mes missions, je réussis sans nul doute puisque ma mémoire, bien qu’endommagée, conserve quelques échos de mes actions. Toutefois, dans cette dimension-ci, un grain de sable, non prévisible dans tous mes calculs, mes probabilités, localisé dans la seconde moitié du XIXe siècle terrestre, vint gripper la machine laborieusement mise au point. Ce grain de sable est un humain répondant au nom de Frédéric Tellier.
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 Jamais il ne sut qu’il était, indirectement, responsable de mes tergiversations. J’aurais dû le tuer, mais je ne le pus. Il était trop noble et valeureux pour mériter un tel sort. L’Artiste empêcha donc l’émergence de la maîtrise de l’atome par les humains avec un siècle d’avance par rapport la piste temporelle qui voyait le triomphe de la paix dans la Galaxie. À moyen terme, ce fut sans doute un bien car ainsi, bien que la Seconde Guerre mondiale se retrouvât rallongée de deux années, la planète évita les Guerres eugéniques de la fin du XX e siècle.
Mais ce laps de temps supplémentaire permit hélas le triomphe de l’idéologie la plus matérialiste qui soit.
En 1867, dernière étape dans le passé terrestre, la perte irrémédiable des secrets d’un précurseur nommé Danikine, en fait le voleur d’écrits mystérieux remontant au XV e siècle, gêna le physicien germano-américain Albert Einstein. Soixante années après ces faits, il ne put élaborer la théorie complète des champs unitaires. Toutes mes interventions antérieures, celles accomplies tant au XX e siècle qu’au XIXe s’effacèrent tandis que les écrits de Danikine m’échappaient définitivement.
Tout était donc à refaire mais je me retrouvai totalement impuissant car je fus alors projeté sur Hellas dans un univers autre, un monde alternatif, la mémoire altérée durant de nombreux cycles. Or les Haäns menaçaient déjà. La politique courante l’emporta sur ma planète et lorsque je recouvrai tous mes souvenirs, il était bien trop tard pour renverser la vapeur.
Cependant, vous qui venez de mettre la main sur mon testament, vous pouvez agir. J’en garde l’espoir. C’est pourquoi je m’adresse à vous du passé dans une langue que vous comprenez. Je ne sais comment mais j’ai l’intuition que vous êtes humains, français et appartenez à un futur où tout est possible.
Dans le coffret reposent dix disques de titane et d’orichalque sur lesquels sont enregistrées toutes les informations nécessaires à la reprise de la mission, c’est-à-dire au rétablissement de la première chronoligne. Une partie des données concerne les responsabilités humaines de l’état présent de la Galaxie ainsi que les noms des conquérants futurs qui n’ont pu réussir qu’en bénéficiant d’une aide occulte. Je ne crois pas au hasard, et, dans ce cas, il y a eu trop de coïncidences. Pour les responsabilités extérieures, les Haäns du XXXe siècle sont tout désignés mais restez sur vos gardes. L’aide mystérieuse n’est sans doute pas humanoïde… si vous maîtrisez le voyage dans le temps comme je le soupçonne, car seule une civilisation avancée est à même de venir à bout de champs anentropiques, d’ailleurs les Haäns en ignorent le B.A.BA de la théorie, vous êtes à même de comprendre que la création d’un univers alternatif n’entraîne pas l’effacement total de l’original. Des résidus persistent au-delà des quanta. C’est à vous de les percevoir, de les traquer et de les identifier.
Vous avez l’entière liberté de choix pour agir au mieux. Soit dans le passé terrestre, soit dans le futur Haän. Mais j’ai pleinement conscience qu’il s’agit là d’une décision difficile à prendre. Vous devrez en passer par la suppression d’êtres vivants et conscients. Il vous faudra assassiner dix mille humains dans le passé de la Terre ou anéantir l’Empire Haän du XXXe siècle avec ses trente milliards de guerriers mais aussi de civils, de femmes et d’enfants.
Un mot encore: la dernière option s’avère la plus risquée; elle peut détruire, par réaction en chaîne la Galaxie en son entier. Elle suppose l’emploi d’armes à bosons qui n’en sont encore qu’au stade théorique à l’heure où je vous parle. Le danger majeur qui en résulte étant l’altération irréversible de la structure du Multivers lui-même, le conduisant au Big Crunch.
Il vous appartient donc de décider en votre âme et conscience. Moi, je ne le puis, il m’est interdit de le faire, n’étant plus qu’un ombre. Entre vos mains, désormais, vous détenez le pouvoir de vie et de mort. Comme les dieux. Mais souvenez-vous: vous n’êtes pas des dieux…
Un long silence s’établit alors. Chacun était plongé dans une profonde et douloureuse méditation et n’osait prendre la parole. Pourtant, il fallait se résoudre à dire quelque chose. Fermat qui, en tant que commandant de vaisseau interstellaire depuis vingt ans, parvenait à mieux contrôler ses émotions, se ressaisit le premier.
- Vous avez une heure pour réfléchir au problème. À toutes les éventualités et aux conséquences. Toutes les suggestions seront les bienvenues. Daniel, à vous la lecture des disques de Sarton.
En tant que médecin, Lorenza objecta.
- Commandant, nous ne sommes que trois et nous avons besoin de repos.
- Faux, docteur. En comptant Antor, nous sommes quatre. De plus, il s’agit d’une urgence priorité 1! Notre confort doit être sacrifié. Ne raisonnez plus en médecin qui soigne ses patients mais en militaire confronté à une invasion. Vous avez le grade de lieutenant dans la flotte interstellaire. Désormais, nous sommes en état de guerre contre l’Univers entier et ce n’est pas nous qui l’avons déclenchée. Compris?
- Oui, monsieur. À vos ordres.
Après un salut militaire en bonne et due forme, le médecin en chef du vaisseau tourna les talons et s’en alla réfléchir dans le laboratoire médical.
Fermat s’avisant de la désapprobation de son bras droit, l’interrogea.
- Capitaine, auriez-vous, vous aussi, des objections à formuler?
- Commandant, hésita Daniel Lin, mes deux personnalités ne peuvent envisager… l’assassinat comme moyen de sauver notre Univers… de plus, ma religion interdit le meurtre…
- La mienne également capitaine Wu! Vous dites « deux personnalités »… vous faites allusion à votre cerveau positronique.
- C’est cela. Puis-je dépasser ma programmation et aller à l’encontre de la loi numéro 1 d’Asimov?
- Ainsi s’appelle le garde-fou de votre partie artificielle… hum… j’attends votre réponse.
- Commandant, il existe bien une loi zéro qui a été programmée dans un de mes circuits… mais je dois avouer que je n’ai jamais eu recours à elle jusqu’à aujourd’hui.
- Capitaine, je vais être plus clair: vous sentez-vous capable de tuer sans être directement menacé? Car c’est cela que je vais exiger de vous!
- Euh… affirmatif, commandant… grâce à la loi zéro… mais… 
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- Je poursuis. Avez-vous déjà été confronté à ce dilemme? Si oui, quand?
- Ma réponse ne peut être que positive. Lors de la récupération du docteur di Fabbrini et de sa fille Violetta, j’ai dû user des torpilles à bosons alors que mon existence n’était pas directement menacée. Cependant, il n’y a pas eu crise de ma part car un des membres de notre équipage se trouvait en danger de mort immédiate.
- Je vois. Qu’avez-vous ressenti après avoir été contraint de sauver le docteur et sa petite fille?
- Un début de remise en cause de mon utilité et de ma fonction à bord.
- Ensuite? Tout a été remis en ordre? Depuis, tout est fonctionnel chez vous?
- Oui, commandant, je le suis à cent pour cent.
- Dans ce cas, êtes-vous prêt à m’obéir?
- Certes oui…
- A faire primer la partie humaine de votre personnalité?
- Monsieur, je relève le défi!
- Pourquoi capitaine?
- Il me permettra de décider enfin et définitivement de ce que je suis ou veux être.
Le capitaine Wu allait rajouter quelque chose mais le son grave et stridulent de l’alerte pourpre envahit le pont.
Devant l’urgence de la situation, l’IA du Sakharov venait de prendre le contrôle du pilotage. Elle sortit le croiseur de l’orbite d’Hellas et passa en luminique 8 en une seconde et demie.
Les deux officiers eurent donc juste le temps de s’asseoir avant d’être écrasés par l’accélération brutale car Magdalena n’avait que partiellement compensé cette vitesse.
Reprenant son souffle avec difficulté, Fermat énonça:
- Les vaisseaux d’invasion Haäns doivent être entrés dans l’espace helladien proche. IA, sortez du système d’Epsilon Eridani et empruntez une trajectoire d’évitement à hyperluminique 10.
- Bien commandant. Vos ordres sont en cours d’exécution.
- Je reste sur la passerelle. Daniel, il vous reste cinquante-sept minutes.
- Oui monsieur.
- J’attends vos suggestions avec impatience…
D’un pas lent, le daryl androïde se dirigea vers la console scientifique afin de lire les dix disques de Sarton et d’examiner ensuite les différentes options s’offrant aux survivants du Sakharov.

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Quelques semaines auparavant, à bord du vaisseau intersidéral.
Georges, les bras encombrés par un bac contenant des greffons d’orchidées et des boutures de fleurs de Khum au parfum sucré et capiteux, entrait d’un pas assuré dans la cabine de son frère. Il voulait lui montrer le dernier état de son expérience en cours et espérait recevoir par la même occasion un ou deux judicieux conseils. Mais Daniel s’affairait dans le secteur ingénierie auprès d’Anderson et Andrews.
La cabine de Daniel Lin, vaste et confortable, était occupée en grande partie par de nombreux instruments de musique: clavecin authentique du XVIIIe siècle, piano-forte ayant appartenu à Ludwig van Beethoven, orgue portatif, clavier électronique ultraperformant du XXIe siècle, hautbois, flûte et ainsi de suite.
Sur le lit, des partitions s’étalaient, du Brahms, du Liszt, du Chopin, du César Franck, du Mozart, du Bach mais aussi des enregistrements live des plus grands interprètes  et concertistes des XX e, XXIe, XXIIe et XXIIIe siècles. Rubinstein, Arrau, Gould trônaient à part. 
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Les murs de la chambre étaient décorés de posters holographiques d’Einstein, de Marilyn  Monroe, de Martin Luther King, et surtout et avant tout, de Don Moss. Ces portraits avaient la particularité de suivre du regard tout spectateur.
Il est bon de savoir que Don Moss, incomparable claveciniste du XX e siècle, trop tôt disparu, était l’idole du capitaine qui s’appliquait, lors de ses loisirs, à reconstituer son jeu unique.
Sur la moquette couleur sable, Ufo, allongé, bâillait, mais lorsqu’il vit Georges, il se leva précipitamment afin de l’éviter. Étant exclusif dans ses affections, il se contentait de tolérer la présence du frère aîné de son maître.
D’un pas feutré et souple, le chat se dirigea ensuite vers la console de commande du synthétiseur de nourriture.
Intrigué, Georges posa le bac sur une chaise libre et se mit à observer l’incroyable félin.
En apparence, Ufo était un chat des plus ordinaires avec son long poil non agouti et blanc, noir sur le dos, blanc sur le ventre, le bout de la queue immaculé. Ses yeux bleus vous scrutaient longuement et vous faisaient explicitement comprendre la lassitude d’une vie de félin à bâiller, dormir et bâfrer sans possibilité d’avoir une compagne.
Ufo, créature des plus intelligentes, entendait parfaitement tout ce qu’on lui disait malgré la couleur rare de ses yeux. Il comprenait chaque parole prononcée qu’elle le fût soit en anglais, français ou mandarin. En fait, bien qu’incapable de parler, il savait obtenir ce qu’il voulait et, en général, cela consistait en un supplément de nourriture.
En effet, toujours affamé et plutôt goinfre, notre félin détestait le récent régime draconien que Daniel Lin lui faisait subir.
Qui avait dressé l’autre? Qui avait adopté l’autre? On pouvait se poser la question.
Ufo n’était pas né d’une mère chatte. Il avait été créé en éprouvette et amélioré génétiquement par son maître.
Le capitaine Wu ne se l’avouait pas mais il souffrait lui aussi d’un sentiment effroyable de solitude. C’était pourquoi ce félin capricieux et gâté avait vu le jour.
Tous deux se complétaient à merveille.
S’étant enfin décidé, Ufo frôla de sa patte avant gauche une des touches du synthétiseur. Ce geste ne fut pas exécuté au hasard. Une petite cavité apparut dans l’appareil matérialisant une soucoupe débordant de viande de lapin marinant dans une sauce rouge particulièrement épicée.
Alors, l’incroyable se produisit.
En un éclair, le chat, pourtant assez ventru, bondit et dévora le contenu de la gamelle à une vitesse inimaginable. En cinq secondes, il n’y eut plus le moindre atome de nourriture dans la soucoupe.
Cette quantité ne sembla pourtant pas suffire à Ufo. Il appuya illico sur la même touche pour ravoir le même plat.
Cette fois-ci, la voix artificielle de l’ordinateur du synthétiseur objecta:
- Vous venez de manger votre ration de la journée. La distribution est terminée. Pour un supplément, changez le code de programmation ou voyez votre maître.
Le chat entendit le message et miaula alors de dépit. Penaud, sa queue entre les pattes, il regagna son coin favori de moquette et s’étira.
Rien n’avait échappé à Georges de ce manège. Adossé contre la cloison, il ne put retenir un rire à la vue de l’attitude hautaine du chat s’en retournant dans son coin.
Le jeune Asiatique se promit de raconter la scène à son frère lorsqu’il en aurait l’occasion.

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