dimanche 20 septembre 2009

La gloire de Rama 3 : Pavane pour un temps défunt chapitre 17

Chapitre 17

Dans les laboratoires du vaisseau Langevin, Antor rapportait à Lorenza avec forces détails son expérience menée avec succès sur Eloum, l’officier de la sécurité. De son côté, le médusoïde Schlffpt était parvenu à isoler les gènes du développement des Alphaego et à les comparer à ceux des axolotls et des K’Tous.

Lorenza observait avec attention un écran qui affichait le taux de régression de ce qui avait été autrefois un engagé qui servait à la maintenance des moteurs. Le taux, remarquablement élevé, dépassait les 78%.

- D’accord, Antor, vous avez le feu vert, fit la doctoresse très professionnelle. Nous allons tenter une nouvelle expérience, un nouveau test mais sous mon contrôle. Êtes-vous suffisamment concentré?

- Oui, cela ira.

- Dans ce cas… Il est 12h58. Devant nous se tient un fœtus mâle de soixante jours. Amorçage de l’effacement de la régression.

Assis confortablement dans la position du lotus, le vampire entama les approches d’un contact mental avec la créature. Il lui fallait persuader le fœtus d’évoluer, de croître, et de naître une nouvelle fois.

Pendant les cinq longues premières minutes, il sembla que rien ne se passait, et puis, insensiblement, des modifications apparurent chez la créature. Le docteur di Fabbrini fronça les sourcils.

- Si mes électrodes n’étaient pas branchées sur John O’Neill, je croirais ce que mes yeux voient en cet instant: une régression et non un progrès. Les mains palmées, le bourgeon de queue, la tête encore plus disproportionnée, plus grosse si possible, les fantômes d’yeux, l’apparition de fentes branchiales… Or, l’écran affiche 65 jours, 70 jours, 79... En réalité, à l’intérieur de l’être, les organes se différencient sans cesse davantage et prennent leur place habituelle. Nos senseurs ne se trompent pas, eux!

- Bien entendu, docteur, émit Schlffpt. Nos yeux imparfaits mentent et croient voir dans la cuve un embryon de cinquante jours à peine. Ce paradoxe peut s’expliquer par la persuasion mentale de…

- Je sais, professeur. Il n’empêche! La triploïdie est toujours présente.

Antor intervint.

- Soyez donc rassurés, tous les deux! Constatez avec moi que les tentacules latéraux et dorsaux dégénèrent tandis qu’au contraire s’affirme davantage le cordon ombilical classique… Mais je préfère rompre le contact avec vous pour me concentrer sur O’Neill. Si je veux réussir, je dois redoubler d’efforts.

Toujours sous le contrôle des appareils médicaux de la doctoresse et du xéno biologiste, le cobaye poursuivit son avancée vers sa deuxième naissance. Passant au stade suivant, il atteignit celui d’un fœtus humain normalement constitué de trois mois, mais évidemment, d’une taille surdimensionnée. Un mètre quatre-vingt cinq! Puis cette taille diminua à son tour pour se rapprocher de celle d’un véritable fœtus humain, c’est-à-dire cinquante centimètres environ.

Parallèlement, l’évolution continuait. Chaque minute qui s’écoulait, O’Neill vieillissait d’un mois.

- Quatre mois et demi, cinq, cinq mois et demi, six… égrenait Lorenza d’un ton monocorde.

Par son apparence, John corroborait maintenant les données des senseurs. Le docteur, d’une voix monotone, poursuivait toujours son énumération fastidieuse.

- Huit mois… huit mois et demi… Neuf mois. Terme. Naissance… Le processus continue sans incident… Un jour… Huit jours… Quatorze jours… Premier mois…

Mais Schlffpt interrompit soudain l’énumération, alertant frénétiquement Lorenza et Antor.

- Quelque chose est en train de déraper dans l’expérience! Les pouces des pieds deviennent opposables; quant à la face, elle s’aplatit et le menton disparaît tandis qu’au contraire le front se met à fuir au-dessus des arcades sourcilières de plus en plus prononcées. Maintenant, la face est fortement prognathe…

- Oui, effectivement. Comme si nous avions affaire à un Erectus ou encore à un Homo Habilis tardif.

- Antor, cessez! Commanda violemment le médusoïde mentalement. Manifestement, notre tentative est un échec.

L’ambassadeur obéit et sortit de sa transe assez perturbé. Il avait le front couvert de sueur et mit quelques minutes à récupérer.

- Cela n’a pas fonctionné dans le sens que nous désirions, constata Lorenza soupirant de découragement et de lassitude. Certes, Antor, vous êtes parvenu à faire évoluer O’Neill, mais je pense que vous avez peut-être poussé trop loin en supprimant, involontairement, tout effet de néoténie… Et nous avons sur les bras un Homo Erectus Rudolfensis!

- Qu’allons-nous décider le concernant?

- Oh! Nous ne sommes pas des assassins, fit Schlffpt. La triploïdie a disparu. C’est un point positif.

- Oui, et ce bébé est parfaitement viable et constitué. Alors, je vais le placer en stase et, lorsque nous aurons enrayé définitivement l’épidémie, voyez, je ne renonce pas, nous l’élèverons comme n’importe quel nourrisson.

- Lorenza, vous êtes une femme courageuse, dit Antor avec une pointe d’admiration. J’admets que ce qui vient de se produire est de ma faute. Je n’ai pas, loin de là, vos connaissances en biologie et en évolution humaine!

- Nous n’avons pas le temps d’écouter vos regrets et vos épanchements, mon ami. Il nous faut retenter l’expérience au plus vite. Navré de vous bousculer ainsi mais il en va de notre survie!

- Je comprends parfaitement, docteur.

- Je vous conseille néanmoins de prendre deux ou trois heures de repos avant de recommencer…

- Merci, Lorenza.

- Moi, de mon côté, je vais m’occuper de nos axolotls Kronkos, puis, en coordonnant nos efforts, nous essaierons une nouvelle fois, sur un autre membre de l équipage…

- Professeur, je vous suggère de sélectionner Gregory Kamenev.

- Choix judicieux docteur auquel j’adhère.

**************

Schlffpt s’était déplacé jusqu’à l’aquarium gigantesque contenant les Kronkos axolotls. Il maniait avec habileté des diffuseurs contenant des cocktails biotiques mélangeant les hormones de croissance, l’adrénaline synthétique, celle reprenant plus spécifiquement la composition chimique des K’Tous, l’ADN Alphaego, l’EPO et bien d’autres composants en particules infinitésimales.

Un des axolotls, présentant une peau granuleuse, mi rosâtre mi couleur de muraille aux branchies arborescentes d’un beau rouge corail, nageait vigoureusement dans une eau à la température de 23°5C. Un tentacule de Schlffpt s’empara prestement de l ‘animal et lui injecta ce cocktail explosif.

La chimie organique avait fait de fulgurants progrès depuis le XX e siècle ou le XXI e. Les résultats furent visibles à peine deux minutes après l’injection. Le têtard d’amphibien qui présentait des membres atrophiés vit ses muscles se renforcer tandis que ses pattes s’affermissaient également. Parallèlement, le museau s’affina, les branchies à l’intérieur de la tête s’estompèrent à leur tour et, bientôt, disparurent.

Éprouvant désormais quelques difficultés à respirer un liquide aqueux aussi riche en oxygène fût-il, l’animal nagea rapidement jusqu’à un monticule de sable dont le sommet émergeait. Ce qui ressemblait depuis quelques secondes à un ancêtre de varan sortit de l’eau.

- Alors, mon beau Kronkos, émit Schlffpt avec humour, cher Kiku U Tu, dans combien de temps seras-tu apte à reprendre tes fonctions? Mais laissons passer deux autres heures avant de t’administrer la dose suivante! Puis, nous t’enfermerons dans une cellule adéquate. Car tes instincts de chasseur pourraient une fois encore nous mettre tous en péril.

Méthodiquement, Schlffpt vaccina les autres axolotls. Ensuite, il prit la précaution de les isoler, se faisant aider par Uruhu malgré la répugnance de ce dernier. Ainsi, en six heures, les Kronkos retrouvèrent le stade de leurs ancêtres reptiliens. Progressant dans leur évolution, ils allaient bientôt atteindre le niveau des dinosauroïdes bipèdes. Heureusement que les cellules de contention étaient blindées et pouvaient subir les assauts furieux de Troodons paniqués et affamés!

***************

Le mercredi attendu si impatiemment par Aure-Elise

était enfin arrivé après un début de semaine plutôt morne et désespérément routinier. La matinée de cette journée de printemps, fort belle, avait permis à madame Gronet et à sa petite troupe de se promener, flânant près des massifs de fleurs en bourgeons, dans les allées du jardin des plantes. Les enfants marchaient devant d’un bon pas, s’arrêtant parfois devant des buissons non éclos où se mettaient à rire sous les amandiers en fleurs. Mais la plupart des arbres étaient en fait des cerisiers du Japon!

- Plus vite, Violetta, je veux voir la ménagerie! Faisait Marie, sautillant sur ses jambes.

- D’accord, mais, cousine, tu oublies qu’il faut payer l’entrée! Nous sommes dans une économie capitaliste. Attendons ton père.

- Ah! Ici aussi, il faut dépenser de l’argent? C’est… idiot! Et madame Gronet? Elle ne peut pas délier les cordons de sa bourse? Cela ne la ruinera pas, je pense!

- Ne te montre pas si naïve, cousine! Si Molière avait inventé un Harpagon féminin, elle aurait pu en reprendre le rôle haut la main!

Cependant, un peu plus tard, à la grande satisfaction de Marie, tout le groupe avait franchi le tourniquet qui donnait accès à la ménagerie. Les volatiles laissèrent de marbre la fillette de cinq ans. Elle en avait vu de bien plus beaux sur Bêta Centauri, Epsilon Eridani ou encore Arcturus 5. Par contre, les singes, immanquablement, l’amusèrent. C’étaient des macaques joueurs et mendiants se régalant de cacahuètes, des chimpanzés philosophes qui, parfois, prenaient des poses trop humaines, des gorilles protecteurs forts méfiants vis-à-vis des hommes.

- Mmm! Ces singes ne meurent pas de faim, c’est déjà ça! Déclara Marie avec soulagement, à un moment. Mais leur place n’est ni dans une cage ni dans un zoo! Ils sont faits pour évoluer en liberté dans les forêts sempervirentes ou dans les savanes arborées!

- Sempervirentes? S’exclama Aure-Elise. Je n’ai jamais entendu cet adjectif! Où l’as-tu appris, Marie?

- Euh… Dans les banques de données informatiques concernant les milieux bios climatiques de la Terre, une Terre du XX e siècle préservée, bien sûr! Avant Noël, j’ai pu visiter la réserve naturelle de Thoiry, répondit innocemment l’enfant.

- Thoiry, dis-tu? Mais c’est un désert, là-bas! Il n’y a rien à voir!

- Je sais ce que j’affirme! Répliqua Marie en se vexant. Je ne mens pas! Je ne mens jamais! Papa me l’a interdit!

- Bon, je veux bien te croire. Viens, nous approchons des girafes.

- Oh oui! Et je sais distinguer un mâle d’une femelle! Mais les animaux que je préfère, ce sont les éléphants! Je n’ai toujours pas compris pourquoi les éléphants terrestres n’ont pas évolué comme Ftampft notre garde de la sécurité du Langevin. Il me prend souvent avec sa trompe et me transporte ainsi jusqu’à la nursery Je joue avec lui à me balancer, comme la Véronique de l’opérette. Oh! A ce propos, tu devrais revoir un peu ta partition! Tu chantes faux! Si nous avons le temps, après la promenade, je te jouerai l’air à la flûte et, ainsi, tu corrigeras tes erreurs. Papa est trop poli pour te le faire remarquer!

Aure-Elise préféra ne pas répondre afin de ne pas montrer son dépit. Elle était mortifiée.

Les fauves déplurent à Violetta. Elle les trouvait trop sauvages et regrettait son amie Shinaaïa. Enfin, évitant les reptiles qui ne les passionnaient guère et qui rebutaient Aure-Elise, ils pénétrèrent dans la galerie de zoologie, inaugurée en 1889.


A cette époque, la salle était un véritable capharnaüm où s’entassaient des centaines d’animaux empaillés au milieu d’une atmosphère si poussiéreuse qu’elle en était à peine respirable.

« L’archaïsme de la muséographie de l’époque! Soupira intérieurement Daniel Lin Wu fasciné. Il fallait TOUT montrer! Et que dire de la classification maniaque par espèce et par genre! Certes, rien ne manque mais il n’est nullement tenu compte de l’organisation des écosystèmes… ».

Marie n’apprécia guère l’odeur dégagée par les animaux naturalisés. Elle se permit donc une remarque acerbe qui eut pour effet de déclencher un fou rire chez madame Gronet.

- Cette salle dégage une odeur répugnante! Vraiment! De plus, elle provient de toutes ces vieilles dépouilles mitées, de ces vieux os exposés sans logique! L’éléphant d’Afrique par exemple! Quelle idée saugrenue d’avoir mis ensemble, après les mammifères, des reptiles et des crocodiliens avec leurs chairs décomposées malgré les apprêts! Cela empuantit par trop l’atmosphère!

- Marie que vont dire tes narines délicates lorsque nous atteindrons les collections entomologistes? Jeta Daniel goguenard. Tu vas bientôt observer des carapaces d’insectes terrestres conservées dans des solutions formolées spécifiques. A ne pas en douter, cela va t’écœurer!

- Bah! Si tu m’as conduite ici, c’est pour m’habituer, je suppose… Tant que ça ne sent pas la viande faisandée! Comme celle du plat favori de Kutu!

- J’approuve, Marie! Cependant, ces effluves nauséabonds réveillent en moi un vague souvenir. J’ignore s’il appartient à cette mémoire-ci… Celui des momies Incas du Musée de l’Homme que j’ai jadis visité, ailleurs, à l’âge de trois ans à peu près.

- Le Musée de l’Homme? Remarqua Adeline. Qu’est-ce exactement? Jamais entendu parler!

- Ah! C’est tout à fait normal. Il ne se situe pas dans cette dimension-ci, dans ce temps-ci. Voyez, nous avons trop reculé dans le passé!

Violetta s’arrêta un court instant pour reprendre presque aussitôt, se rendant compte qu’elle était en train de trop en révéler. Mais, incorrigible bavarde, elle commit d’autres bourdes que Daniel laissa passer.

- Madame Gronet, mademoiselle Aure-Elise, avec Daniel vous êtes assurées de visiter tous les musées ethnographiques possibles, tous les vieux endroits moisis ou poussiéreux où sont exposées ou conservées toutes les dépouilles plus ou moins abîmées de tout ce qui a vécu, rampé, marché, volé, sur Terre, sur Alpha Centauri, sur Arcturus, Aldebaran et j’en passe! Quant à moi, je n’ai pas, heureusement, une vocation de xéno biologiste!

Ni madame Gronet ni Aure-Elise ne relevèrent les propos fantasques de la jeune fille. Elles commençaient à s’habituer à son étrange façon de s’exprimer. Elles savaient également que le trio dissimulait un lourd secret. Et madame Gronet voulait absolument percer ce mystère tout en faisant semblant de ne rien remarquer. Quelque chose dans la manière de se conduire de celui qui se disait n’être qu’un simple cuisinier l’avait, dès le début de leurs relations, alertée. Daniel Dumoulin, aussi habile, aussi cultivé qu’il fût, apparaissait plus que déplacé rue Rambuteau. Tour à tour fort civil ou impudent, disert ou muet, curieux ou indifférent, condescendant ou chaleureux, bref, tout en lui titillait la curiosité d’Adeline.

Les enfants étaient beaucoup plus naturelles, parvenant nettement moins à dissimuler. Quant au chat, Ufo, il réagissait avec une intelligence plus que rare, prodigieuse! Capable d’ouvrir toutes les portes et particulièrement celle de la cuisine! Ses yeux bleu saphir vous dévisageaient avec un mépris certain. Parfois, le félin paraissait vraiment se moquer de vous. Surtout lorsqu’il décidait de s’octroyer une portion supplémentaire de foie de bœuf ou de pâté de poisson.

Pendant qu’Adeline se remémorait toutes les anomalies qu’elle avait relevées chez son employé et sa petite famille, le groupe n’en progressait pas moins dans sa visite. Le nez froncé, Marie observait tout, se permettant des remarques à la vue du moindre détail qui lui déplaisait.

- Pour finir dans cette salle d’exposition, ces malheureuses bêtes ont d’abord été tuées par de bien vilains et cruels chasseurs qui se sont fait payer très cher leur affreux massacre! C’est honteux! Oh! Là! Comme ce bébé chimpanzé a l’air triste pour l’éternité! Et ici? Que fait ce panda adorable au milieu des ours bruns, des grizzlys et autres plantigrades européens? Certes, c’est un cousin, il appartient à la famille, mais le panda n’est pas un ours à proprement parler. Et puis quel nom ridicule on lui a attribué! « Ours du père David »! Lorsque je pense que je vois des ours européens naturalisés dans ce musée, qu’ils ont été lâchement abattus et que, plus tard, ils vont pratiquement disparaître de la surface de la planète, je frémis…

- Oh oui! Approuva bruyamment Violetta. Ensuite, il a fallu de bien longues décennies pour reconstituer toute la diversité de l’espèce. Les zoologistes ont dû faire appel aux meilleurs xéno généticiens, au clonage et j’en passe. Sans l’intervention des Helladoï, notre belle planète bleue, le joyau du système Sol, n’aurait plus été qu’un monde monotone avec trop peu d’espèces diversifiées. Ah! L’homme est le prédateur par excellence! Roi de la Création? Pff! Je préfère en rire!

La troupe entama l’escalade d’un escalier en fer qui conduisait à une partie plus élevée du musée et qui était moins attrayante pour le commun des visiteurs. Isolé dans sa bulle personnelle, Daniel Lin Wu restait étonnamment silencieux, ne corrigeant pas les propos des enfants. Il était passé en mode enregistrement, mémorisant tout, l’atmosphère, le bruit, les odeurs particulières, l’éclairage, les espèces enfermées sous vitrine, les personnes… En mode ordinateur, son esprit cataloguait le moindre détail, comparait les différents et innombrables musées que son existence tumultueuse lui avait permis de visiter. Revenant à une réalité plus humaine, il parla enfin, s’adressant à Aure-Elise qui se tenait à ses côtés.

- Mademoiselle, la taxinomie de ces spécimens repose sur les grands fondateurs de cette science, Lamarck et Linné. A l’étage inférieur, offertes aux regards de tous, les espèces supérieures. Plus on va vers les hauteurs, plus on a affaire à des êtres moins évolués dans l’échelle du vivant. Du moins, selon les concepteurs de cette présentation. Mais que vaut-il mieux pour la vie? Pour qu’elle s’impose et triomphe de l’Entropie? La durée ou la complexité? L’Éternité ou l’Infinité? L’intelligence ou la capacité d’adaptation? Autrement dit l’enchaînement des mutations? De toute manière, l’intelligence suppléera à la longue à cette dernière si celle-ci est amoindrie. La Conscience ou le Nombre? Ah! Ce débat n’est pas encore tranché! Moi-même je n’ose… je me montre pusillanime… Pour l’instant, mes confrères les xéno biologistes et moi-même ne sommes certains que d’une chose: à l’origine, il n’y eut qu’une seule forme de vie qui migra sur tous les mondes. La théorie de la Panspermie… Elle a été corroborée par Sarton en 2293.

Daniel s’arrêta soudainement, se rendant compte qu’il en dévoilait trop. Il fixa Aure-Elise, assez inquiet, songeant une fugace micro seconde à modifier sa mémoire.

- Monsieur Dumoulin, fit cette dernière naïvement, ce que vous dîtes est fort intéressant mais je suis loin de saisir tous vos propos. Vous avez, sans aucun doute, beaucoup voyagé, et vos connaissances sont immenses.

- En effet. Mais pour moi, la connaissance n’est pas tout! Ou plutôt, elle n’est rien sans l’Amour, valeur universelle, du moins je le crois. L’Amour transcende toutes les frontières. Il doit relier toutes les formes de vie, les faire communier dans une osmose générale, une extase infinie et inaltérable… Voyez notre espèce… Aussi imparfaite, aussi inachevée soit-elle… Pourtant, nous, les Humains, nous nous croyons les élus de la création! Dans notre orgueil, nous méprisons le coléoptère ou la blatte qui rampe à nos pieds. Dans notre vanité, nous oublions que ces insectes sont là, présents sur la Terre depuis trois cents millions d’années et plus. Tenez, ils ont survécu aux dinosaures et ils nous survivront également.

- Monsieur Daniel vos idées sont hétérodoxes et effrayantes… Seriez-vous… athée?

- Oh! Que dois-je donc répondre? Difficile d’être honnête… Bon, je me jette à l’eau et je me révèle… je crois en une conscience supérieure qui est par essence indéfinissable…

- Dieu?

- Si vous voulez… mais sachez que ce n’est pas logique!

Le premier étage comportait les galeries d’ornithologie,

http://shnm.free.fr/public-collection/vitrineRapace.jpg

les vitrines des êtres piscicoles, des serpents, des lézards, des tortues, des batraciens…. Parmi les espèces présentées, dans le plus grand désordre, figuraient également des cétacés: des baleineaux suspendus dans les airs à l’aide d’une armature en fer, accompagnés de requins et de raies, de dauphins, mais aussi de phoques, d’éléphants de mer, de morses et d’un dugong!

Un siècle plus tard, la galerie des oiseaux serait consacrée aux espèces menacées ou disparues. A partir des batraciens et des poissons, les exemplaires formolés enfermés dans des bocaux en verre devenaient plus nombreux que les spécimens naturalisés.

Madame Gronet rongeait son frein. Ses yeux se portaient davantage sur l’architecture du bâtiment que sur les espèces offertes aux regards d’un public connaisseur. Adeline préférait admirer le merveilleux travail du fer forgé, les verrières délicates irisant la lumière.

http://www.hominides.com/data/images/illus/Galerie%20Evolution/coupegge.jpg

Elle se disait que le nouveau siècle qui s’annonçait allait édifier d’autres splendeurs. Madame Gronet croyait en la marche irrésistible du progrès qui allait enfin donner le bonheur à l’humanité tout entière! Mais cela ne serait possible qu’en gardant au fond de soi la foi en un Dieu bon et protecteur, en un Dieu ayant été incarné. Le christianisme militant, telle était la finalité, le but d’Adeline…

Toutefois, la propriétaire eut du mal à retenir un haut le cœur lorsque ses yeux se portèrent malencontreusement sur une étagère présentant des anguilles et murènes à l’œil glauque, à la mâchoire ouverte et à la peau ternie. De plus, quelques exemplaires hideux de poissons des profondeurs, découverts depuis peu par le prince de Monaco, figuraient parmi elles.

Enfin, ce fut le troisième étage. Nos amis visitaient le muséum déjà depuis plus de deux heures. Cet étage était consacré aux invertébrés terrestres et marins. Dans les collections parfaitement cataloguées, nul curieux jusqu’à maintenant, n’avait remarqué, parmi une série de récipients assez volumineux, dans lesquels baignaient des bébés ou des fœtus de cachalots, ou encore de baleineaux, le spécimen étiqueté 3302XA, fœtus répertorié sous l’appellation fausse de Lamentin, qui, en réalité, n’était autre qu’un Alphaego rescapé de son combat contre Antor. La créature avait atterri en ce lieu à la recherche de son adversaire. Appliquant les lois découvertes par Stephen Hawking, perdu au milieu du « Rien », utilisant les super cordes comme des vagues traversant les dimensions et les galaxies, elle avait pu se transférer, non sans dommages, dans cet Univers légèrement décalé, anticipant ainsi la venue de sa prochaine victime.

Pour l’heure, l’être était encore à demi inconscient, sommeillant par à coup, se remettant lentement de son pénible et douloureux transfert.

Daniel Wu le vit, bien évidemment, et l’identifia aussitôt. Il frissonna, captant une pensée confuse émise par l’Alien.

« Faim… faim… froid… solitude ».

Le commandant comprit que sa vie n’était pas immédiatement menacée. Cependant, prudent, il préféra accélérer les choses. Il fallait quitter les lieux ou l’étage le plus rapidement possible.

- Madame Gronet, plus loin, les spécimens sont encore plus intéressants! Dit-il d’une voix engageante.

Alors, sans aucune gêne, Daniel Lin prit par le bras la bourgeoise un peu enveloppée et pâle de teint à cause du sentiment de malaise qui l’envahissait, l’entraînant avec lui, se permettant ce geste trop familier qui pouvait suggérer une certaine intimité entre ces deux êtres qui n’avaient rien en commun!

- Monsieur Dumoulin! S’offusqua la propriétaire.

- Voyons, chère madame, ne vous montrez donc pas si collet monté! Hâtez-vous, tout simplement! Les enfants nous rattraperont toujours, soyez sans crainte. Là, ici, il fait meilleur. Vous transpirerez moins!

- Sans doute. Mais vous voilà bien pressé tout à coup. Oh! Dieu du ciel! Quel spectacle répugnant! Le vivarium des araignées et des scorpions. Décidément… Pourquoi donc le Créateur…

- Chaque être vivant a son utilité dans l’écosystème.

- Peut-être!

Adeline réussit à vaincre sa répulsion assez rapidement d’autant plus que les allées suivantes présentaient des boîtes exposant des papillons multicolores de toutes tailles. Elle fut captivée par la fragile beauté de ces créatures aériennes. Derrière le couple mal assorti, les enfants suivaient. Aure-Elise se demandait comment attirer l’attention de Daniel. La jeune oie blanche commençait, en effet, à éprouver un vague sentiment amoureux pour l’employé de sa mère. Et peu lui importait qu’il eût, au bas mot, trente-cinq ans et deux enfants à charge!

Peu de néophytes se hasardaient à ce troisième niveau, fréquenté habituellement par de vieux entomologistes rassis, à la barbe blanche et à la redingote poussiéreuse et lustrée. Ainsi, un peu en avant de nos amis, penché sur une vitrine, un grand vieillard maigre, tout chenu, appuyé sur une canne, se délectait du classement sans faute des mantes religieuses et des sauterelles, toutes remarquables par leurs couleurs et par leurs tailles. Inconsciemment, il marmonnait, lisant à mi voix les étiquettes déjà jaunies comportant en latin les noms de ces insectes.

- Tiens, du latin! Remarqua Marie. Mais pourquoi ce sont les vieux messieurs qui savent le latin, ici? Tu m’expliques, Violetta?

- Hé bien, cousine, le latin est en fait une langue morte. Elle n’est plus parlée par les populations. Mais ceux qui ont fait de longues études, les érudits, la lisent! Elle est utilisée dans les sciences…

- Ah! Je comprends… Mais pourquoi Antor parle-t-il si bien cette langue?

- Lui et ses semblables l’avaient choisie comme langue de communication afin que les Haäns ne comprissent pas les propos échangés.

Lentement, notre groupe parvint aux impressionnantes théories d’invertébrés marins, le plus souvent baignant dans le formol: échinodermes, l’embranchement le plus « évolué » avant les chordés, mollusques, crustacés, brachiopodes, vers plats, annelés, madrépores, coraux, méduses trempant dans des solutions macrobiotiques, spongiaires…

Des centaines de coquillages, de crabes, de crevettes, de langoustes, de homards s’offraient ainsi … dans un mélange parfois incongru d’invertébrés d’eau douce ou d’eau salée. Il y avait même des planches reproduisant des infusoires, protozoaires, animalcules planctoniques - en cours de découverte et d’étude -… La vitrine des céphalopodes contenait, outre les spécimens adultes, pieuvres, calmars, seiches, des larves décomposées, des embryons desséchés, formolés ou non.

Deux hommes discutaient vivement face à cette vitrine fourre-tout. L’un n’était autre qu’Alphonse Milne-Edwards, le grand spécialiste des mollusques qui, théoriquement, aurait dû mourir en cette année 1900, - mais de quelle harmonique?-, âgé de soixante-cinq ans, et l’autre, un barbu brun de taille moyenne, vêtu d’un costume défraîchi, coiffé d’un chapeau melon cabossé, le nez chaussé d’une paire de lorgnons dissimulant à peine un regard pétillant de malice.

http://19.media.tumblr.com/aHyNHMV3lnlhjr0ryCBNN24Io1_400.jpg

- Monsieur Satie, s’exprimait assez péremptoirement le plus âgé, je m’oppose à vous fournir ces exemplaires rares de larves d’encornets, de seiches et de poulpes. A quel usage les destinez-vous donc?

- Hé! Il s’agit d’embryons desséchés, donc de sujets d’inspiration musicale!

- Franchement, votre musique moderne me dépasse! A bon droit, monsieur Déroulède a déclaré votre art « dégénéré ».

- De tout temps, les censeurs ont eu tort contre le vent de l’Histoire! Voyez Voltaire, Diderot ou plus proches de nous Victor Hugo!

- bravo! S’exclama alors Daniel Wu en applaudissant. Voilà des paroles qui me font chaud au cœur par leur courage! Monsieur Satie, je vous salue. Je suis fort honoré par cette rencontre imprévue.

- Monsieur, je n’ai pas encore l’heur de vous connaître, mais votre ton, vos paroles me plaisent grandement, fit le compositeur en se retournant, dissimulant mal sa satisfaction de se voir si apprécié. Auriez-vous eu l’occasion d’écouter une de mes œuvres?

- Bien plus! Bien mieux! Sachez que j’admire toutes vos compositions… Et me procurer vos partitions originales a été, même pour moi, un défi fort difficile à relever. Gnossiennes, j’ai un faible pour la première et la deuxième, morceau en forme de poire, gymnopédies, ah la deuxième est mon morceau fétiche!, croquis et agaceries d’un gros bonhomme en bois… Je m’arrête là… Que de petites, de pures merveilles! Des œuvres ciselées comme des bijoux précieux… Souvent, le soir, en contemplant les étoiles qui filent devant mes yeux, prenant conscience de n’être rien face à l’immensité de l’Univers, mon cœur se poigne. Alors, pour éloigner le spleen qui se saisit de tout mon être, je joue une de vos pièces sur mon Steinway. Entre Aldebaran et Bételgeuse, seule l’exécution de votre deuxième gymnopédie calme mes angoisses. La beauté pure, sublime de la création humaine! Ce don que je ne possède point et que je vous envie! Elle suffit amplement, à mes yeux, à justifier l’existence de l’humanité. Cependant, n’allez point me prendre pour un exalté ou un pauvre fol! Je ne suis qu’un esthète qui place la musique au-dessus de toutes les créations humaines.

Ah! Monsieur Satie, je rêve de vous entendre interpréter ce morceau, ne serait-ce que pour savoir si je suis parvenu à restituer toutes les subtilités de ce joyau!

Nous savons, nous lecteurs, que, lorsque Daniel Lin laissait transparaître sa passion pour la musique, révélait ainsi son âme bien plus complexe qu’un observateur pressé pouvait s’imaginer que le daryl androïde possédait, plus rien d’autre n’existait pour lui. Ce fut pourquoi, tout à sa conversation avec le compositeur, le commandant Wu ne prit pas garde à l’arrivée inopinée d’un secrétaire qui s’adressa sur un ton déférent à Milne-Edwards.

- Monsieur Marcellin Boule vous réclame, monsieur. Il est au téléphone.

http://www.fondationiph.org/IMG/jpg/Boule.jpg

- A quel sujet?

- Il ne trouve toujours pas de traducteur qualifié pour le manuscrit tibétain. L’exilé de l’Empire du Milieu a rencontré des difficultés inattendues. Et monsieur Boule ajoute que révéler à l’Académie des Sciences les écrits hétérodoxes de fra Vincenzo déclencherait un scandale qui nous brouillerait avec l’Église. Le gouvernement actuel ne veut pas de vagues avec Sa Sainteté.

- Je connais, hélas, l’hostilité du Président du Conseil à l’encontre de la science positive! Fit le naturaliste contrarié.

- Monsieur, ne croyez-vous pas qu’il serait préférable de ne pas dévoiler l’existence de textes favorables au transformisme? Ces écrits remontent au Moyen Âge!

- Marcellin me presse. Allons lui expliquer ma position.

Le savant conservateur du Muséum quitta l’étage pour se rendre dans un bureau muni d’un téléphone mural.

De leur côté, Daniel Wu et Erik Satie poursuivaient leur entretien.

- Je vous assure que vous devriez vous rendre à mon invitation… C’est une pension de famille honorable. De plus, j’ai accordé le piano récemment, et, ma foi, il est fort acceptable!

- Si vous m’offrez également un bon repas, bien bourgeois, copieux à souhait, alors je ne dis pas non!

- Ah, mais dans ce cas, aucun problème, mon cher compositeur! Chez madame Gronet, j’occupe présentement et provisoirement la fonction de cuisinier. A propos, voici mon employeur!

Erik Satie s’inclina cérémonieusement devant Adeline.

- Cher maître, j’excelle spécialement dans l’apprêt du poulet…

- Mmm. Vous me faites saliver! Je me pourlèche déjà les babines.

- Demain soir, cela vous irait?

- Oh! Certes!

- Ah! Mais non! Je ne suis pas d’accord! S’écria enfin madame Gronet furieuse, comprenant avec un peu de retard de quoi il était question. Monsieur Dumoulin, vous prenez trop vos aises! Vous n’avez pas à décider! Je ne tiens pas porte ouverte! Vous n’êtes que mon employé, l’oubliez-vous?

- Chère Adeline, un bon mouvement, je ne vous en demande pas plus! Répliqua Daniel Lin souriant. Que votre siècle est raide et coincé dans de pseudo convenances! Laissez donc parler votre cœur! Si c’est une simple question d’argent, je puis régler ce petit problème tout de suite.

Toujours armé de son sourire, Daniel sortit prestement de sa poche de gousset une minuscule bourse en soie dont il dénoua les fines cordelières. Il fit ensuite couler entre ses mains une cinquantaine de diamants de la plus belle eau! Ils avaient tous entre trente et soixante carats.

- Je vous garantis à la fois leur authenticité et leur pureté. Ces diamants sont composés à 99,9999% de carbone. Le reste, ce ne sont que d’infimes traces de poussières… Et je ne les ai pas volés!

- Ah! Mon Dieu! Souffla madame Gronet portant une main grasse, rouge et tremblante à son cœur, prête à défaillir. Jamais, non, jamais, la petite bourgeoise n’avait vu autant de richesses concentrées dans un si petit volume.

- Et si ces diamants ne sont pas à votre goût, rajouta Daniel Lin avec un humour pas aussi involontaire, je puis les remplacer par des émeraudes, des rubis ou des saphirs!

Aure-Elise, se rapprochant, plus pragmatique, qui conservait son sang-froid, tenta une explication.

- Monsieur Daniel, vous avez voyagé au Natal ou bien au Transvaal? Vous êtes propriétaire de mines diamantifères?

- Oh! Je n’ai pas mis les pieds sur le continent africain depuis des lustres! D’où je viens, la propriété privée est si réglementée que nul ne possède le sous-sol sauf l’Alliance et son Gouvernement trop oligarchique à mon goût.

En fait, ce que le commandant Wu ne révélait pas, c’est qu’il avait effectué une excursion temporelle sur le continent africain quelques mois à peine avant d’être ainsi obligé de voguer à travers le Pan Multivers à la poursuite de Pamela Johnson. Son expédition précédente avait eu un but archéologique. Grâce à l’hyper luminique 17, il avait remonté le cours du temps jusqu’à cinq millions d’années en arrière afin de rechercher la présence de pré Australopithèques, pour Uruhu les Pi Ou, les ancêtres mythiques de l’homme dressé, du peuple qui marche debout.

***************

Un peu plus tard, notre groupe en avait terminé avec les galeries de géologie et de botanique. Le commandant Wu avait fait accélérer sa troupe, se méfiant de l’Alphaego. Les petits coups de sonde mentale qu’il lançait régulièrement, lui montraient cependant que l’être transdimensionnel sommeillait encore.

Il restait à parcourir le bâtiment des galeries d’anatomie comparée et de paléontologie. Cette dernière, en hommage à Cuvier, avait été inaugurée à peine deux ans auparavant, mais elle ne comptait pas encore, parmi ses pièces remarquables, le célébrissime Diplodocus, cadeau datant de 1908 d’Andrew Carnegie. A moins que dans ce temps alternatif…

D’emblée, Marie critiqua l’entassement des squelettes. Dans son âge innocent, elle n’aimait pas voir des dépouilles mortelles exposées, quoi qu’elle fût déjà familiarisée avec la mort. Son père l’élevait sans rien lui cacher des réalités douloureuses de l’existence. Certes, le mégacéros et le mammouth l’impressionnèrent, mais elle aurait préféré les admirer en reconstitution virtuelle.

Les trophées, crânes de bovidés, de gazelles ou d’antilopes, tous parfaitement alignés, l’écœurèrent.

- Encore un massacre! S’écria la fillette. Décidément! Heureusement que je sais, grâce à mon père, que le meurtre et le goût du sang ne sont pas spécifiques à l’espèce humaine! Il n’y a qu’à considérer les Asturkruks ou encore les Haäns!

- Marie, ici, en cet instant, nous sommes dans un siècle primitif qui n’a pas encore saisi que le bien le plus précieux est la vie!, la renseigna Violetta.

- Primitif? S’indigna Aure-Elise. Ce dix-neuvième siècle qui s’achève a vu des merveilles accomplies par le génie humain! L’industrialisation, l’utilisation de la vapeur sur une grande échelle, aussi bien dans l’industrie que dans les transports, le chemin de fer, le télégraphe électrique, le téléphone, la photographie, le cinématographe, les ondes radio, le phonographe… le XX e siècle s’annonce plus prometteur encore!

- Moui… répondit Violetta avec condescendance. L’adolescente haussa les épaules et enchaîna. Plus loin plus fort, plus vite, jusqu’aux génocides! L’homme est un prédateur pour l’homme… Et pour les autres espèces!

Des pièces d’anatomie comparée apparurent totalement dégoûtantes à madame Gronet. Ainsi, le squelette des sœurs siamoises Maria et Christina, mortes en 1830, un crâne de bébé de quinze mois, contenant encore des circonvolutions cervicales parfaitement reconnaissables, la collection habituelle, sinon courante d’organes, d’animaux disséqués, d’idiots congénitaux morts nés, ou avortés formolés, et bien d’autres spécimens.

Adeline s’étonna de voir des fœtus à peine âgés de deux mois entièrement ou presque conformés.

- Seigneur! Tout y est! Les yeux, la bouche, les doigts, les os! Si petits, si minuscules et pourtant déjà si humains!

- Madame Gronet demanda Marie, vous n’avez donc jamais vu de fœtus?

- J’ai mis plusieurs enfants au monde… mais ils étaient tous à terme! Aure-Elise est la plus jeune. Ses frères aînés se sont installés du côté de Senlis. Ils tiennent une auberge en commun…

- Ah! Moi, sur mon ordinateur, quand j’ai le temps, je m’amuse à comparer les différents fœtus. Ceux de K’Tous, des Sapiens, des porcinoïdes. Ce sont les plus beaux! Par contre, les œufs de Kronkos! Brou! Ils font peur!

- Marie, prononça Violetta d’un ton docte. Tu es trop jeune pour connaître à fond l’histoire des sciences. Les premières photographies révélant les fœtus ne seront prises que dans une soixantaine d’années à peu près, du moins dans notre dimension! Celle qui révolutionna et émut le grand public montrait un fœtus de cinq mois à peine suçant son pouce.

- Monsieur Dumoulin, vos filles me semblent bien instruites sur ce sujet… scabreux, murmura Aure-Elise rougissant, à la fois gênée et intéressée.

- Bien évidemment! Elles connaissent tous les détails de la reproduction, du moins en fonction de leur âge! Et pas seulement chez les fleurs ou chez les abeilles! C’est la nature après tout! La religion judéo chrétienne a dressé un mur de tabous… Attitude ridicule autant que pitoyable qui n’empêche ni les filles mères ni la débauche! Heureusement que mon épouse Irina bien qu’elle soit pratiquante et parfois exaspérante…

- Oh! Monsieur Dumoulin… Vous n’êtes donc point veuf?

- Non! Quelle idée absurde!

- Vous êtes séparés, alors?

- Pour l’instant, mais à cause de certaines obligations, à cause du travail, d’une mission fort délicate… sachez, Aure-Elise, que j’aime Irina, qu’elle est l’amour de ma vie, la compagne rêvée. Elle m’aime également aussi fort que moi. Ce sentiment partagé durera par-delà la mort!

Aure-Elise vit ses espoirs encore fugaces s’effacer sous la bourrasque de passion de Daniel Lin. Mais elle n’en tint pas rigueur à cet homme étrange. Bien au contraire, elle préférait que les choses soient clairement dites. Par contre, madame Gronet se montra plus contrariée…

- Monsieur Daniel, fit Adeline sur un ton impossible à rendre, vous permettez à votre épouse de travailler loin de vous? Ciel! Quelle conception fantaisiste du mariage!

Il fallait plutôt comprendre ceci dans ces propos: « Comment? Vous me faites croire que vous êtes libre, que vous pourriez être un bon parti pour ma fille chérie et ce n’est pas le cas? Mais c’est un odieux mensonge! Une tromperie éhontée! ».

Daniel Lin ne se laissa ni démonter ni intimider. Il rétorqua du tac au tac.

- Je viens de vous dire que cet éloignement n’était que le résultat de circonstances fâcheuses. Il ne durera pas. Je ne vois absolument pas ce qui a pu vous faire croire que j’étais dépourvu de compagne... Mon alliance… A mes yeux, il est naturel qu’une épouse puisse exercer une activité qui lui plaît. La femme n’est-elle pas l’égale de l’homme? Madame Gronet ne roulez point des yeux, vous ressemblez à un merlan! Mes paroles, que je sache n’ont rien de désobligeant. En temps normal, Irina et moi travaillons ensemble. Elle me seconde efficacement et, plus d’une fois, j’ai pu me reposer sur elle, sur ses conseils judicieux…

- Quel est donc son métier exactement? Femme de chambre? Jeta Adeline avec fiel.

- Que non pas! Même si je respecte cette noble profession, Irina a, je dirais, d’autres talents, plus intellectuels. Dans son domaine, elle est plus que compétente, elle est excellente! Elle détient un doctorat de géologie et occupe les fonctions de capitaine à bord du vaisseau scientifique d’exploration de l’Alliance… Elle y est très appréciée et tous lui obéissent aussi bien qu’à moi-même…

- Soit! Admit Adeline en rendant les armes en quelque sorte. Capitaine au long cours, pourquoi pas après tout. Il faut être moderne!

En soupirant, madame Gronet reprit la visite. En son for intérieur, elle était plus que déçue et un goût amer lui restait dans la bouche. Elle était persuadée que l’épouse de son « cuisinier » appartenait à la marine marchande du Canada ou encore de l’Empire russe. Il y avait bien eu une tsarine là-bas, et en Grande-Bretagne, Victoria achevait son règne.

« Irina, c’est là un prénom slave… marmonnait entre ses dents la propriétaire. Pourquoi diable a-t-il épousé une Russe? Une française ne lui suffisait pas? De plus en plus étrange! Mon cuisinier connaît l’Afrique… Une de ses filles est chinoise, adoptée, certes, mais quand même! Sa femme, un sujet de Nicolas II… Quel imbroglio! Et s’il n’avait pas la nationalité française mais… belge? S’il appartenait aux services secrets, au… deuxième bureau? Je dois creuser cette idée! Et en apprendre davantage! Une fortune en diamants chez un simple particulier! On ne voit cela que dans les romans feuilletons! ».

A cette époque, le muséum d’histoire naturelle comportait une collection anthropologique et de préhistoire humaine qui se retrouverait plus tard au Musée de l’Homme. C’est ainsi que quelques rares ossements et vestiges préhistoriques, mais également des squelettes et des crânes d’hommes modernes classés et mesurés selon l’habituelle hiérarchie raciste du temps, - la fameuse anthropologie physique-, côtoyaient quelques momies précolombiennes, égyptiennes… et tibétaines!

Violetta eut donc l’impression, pas fausse, de reconnaître un des spécimens aperçus au Musée de l’Homme en 1966. Ce souvenir appartenait à sa double mémoire.

Ce qui frappa tout d’abord la vue du commandant Wu, ce fut, au milieu d’une vitrine de grande taille, le corps parfaitement conservé et identifiable d’un disciple du moine dissident Tsampang Randong. La dépouille mortelle avait été ramenée en France quelques décennies auparavant par l’anthropologue russe, le prince Danikine en exil, le voleur,- dans la seconde histoire vécue par Sarton-, des traités philosophiques, religieux et scientifiques du lama Lobsang Rama. Il s’agissait d’une des innombrables identités de l’agent temporel ou plus précisément de la couverture d’un des prédécesseurs de Michaël.

Comme attiré par un aimant, Daniel se pencha sur les antiques reliques afin de déchiffrer les papiers contenus dans les moulins à prières que la momie tenait fermement entre ses mains décharnées. Malgré l’encre fort palie, il réussit à lire sans difficultés les inscriptions en haut tibétain. Tout entier à sa traduction, il ne fit pas attention à la présence d’un prêtre à ses côtés. L’homme, encore jeune, était vêtu d’une soutane noire et avait ôté un large chapeau qu’il serrait contre lui.

http://www.ecoles.cfwb.be/argattidegamond/cARTable/Images/breuil.gif

Inconsciemment, Daniel marmonnait.

« Que ces écrits apportent la Lumière aux Fils des Hommes, afin que Ceux-ci se multiplient jusqu’à atteindre la Connaissance suprême. Tout est ensemble, Tout est dans Tout. Poussière, animalcule, œuf, homme, Dieu… ».

- Ah! Seigneur, soyez loué par votre humble serviteur! Je suis exaucé!, ne put retenir de s’écrier l’abbé Breuil. Ces écrits font bien écho au traité de Fra Vincenzo! Ce moine des Abruzzes a donc bien eu une Révélation! Nul doute à avoir. Monsieur, à ce que j’entends, vous lisez couramment le tibétain.

- Oui, mon père, mais je n’y ai aucun mérite. Je pratique aussi le latin, le mandarin, le cantonais, le japonais, les différentes formes de grec ancien, déchiffre les linéaires A et B, le sumérien, le chaldéen, le sanskrit, l’hébreu… pour les langues de l’Antiquité terrestre.

- Jésus, soyez béni! Venez avec moi! Monsieur Marcellin Boule sèche sur une traduction depuis de longues semaines déjà. Pour le moment, ce qu’il a réussi à lire ne contredit pas les écrits de Fra Vincenzo… Mais tout cela, aux yeux du Vatican, n’est pas possible. Le traité de Fra Vincenzo a été classé à l’Index et le mettre en parallèle avec les écrits d’un saint lama, cela sent le soufre et bientôt certains membres éminents du Sacré Collège vont entrapercevoir la queue du Malin!

- Pardonnez-moi mon père, j’accepte volontiers de vous accompagner… mais j’ai dû manquer un train. Il faut m’éclairer.

- Je vous parle de la théorie concernant le transformisme! Dépêchez-vous! Vous êtes la perle rare, inespérée…

L’abbé entraîna presque malgré lui le commandant Wu jusque dans le bureau de Marcellin Boule. Au fond de lui, Daniel sentait sa curiosité aiguillonnée. Effectivement, le célèbre scientifique travaillait sur un extrait plus que litigieux des écrits hétérodoxes de Lobsang Rama. Le digne savant bénéficiait de l’aide d’un lettré chinois nommé Ling Wu. Un asiatique de cinquante ans à peu près, vêtu de la façon la plus traditionnelle qui soit. Il s’exprimait en un français chantant déconcertant.

- Marcellin, je viens de trouver cet homme providentiel. Voyez! Monsieur Wu, ici présent, ne possède, hélas, pas assez les subtilités de notre langue pour nous donner une traduction satisfaisante et cohérente…

Tandis que l’ecclésiastique s’égarait dans des digressions fleuries, Daniel, de son côté, entamait la conversation avec l’inconnu. Ce dernier apparut vite, aux yeux du commandant comme son ancêtre direct.

Enfin, l’abbé Breuil résuma l’affaire.

En 1868, le célèbre, ô combien!, directeur du journal « Le Matin », Frédéric Tellier, alias Victor Martin, avait légué à la bibliothèque du Muséum les précieux manuscrits du prince Danikine, manuscrits récupérés d’entre les mains du détestable et sinistre aventurier, le comte dévoyé Galeazzo di Fabbrini. Parmi eux, une pièce hérétique pour l’Église, pièce que l’abbé était parvenu à traduire depuis peu, « Le traité de Dieu, du Temps et de la Genèse ». L’auteur en était fra Vincenzo et l’ouvrage, rédigé en 1440, avait valu au moine d’abord la torture, puis la mort. Les moines dominicains s’étaient montrés particulièrement zélés pour accomplir leur tâche odieuse.

Dans son manuscrit, outre l’assimilation de Dieu au Temps, Créateur de l’Univers, le moine hérétique formulait une autre théorie tout aussi hétérodoxe et insupportable pour les chrétiens, une théorie évolutionniste avant la lettre selon laquelle l’Homme, singe évolué, descendait de grands primates noirs originaires de Nubie et du royaume du mythique prêtre Jean. A la source de la Vie, il y avait l’eau. Fra Vincenzo poursuivait et accusait l’Homme d’avoir par deux fois exterminé les autres espèces proches parentes de celui qui n’était plus pour lui le « Roi de la Création »!

« Toi, fils d’Adam, aie le courage de regarder ton crime en face! Comment peux-tu affirmer avec orgueil que tu es la créature de Dieu? Nomme-toi plutôt Caïn! Tu as tué tes frères au pelage sombre, tu les as tous massacrés! Tu t’es repu de leur sang et de leur chair! Ta face porte à jamais les stigmates de ce crime abominable! Ce n’est pas toi qui aurais dû recevoir la Terre en héritage, mais les bossus innocents qui boitent, au front large et aux sourcils broussailleux... Mais aussi, plus loin dans le passé, les hommes des forêts de Cathay, les créatures au poil roux. Rama, pleure sur ton Eden effacé, oublié! Toi seul es l’Adam chassé injustement du Paradis par le plus terrible des crimes, le fratricide! ».

Le traité de Fra Vincenzo avait passé entre les mains du chef de la communauté dissidente des moines Capucins, reconnaissables à la couleur spécifique de leur bure, un marron chocolat tirant vers le rouge. Il était de notoriété publique que cette communauté de moines quasi hérétiques avait dû affronter de fortes oppositions finalement concrétisées par la destruction de l’abbaye Sainte Catherine, difficile d’accès pourtant, en l’an de grâce 1627, sur l’ordre du Père Joseph lui-même! Puis, la trace des écrits de fra Vincenzo se perdait durant deux siècles environ. Au cours du XIX e siècle, le traité était réapparu inexplicablement, devenu la propriété de prince Danikine. Nul ne savait comment il avait pu s’en emparer.

Ling Wu discutait ferme avec Daniel, lui expliquant les raisons de sa présence en Occident. L’implacable et cruelle Tseu Hi l’avait condamné à mort. Il avait préféré se réfugier en France, exilé loin des siens plutôt que de finir décapité. Il avait eu la chance de pouvoir s’enfuir à temps. Bien sûr, ainsi, il avait fait preuve de lâcheté, mais il ne fallait pas demander à un lettré de posséder les vertus d’un guerrier!

Intérieurement, Daniel souriait et comprenait. Il avait en face de lui un de ses ascendants directs dont il connaissait fort bien le destin. Ling Wu, malgré les périls encourus, n’allait pas tarder à retourner en Chine et à s’engager aux côtés de Sun Yatsen.

- Et je fis ainsi la connaissance de monsieur Marcellin Boule alors que je visitais le grotesque Musée Grévin. Je souhaitais en apprendre davantage sur mon pays d’accueil. Le digne chercheur paraissait désemparé. Il ne parvenait pas à trouver un traducteur suffisamment capable de transcrire dans sa langue de vénérables écrits lamaïstes A tort, je me suis proposé. Or, la tâche s’est révélée plus ardue que je le croyais. Certes, je lis et parle correctement le tibétain, mais cette forme est très ancienne, bien plus que ce que à quoi mon expérience a été confrontée. D’après mon expertise, les écrits remonteraient à quatre cents ans avant l’existence du premier Dalaï lama.

- Ah! Seigneur lettré, vous m’intriguez. Où sont donc les rouleaux?

- Là, posés sur ce secrétaire. Voyez la signature, toujours la même: Lobsang Rama.

- Bouddha! C’est impossible! Ces rouleaux sont antérieurs de plus de quatre siècles aux premiers écrits connus de Lobsang! Pourtant, votre constatation s’avère exacte. Le vénéré et secret moine est bien l’auteur de ces écrits. L’écriture est identique à celle qui figure sur un traité que je possède en héritage!

- Vous êtes le propriétaire d’un original de Lobsang Rama? Bouddha vous a béni!

- Peut-être… Un ami a d’abord légué l’ouvrage à mon père… Mais celui-ci date du XV e siècle chrétien… or, là, ces rouleaux remontent à l’an Mil! L’analyse rapide au carbone 14 complétée par la spectroscopie confirme ce fait incontestable! Fit Daniel Lin après avoir soumis furtivement les manuscrits à l’appareil minuscule et mystérieux qu’il tenait dans sa main gauche.

- Qu’est donc cet objet inconnu?

- Oh! Rien qui doive retenir votre attention… Un simple gadget…Mais penchons-nous plutôt sur les textes.

Devant l’abbé Breuil, Marcellin Boule et Ling Wu, Daniel entama alors la traduction en mandarin des précieuses reliques.

« De par le fait d’un crime originel monstrueux, le monde terrestre se trouve en déséquilibre. Ô toi, l’homme qui marche debout, qui manie la parole avec habileté et perfidie, aussi trompeur que le Serpent, vois ce que tu as fait du Jardin que t’avait légué le Créateur! Tremble et médite devant ce désastre! Ruines et Désolation!

Respecte la créature innocente qui vaut plus que toi! Ne la chasse pas sans merci! Ne l’extermine pas! Accorde-lui toute sa place dans le Dessein de la Divinité! Partage avec elle tes biens! Je t’implore, Ingrat, et, évidemment, tu ne m’écoutes pas! Usurpateur! Assassin vil et répugnant! Réhabilite donc ton frère, le Singe roux. Rends lui son identité, sauve-le de la disparition la plus totale! Ôte-lui ce nom humiliant de Migou. Il est l’Aïeul cher au Créateur. Il t’a précédé sur la montagne escarpée de la Vie! Le Mont Sacré en équilibre sur le dos du Dragon encore endormi…

Que la froide et inhospitalière neige se change en un tapis d’herbe tendre, que la crête nue et rugueuse se métamorphose en une douce colline baignée par le bienfaisant Soleil, que le corps de l’Ancêtre soit réchauffé par les rayons de l’Astre d’or, que le printemps tant espéré advienne enfin! Respecte le Singe roux et tu te respecteras toi-même! Ton Passé sera ton Futur! L’Harmonie sera rétablie. Face de Rama, Gloire à Toi! Justice te sera rendue pour l’Éternité. »

Daniel Lin ayant manifestement achevé la traduction, Ling Wu s’inclina respectueusement devant le commandant, abasourdi et émerveillé par la qualité et la rapidité de la translation.

- Votre traduction en mandarin classique est d’une beauté et d’une justesse incomparables! Vous avez lu cet extrait sans difficulté aucune! Je m’extasie devant votre supériorité. Un occidental d’une telle érudition…

- Seigneur Ling Wu, en fait j’appartiens aux deux civilisations… je prends ce qu’il y a de meilleur dans chacune d’elle.

S’impatientant, Marcellin Boule interrompit cet assaut de civilités. Il avait compris que monsieur Dumoulin avait déchiffré le texte insolite.

- Pardonnez-moi de vous presser, monsieur Dumoulin. Je constate avec plaisir que vous avez fini de traduire, n’est-ce pas?

- Effectivement. Ah! Vous voulez naturellement que je transcrive le document en français…

- Certes! Après tout, c’est pour cela que l’abbé vous a conduit ici. Je prendrai sous votre dictée. N’allez point trop vite que mon écriture soit lisible…

- Non, laissez-moi donc me charger de ce détail.

- Soit. Prenez place.

Lui cédant son siège, Marcellin Boule passa à Daniel Lin une feuille de papier ministre ainsi qu’un antique stylographe à pompe. Le docte savant s’attendait à ce que ce travail prît deux ou trois heures à monsieur Dumoulin. Mais non, pas du tout!

Toute l’assistance fut alors témoin d’un prodige de Marcellin Boule à madame Gronet qui attendait, contrariée, devant la porte entrouverte du bureau. En huit secondes pas plus, les huit pages pleines du manuscrit furent transcrites en français et dans une calligraphie digne des instituteurs de la III e République.

Oubliant sa bonne éducation, Marcellin Boule émit un sifflement.

- Monsieur Dumoulin, vous êtes un magicien! Jamais de ma vie, je n’ai assisté à un tour semblable! Même une machine de dactylographie ne vient pas aussi rapidement que vous à bout de cette tâche! Et vous avez soigné l’écriture qui plus est! On croirait une œuvre d’art!

- Ah! Possible! Mais vous vous satisfaisiez de peu, je vous l’assure. J’ai écrit de la main droite, voyez-vous. En fait, je suis parfaitement ambidextre mais, j’ai une préférence pour la main gauche lorsque je m’adonne à des travaux de calligraphie chinoise…

Le commandant Wu stoppa net ses propos. Il venait de croiser le regard malicieux de Violetta.

Marcellin Boule se saisit des précieuses feuilles et lut transversalement la traduction tant attendue. Heureux et satisfait, il soupira.

- A la première lecture, cet antique texte semble corroborer, en faisant bien sûr abstraction du style fleuri, les dernières théories émises par Ernst Haeckel et Eugène Dubois. L’origine asiatique de l’Homme, le chaînon manquant, l’homme singe baptisé Pithecanthropus Alalus, le spécimen découvert depuis peu à Java.

Daniel sourit, préférant garder pour lui ses réflexions. N’avait-il déjà pas fait preuve d’une dextérité anormale? Avec son expérience, il comprenait tout à fait autre chose. Dans un autre cours de l’Histoire, les ancêtres de l’orang outan, les singes de Çiva, et Rama, auraient dû dominer la planète. C’était cette piste qu’il suivait avant d’entamer son voyage vers la galaxie M33. Le commandant Wu devinait également pour quelles raisons, Pamela, fidèle de Kraksis, dont elle était l’un des meilleurs agents secrets, agissait. Certes, la vengeance la poussait, mais pas seulement. Le peuple Asturkruk du futur, qui pratiquait le voyage transdimensionnel et transtemporel, connaissait bien évidemment cette possibilité qui, un instant, avait bel et bien été: celle d’une Terre où les Anthropoïdes d’Afrique éteints avaient laissé les grands singes roux se répandre sur tous les continents. Le médium Uruhu avait, en fait perçu cette autre réalité, ce devenir alternatif. Mais celui-ci pouvait finir par s’introduire dans l’Univers de Daniel et s’imposer avec les manœuvres des Asturkruks. Alors, si cela advenait, les calmaroïdes auraient la tâche facilitée. L’Empire des Mille Planètes ne ver rait pas le jour!

Tandis que Daniel méditait, Marcellin Boule avait poursuivi sa lecture.

- Ce passage est fort intéressant. Lobsang Rama évoque l’héritage que tous les êtres vivants partagent en commun. D’après lui, ils sont tous bâtis sur le même schéma. Incroyable! Il annonce Geoffrey Saint Hilaire mais aussi la théorie de la récapitulation d’Haeckel! L’ontogenèse récapitule la phylogenèse.

- Pour moi, répliqua Daniel l’ontogenèse crée la phylogenèse! Chaque passage à un nouveau seuil évolutif correspond à une révolution embryologique.

- Monsieur Dumoulin, vous me paraissez plus qu’informé. Seriez-vous biologiste? Justifiez ce que vous avancez…

- Euh… Avec plaisir! C’est ma spécialité dominante! Les animaux sans parties dures, voyez-vous, comme les méduses, n’ont que deux feuillets embryonnaires. Ceux dotés de squelettes, de coquilles ou de carapaces en ont trois et sont donc plus « évolués ». De même, le stade neural induit un système nerveux…

- Halte, monsieur Dumoulin, votre discours devient par trop pointu! Vous n’êtes point ici en chaire en train de professer un cours magistral devant cent étudiants attentifs! Oubliez donc ce que je vous ai demandé. Mais pour me faire pardonner cette interruption abrupte, assez cavalière, mais aussi pour vous remercier votre aide plus que précieuse, je m’en vais vous montrer ces quelques planches que je tiens enfermées là, signées d’Haeckel lui-même.

Après avoir remercié, le commandant Wu ne jeta qu’un coup d’œil rapide sur les cinq planches que lui présentait Marcellin Boule. Elles comportaient des dessins comparant les embryons de poisson, de reptile, d’oiseau, de souris et d’homme. Tous se ressemblaient, un peu trop! Immédiatement, Daniel se rendit compte que Haeckel avait truqué ses dessins. Un millième de seconde, il eut la tentation de révéler la supercherie à Boule, mais il se ravisa, repoussant cette impulsion pour plusieurs raisons:

Tout d’abord, il se refusait à dénigrer Haeckel;

Deuxièmement, sa révélation serait venue trop tôt;

Enfin, il ne voulait pas froisser son interlocuteur.

Analysant également le contexte réactionnaire de ce monde et constatant que les scientifiques se positionnaient sur la défensive, il se contenta donc de déclarer:

- Merci du fond du cœur… J’apprécie comme il se doit cette marque de confiance. Mais je m’aperçois qu’il se fait tard. Mes compagnes s’impatientent avec raison et sont trop polies pour afficher leur mauvaise humeur. Messieurs, à bientôt sans doute.

- Encore un instant monsieur Dumoulin, si vous le permettez… Quelle est précisément votre profession?

- Cela dépend des circonstances, mon père. Avant tout, je suis un explorateur! Répondit Daniel Lin en saluant.

Sur ces paroles mystérieuses, il s’empressa de rejoindre madame Gronet qui fulminait.

- Enfin! Pas trop tôt! Vous avez vu l’heure?

- J’ai une connaissance intime du temps qui passe, madame. Vous craignez pour le dîner. Rassurez-vous, il sera prêt à temps!

- Ah! Je voudrais voir ce petit miracle!

- Je puis à volonté accélérer la cadence lorsque cela est nécessaire.

- Je l’espère!

De mauvaise grâce, Adeline accepta le bras de son « cuisinier ».

Pendant que la petite troupe quittait le Muséum, l’abbé Breuil avait une vague idée quant à l’identité réelle de l’inconnu: pour lui, Daniel Dumoulin était un envoyé du Ciel, tout simplement. Plus scientifiquement, il pensait que l’étranger avait beaucoup bourlingué, beaucoup vu et appris, beaucoup retenu… Ces deux hypothèses se tenaient…

Le soir même, l’Alphaego brisa son bocal et s’échappa du musée, non sans avoir au préalable, tué un gardien. La créature devait se sustenter, n’est-ce pas? Partant ensuite à la recherche du daryl androïde, elle fut abordée par …

***************

Pamela sortait de son entrevue avec monsieur Gino, le directeur du cirque Medra. Pour une fois, la jeune femme souriait. Elle était parvenue à se faire engager comme voyante extralucide par cet italien haut en couleur, qui parlait fort, sentait l’ail et qui arborait une respectable moustache noire cirée. Elle avait vanté les facultés prodigieuses de Mathieu Wu, lui disant que ce garçon de neuf ans pouvait calculer de tête n’importe quelle opération numérique et extraire des racines carrées ou cubiques. Incrédule, Gino avait demandé à voir ce phénomène. La Noire avait donc promis de lui présenter l’enfant dès le lendemain matin.

Ouvrant la porte de sa chambre sordide, Winka découvrit l’Alphaego endormi en position fœtale sur un tapis fort élimé. Elle émit un ouf de soulagement lorsqu’elle vit qu’il ne s’en était pas pris à Mathieu comme il y avait peu.

Sortant lentement de son sommeil, l’être monstrueux communiqua par la pensée avec la capitaine Winka. Là, il lui expliqua précisément ce qu’il lui était arrivé, ce qu’il n’avait pu faire deux heures auparavant, comment il avait atterri dans cet univers dévié, ce qu’il avait capté dans le Muséum d’Histoire naturelle.

- J’ai rencontré notre ennemi commun. Mais comme vous le savez je n’étais pas encore entièrement remis de mon transfert brutal et je ne l’ai donc pas attaqué.

- Tant mieux! Jeta Pamela avec un affreux sourire. Ce n’est pas ainsi que doit finir Daniel Wu! Les ordres de Kraksis ont été clairs sur ce point.

- Comment vais-je rejoindre mes frères puisque, apparemment, vous ne pouvez plus me guider?

- Momentanément! Tu attendras que j’aie retrouvé mes facultés. Voici ce que tu dois faire tout d’abord.

En pensées rapides et nettes, Winka transmit à son subordonné la consigne de s’emparer des écrits mystérieux de cet étrange Lobsang Rama. Ensuite, elle aviserait. Mécontent de ce retard, l’Alphaego n’eut pourtant pas d’autre choix que d’obéir. L’enjeu étant trop important, l’alliance Asturkruk-Alphaego ne pouvait être rompue. Il s’agissait d’obtenir l’hégémonie du Pan Multivers! De plus, l’être monstrueux n’était qu’une créature de seconde zone, un spécimen recréé né dans les cuves des Calmaroïdes.

Le lendemain matin, le directeur italien de Medra fut bien sûr enthousiasmé par l’audition du jeune prodige. Il se dépêcha d’établir un contrat en bonne et due forme.

- Il va de soi que cet enfant se produira dès demain soir! Je sens que nous allons faire de l’or signora!

Tout à sa joie, il offrit à ses nouveaux employés des gommes à mâcher parfumées à la réglisse. Ces gourmandises étaient son péché mignon.

***************