samedi 31 août 2013

Le Nouvel Envol de l'Aigle 3e partie : Nouvelle Révolution française chapitre 27 2e partie.



En émoi, le roi Louis XVI avait réuni en urgence un cabinet de crise. Vergennes,
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Ségur, Miromesnil
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 et Joly de Fleury étaient accourus prestement à l’injonction de leur souverain.
Il était deux heures du matin et les cinq hommes discutaient à la lueur des bougies dans le bureau du Bourbon. Sur une table secrétaire, un globe terrestre était posé, à la gauche du monarque. Le roi lisait un rapport rédigé par le colonel en charge des gardes du château. Pour cela, étant fort myope, il avait chaussé des lunettes.
Puis, relevant la tête, Louis XVI attendit les suggestions de ses ministres. Le premier à prendre la parole fut Joly de Fleury, Contrôleur général éphémère des Finances. Il s’exprima mais pas dans le sens attendu par le roi.
- Sire, il faut reboiser rapidement. Cela aura un coût certain. Pour financer ce reboisement, je suggère donc …
- Quoi? Un nouvel impôt?
- Non, Votre Majesté. J’ai en tête un nouvel emprunt.
- Encore! Mais nous sommes déjà si endettés! Les caisses sont vides.
- Sire, il n’y a pas d’autre solution.
- Et vous Miromesnil?
- Votre Majesté, je n’ai en charge que la Marine et je ne vois pas ce que je fais ici.
- Ah! Vous me décevez, monsieur.
- Toutefois, puis-je suggérer que ce qui s’est passé à la limite du parc reste secret?
- Certes! Répliqua avec ironie Ségur. Quelle évidence! C’est la moindre des choses.
- Pensez-vous que la Russie soit liée à cette bataille rangée? Ces uniformes…
- Sire, incontestablement, ils sont aux couleurs des régiments de Catherine II mais ni la forme ni la coupe ne correspondent.
- Je le sais fort bien. Alors, quelle est la puissance impliquée dans ce mystère?
- Peut-être les Prussiens de Frédéric II… 
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- Votre Majesté, contra alors Vergennes, je ne suis pas d’accord. Cela vient bien de Catherine. La preuve: le cadavre d’Alexeï Souvourov, l’espion de la tsarine. Votre police était sur ses traces depuis deux ans déjà.
- Oui, c’est tout à fait vrai, opina le roi, vous m’en aviez fait rapport au début de l’année. Je m’en souviens.
- Vous voyez.
- Mais les autres morts?
- Ah! Ceux-là, Sire? Effectivement, ils posent problème.
- A cause de leurs traits asiates, de leurs armes inconnues et de ces étranges rubans de fer animés, renchérit Ségur.
- Tout a-t-il été enlevé? S’inquiéta Louis.
- Oui, Votre Majesté, le rassura Vergennes. Mais tout de même, nous avons comptabilisé mille deux cents corps.
- Une bataille rangée a donc bien eu lieu.
- Hélas! Nous en ignorons encore les raisons.
- Quelles mesures devons-nous prendre? Reprit le souverain. Faire connaître notre mécontentement à la tsarine?
- Prudemment dans ce cas…
- Il y a tout de même eu violation de frontière! Mais vous Ségur, qu’avez-vous à dire?
- Sire, j’ai déjà anticipé en ordonnant la montée jusqu’au château de deux de vos régiments provinciaux les plus fidèles, Saintonge et Aunis.
- Bien. Mais les blessés dans les villages alentour?
- Votre Majesté, ils ont reçu l’ordre de se taire, et pour les persuader davantage de cette nécessité, ils ont reçu une bourse pleine. De cinquante à cent louis chacun, selon le préjudice…
- C’est une somme conséquente…
- L’argent a été pris sur votre cassette personnelle, sire.
- Nous nous étions entendus là-dessus au préalable, Vergennes.
- Oui, sire. De plus, certains de mes hommes font déjà courir des bruits fantaisistes, dignes des contes de Perrault.
- Parfait. Espérons que ces couleuvres seront gobées. Mais ces Asiates?
- Peut-être sont-ils originaires du Siam? Suggéra Ségur.
- Monsieur le ministre de la Guerre, poursuivez vos recherches en ce sens.
- Certainement, Votre Majesté.
- Il est bien entendu que rien ne doit transparaître au château. La reine et la Cour doivent rester dans la plus grande ignorance.
- Cela est évident, Votre Majesté.
- Pour cette enquête, embauchez des mouches. Ah! Que le commissaire Nicolas me manque! Il excellait à résoudre ce genre de mystère. Il n’aurait pas mis plus de deux jours à me donner tous les renseignements sur cette énigme.
- Sire, objecta le Principal Ministre, permettez-moi de n’en être point si sûr.
Ce fut là l’épitaphe du triste sire Onésime. Une épitaphe des plus tardives.

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Un peu plus tard, la réunion terminée, Louis XVI commanda à Vergennes de s’attarder. Il avait à lui parler sans que les autres ministres soient au courant de la teneur des propos échangés. 
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- Vergennes, aborda tout de go le souverain, que savez-vous précisément de la disparition inopinée du comte di Fabbrini? Nous n’avons plus eu de ses nouvelles depuis plusieurs jours déjà.
- En fait, pas grand-chose, Votre Majesté. Les différents rapports de police n’ont pu m’éclairer davantage.
- Mais cependant, vous avez bien une idée, insista le monarque en ôtant ses lunettes pour se frotter ses yeux fatigués.
- Sire, je crois que le comte, terrassé par la mort de son épouse, une mort étrange et tapageuse assurément, a pris la fuite et a regagné ses terres entre Milan et Turin.
- Je ne le pense pas personnellement. Personne ne l’a vu suivre la route vers l’Italie. Je suis plutôt persuadé que di Fabbrini s’est réfugié quelque part, à Paris peut-être, où il est relativement plus facile de s’y cacher.
- Donc, Sire, vous croyez qu’il s’est rendu coupable du meurtre d’Ava, son épouse…
- Exactement.
- Certes, Sire. C’est là une hypothèse à envisager. Mais vous vouliez rajouter quelque chose, si je puis me permettre…
- Est-il vrai que, parmi tous les corps retrouvés près du parc, il y avait aussi celui du prince de Plezinski? Qu’en fait, il s’agissait d’une femme?
- Oui, Sire, cela est tout à fait exact.
- Ah! Vergennes! Décidément ce mystère pue la très haute politique secrète! Il nous faut en savoir plus au plus tôt. Je vais m’empresser d’écrire personnellement à mon beau-frère, l’Empereur Joseph. Sans nul doute, il acceptera de m’apporter son aide dans la résolution de cette bien étrange affaire.
- Vous êtes le roi, Sire et vous jugez bon de ce qu’il faut faire.
- Mais vous n’approuvez pas cette idée…
- Je n’irais pas jusque là, Votre Majesté. Je me contente de vous recommander la plus grande prudence.
- Je ne puis agir autrement. Je ne possède pas la meilleure police du monde. J’en viens même parfois à regretter ce Sartine!
- Je comprends tout à fait, Sire.
- Retirez-vous, Vergennes. Il se fait tard et j’ai besoin de prendre quelques heures de repos. Tantôt, à l’aube, je reçois mon cousin Orléans. Il a sollicité cette entrevue matinale. Il a à me faire part d’une demande assez particulière. J’ignore laquelle.
- Dans ce cas, Sire, dormez bien et que ces rares heures de sommeil vous soient propices.
Après une révérence de Cour, le ministre se retira, le front soucieux.

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Si le duc d’Orléans souhaitait tant une entrevue discrète avec le roi, c’était pour lui demander de presser l’enquête concernant la recherche du comte Galeazzo di Fabbrini. Comme Louis XVI ne comprenait pas les raisons de cet acharnement soudain de son cousin, le père de Philippe-Egalité dans la chronoligne 1721, le prince lui conta alors une histoire abracadabrante de confiance trompée, de vol de cachet et de malversation. Louis accepta de bonne grâce cette explication et assura Orléans qu’il avait chargé toute sa police de retrouver expressément l’Ultramontain. Toutes les frontières étaient gardées et di Fabbrini serait rattrapé tôt ou tard.
Partiellement satisfait, Philippe le Gros se retira après avoir obtenu de son souverain un passeport au nom de son fils. Celui-ci, fort éprouvé par la perte d’un ami cher à son cœur, devait séjourner quelques mois en Angleterre afin de se refaire une santé. Pas tombé de la dernière pluie, Louis, à cette requête, avait froncé les sourcils. Il se promit, une fois Orléans parti, de surveiller son turbulent cousin et son non moins intrigant rejeton. Il avait préféré parapher le précieux papier mais il allait contacter au plus vite son meilleur espion, le chevalier de Saint Georges.

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Suite à l’affrontement contre les hommes de Sun Wu et les Potemkine d’Irina, personne de l’équipe de Daniel Lin n’était sorti indemne ou presque. Épuisées, les trois jeunes femmes, leur corps douloureux et meurtri, avaient rejoint l’hôtel ancestral des Frontignac afin de se reposer. Elles se laissèrent voluptueusement soigner par Pauline Carton et Delphine Darmont. Les avaient suivies Alban de Kermor, le bras gauche profondément tailladé, Pieds Légers souffrant de quelques égratignures, Paracelse et Frédéric Tellier. Ce dernier avait été blessé deux fois mais ses jours n’étaient pas en danger.
Quant aux autres membres de l’équipe, en moins bon état, seule l’aide médicalisée du Vaillant, mais aussi les dons de guérisseur de Gana-El pouvaient les sauver. Or l’Observateur accomplit cette tâche sans empathie aucune, le Surgeon n’étant pas disponible.
Plus de quarante heures avaient passé. Chartres, renvoyé auprès du duc d’Orléans, souffrait d’amnésie tout en paraissant terrorisé. Les cadavres qui jonchaient la forêt de Versailles avaient été évacués par les gardes de Louis XVI. Mais le corps d’Alexeï Alexandra Souvourov, au lieu d’être rendu à la famille, allait être étudié par les sommités scientifiques du royaume. Cependant, quelques jours plus tard, tous les cadavres, sauf celui de l’espion hétéropage, se seront mystérieusement volatilisés, permutés en fait en flaques d’eau nauséabondes.
Les arbres des bois alentour porteraient encore longtemps les traces de l’incroyable combat qui avait vu la victoire de Dan El. Une légende naîtrait, pas si éloignée de la vérité. Un ange et un démon chevauchant des dragons, s’étaient battus en ce lieu. Comme attendu, le Bien avait triomphé du Mal.
En cette fin de matinée, Craddock, enfin réveillé, la tête et le torse bandés, arborait sa mine des mauvais jours, celle qui suivait une beuverie carabinée. Or, c’était loin d’être le cas. Notre baroudeur était aussi sobre qu’un chameau depuis une éternité. À ses côtés, Gaston de la Renardière, les sourcils froncés, renouait ses cheveux en catogan. Erich Von Stroheim avait été renvoyé dans l’Agartha et Saint Georges chez lui non sans avoir reçu une généreuse indemnité.
Pour l’heure, le Cachalot du Système Sol regardait d’un œil mauvais Saturnin de Beauséjour s’affairer, disposant des couverts sur un plateau tandis que Marteau-pilon ronflait comme les orgues de Saint Eustache. L’ancien fonctionnaire s’était proposé comme domestique et garde malade. Il voulait prouver son utilité à tout le monde. Tant pis pour son amour propre!
Symphorien l’apostropha avec aigreur.
- C’est pour qui ce plateau? Cette soupe au cresson, ce riz nature cuit à la vapeur et ces fraises des bois? Pas pour nous, j’espère! Que Diable! Mon ami Gaston et moi-même avons besoin d’une nourriture autrement plus consistante.
- Justement non, répliqua Saturnin d’une voix qui se voulait assurée, essayant de ne pas s’en laisser compter, mais qui flûtait de peur. L’amiral a ordonné de mettre tous les convalescents au régime. Je ne fais que lui obéir. Pas de chair corrompue, pas de pain blanc, et surtout… pas de vin. Il faut chasser les humeurs noires, les toxines ou quelque chose de semblable, voilà ce que j’ai compris.
- Ah ouiche? Hé bien! C’est mon poing qui va s’approcher de ton pif, empêcheur de mes deux! Tu vas voir jusqu’à quel point je suis convalescent!
- Capitaine Craddock, je vous répète que je ne fais que suivre les ordres de l’amiral. Pourtant, vous le connaissez persuasif. Vous n’allez pas me battre tout de même? Vous non plus, monsieur le baron? Vous êtes trop civilisé, trop gentilhomme pour vous abaisser à vouloir me bastonner.
- Ah ça! Ce maraud! Ce faquin! Il se moque de moi. Ou du moins j’en ai l’impression, rugit Gaston en réponse, son estomac criant famine.
L’émule de Porthos
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 se redressa dessus sa couchette et tenta de se mettre debout. Vacillant sur ses jambes, il parvint à rejoindre Beauséjour. Or, ce ne fut pas le vieil homme qu’il frappa mais bel et bien le plateau fautif auquel il administra un magistral coup de poing. Tout le contenu gicla alors sur le sol de duracier et se répandit un peu partout dans la cabine. Ainsi, le potage s’étala jusqu’aux pieds de la console environnementale de laquelle quelques crépitements jaillirent.
À cet instant, Benjamin, qui sortait à son tour de sa torpeur, et qui avait assisté à cette scène comique, jeta:
- Holà, maître Craddock, et vous Gaston, ne seriez vous pas en train d’abuser de la gentillesse de ce vieil homme?
- Que non pas! Gronda Symphorien. Ce gros ventru, plus dodu que jamais, nous menace de famine! Mais lui, pendant qu’il nous impose un affreux régime spartiate, se remplit la panse telle une outre prête à éclater! Il n’y a qu’à regarder sa silhouette pour croire ce que j’avance. Depuis hier, je parie qu’il a pris pas moins de cinq kilos. Il mange nos parts, c’est une évidence.
- Même si cela était avéré, il ne faudrait pas…
Sitruk s’interrompit brusquement. Gana-El venait de se matérialiser sans scintillement révélateur. Manifestement, il n’avait pas fait usage du téléporteur. Son œil froid et sévère détailla le spectacle offert par la cabine.
- Ainsi, on se chamaille comme des gosses, comme de vils chenapans durant mon absence! Décidément! Mon premier jugement sur vous était le bon! Pourquoi me suis-je embarqué dans cette histoire? Que m’importe le sort de l’humanité? Mais baste! Messieurs les « fouteurs de merde », remettez de l’ordre au plus vite et nettoyez-moi tous ces dégâts avant que je me fâche vraiment!
Craddock resta ébahi, figé durant au moins une seconde. Jamais il n’avait entendu le maître espion se lâcher ainsi, usant d’un langage aussi grossier. Que se passait-il donc? Qu’est-ce qui le contrariait? Où était Daniel Lin? Était-il vivant au moins?
Soudainement muet, le Vieux Loup de l’Espace s’exécuta, et, aidé de Gaston, nettoya la cabine de fond en comble. Marteau-pilon ne s’était pas réveillé après cet esclandre et dormait toujours comme un bébé.
- Bien, conclut Fermat après que les deux mal embouchés eurent achevé. Dorénavant, vous ne contreviendrez plus à mes ordres.
- Euh… nous ne sommes pas placés sous votre commandement direct, hasarda Gaston. C’est de mon plein gré, par amitié que j’apporte mon aide au commandant Grimaud.
- Il en va de même pour moi, appuya Symphorien.
- Taisez-vous!
Toujours aussi sec, Fermat défia le baron du regard. Ce dernier, dompté très rapidement, baissa les yeux. Craddock, quant à lui, n’avait pas osé dévisager le vice amiral. Il savait à peu près à quoi s’en tenir sur son compte et ne tenait pas à voir finir brutalement sa piètre existence.
- Messieurs, reprit Gana-El plus apaisé, je pense que vous avez droit à une explication. Avant-hier soir, Daniel Lin a accompli un prodige, mais ce dernier a failli l’anéantir. L’avez-vous compris?
- Un prodige qui dépasse même les talents de Superman? Oui, j’ai ma petite idée là-dessus. Un prodige donc mais pas un miracle comme seul…
- Craddock, fermez-là immédiatement!
- Pardon, amiral, je suis confus, tout penaud et je m’écrase…
Dans son coin, debout, écarquillant les yeux et dressant les oreilles, Beauséjour ne comprenait pas grand-chose aux propos échangés. Il essayait de se faire oublier par tous les moyens tout en écoutant plus que jamais.
- Amiral, reprit Symphorien plus circonspect, allez-vous me punir pour mon …insubordination?
Le Cachalot du Système Sol, baissant les paupières et rouge comme une tomate, avait pensé « sacrilège » à la place du terme « insubordination ». En tremblant, il attendait une réponse ou une réaction de Gana-El, réaction qui lui paraissait tarder.
Finalement André se décida.
- Capitaine, la punition ne m’appartient pas et je le regrette. Surtout, je ne veux pas peiner le commandant Wu. Vous comptez beaucoup pour lui. J’en suis terriblement conscient bien que je ne comprenne pas les raisons de cette affection.
- Merci pour votre franchise, amiral, balbutia le vieux baroudeur. Maintenant, rassurez-nous sur un point primordial. Cette espèce de matriochka rousse mâtinée de veuve noire et de mort-aux-rats, elle a bien rejoint les Enfers?
- Effectivement, Craddock. Maïakovska n’est plus, je l’ai tuée. Son enveloppe corporelle a été détruite.
- Ah! Mais son esprit?
- Il y a longtemps que Fu l’avait absorbé.
- Amiral, reprit de la Renardière, veuillez excuser mon outrecuidante curiosité. Mais où est donc passé mon ami Daniel Lin? Est-il vivant, d’abord?
- Baron, le commandant est bien sain et sauf, à bord du vaisseau. Toutefois, vous ne pouvez le voir présentement car je l’ai placé dans une sorte de sas interdimensionnel afin qu’il ne soit pas dérangé par les activités prosaïques des membres de son équipe tandis qu’il se régénère.
- Ainsi, il récupère ses forces, constata Benjamin.
- Exactement, Sitruk, c’est ce que je viens de dire. 
- Va-t-il garder des séquelles de son combat?
- Je ne le pense pas. Voyez-vous, Daniel Lin est… exceptionnel. Il se prépare à ce genre d’épreuves depuis des années. Puisque vous semblez tous revenus à plus de sagesse, nous allons commencer à chercher sérieusement di Fabbrini.
- Par le chronovision? Lança plein d’espoir le Britannique.
- Non Sitruk, par un moyen bien plus performant. Vous n’êtes point des lâches, vous l’avez prouvé brillamment avant-hier.
- Y a-t-il un nouveau danger à affronter? S’enquit Gaston. Je ne crains pas la mort, mes compagnons non plus!
- Certes oui. Il va s’agir d’une expérience nouvelle et délicate pour vous, messieurs. Vous allez cheminer avec moi dans les corridors des mondes interdits.
- C’est-à-dire?
- C’est-à-dire commandant, que vous allez emprunter des couloirs interdimensionnels, couloirs que je vais ouvrir un à un. Je vous promets que vous serez ébahis et secoués à la fois. Ah! J’oubliais. Encore un détail. Je ne puis faire naître qu’un seul couloir ici, et non un labyrinthe… je ne me trouve pas dans mon élément naturel, vous le savez. Comme le Surgeon reste indisponible pour quelques temps, eh bien, vous vous accommoderez de mes modestes Talents.
- Nous devrons faire avec quoi précisément? S’inquiéta Symphorien.
- Avec les vertiges, les nausées, les bourdonnements, les hallucinations auditives, olfactives et autres… broutilles que tout cela dirait mon fils!
À ce dernier terme, Craddock, qui mâchouillais les poils de sa barbe cligna des yeux. Lui savait les liens unissant l’amiral et le commandant. Benjamin ne releva même pas l’information se demandant tout simplement ce que signifiait précisément créer un couloir interdimensionnel. Par quel moyen? Un peu plus de cinq années plus tard, sa mémoire oblitérée par Gana-El, il marquerait alors son étonnement en apprenant l’ascendance de Daniel Lin.
À cette révélation, Gaston lissa sa royale tout en méditant. Beauséjour n’en revenait pas.
«  Son fils! Bigre! Il parle bien du commandant Grimaud? Or, le vice amiral n’est pas humain! Que le diable me patafiole! Il n’y a qu’à le regarder. Il ressemble à une image qui flotte, à une projection holo… graphique malade… Daniel Lin est-il fabriqué dans le même bois? Il me faudra demander des précisions au danseur de cordes. Lui doit savoir ».
Déterminé malgré toutes ces réflexions, Beauséjour redressa fièrement la tête, bomba le torse et s’apprêta à pénétrer dans les interstices de la Supra Réalité. Mais il fut coupé dans son élan par l’Observateur qui le rabroua sèchement.
- Pas vous Saturnin! Vous n’êtes ni assez courageux ni assez résistant! Je ne désire pas vous voir sombrer dans la folie! Veillez plutôt sur le reste des convalescents.
- Oui, amiral, s’empressa de répondre l’ancien chef de bureau, pourtant dépité et humilié.
Mais au fond de lui-même, Saturnin devait s’avouer de la justesse des remarques de Fermat à son égard. Il avait raison de ne pas vouloir s’encombrer de sa stupide personne, de lui refuser sa confiance.
Avec émerveillement, se consolant comme il le pouvait, le sexagénaire vit s’ouvrir de rien le premier tunnel interdimensionnel. Puis, il observa le vice amiral, Benjamin Sitruk, Craddock et de la Renardière s’y engager sans appréhension apparente et disparaître ensuite pour un ailleurs inconnu.
Lorsque le couloir se referma dans un scintillement inattendu, Beauséjour se frotta vigoureusement les paupières.
- Fais-je un rêve? Pensa alors le vieil homme.
- Non Saturnin, lui répondit une voix familière dans sa tête.
- Commandant… Wu… est-ce bien vous?
- Mais oui, cher ami. Je m’en vais bientôt sortir de ce a-lieu où Fermat m’a enfermé. Je m’y ennuie ferme.
- Qu’attendez-vous?
- Je crains que mon corps humain ne me trahisse… tant pis… je tente.
Instantanément, Daniel Lin se matérialisa. Pareil à un spectre, chancelant, il paraissait revenir d’outre-tombe.
- Ah! Que vous disais-je Saturnin? Fit le jeune Ying Lung avec humour. Je n’ai plus de force. Aidez-moi à m’asseoir sur cette couchette.
Péniblement, soutenu par l’ex-fonctionnaire, Daniel Lin s’installa le plus confortablement possible sur ladite couchette.
- Euh… Vous êtes à la fois glacé et brûlant. Allez-vous bien?
- A peu près… je ne parviens pas encore à contrôler la température interne de mon corps matériel. Mais je me rétablis normalement. Le processus de guérison suit son cours.
- Tant mieux!
- Où sont passés les autres?
- Je n’en sais rien. L’amiral a dit qu’il partait à la recherche du comte.
- Je vois. Mon père a persuadé une partie de mon équipe de le suivre dans cette équipée.
- Effectivement.
- Hum… je devrais les rattraper. Ils n’aboutiront à rien sans moi. Voyez-vous, Saturnin, mon père, Gana-El, n’est pas vraiment outillé pour cette traque. Or je n’ai pas entièrement recouvré toutes mes facultés et conserver cet avatar me coûte.
- Vous souffrez beaucoup Daniel Lin, cela se voit. Peut-être qu’en vous allongeant sur la couchette médicalisée plutôt que sur celle-ci…
- Inutile, Saturnin… mais merci pour votre sollicitude. La médecine humaine ne sert pas à grand-chose dans mon cas… mais si je ne puis suivre mes amis physiquement, je vais le faire par la « pensée ». Vous allez m’aider, Beauséjour.
- Avec joie!
- Voulez-vous me servir à la fois de repère et de relais?
- Je vous ai dit que j’acceptais. Cela va-t-il me blesser?
- Que non pas, mon ami. Sinon, je ne vous le proposerais pas. Donnez-moi simplement votre main. Là… bien. Quant à l’autre, appliquez-la, doigts écartés, sur mon front; maintenant… les vouez-vous?
- Euh… bégaya le vieil homme. J’assiste à un miracle! Tout me semble fabuleux… Craddock m’apparaît entouré d’un halo bleuté, Sitruk orangé et de la Renardière vert. Cependant, je ne distingue pas le vice amiral.
- Cherchez mieux et pas forcément une forme humanoïde… un fil torsadé, or et feu, une langue serpentiforme… c’est bien lui!
- Ah? Pourquoi donc? L’amiral serait-il mort? Aurions-nous affaire à un ange?
- Saturnin, il a perdu son corps humain, rien de plus. Dans les interstices de la Supra Réalité, il n’avait plus l’utilité de cette apparence.
- Mais vous? Est-ce à cela que vous ressemblez réellement?
- Hem… Vous me posez une question embarrassante, mon ami… en fait, oui… mais je dois surtout point me dépouiller de mon avatar ici, présentement. L’heure n’est point encore venue. Bouddha fasse que cela ne m’arrive pas! Ah! Le tunnel donne sur la Seine. Évidemment, pas de Galeazzo! Comme à l’accoutumée, Fermat s’est montré trop impatient. Il m’a inculqué une vertu qu’il ne possède pas. Il a compris. Il ne s’obstine pas et revient. Je ferme la vision transdimensionnelle. Vous avez été un relais parfait. Mais comment vous sentez-vous Saturnin?
- Bien las, mais fort heureux d’avoir pu vous rendre service. Toutefois, lorsque vous avez cessé de voir, j’ai ressenti une brûlure cuisante! Bon sang! J’ai eu grand mal à me retenir de crier.
- Pardonnez-moi, cela ne se reproduira plus. Vous avez senti une gêne parce que je ne suis pas au mieux de ma forme.
- Reposez-vous après cet effort Daniel Lin.
- Ne dites rien à Craddock et aux autres. De toute façon, Gana-El le saura. Je ne puis rien lui dissimuler en fait. Je vais me faire savonner les oreilles comme le garnement que je suis encore.
- Garnement dites-vous, commandant? Vous n’exagérez pas un peu, non?
- Oh! Je le voudrais bien! Imaginez que Fermat m’a eu sur le tard et que je suis âgé de quinze ans tout au plus comme Violetta.
- Je ne vous crois pas!
- C’est pourtant la réalité. Je vous rappelle que ce que vous voyez de ma personne n’est qu’une apparence. Je vis ma dernière crise d’adolescence. Du moins je l’espère! Ainsi, vous avez une idée plus juste de la situation.
- Hum… Quinze ans dites-vous?
- En temps humain relatif, à peu près. J’ai commencé mes exploits à trois ans. Le Prodige de la Galaxie! Ce surnom, je l’ai plus que mérité, croyez-moi… du temps où je me nommais Daniel Deng… 
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- Bigre… Donc, vous n’êtes pas adulte?
- Désormais… oui. J’ai mûri très vite.
- Pourtant…
- Pourtant, cet avatar-ci paraît âgé d’une quarantaine d’années… je le sais, Saturnin, mais c’est un choix que j’ai fait au début de ce cycle… plus tard, je vous en dirai plus… à Shangri-La… mais nos amis reviennent…
Daniel Lin ne s’était pas trompé. À peine arrivé, Gana-El apostropha sévèrement son fils.
- Dan El! Une fois encore vous avez fait fi de mes conseils!
- Mais père, je me sens mieux et vous savez combien je répugne à être enfermé dans une chambre de malade.
- Vous dites que vous vous rétablissez mais ce n’est pas ce que je constate. Surgeon, vous ne m’abusez pas. Pour rajouter au traumatisme de l’autre jour, vous nous avez suivis par la pensée.
- Pour cette tâche, j’ai utilisé un intermédiaire.
- Cet humain grotesque, sans doute? Mon fils, vous me décevez profondément.
- Vous exagérez et n’en pensez pas un mot.
Beauséjour ne pouvait comprendre la rudesse de cet échange car la communication était non verbale. Cependant, il s’inquiétait de la mine dure affichée par le vice amiral.
- Mon père, poursuivait Daniel Lin, votre colère, je puis la comprendre. Je la ressens comme vous êtes en train présentement de partager mes souffrances et ma lassitude. Vous m’en voulez parce que je refuse de me ménager. En fait, vous m’aimez bien plus que vous n’êtes prêt à l’admettre.
Alors, le jeune Ying Lung sourit doucement désarmant ainsi la fureur d’André. Aussitôt, l’atmosphère se détendit. Fermat en profita pour passer à l’échange verbal.
- Daniel Lin, ne recommencez jamais pareille imprudence. Vous connaissez l’enjeu aussi bien que moi.
- Mais je ne le perds pas de vue, mon père. Rassurez-vous sur ce point. Au fait, je vous remercie d’avoir pris soin de mes amis…
Sitruk s’inclina en rougissant. Manifestement, il avait oublié ce détail. Il n’était pas le seul dans ce cas. Confus, Craddock balbutia:
- Amiral, je vous jure que…
- Cessez-là, capitaine, cela vaut mieux.
- Puisque tout le monde est réconcilié, si nous dînions, suggéra le commandant Wu.
- Bonne idée, commandant! S’exclama Beauséjour soulagé. Une soupe au cresson peut-être?
- Ah non! Rugirent de concert Benjamin, Symphorien et Gaston.
- Pourquoi pas un poulet rôti? Aujourd’hui, il me semble que je puis faire une entorse à mes principes. Qu’en pensez-vous? Proposa Daniel Lin innocemment.
À ces mots, Fermat leva un sourcil d’étonnement puis choisit le parti de rire. Son rire sonnait un peu forcé mais l’intention y était et cela suffisait amplement à Dan El.
- Nous approuvons le changement de menu, lança Craddock tout joyeux.
- Dans ce cas, ce sera un dîner musical, conclut l’ex-daryl androïde. Ce clavecin qui encombre la soute aux dires du capitaine va enfin exhaler son âme.
- Qu’entendez-vous par là Surgeon?
- J’ai envie d’interpréter une musique douce, des mélodies charmantes empreintes de mélancolie.
Pudique soudain, Daniel Lin n’en dit pas plus. Fermat comprit, Benjamin également.
Après le repas, du poulet rôti, fort savoureux, mais aussi une salade composée et des prunes en dessert, tandis que Saturnin expédiait la vaisselle, après avoir transféré par téléportation le clavecin dans la cabine centrale, le jeune Ying Lung se mit au clavier et interpréta avec une retenue remarquable ce délicat morceau de Maurice Ravel Pavane pour une Infante défunte. Tant pis pour l’anachronisme! Sous les doigts agiles du commandant, les touches du clavier sonnaient presque comme celles d’un piano. Pourtant, Dan El n’usait point ici de son Talent.
Lorsqu’il eut achevé, Benjamin ne cacha pas ses larmes.
- Merci pour cette épitaphe, murmura le Britannique.
- Le plus bel hommage que je pouvais rendre à Irina, convint Daniel Lin, quelle qu’elle fût avant que tout dérapât.
Les yeux humides du Prodige ne dissimulaient pas non plus son émotion.
Puis l’ex-daryl androïde enchaîna avec Le Tombeau de Couperin du même compositeur.  Tous respectèrent cette musique hors d’âge d’une délicate beauté, Craddock y compris ainsi que Marteau-pilon qui avait profité du dîner, étant enfin sorti de sa léthargie.

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L’essence du Maudit avait été détectée dans la forêt de Fontainebleau. Vite, par un tunnel transdimensionnel, Frédéric Tellier, Gaston de la Renardière, Aure-Elise et Violetta s’y étaient transportés. Là, près d’un tertre, l’Artiste avait vu le comte di Fabbrini monter sur un alezan à la robe feu. Di Fabbrini, vêtu comme un seigneur, osait désormais s’aventurer hors des catacombes de Cluny. L’Ultramontain avait repris de l’assurance car le temps s’était écoulé depuis sa dernière défaite.
Mai 1783 embaumait l’air, les prés verdissaient, les fleurs embellissaient les jardins de leurs taches multicolores. Myosotis, lilas, jasmins, roses, dahlias, œillets, glycines s’épanouissaient, y compris dans les lieux les plus modestes, tandis que les coucous, les rouges-gorges, les tourterelles, les pinsons et les rossignols roucoulaient ou lançaient des trilles joyeux communiquant leur gaieté aux humains.
Cependant, Galeazzo restait insensible au charme du printemps. Les paroles de cette chanson célèbre, cette ariette de Mozart, ne l’émouvaient nullement. 
 http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/1/1e/Wolfgang-amadeus-mozart_1.jpg
Reviens beau mois de mai,
Fais chanter tous les oiseaux,
Ramène la gaieté
Sous l’ombrage des ormeaux.
Redonne à la violette
L’éclat de son printemps,
Et que la pâquerette
Renaisse dans les champs.
Le noir comte avait au cœur une blessure inguérissable, celle de son ambition déçue! Seul oublié de tous, du moins le croyait-il, il n’aspirait qu’à une chose, comploter. Comploter contre ces Grands qui avaient désormais tourné la page du pseudo descendant de Mérovée, comploter encore contre ce balourd de Louis XVI et renverser son trône. Cerise sur le gâteau, se venger aussi et surtout du sieur Daniel Lin Wu Grimaud et des tempsnautes qui avaient l’heur de s’interposer dans son intrigue.
Mais voilà: comment s’y prendre?
Plusieurs fois déjà, di Fabbrini était retourné dans la caverne aux codex. Il avait lu et relu les livres sans âge. L’essence du mal à l’état pur l’avait effleuré de son souffle méphitique. Jouet de Fu, imprégné de ce qui restait de feu Johann Van der Zelden, il avait parcouru les voies interdimensionnelles. Désormais aguerri, il s’y mouvait avec la plus grande aisance.
Ainsi, après maintes explorations, Galeazzo avait découvert que l’un des couloirs aboutissait à cette forêt magique et mystérieuse. Gravées sur des roches usées par le temps, des inscriptions druidiques avaient été découvertes par les yeux exercés de l’Italien. Il en avait articulé chaque mot avec un soin acharné jusqu’à obtenir la bonne rythmique et l’intonation parfaite.
Sous ses yeux incrédules, des portails s’étaient alors ouverts. L’un donnait sur Lhassa en 1009, un autre sur Worms en 772 alors que Charles, le célèbre Charlemagne, s’apprêtait à partir en guerre contre les Saxons. 
 http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/a/a4/Charlemagne-by-Durer.jpg/220px-Charlemagne-by-Durer.jpg
Un portail ouvrait sur Versailles en 1682. Le Palais, partiellement achevé, accueillait maintenant Louis XIV et sa Cour.
C’était là que Galeazzo avait volé son cheval. L’animal racé répondait au nom de Neptune. Une autre ouverture aboutissait à Salem en 1693, un lieu qu’il valait mieux éviter. Enfin, le plus stupéfiant, le dernier trou de ver s’ouvrait sur Los Angeles, en 1995, et, plus précisément, dans le penthouse de Van der Zelden. L’Ultramontain y avait trouvé son bonheur. Grâce à l’ordinateur ID, il avait pu se procurer armes, argent, nourriture et tout le reste. L’IA avait accepté la présence du Maudit, informée par son ancien maître sur l’identité du Piémontais.
Galeazzo di Fabbrini n’était donc plus cet homme pitoyable, blessé, sale et mal rasé que nous avions quitté il y a peu, ce fugitif traqué et par l’équipe du commandant Wu et par les sbires d’Irina. Nous oublions les féaux de Sun Wu  et la police royale.
Le comte tenait sa vengeance. Il apprenait à se servir des portails, il puisait dans chaque monde ce dont il avait besoin et savait que, tôt ou tard, il retrouverait cet Eurasien qui avait fait achopper sa belle construction. La patience ne lui manquait pas, l’assurance de sa victoire inéluctable et prochaine, non, de son triomphe, le confortait.
Toutefois, lors de ses multiples séjours dans la Cité des Anges, jamais Galeazzo n’avait vu ou même entraperçu Johann. C’était là un phénomène inexplicable. Lorsqu’il réfléchissait à cette anomalie, un malaise s’emparait alors du comte.
Loin d’être sot, notre Ultramontain avait vite compris qu’il voyageait dans le temps par l’intermédiaire de ces mystérieux raccourcis. Pour lui, 1995 appartenait au futur mais pour son allié, c’était le passé. Qu’était-il donc réellement advenu de Van der Zelden? Avait-il été réduit au néant comme l’avait laissé sous-entendre cette vapeur? Refusant de s’éterniser à percer cette énigme, Galeazzo préférait se consacrer entièrement à sa vengeance.
En cette fin d’après-midi 1783, di Fabbrini enfourchait donc son noir alezan. Oups! La couleur de la robe du cheval venait d’être modifiée. Sans doute l’une des conséquences mineures de ces aller et retour incessants du comte dans le cours du passé de cette chronoligne ou de ses voisines…   
Or, l’instinct de conservation particulièrement développé de Galeazzo le fit soudainement se retourner. Il vit alors quatre cavaliers qui accouraient vers lui.
- Oh non! Je croyais être libéré de lui! Frédéric m’a retrouvé avant que je ne le fisse! Ce mousquetaire de Louis XIII, cette  péronnelle de Violetta Grimaud et le sosie de Betsy Balcombe l’accompagnent. Encore une fois, fuyons. Je connais tous les chemins, tous les tunnels. Or, ce damné Wu n’est pas avec eux. J’ai donc ma chance…
Une infernale chevauchée commença alors à travers bois et sous-bois tandis que le jour se faisait nuit et que les chouettes ululaient et que le gibier courait se désaltérer dans les points d’eau et que le ciel de velours bleu se piquetait d’étoiles.

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Galeazzo di Fabbrini avait fui car il n’était pas encore tout à fait prêt à affronter Tellier et consorts. Il voulait atteindre le Chinois au cœur, ce Daniel Lin infernal. Avait-il compris qu’en fait la partie était perdue pour lui depuis longtemps? Son orgueil incommensurable lui assurait toujours des défaites titanesques.

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Un des tunnels transdimensionnels donnait sur la prochaine destination des tempsnautes, Plessis-Lès-Tours en 1473. Mais dans quelle chronoligne?

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En ce début de septembre 1473, dans les bois jouxtant le château de Plessis-Lès-Tours, un sexagénaire désorienté recouvrait peu à peu ses sens. Il s’agissait du clone de Sydney Greenstreet, celui qui avait prêté allégeance à di Fabbrini. Vacillant et l’œil trouble comme s’il était pris de boisson, il avançait péniblement, clignant les paupières, essayant de se situer. 
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Cahin-caha, il parvint à sortir du couvert des arbres. Ses vêtements salis et déchirés détonaient parmi la beauté d’une nature ocrée, chatoyante et généreuse. Les prés se coloraient par touches de jaune, les arbres prenaient des teintes dorées. Au loin, des vaches se reposaient, leurs queues chassant les mouches bourdonnantes qui tournaient autour d’elles. À quelques toises du troupeau, un bouvier tirait quelques notes fragiles d’un flûtiau taillé dans le bois d’un orme. Un spécialiste des airs populaires aurait reconnu sans peine une mélodie plaintive dont les paroles donnaient à peu près ceci:
Que reste-t-il
A notre dauphin si gentil,
Orléans, Beaugency,
Notre Dame de Cléry…
Tant d’hommes,
Tant d’hommes…
Le comédien ne s’avança pas vers ce vilain malpropre et mal rasé. Au contraire, il poursuivit son chemin, essayant d’atteindre les premières maisonnettes d’un village propret, vert et rouille, aux toits de chaume et aux colombages désuets. En le voyant, on aurait cru admirer une carte postale.
Se remettant peu à peu de son étourdissement, le clone s’avisa que ce village apparemment calme et anodin de la campagne français profonde ressemblait par trop à un hameau de théâtre. Et pour cause!
Ses habitants, grands, bruns, bien mis, présentaient tous, sans exception, des traits durs et sévères, de grands yeux noirs scrutateurs et un teint légèrement ocré. De plus, ces paysans discutaient dans un langage bizarre aux tonalités chantantes sur quatre octaves!
L’un des campagnards se leva lorsque Sydney Greenstreet atteignit les premières maisons. Aussitôt, tous les hommes, un quinzaine, disparurent à l’intérieur des bâtisses. Le clone fut donc accueilli par celui qui semblait être le chef de cette étrange communauté. Il fut apostrophé en français du XV e siècle.
- Messire, vous paraissez perdu. Puis-je vous apporter mon aide?
Greenstreet qui n’oyait cette langue que fort mal comprit cependant l’intention de son interlocuteur. Il répondit dans l’idiome de Chaucer.
- Où suis-je? Toujours en France? Pourquoi ces habits? On les croirait sortis d’enluminures!
Le chef de la communauté qui entendait l’anglais, leva un sourcil d’étonnement. Cependant, civilisé, il s’empressa d’informer Greenstreet bien que lui aussi se posât de nombreuses questions.
« Qui est cet Anglais? D’où peut venir cet homme? Ses vêtements ne ressemblent à aucune mode en vigueur sur Terra. Il s’agit bien de lin, de drap et de soie. Des chaussures à boucles, une perruque… poudrée. Par Stadull! Serait-ce un voyageur… temporel? Holà! L’Académie a pourtant affirmé que les déplacements à travers le temps étaient impossibles. Il me faut aviser et prévenir tout d’abord Spénéloss ».
Le laboureur était en fait un Hellados et tout le village avait été bâti en quelques jours seulement par ses compatriotes. Hellas avait envoyé sur la Terre un commando car la troisième planète du Système Sol semblait soumise à des phénomènes inhabituels depuis au moins une révolution. Or ceux-ci étaient provoqués par les déplacements de Shah Jahan usant et abusant du Baphomet. Plessis-Lès-Tours se trouvait désormais à la confluence de multiples chronolignes. Le clone de Sydney Greenstreet y avait atterri, événement inéluctable.
Un peu plus tard, le tempsnaute malgré lui avait accepté l’hospitalité du paysan qui avait dit se nommer Basile et qui, en réalité, répondait au nom singulier d’Aramaxas. Tandis qu’il restaurait ses forces en avalant un plat de légumes et une miche de pain bis, Sydney Greenstreet était soumis à des flashs mémoriels déstabilisants. Portait-il à ses lèvres un gobelet d’eau en étain, il voyait se tenir devant lui un homme de taille élevée, d’aspect extraordinaire, aux longs cheveux blancs et aux yeux rouges. Ledit inconnu, un albinos, échangeait des propos avec un prince pour le moins, un individu encore jeune, vêtu richement d’habits exotiques brodés d’or et dont les cheveux étaient coiffés d’un turban orné d’une émeraude d’une taille respectable. Un souverain à n’en pas douter! Incompréhensiblement, Sydney Greenstreet identifia Shah Jahan, le Grand Moghol. Voilà qui ferait plaisir au comte di Fabbrini assurément. Mais que faisait ce haut personnage ici, à Plessis-Lès-Tours, en ce 5 septembre 1473? Et ce blond, qui était-il? Pourquoi les deux hommes qui n’avaient rien en commun lui apparaissaient-ils? Surtout, pourquoi lui, tout dévoué à l’Ultramontain, avait-il atterri à cette époque? Comment établir la liaison avec Galeazzo?
Tout en mangeant, le comédien tâchait de résoudre les nombreuses énigmes auxquelles il était confronté.

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