samedi 12 novembre 2016

Un goût d'éternité première partie : Rodolphe : 1891.



1891


Bonn, 29 avril 1993.

Gregory Williamson, commandant en chef des forces de l’OTAN, devait rencontrer le chancelier chrétien-démocrate Fritz Dieckermann afin de débattre la question d’un nouveau renforcement du système de défense occidental. Âgé de soixante-quatre ans, le lieutenant général était connu pour son intransigeance. Ancien de la guerre du Vietnam, médaillé de multiples fois pour ses actes de bravoure, il croyait dur comme fer en la mission des Etats-Unis, celle de sauvegarder le monde libre face à l’impérialisme soviétique. 
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Adversaire de toute négociation tendant à réduire les armements nucléaires américains, Williamson était vu comme la bête noire de Nikolaï Diubinov, sans oublier les bêlants pacifistes allemands.
Le nouveau Président Drangston avait découvert en lui un serviteur inconditionnel, parangon d’une seule cause: celle de gêner par tous les moyens les intérêts expansionnistes soviétiques, et ce, tout particulièrement en Amérique latine, mais aussi  au Moyen-Orient.
De mois en mois, les rumeurs selon lesquelles Drangston avait l’intention de nommer Gregory commandant suprême des forces américaines allaient en s’amplifiant.
Mais comment se présentait le lieutenant général au physique?
De forte complexion, assez trapu, la tête carrée, les cheveux rares et gris, les yeux noirs, il en imposait à tous ses interlocuteurs. Ses mains, fortes et nerveuses, étaient sans cesse en mouvement et sa voix rauque, un abus de cigarettes sans filtre, avait parfois des intonations sudistes.
Ce jour-là, assis à bord d’une somptueuse limousine Chevrolet
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 de couleur noire, le général, en grand uniforme, entrevue officielle oblige, s’adressait à son chauffeur allemand, Hans. L’aide de camp de Williamson, le brigadier général Kerry et le commandant des forces de l’OTAN en Italie, le major général Mac Reynolds, suivaient dans une autre voiture, toute aussi somptueuse.
Des motards escortaient le convoi, roulant à grande vitesse.
- Hans, soyez prudent, faisait le général. Les pacifistes ont déclaré qu’ils feraient tout pour m’empêcher de rencontrer le chancelier Dieckermann. N’ont-ils pas annoncé une manifestation monstre destinée à gêner la circulation dans la ville? Les forces de l’ordre sont en état d’alerte.
- Mon général, la voiture est blindée. Or, ce blindage est beaucoup plus efficace que l’ancien et ce, grâce à un nouvel alliage constitué de titane et d’un métal récemment découvert sur une météorite. La seule chose que les « verts » peuvent tenter contre nous, c’est d’arroser la carrosserie de peinture ou encore de la bombarder de fruits pourris.
- Ces pacifistes ne sont que des singes hirsutes et crasseux. Des s, sans aucun amour propre, prêts à se vendre aux « reds ». Ils verront bientôt de quel bois je me chauffe!
- Mon général, le motard de tête me signale que la rue est bloquée à deux cents mètres. Le convoi va devoir ralentir. 
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- Il n’en est pas question, Hans! Au contraire, foncez dans le tas.
Effectivement, une horde de manifestants très déterminés tentait d’entraver la circulation. Cette foule hurlante et excitée brandissait des pancartes sur lesquelles étaient inscrits des slogans haineux envers les Américains. Malcolm Drangston en était la cible privilégiée.
Des jeunes femmes, mais aussi des moins jeunes, des hommes également, aux cheveux longs en désordre, vêtues de vieux pulls informes, de jeans délavés et usés, promenaient une effigie de Drangston revêtu d’un uniforme nazi, une bombe à la main, une tête de mort dans l’autre.
- Ces pouilleux exagèrent, jeta le général. Écrasez le champignon, Hans. Tant pis pour eux.
Alors, la longue limousine se fraya un chemin coûte que coûte parmi la foule surexcitée, risquant d’écraser de nombreux manifestants. 
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La panique gagna les pacifistes à la vue de ce bolide qui se moquait de voir ainsi tant de personnes attroupées. Ce fut comme une vague hostile, des cris fusant de partout.
Les policiers dispersèrent tant bien que mal les groupes en train de se désagréger. Des jeunes gens, torse nu, des silhouettes de squelettes peintes à même la peau, vociféraient tant et plus, lançant une volée d’injures et de crachats en direction des motards du cortège et des véhicules officiels, reconnaissables à leurs petits drapeaux américains.
Alors que la colère atteignait son paroxysme, le drame éclata. De la fenêtre du premier étage d’un appartement cossu de l’avenue, un bazooka fit feu en direction de la Chevrolet du commandant en chef des forces de l’OTAN.
Des témoins hurlèrent et piaillèrent:
- Garez-vous! Couchez-vous ! On nous canarde avec des armes de guerre.
- Cela vient de cette fenêtre-ci, s’écria un septuagénaire bien comme il faut.
Le plus grand désordre emplit les trottoirs et la chaussée. Le projectile aurait dû normalement détruire la voiture et tuer par la même occasion le commandant en chef des forces de l’OTAN ainsi que son chauffeur. L’Alliance militaire occidentale se serait retrouvée décapitée. Mais les terroristes ignoraient que le véhicule était revêtu du nouvel alliage à toute épreuve. Cela laissa le temps à Williamson de s’échapper. En fait, seul le coffre de la Chevrolet fut atteint et le véhicule s’enflamma sans exploser. Hans, le chauffeur, parvint également à sortir de la limousine. Les deux hommes coururent, accroupis, se réfugier dans le hall d’entrée d’un immeuble tandis que le ou les tireurs prenaient la poudre d’escampette, leur attentat ayant échoué.
Cependant, des policiers repérèrent bien vite les fuyards, au nombre de trois. Ils avaient eu le tort de porter une coiffure caractéristique de type moyen-oriental. Sans sommation, les forces spéciales tirèrent et abattirent deux des suspects. Le troisième, un individu au teint clair, parvint à monter dans une auto garée à un coin de rue. La voiture disparut bien vite et ne fut pas rattrapée.

*****

Vingt minutes plus tard, le troisième homme avait rejoint sans encombre la banlieue de Bonn. À croire qu’il avait une sacrée baraka.
Descendant de son Opel, il actionna une bien étrange montre et se mit en communication avec son chef. 
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- Piikin au rapport. Le pseudo attentat palestinien a échoué.
- C’est contrariant.
- Oui, Maître, j’en ai tout à fait conscience. Je vous rejoins au plus vite. Terminé.
- Des micro caméras dissimulées sous des panneaux de signalisation m’ont permis d’assister à ton échec en direct, Piikin, répondit l’homme d’affaires à New-York. Il va falloir recommencer.
- Oui, Maître, mais… quand?
- Le plus rapidement possible, imbécile.
- Maître, je ne pouvais prévoir que la voiture allait tenir le coup, se défaussa l’homme synthétique.
- Tu aurais dû te renseigner davantage sur la qualité du blindage… ne tarde pas, j’ai à te donner de nouvelles instructions.
- A vos ordres, Maître.
La communication fut interrompue par Johann lui-même. Quel jeu jouait l’ennemi? Qui l’aidait dans ses actions?
- Foi de Johann van der Zelden, pensait le richissime financier, ce n’est pas ce minuscule contretemps qui m’empêchera de faire éclater la Troisième Guerre mondiale à la date prévue! Il me faut pourrir la situation internationale encore davantage, jusqu’à ce que le point de non-retour soit atteint. Pour l’heure, les Palestiniens, et donc les Syriens, et qui dit les Syriens dit aussi les Soviétiques, vont porter le chapeau. En fait, cet échec m’arrange…

*****

25 mars 1891.

Michaël désirait ardemment approfondir ses connaissances sociologiques sur l’humanité du XIXe siècle. Il décida donc, sans en référer à Stephen, de se rendre une nouvelle fois à Ravensburg, incognito, afin de se rendre compte par lui-même comment on inculquait le patriotisme allemand aux futurs cavaliers du Reich. 
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Or, en ce mois de mars 1891, Wilhelm von Möll, officier instructeur, approchait de ses vingt-cinq ans. Avec le grade de lieutenant, il apprenait aux recrues les rudiments de la guerre tout en les abreuvant de paroles flattant leur amour-propre et leur patriotisme. Ainsi, les futurs dragons étaient galvanisés. Cette idéologie ultra nationaliste, agressive et violemment xénophobe, tournée contre la France, ne pouvait déboucher, à terme, qu’à un nouveau conflit contre le coq gaulois. 
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Cela était bon pour les troupes. Mais en allait-il de même à l’école des futurs officiers?
Le jeune homme, se faisant passer pour un correspondant d’un grand journal de Berlin, inspecta les locaux qui lui parurent d’une austérité choquante. Interrogeant habilement les professeurs ainsi que leurs apprentis officiers, il se rendit compte que leurs convictions xénophobes étaient désormais profondément enracinées dans leur cœur. La discipline prussienne, introduite récemment au Wurtemberg, était en train de porter ses fruits vénéneux. Les fortes têtes, les récalcitrants - il y en avait, oui - étaient sévèrement punis par le fouet, ou, pour les plus têtus, subissaient l’humiliation d’un séjour au cachot, sous les quolibets de leurs condisciples.
À la caserne, là où étaient formés soldats et sous-officiers, Michaël s’intéressa à l’enseignement prodigué par Wilhelm lui-même.
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 Naturellement, les conditions d’existence des recrues étaient encore pires que celles des élèves officiers. Ces derniers n’étaient-ils pas issus de la noblesse ou encore de la riche bourgeoisie? Il fallait donc les ménager quelque peu.
Wilhelm, fier de sa naissance, n’avait que faire des humbles, fils de modestes marchands, artisans ou encore laboureurs et fermiers. Il pouvait, en toute impunité, les traiter avec morgue, son rang social étant bien supérieur au leur.
Ainsi, les futurs cavaliers n’avaient droit à aucun égard. Ils dormaient dans des dortoirs mal chauffés et mal aérés, les lits étaient inconfortables au possible, la nourriture absolument exécrable. Chaque jour, un rata innommable était servi, particulièrement nauséabond. La seule qualité de cette nourriture infecte, c’était qu’elle était riche en nutriments et qu’elle calait les appétits les plus féroces.
Quant aux châtiments corporels, ils étaient distribués sans ménagement. Pour une broutille, on recevait le fouet ou la schlague. Des bottes mal cirées, un shako mis de travers, et c’était la punition assurée devant tous les apprentis cavaliers.
Les lits devaient être faits au carré. Quant aux douches, elles n’étaient pas pourvues d’eau chaude et elles étaient prises en commun.
La sonnerie aux couleurs s’effectuait à la diane, cinq heures en été, six en hiver. Le salut devait être impeccable…
Les chevaux étaient mieux considérés que les futurs cavaliers. Eux étaient mieux nourris et mieux soignés. 
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Le colonel Dorf, le supérieur de Wilhelm, passait son temps à être reçu à la chancellerie et fréquentait tous les bals et réceptions donnés par les hautes pontes de la société berlinoise. On le voyait peu à Ravensburg.
Quant à Waldemar, il s’était inscrit en faculté de sciences et y récoltait les louanges de ses professeurs.
Puis Michaël porta toute son attention sur le comportement des femmes en cette fin du XIXe siècle.
« Décidément, soupirait-il, les femmes de cette époque pré atomique sont plus qu’entravées par leurs vêtements. Comment peuvent-elles bouger et même respirer avec ces corsets qui les serrent? Quant à leurs chapeaux, ils sont d’un ridicule achevé! Itou pour leurs bottines d’une fragilité inouïe. Pourquoi doivent-elle également porter des gants, des mitaines et débordent-elles de dentelles?
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 Pour faire marcher le commerce? Sans doute… ah! Les tournures! D’un pratique, ce n’est pas croyable. Il faut un entraînement de plusieurs années pour parvenir à s’asseoir sans difficultés. Et avec élégance qui plus est. Moi, je n’y arriverais pas avec la meilleure volonté du monde. Quant à leurs partenaires masculins, ils sont à peine mieux lotis. Ces chemises trop larges ou trop serrées, ces faux-cols ou ces cols cassés, ces costumes trop chauds ou ces redingotes guindées… les hauts de forme, les panamas, les canotiers, la brillantine, les moustaches et les favoris… il est dur de garder son sérieux devant de tels attifements.
1993 ne vaut pas mieux, ceci dit… trop de discipline d’un côté, un relâchement renversant de l’autre. Ce n’est pas cela qui empêche les Homo Sapiens de vouloir continuer à se détruire! Les étudiantes de Stephen me font presque pitié. On les prendrait pour des cendrillons, à peine vêtues de hardes informes. Seule Inge échappe à ces critiques. Mais il est vrai que son père a de l’argent.
Je n’aime ni 1891 ni 1993. Non, l’idéal, c’est bien l’Homo Spiritus! Plus de corps, plus de vêtements, plus d’excentricités vestimentaires donc, plus de contingences matérielles, adieu les futilités qui gâchent la vie. Ayant eu sous les yeux l’exemple de Wilhelm, odieux personnage, je commence à comprendre pourquoi ses semblables seront responsables et coupables de la Grande Guerre. S’il pouvait être un cas unique… mais hélas, c’est loin d’être le cas…
Malheureux Homo Sapiens! Comme je vous plains… ».
Ayant achevé ses observations, l’agent temporel se hâta de regagner 1993. Son humeur oscillait entre la joie et l’inquiétude. De retour dans la petite villa sans prétention du professeur Möll, il apprit l’attentat de Bonn.
- Les choses empirent ici et vous me laissez me morfondre, lança sur un ton acide le chercheur.
- Williamson s’en est sorti indemne? Alors, inutile de vous faire davantage de soucis.
- Il y a peu, vous me reprochiez mon immaturité supposée… en fait, vous vous montrez plus désinvolte que moi.
- Hum… Stephen, comment dire les choses sans vous vexer? Vous êtes sujet à des sautes d’humeur, en fonction des circonstances. Bref, vous souffrez d’une pathologie…
- Je suis fou, c’est ça? S’offusqua l’Américain.
- Mais non.  Vous êtes un être bipolaire… tantôt du style je m’en fous, tantôt au bord de la plus profonde et plus noire mélancolie… au fond de vous-même, vous restez un adolescent qui refuse de grandir…
- Fumier! Je ne sais pas ce qui me retient de vous foutre mon poing sur votre gueule si mignarde…
- Vous vous en abstenez parce que vous savez que je l’éviterai.

*****

En cet an de grâce 1891, le Vatican fit paraître une Encyclique « révolutionnaire », signée Léon XIII, l’Encyclique Rerum Novarum. La question sociale qui y était posée divisait les catholiques. Les plus conservateurs d’entre eux reçurent fort mal le texte publié le 15 mai. 
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Le conflit atteignit également la famille von Möll, de confession catholique comme nous le savons. Le baron, sa sœur et son fils cadet approuvèrent chaudement les écrits de Léon XIII. Gerta restait sans opinion, n’osant pas montrer son désaccord. Wilhelm éructait de colère contre les idées « révolutionnaires » de Sa Sainteté, l’accusant d’encourager le désordre et l’anarchie. Maria Neürer, veuve, et donc considérée comme majeure, se permettait de remettre en place son neveu, ne mâchant pas ses mots.
- Wilhelm, vous ne dites que des sottises. Si Sa Sainteté a rédigé ce texte, c’est bien pour que les classes dirigeantes se préoccupent davantage des classes malheureuses. Il ne faut surtout pas qu’elles cèdent aux sirènes du désespoir… le socialisme, la révolution et tout son cortège… mais comme vous refusez de réfléchir, vous préférez hurler votre haine…
- Ma tante, si vous n’étiez pas une femme, vous m’en rendriez compte sur l’heure!
- Cela suffit! Ne parle plus ainsi à ta tante, gronda Rodolphe. Tu ne mesures même pas la violence de tes propos. Retourne donc endoctriner tes recrues.
- J’y cours avec joie, répondit le fils aîné avec haine.
- Seigneur, se lamentait Gerta. Je ne comprends pas comment Wilhelm a pu devenir aussi vindicatif.
- Moi non plus.
- Heureusement, Waldemar est son antithèse, insista Maria.
Le 23 juillet de cette même année, la flotte française faisait escale à Cronstadt, en Russie et, devant le tsar Alexandre III, la Marseillaise retentit. Le souverain écouta l’hymne français, debout, tête nue. Ce fait fut remarqué par la presse internationale. Il annonçait le rapprochement franco-russe qui allait effrayer Rodolphe.

*****

1892.

Devant la nouvelle situation européenne et la fin de l’isolement français, le baron von Möll allait tenter de rejouer la carte du pacifisme. Le 18 avril de cette année 1892, une violente dispute éclata entre Rodolphe et le fils aîné.
Le jeune homme, ivre de fureur, éructait.
- Laissez au grenier l’idée saugrenue de la paix à tout prix. En refusant de croire au destin de la Grande Allemagne, vous offensez le nom des von Möll. C’est là une attitude indigne de tous nos ancêtres.
- Wilhelm, ne me faites pas regretter de vous avoir engendré, répondit le père tout aussi hors de lui. Ne voyez-vous donc pas que les rivalités européennes risquent de nous perdre? Une guerre généralisée se profile à l’horizon. Elle se solderait par des millions et des millions de morts. Pourquoi vous obstinez-vous à refuser de comprendre qu’une telle horreur est désormais possible? Il suffirait du craquement d’une allumette, pas davantage. Les progrès de l’armement deviennent effroyables.
- C’est vous qui vous montrez têtu dans ce pacifisme bêlant, rétorqua Wilhelm. Au contraire, grâce à ces progrès que vous maudissez, s’il y a un conflit, ce que je souhaite, il sera de courte durée. Plus nos armes se perfectionnent, plus vite l’ennemi est écrasé.
- Vous êtes aveugle! Lança le baron avec rage. Justement, l’ennemi aussi profite des avancées techniques.
- Vous ne l’admettrez jamais mais vous faites un bien mauvais patriote allemand. Or, cette attitude n’est que le reflet de la fréquentation de vos étranges amis. En premier lieu de ce Michaël, qui n’a ni père ni mère… il se mêle un peu trop souvent de nos affaires.
- Je lui dois la vie, et sans doute vous également, répondit Rodolphe. Vous semblez l’oublier.
- Je n’en crois rien, s’obstina Wilhelm.
- Ainsi, vous me croyez mauvais Allemand?
- Oui, se contenta de répondre le jeune officier.
- Puisqu’il en est ainsi, je vais vous faire changer d’avis.
- Je serais curieux de voir cela.
- Tout d’abord, je vais me battre sur votre propre terrain.
- Tiens donc, ricana Wilhelm.
- Bien évidemment, je ne puis reprendre le service armé. Mais je m’en vais mettre au point un véhicule révolutionnaire de ce pas.
- Hum… c’est tout à fait ridicule.
- Que non pas! Je suis ingénieur… j’envisage une arme secrète qui enthousiasmera l’état-major du Kaiser.
Waldemar qui s’était introduit dans le fumoir, interrompit les deux hommes. Il était accompagné de Gerta.
- Pourriez-vous baisser le ton? Vos querelles deviennent insupportables. On vous entend jusque dans le hall en bas.
- Or, c’est tout à fait inconvenant, insista l’épouse. Nous attendons des invités et vous passez votre temps à vous quereller comme des chiffonniers.
- Pardon, mère…
- Oui, pardon, Gerta.
- Rodolphe, je ne vous comprends plus, reprit la baronne von Möll. J’ai entendu vos dernières paroles. Vous aviez promis de vous dévouer désormais pour la cause de la paix et voilà que maintenant, vous envisagez la construction d’une arme?
- J’ai lancé un défi à Wilhelm. Il m’accusait d’être un mauvais patriote. Il verra le contraire…
- Dieu du ciel, soupira Gerta.
Avec une bonne vingtaine d’années d’avance, le baron von Möll s’attela à la mise au point d’un char d’assaut. Pour ce faire, il eut recours à Michaël, l’appelant par émetteur télépathique interposé, lui demandant son aide.
- J’aurais besoin de plans de véhicules blindés, comme ceux que j’ai vus dans ce maudit livre d’histoire provenant du futur, commença-t-il gêné. 
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- Pourquoi donc? Interrogea l’agent temporel. Quelle soudaine lubie vous prend tout à coup?
- Je veux démontrer à mon fils aîné que je suis un aussi bon Allemand que lui… les disputes incessantes m’usent. Ici, l’atmosphère est irrespirable. Pas un jour où nous ne nous accrochons pas…
- Je saisis. Mais cette documentation n’est pas de mon ressort.
- J’en ai réellement un besoin pressant.
- Puisque vous insistez… Attendez-moi. D’ici une heure, je suis chez vous…
Effectivement, un peu moins de cinquante-huit minutes plus tard, Michaël se matérialisa dans ce qui servait de laboratoire au baron et lui tendit un maroquin noir dans lequel étaient enfermés des feuillets sur lesquels étaient dessinés les plans d’un imposant char d’assaut.
- Je n’ai pu faire mieux en aussi peu de temps, monsieur le baron, dit l’agent temporel en souriant. Vous avez maintenant en votre possession tous les schémas qui vous permettront de construire un char datant de 1915. Sa taille est plutôt impressionnante, vous verrez.
- Je vous remercie, Michaël. Pardonnez-moi pour le dérangement…
- Oh! Ce n’était rien. J’aime particulièrement rendre service…
On aurait pu croire que l’homme du futur enfreignait l’une des règles des agents temporels et se faisait le complice volontaire de Rodolphe, modifiant dangereusement les données chronologiques de l’évolution technologique de l’armement. Or, il n’en était rien. Assez roué, Michaël avait refilé à Rodolphe les plans d’un char d’assaut britannique qui ne vit jamais le jour, le projet ayant rejeté pour des raisons tout à fait évidentes.
Un tel engin, trop lourd, n’avait aucune chance de fonctionner. Il s’agissait du croiseur terrestre  d’une longueur de 38 mètres et large de 22. Cette colossale automobile blindée devait être munie d’un canon lourd de 360 mm et de trois tourelles armées de mitrailleuses couplées de calibre 12 mm Or, les modèles de canon et de mitrailleuses prévus pour le croiseur terrestre n’étaient pas encore inventés en 1892. 
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Ignorant du tour que Michaël lui avait joué, le baron s’attela à la construction du tank avec un enthousiasme de jeune homme, embauchant pour le seconder une dizaine d’ouvriers.
Pendant une année entière, les visiteurs et hôtes de Rodolphe se demandaient ce que Rodolphe avait en tête. Ils le voyaient actif et préoccupé, le plus souvent vêtu d’une blouse blanche, les lorgnons sur le nez, des taches de cambouis maculant ses mains.
Le laboratoire s’avérant trop petit, un hangar interdit au public avait été élevé à la va-vite dans le parc. Même Wilhelm n’était pas le bienvenu dans ce lieu.
Le croiseur fut achevé vaille que vaille. Rodolphe en avait toutefois réduit les dimensions car il jugeait le véhicule trop encombrant et bien trop lourd pour les installations du château. Malgré tout, le char d’assaut restait encore de taille imposante.
Le baron, après maintes démarches auprès de la chancellerie, parvint à obtenir une démonstration de son monstre devant Guillaume II en personne. Pour cela, il dut louer un convoi exceptionnel, le transport devant s’effectuer par chemin de fer.
Mais le véhicule, camouflé sous une bâche, s’avéra encore trop lourd et on ne put le mettre sur un wagon roulant.
Alors, renonçant à l’expérimenter en Prusse même, dans la région de Berlin, le baron von Möll dut se résoudre à faire une démonstration dans l’immense parc de sa propriété. L’Empereur en personne, accompagné du haut état-major allemand furent donc accueillis à Ravensburg le 12 juin 1893 par un Rodolphe mielleux au possible, contrefaisant le parfait courtisan. 
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Les essais étaient prévus pour se dérouler à l’orée d’un petit bois. Tant pis pour les arbres. Des mannequins de liège serviraient de cibles.
La bâche qui le dissimulait ôtée, le véhicule anachronique de mort se révéla dans toute sa splendeur hideuse à tous les officiers et souverain. Le char d’assaut avait été peint d’une couleur rouille affreuse, du plus mauvais goût.
- Majesté, articula fièrement le baron von Möll avec une emphase certaine, j’ai l’honneur et la joie de vous présenter le Kaiser I, véhicule blindé sans précédent, armé de mitrailleuses et d’un canon. Le char d’assaut est pourvu d’un moteur fonctionnant au pétrole…
- Ach! Kolossal! Wunderbar! S’exclama Guillaume II. Mein Herr, espérons qu’un tel engin va fonctionner et que vous ne vous êtes pas moqué de nous.
- Majesté, point du tout.
- Je n’apprécie pas la plaisanterie poursuivit l’Empereur en se lissant sa moustache caractéristique.
Pour cette occasion, le souverain, âgé d’une trentaine d’années, avait revêtu  l’uniforme blanc de général des cuirassiers. Comme il se devait, sa poitrine était bardée de décorations toutes plus rutilantes les unes que les autres et, sur ses épaules, reposait un manteau dont l’utilité était de cacher son infirmité, celle d’un bras gauche atrophié.
Toutefois, les maréchaux et les généraux qui entouraient l’Empereur apparaissaient sceptiques tout autant que leur maître devant l’invention du baron von Möll.
Rodolphe sentait bien que l’atmosphère n’était pas en sa faveur. Mais il n’en avait cure. Montant à bord du tank monstrueux, véritable boîte en fer munie de chenilles, il mit en marche le moteur. Naturellement, celui-ci, trop rudimentaire, ne développait pas assez de poussée pour ne serait-ce que faire bouger le véhicule d’un seul petit mètre!
Rodolphe eut beau appuyer sur l’accélérateur, manœuvrer le levier, peser dessus, rien n’y fit. Le tank frémit, trembla, le moteur gémit atrocement et… ce fut tout!
- Donnerwetter! S’écria l’Empereur. Pourquoi me suis-je dérangé? Cet homme se moque de nous.
- Oui, répondit un Feldmaréchal.
- Il a abusé de ma patience cet illuminé. Qu’on le renvoie sur l’heure.
Lorsque Rodolphe sortit enfin de sa boîte de conserve, tout rouge et tout penaud, il comprit enfin que l’agent temporel lui avait joué un tour à sa façon.
« Bien fait pour moi. J’ai voulu jouer au plus malin… Désormais, je passe pour un hurluberlu… ma renommée est faite. Jamais je n’ai subi pareille humiliation… ».
Ce fut donc pour dire vulgairement la queue entre les jambes que le baron von Möll se retira alors que tout l’état-major du Kaiser ainsi que Guillaume II lui-même regagnaient leurs voitures hippomobiles avant de monter dans un train spécial afin de rejoindre Berlin.
Rodolphe avait compris la dure leçon. Il ne fallait pas changer le cours de l’histoire… triste, il s’enferma dans le silence…

En décembre de cette année 1893, une nouvelle convention militaire franco-russe allait être signée…

*****

24 juin 1894.

A Lyon, l’anarchiste Caserio poignardait et tuait le président de la République Sadi Carnot.
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Or, Johann van der Zelden, en esthète décadent de la fin du XX e siècle, aidé par son mystérieux allié de l’an 40 120, eut l’heur d’assister, privilège rare et précieux, à l’attentat meurtrier contre le Président français. Un cigare aux lèvres, anonyme parmi la foule, l’Ennemi savoura cet instant de toutes les fibres de son corps.
Pendant ce temps, les conflits localisés se multipliaient. Ainsi allait le monde en cette année 1894. Nouveau venu sur la scène internationale, puissance avec laquelle il fallait désormais compter, le Japon déclarait la guerre à la Chine au mois de juillet.
En Allemagne, Guillaume II, mécontent de son chancelier Caprivi, le renvoyait pour le remplacer par Hohenlohe. Quant à la France, son nouveau président de la République, Casimir Périer, il ne tiendrait que quelques mois. Mais déjà se profilait l’Affaire Dreyfus… 
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Aucun événement important depuis la triste gifle reçue par Rodolphe n’était venu troubler la vie de famille des von Möll. Ceci dit, le fils aîné, Wilhelm, désirant perpétuer la dynastie et peut-être même la redorer, envisageait sérieusement de se marier. Il croyait dur comme du fer en la vertu du droit d’aînesse. À la mort de Rodolphe, lui seul devait hériter du titre de baron ainsi que de la fortune familiale. Waldemar ne recevrait que des miettes et de quelques avoirs de sa mère.
Or, au cours d’un dîner mondain, obligation des gens bien nés, le lieutenant fit la rencontre de la fille d’un magistrat dont la dot n’était pas négligeable. L’élue du futur baron se nommait Magdalena Reuter, dite Magda. La jeune femme avait découragé de nombreux prétendants et atteignait déjà la trentaine. Tout cela à cause du paternel qui souhaitait que son héritière épousât un noble… alors que les Reuter étaient roturiers depuis toujours. Où se plaçait l’ambition en ce temps-là!
Beaucoup de fils de gentilshommes par esprit de caste et par orgueil, avaient refusé une telle union malgré les efforts du père de Magda, le dénommé Gustav.
Le mariage de Wilhelm et de Magda allait être un mariage de raison. L’alliance de la bourgeoisie libérale et de la noblesse terrienne, ici couronnée par deux fortunes conséquentes. En effet, la jeune femme était l’unique héritière de Herr Reuter et, à sa mort, tout devait lui revenir. Wilhelm voyait là un moyen d’humilier son frère Waldemar qui, lui, avait les faveurs de Rodolphe et de Gerta. Fort de sa richesse promise, il s’accommoderait de la roture de sa promise… 

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