dimanche 23 juin 2013

Le Nouvel Envol de l'Aigle 3e partie : Nouvelle Révolution française : chapitre 26 2e partie.



Le beau soir d’été touchait à sa fin. Dans les rues, les quinquets s’allumaient tandis que les badauds rentraient dans leurs foyers goûter un repos mérité après une longue journée de labeur. Certains préféraient s’attarder à lire les dernières nouvelles assis à l’un des cafés proches du Palais Royal. Les serveurs ne cessaient d’apporter le breuvage amer ou le chocolat sucré et parfumé à la vanille, à la cannelle ou encore à la fleur d’oranger pour les clients les plus gourmands.
De petits groupes se formaient autour des tables. On pouvait y reconnaître certaines figures plus ou moins célèbres de la grande ville. Beaumarchais, la tête penchée sur une feuille, écrivait fébrilement quelques répliques d’une prochaine pièce. Un peu en retrait, Restif de la Bretonne, malgré son allure peu soignée, avait été accepté dans ce lieu à la mode et lui aussi remplissait quelques pages d’un calepin noir. Vers le fond, un certain Fabre griffonnait ce qui ressemblait bien des vers appartenant à un couplet d’une chanson. Celle-ci débutait ainsi:
Il pleut, il pleut bergère,
Rentre tes blancs moutons. 
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Cette chanson déjà plus ou moins connue des roués de Chartres devait encore être peaufinée. Elle traverserait les siècles mais en ayant perdu ses sous-entendus scabreux.
Près d’une cheminée à l’âtre éteint, un avocat à la tête de taureau, d’une grande laideur donc, fumait une pipe tout en méditant, les yeux dans le vague. Il avait abandonné la lecture d’un pamphlet imprimé sous le manteau. Georges en connaissait la prose par cœur toutefois puisqu’il était l’auteur de ce texte ordurier remettant d’une manière explicite l’honneur du roi et de la reine. Il fallait un sacré toupet à Danton pour oser se montrer avec un contenu aussi explosif sur soi alors que les espions de la police pullulaient dans le quartier. Mais notre futur grand homme, du moins dans une autre ligne temporelle, ne manquait ni d’audace ni de courage. 
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Pour l’heure, les chuchotements allaient bon train, formant une douce berceuse capable d’endormir plus d’un quidam.
Visiblement, Georges attendait quelqu’un. Chartres sans doute, ou encore une de ces plumes vendues au plus offrant. Au bruit que fit un nouveau venu, le jeune Champenois tourna la tête.
- Tiens! Par ma foi! Quelle figure intéressante que nous avons là! Pensa alors l’homme de loi à la vue d’un mendiant ou ce qui y ressemblait alors qu’il pénétrait d’un pas chaloupé et sonore dans le café. Comme je regrette de ne point savoir dessiner! Je brosserais son portrait aussitôt. Mais baste! Billaud traîne par trop. Les mouches de la police vont finir par me repérer. Que fais-je? Je commande un autre café ou je m’en vais?
Pendant ce temps, le vieil homme, avec ses yeux ronds et glauques, faisait le tour de la salle commune. Il s’attarda sur la silhouette de l’avocat et réprima un juron.
- Un plumitif antiroyaliste! Diable! Si je me souviens bien de mon histoire, ce Georges Jacques Danton-ci finira sa carrière comme ministre de la censure de Napoléon le Grand en 1818. Mais cela ne fait absolument pas avancer mes affaires! Voilà déjà huit cafés que je visite. Pas moyen de trouver ce Caron de Beaumarchais! On m’a pourtant certifié qu’il était un habitué du quartier. À moins que… ouiche! Là! Cet homme bien portant, la mine réjouie, les doigts tout tachés d’encre. Alléluia!
Vivement, Craddock s’avança vers l’écrivain, éditorialiste à ses heures, et horloger de profession. Derrière le vieux baroudeur, Saturnin de Beauséjour haletait. Son estomac lui remontait. On comprendra pourquoi après avoir appris que le bonhomme incorrigible avait avalé douze cafés à la crème en deux heures, autant de chocolats chauds et croqué dix gaufres. Admirez donc le bel appétit de l’ancien fonctionnaire!
- Beauséjour, jeta Symphorien peu amène, je me demande encore pourquoi je me suis encombré de votre personne. Votre gourmandise me retarde bigrement!
- Capitaine, répliqua Saturnin sur le même ton, ce qui montrait qu’il était grandement vexé, je ne vous retarde nullement. Au contraire, c’est vous qui musardez. Boire une bouteille entière de cognac a suffi à vous ôter toute raison et toute prudence! Si je vous accompagne, c’est afin de respecter la règle numéro un édictée par Daniel Lin. Être deux au cas où un imprévu surviendrait. Ainsi, le deuxième pourrait toujours alerter Le Vaillant et appeler les secours.
- On dit ça! On dit ça! En réalité, vous vouliez vous rincer l’œil en zyeutant les prostituées du Palais, les plus accortes et avenantes bien sûr, toutes pourvues en appâts. Vieux cochon, je ne suis pas dupe! Je connais votre passé. L’âge ne vous a pas assagi. 
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- Craddock, vous, c’est l’alcool qui vous embrume l’esprit! Si vous poursuivez sur ce ton, je vous abandonne tout de suite. De plus, vous parlez tellement fort qu’on va finir la nuit dans une geôle du commissariat le plus proche.
- Taisez-vous, vous aussi! Rugit le Cachalot du Système Sol. Là, enfin, Beaumarchais! Il y a longtemps que je vous cherche, théâtreux de mon cœur! Poursuivit l’aventurier en s’étant approché de l’écrivain. Pourriez peut-être faire mon bonheur…
- Monsieur, je ne vous connais point. Vous me dérangez en pleine inspiration qui plus est.
Sans façon, faisant comme s’il n’avait pas compris, Craddock s’affala sur la chaise qui faisait face à Caron de Beaumarchais. Il insista lourdement.
- Mon ami, mon beau, seriez-vous pas en train d’écrire Le Mariage?
- Le mariage?
- Oui! Le Mariage de Figaro! C’est de cela que je veux m’assurer. Permettez, très cher… 
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Toujours aussi rustre, le capitaine s’empara alors des feuillets jonchant la table de sa main crasseuse.
- Bravo! J’avais raison! J’adore cette réplique! Parce que vous êtes un grand seigneur, vous vous croyez un grand génie! Magnifique! Vraiment! Et celle-ci… Beauséjour, écoutez. Qu’avez-vous fait pour tant de biens? Vous vous êtes donné la peine de naître et rien de plus. Tenez, mon cher, penchez-vous que je vous embrasse.
Totalement sous l’emprise de sa joie admirative, Symphorien se jeta dans les bras de Beaumarchais qui n’en pouvait mais et se mit à l’embrasser sur les joues mais aussi dans le cou.
- Monsieur, s’écria Caron en mauvaise posture, ne comprenant pas l’épanchement d’affection de la part de ce parfait inconnu, je vous en prie, laissez-moi!
Derrière, Beauséjour tentait de tirer le capitaine et de calmer ses ardeurs. Rouge comme une pivoine, il marmotta:
- Oh! Mon Dieu! Jésus! Marie! Joseph! Nous allons échouer à la Bastille pour le moins! Ce scandale, ces répliques révolutionnaires… une lettre de cachet et, hop! Notre sort sera réglé. Plus de Saturnin de Beauséjour! Escamoté. Ni de Symphorien Nestorius Craddock. Itou pour Caron de Beaumarchais. Cette fois-ci, il ne faudra pas compter sur la mansuétude du commandant Wu, et encore moins sur celle du vice amiral Fermat. Avec justesse, tous deux diront que nous étions en tort. Ah! Seigneur!
Saturnin fit alors un bond en arrière car un homme tout de noir vêtu venait de poser une main pesante sur son épaule. Trois autres individus du même acabit avaient agi de même avec Craddock et Beaumarchais.
- Police du roi, articula le plus âgé. Suivez-nous.
- Police de mes…
- Pardon, fit alors une voix calme, noble et fière. Messieurs, je suis le propriétaire de ce lieu.
Le ton en imposait, la mine aussi.
- Ces hommes sont sous ma protection, reprit le prince. Vous n’allez pas remettre en cause l’édit du roi qui m’accorde le droit de recevoir qui bon me semble chez moi!
- Monseigneur, répliqua le sergent en civil, ayant reconnu le duc de Chartres dans cet homme grand et fortement charpenté, être le cousin de Sa Majesté ne vous autorise nullement à soustraire à la justice du souverain des fauteurs de trouble.
- Monsieur le policier, insista le prince en appuyant sur le dernier terme d’une manière dédaigneuse, vous entendez? Dehors! Ou je donne l’ordre à mes laquais de vous bastonner!
Sous le regard courroucé du prince de sang, les quatre argousins durent se retirer.
- Fort bien, messieurs, proféra Chartres après quelques secondes de silence. Si, maintenant, nous nous présentions en honnêtes gens?
Empli de reconnaissance pour son sauveur, Saturnin de Beauséjour s’avança le premier.
- Votre Haute Noblesse, Monseigneur, comment vous remercier pour votre fort opportune intervention? Je me nomme Saturnin de Beauséjour, rentier de mon état. Quant à mon ami, veuillez d’ailleurs excuser sa conduite, répond au sobriquet de capitaine.
- Quoi? Grogna Craddock. Sobriquet? Sobriquet toi-même, foutu bougre de mal embouché!
Furibond, Symphorien, enfin debout, qui avait lâché Beaumarchais, toisa l’ancien fonctionnaire ainsi que le cousin du roi. Dans ses yeux, des flammes couvaient.
- Capitaine? Comme c’est intéressant! S’exclama Philippe, ignorant ostensiblement la colère et les postillons du Vieux Loup de l’Espace.
Plissant les yeux, le duc venait en effet de reconnaître l’espèce de mendiant qui brettait comme un dieu lors de la fameuse nuit du Châtelet, celle de l’évasion de Kermor. Son cerveau échafauda rapidement un plan. Allons, son ami, son féal, Galeazzo di Fabbrini serait déstabilisé, démonté devant le tour que lui, le véritable futur souverain de la France lui réservait. D’une pierre deux coups! Chartres affirmerait d’abord sa supériorité sur le Piémontais et celui-ci serait alors dans l’obligation de lui livrer ce Napoléon Bonaparte, cet encombrant jeune homme gardé sous cloche par le comte italien. De plus, cerise sur le gâteau, il tiendrait sa revanche sur cet adversaire insaisissable, ce Daniel Lin Grimaud Wu, ou l’inverse, cet escrimeur splendide, ce magicien qui avait eu l’outrecuidance de s’interposer dans cette affaire dynastique en jouant le rôle de bouclier de cette baudruche de Louis XVI!
Comme s’il se trouvait dans la galerie des glaces du palais de Versailles, tout en souriant aimablement, le prince de sang se nomma en s’inclinant légèrement. Tout ému à l’énoncé des titres du personnage, Beauséjour se mit à bégayer.
- Monseigneur… honoré… profondément…
- Moi, pas du tout! S’écria ce rabat-joie de Craddock.
- Oh! Craddock, taisez-vous donc par la malemort!
De son côté, Beaumarchais savait depuis longtemps l’identité du personnage. Il riait sous cape, oubliant peu à peu l’aspect gênant de cette rencontre. Au contraire, il tâchait de mémoriser le plus grand nombre possible de détails de manière à pouvoir fidèlement retranscrire la scène dans une de ses prochaines œuvres.
- Monsieur Craddock, et vous aussi monsieur de Beauséjour, fit fort civilement Chartres, ne voudriez-vous point me suivre dans un lieu plus discret? Nous pourrions faire plus ample connaissance sans que les mouches de la police de mon cousin écoutassent aux portes nos propos. Mon père possède pas loin, à quelques pas à peine, dans ce Palais royal, une sorte de cabinet de curiosités des plus surprenants.
- Un cabinet de curiosités? Lança Beauséjour tout alléché. Je rêve d’en voir un depuis ma jeunesse.
- Oh! Il s’agit là de quelque chose d’assez modeste. Certes, je l’avoue, la pièce renferme quelques écorchés de cire de Pinson. Si l’anatomie vous attire…
- Des écorchés de cire? Comme ceux de la Specola de Florence? 
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- Un peu dans ce genre-là, monsieur, en effet. Vous me paraissez posséder une grande culture, monsieur de Beauséjour… Vous avez fait vos lettres sans doute…
- Comme tout le monde, Monseigneur…
- Au fait, Caron de Beaumarchais, vous êtes déjà venu en ce lieu, ce me semble… Non?
- Oui, Monseigneur, répondit l’écrivain. De toute manière, il se fait tard et on m’attend chez moi.
- Parfait. Je n’insiste donc pas.
D’un pas altier, Son Altesse sortit du café, précédée de deux gentilshommes. Derrière le prince, Beauséjour s’empressa de lui emboîter le pas, obligeant ainsi Craddock à l’imiter. Le Cachalot du Système Sol respira bruyamment, aspirant à pleins poumons un air parfumé, embaumé par les marronniers. À chaque inspiration, il recouvrait sa lucidité.
- Où allons-nous de ce pas? Demanda Symphorien à Saturnin.
- Chez Chartres. Une pareille aubaine ne se refuse pas.
- Êtes-vous devenu fou ou quoi?
- Pourquoi tant d’inquiétude de votre part? Nous visitons, nous buvons une tasse de café et… nous partons.
- Vous peut-être… moi, je me tire! Puisque les courbettes vous chantent, allez-y!
Craddock entama alors un demi-tour. Il n’eut pas le temps de l’achever. De l’ombre sortirent quatre laquais en livrée, des hommes particulièrement costauds. Symphorien comprit. Il tâta son flanc gauche et constata, dépité, qu’il avait oublié de prendre son épée. De même, il était démuni de toute arme de poing. Le Loup de l’Espace ne put que souffler et se résigner.
Moins de dix minutes plus tard, dans ce fameux cabinet des écorchés de cire, Beauséjour s’extasiait.
- Parole, Monseigneur, tout y est! On croirait voir de véritables corps dépouillés de leur peau et de leur chair. Celui-ci est particulièrement effrayant. Il ne manquerait plus qu’il respirât!
- Oh! Oh! N’en rajoutez pas tout de même Saturnin! Nous ne sommes ni dans le Musée des horreurs ni dans une bonne vieille salle de spectacles mondanienne.
- Mondanienne? Quel nom étrange! Mister Craddock, vous avez la nationalité anglaise, je ne me trompe pas, n’est-ce pas?
- Euh… je suis écossais d’origine. Toutefois, mes ancêtres ont quitté les Îles britanniques il y a des lustres.
- Ah! Voici mon majordome. Gontran, du thé au citron.
- Monseigneur…
- … avec une petite collation. Du pain, du jambon, des noix et des fruits bien sûr.
- Et du whisky, vous avez?
- Certes… monsieur, dit Gontran ne laissant rien transparaître de son jugement négatif sur les invités de son maître.
Très stylé, le domestique sortit remplir son office, c’est-à-dire avertir six roués du prince qu’ils étaient requis au plus vite. Craddock et Beauséjour finiraient la nuit dans un lieu sûr, sous la garde de geôliers privés. C’est cela que signifiait le message de Chartres.
Lorsque le thé fut servi, copieusement arrosé  de whisky pour Symphorien, Philippe croisa le regard du factotum. Encore deux minutes tout au plus et les lascars seraient mis en cage. Courage! Il fallait poursuivre cette conversation ennuyeuse et ridicule encore quelques instants.
« Obligé de me commettre avec de tels individus! Pensait Chartres en son for intérieur. La future couronne de mon père mérite sans doute ce sacrifice ».
Tout sourire, Philippe reprit après avoir bu délicatement quelques gorgées de thé.
- Ainsi donc, mister Craddock vous avez voyagé jusqu’aux confins du monde. Vous vous êtes peut-être rendus aux Amériques tous les deux?
- Que non pas! Répliqua Saturnin l’index levé. Plutôt à la frontière de la Chine et du Tibet. Enfin… je crois…
- Réellement intéressant! Comment avez-vous fait pour pénétrer dans ce royaume mythique, mystérieux et interdit aux étrangers?
- Euh… je… Difficile à dire.
- Là-bas, s’élèvent de très hautes montagnes, pratiquement impossibles à franchir. Le froid qui y règne doit être mortel.
- Pour ça, oui! Le jour de mon arrivée, il faisait vingt-cinq degrés Celsius en dessous de zéro!
- Bon sang, Saturnin! Grogna Symphorien.
- Quoi? Pourtant je ne dis que la stricte vérité! Il gelait à pierre fendre alors que le printemps… Zut! C’était l’automne… qui s’amorçait.
Devant la maladresse de l’ancien fonctionnaire, Craddock fulminait et mourait d’envie de le boxer. Il se retenait d’extrême justesse. Pour ne pas succomber, il lampa sans aucune gêne le liquide fortement alcoolisé de sa tasse.
Alors que le vieux Cachalot du Système Sol léchait la dernière goutte de son thé amélioré, un cliquetis aussi soudain qu’incongru le fit sursauter. Relevant la tête, il vit, effaré, dix hommes, des Asiatiques, fortement armés, vêtus à la manière des Ninjas, le toiser de leurs yeux bridés. Le plus petit des inconnus s’avança et ordonna ce qui suit en anglais:
- Messieurs, suivez-nous! Vite! Sun Wu, mon maître, n’aime pas attendre.
- Que signifie? S’exclama alors Chartres tout en laissant échapper des mains sa soucoupe qui alla se briser et répandre son contenu sur le parquet.
- Nous vous enlevons pour la plus grande gloire du Maître du Dragon de Jade, pour l’Incomparable Maïakovska et pour la Splendeur éternelle de Fu!
- Il n’en est pas question! Rétorqua le prince de sang. À qui croyez-vous donc avoir affaire? Holà! Voici mes forts à bras! Antoine! Chassez ces farauds et ces coquins après les avoir fustigés comme ils le méritent!
Les six séides du duc, encadrés par des laquais d’une taille impressionnante, venaient d’apparaître à point nommé.
Un combat étrange débuta dont l’issue prévisible coulait de source. Il s’acheva rapidement par la victoire des affiliés du Dragon de Jade sous les yeux ébahis de Philippe de Chartres et de Saturnin de Beauséjour. Notre capitaine de rafiot de cale, quant à lui, s’attendait à cette fin. Cette échauffourée qui avait à peine duré une minute avait vu les roués du prince être abattus et tomber sur le sol dans les positions les plus hétérodoxes.
- Maintenant que vous avez compris la leçon, reprit le chef des sbires, vous allez nous suivre sans résister et silencieusement. J’ai l’ordre de vous ramener vivants mais pas forcément conscients et indemnes.
Avec aplomb, Xsa fixait de ses yeux en amandes le prince de sang. Beauséjour, le premier, obtempéra, comme à l’accoutumée, murmurant, tout tremblant:
- Digne représentant de l’Empire du milieu, vous constatez que je vous obéis. Notez bien que je ne résiste pas! Vous ferez part à vos maîtres de ma bonne volonté.
Notre inénarrable Saturnin s’avança jusqu’à se glisser littéralement entre les bras d’un des tueurs du Dragon de Jade tout en prononçant ces paroles lâches et stupides.
- Non! Mais quel sot! Ce n’est pas le courage qui t’étouffe, fonctionnaire mal couillu! Hurla Craddock hors de lui. Quant à moi, chinetoques de pacotille, vous n’aurez de moi que mes guenilles du flower power! Attrapez-moi vivant si vous le pouvez!
- Capitaine? S’insurgea Saturnin. Pourquoi faire le fier-à-bras?
Les trémolos pitoyables de l’ancien chef de bureau étaient insupportables.
- Rappelez-vous, Symphorien, poursuivit le couard, vous n’avez pas d’arme!
- Foutrebleu! Mais qu’il est bête! Crétin des Alpes, plus gribouille que toi, il n’y a pas!
Déjà, quatre Ninjas entouraient le vieux baroudeur, l’empêchant ainsi de tenter une action désespérée. Cinq autres attachaient Philippe de Chartres qui ne put réprimer un geste de répulsion lorsque les mains des brigands asiatiques le touchèrent.
Que pouvait espérer notre sympathique Craddock? Rien avant quelques heures. Il avait commis une énorme bévue en oubliant de se munir d’un témoin de rappel. Or, il ne venait même pas à l’esprit trouillard de Beauséjour d’utiliser le sien! Il y avait franchement de quoi se fracasser le crâne contre l’un des murs du cabinet de cires.
- Ah! J’accepte de me livrer bande de gargouilles à la sauce au chien! Mais pas touche! Bas les pattes! Vous comprenez? Hurla de plus belle Symphorien en un mélange d’anglais, d’argot et de « basic language » spatial.
Xsa s’inclina et ordonna ensuite à ses hommes en pur mandarin :
- Restez vigilants. Ne lui laissez surtout pas un pouce de liberté.
Ce fut à cet instant que se produisit alors un nouveau coup de théâtre comme il était habituel dans les pièces de cette époque. Il fallait conserver l’attention du public par ces artifices invraisemblables et ridicules, n’est-ce pas?
Sans coup férir, sur le rebord de la fenêtre, se tenaient désormais deux inconnus, enfin, pas tout à fait, de bonne taille. L’un, proche de la quarantaine, l’œil gris et vif, pétillant d’ironie, mince à l’extrême, caressait la lame de son épée d’une main experte, tâtant la souplesse de son fer, tout en souriant d’une manière qui en disait long sur ses intentions. L’autre, plus âgé et plus massif, la barbe rousse et l’œil bleu, dans un rictus inquiétant, dévoilait ses dents de prédateur à l’assistance médusée.
Frédéric Tellier et Benjamin Sitruk étaient apparus comme sur un coup de baguette magique. Le plus jeune articula ceci avec le plus grand sang-froid. Pour lui, il s’agissait d’une vérité banale, incontestable.
- Messieurs les Chinois, vous allez décamper immédiatement ou… tant pis pour vous!
Le dénommé Xsa réagit aussitôt.
Un nouvel affrontement s’amorça au grand dam de Chartres qui craignait pour la précieuse collection de son père. Il avait tort.
Avec une rapidité remarquable et une non moins brillante maestria, le danseur de cordes et Sitruk vinrent à bout de neuf des acolytes de Sun Wu en quarante secondes chrono! Les armes blanches des bandits de la triade s’étaient ici avérées d’une inefficacité évidente face au Harrtan.
Tandis que Craddock insultait une dernière fois Xsa qui râlait près d’une statue d’écorché, Beauséjour était prêt à embrasser les bottes de Benjamin.
- Merci! Ah! Grand merci de m’avoir tiré de ce piège cruel!
- Monsieur de Beauséjour, ce n’est rien, fit l’ancien commandant du Cornwallis, assez gêné par cette reconnaissance fort démonstratrice.
- Hâtons-nous au lieu de nous congratuler, recommanda l’Artiste.
- Bien parlé, mon gars! Toutefois, je vous informe, si vous ne l’avez pas encore remarqué, que la dernière face de carême vient de se carapater avec ce foutu prince de sang!
- Tant pis! Nos instructions, fort claires, stipulaient seulement de vous tirer de là, et non de sauver ou de récupérer Chartres.
- Ouah! Quel cynisme! Ça pue le maître espion là.
- Vous vous trompez, Craddock. Les ordres émanaient de Daniel Lin lui-même. Je pense toutefois que le commandant Wu a anticipé le coup, conclut Tellier avec, sur ses lèvres, un sourire amusé.
Nos quatre tempsnautes quittèrent donc le cabinet de cires sans aucun remords alors que, derrière eux, restaient vingt-deux corps sans vie. Encore un mystère à élucider pour la police secrète de Louis XVI et le cabinet noir du roi. Le souverain n’allait pas tarder à regretter que ce ne fût plus Sartines qui commandât ses argousins!

***************

  
Aux abords du château appartenant à Galeazzo di Fabbrini à environ une lieue de Pontoise, quarante-huit heures après la scène précédente.
Lorsque Craddock émergea du tunnel transdimensionnel, il s’ébroua comme un chien. À ses côtés, Gaston de la Renardière secouait sa tête tout en dénouant le cordon qui maintenait en place ses longs cheveux blond-roux. L’ancien mousquetaire affichait sa mine des mauvais jours, il ne fallait donc pas lui chercher noise! Quant à Boullongne, il tenait déjà la poignée de sa brette, apparemment pressé d’en découdre. Ses blessures, totalement cicatrisées, n’étaient plus qu’un mauvais souvenir. Ainsi, il avait à cœur de rendre coup pour coup aux sbires du comte ultramontain et à la non moins diabolique espionne hétéropage Alexandra Alexeï.
Le danseur de cordes, à contrario, ne montrait aucun sentiment. Depuis son séjour dans la cité de l’Agartha et la miraculeuse guérison de Victor Francen, Tellier avait saisi qu’il ne détenait plus le premier rôle. Il savait que les décisions ne lui appartenaient plus. Intelligent et intuitif, il se contentait donc d’être un bon lieutenant du commandant Wu, quel que soit le véritable patronyme de ce dernier. S’il accordait sa confiance pleine et entière à Daniel Lin, il était plus réticent vis-à-vis de cet étrange vice amiral Fermat qui refusait de se sustenter depuis plusieurs semaines déjà et qui, parfois, peinait à maintenir une forme humaine. Naturellement, notre aventurier s’était gardé de faire part de son trouble à sa troupe, à Guillaume Mortot, Paracelse, Marteau-pilon, et encore moins aux comédiens Erich von Stroheim, Delphine Darmont et Pauline Carton. Présentement, les deux femmes étaient restées à l’hôtel des Frontignac en compagnie de Violetta et d’Aure-Elise.
De son côté, Sitruk acceptait de bon gré de prêter main-forte à l’équipe déjà rodée de celui qui avait été longtemps un ennemi à ses yeux. Courageux, vaillant, avide d’aventures, il ne se posait aucune question. Ah! Si! Au moins une… s’il devait se battre contre Irina Maïakovska? Que ferait-il? Oserait-il la regarder en face et l’affronter? Le chronovision avait beau lui avoir révélé que son épouse mourrait de la main du vice amiral Fermat, il arrivait à Benjamin d’en douter.
Cela le rongeait. Or, il voulait être ferme dans sa résolution. Il ne faillirait pas. Détruire les Napoléonides. Détruire les Napoléonides! Il y parviendrait, il se l’était juré, même s’il lui fallait tout d’abord délivrer le futur monstre corse!
Benjamin avait choisi le bon camp, les bons alliés, les bonnes raisons. La preuve, Daniel Lin Wu Grimaud l’avait incorporé dans sa garde rapprochée en lieu et place d’Albriss à qui une autre tâche avait été dévolue. Une preuve de confiance de taille, n’est-ce pas? Manifestement, le daryl androïde, le Prodige de la Galaxie ne pouvait se tromper sur son compte.
Tandis que Sitruk avançait pensivement de quelques pas sur l’herbe sèche, Dan El scrutait les environs, usant de son talent supra-humain.
- Aucun danger dans l’immédiat, souffla le commandant Wu à l’adresse de ses compagnons. Présentement, ici, il n’y a que des quidams ordinaires. Quant à notre jeune aigle, il dort, épuisé par le trop long visionnage de scènes pseudo historiques.
- Parfait, répliqua Fermat. Mais les hommes du comte? Greenstreet, Stewart?
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- Lambesc, Dumoutiers, Grandval, Saint-Firmin, Rougeville et Chaumont se relaient pour garder Napoléon Bonaparte. Les autres ne comptent pas. Quant à van der Zelden, je ne détecte rien. Il s’est délité quelque part.
- Formidable! S’exclama Craddock. Alors, dans ce cas, puisque tout baigne, pourquoi ne donnons-nous pas l’assaut tout de suite?
- Parce qu’il y a deux obstacles de taille devant nous capitaine! Vous les percevez aussi, amiral…
- Je les vois distinctement. Je puis même en franchir un. Quant à l’autre, il reste, pour l’heure, hors de ma  portée. Après tout, je ne suis qu’un modeste Observateur! Pas le guerrier ultime.
Les deux dernières remarques avaient été prononcées en mandarin.
- Euh, faites excuse, murmura Symphorien en insistant, mais ils consistent en quoi vos obstacles?
- Là-haut, déphasé, se tient le Glinka, le vaisseau personnel de Maïakovska. À bord, s’y trouvent la Russe, Sun Wu, Alexandra Souvourov et un tas de clones, proféra Dan El avec un détachement remarquable.
- Je me charge des clones, fit Gana-El avec son sourire coincé.
- Au fait… j’oubliai… le Glinka est déphasé à l’intérieur d’une bulle atemporelle. Mais cela sera relativement facile de crever ladite bulle de protection, compléta Daniel Lin comme s’il était simplement question de participer au marathon de Paris ou de New York sous la présidence de Jacques Chirac ou de George W. Bush sur la Terre 1721. Il n’y a aucune inquiétude à avoir concernant ce petit obstacle. Par contre, ce que cette bulle dissimule…
- Oui, Surgeon… une a-bullle, et une autre, et puis encore une autre, et ainsi de suite.
- Stop! J’ai saisi! Jeta Symphorien en se grattant le nez. Il n’empêche. Votre ex ne passe pas à l’attaque. Pourquoi par l’Ankou et le Grand Coësre?
- Sans doute n’est-elle pas prête, avança le jeune Ying Lung.
- En réalité, elle attend des renforts, précisa Gana-El.
- Mais surtout… hasarda Craddock.
- Surtout, là, en cet instant, le château de maître Galeazzo se retrouve isolé à l’intérieur d’un champ plus que spécial.
- Plus que spécial, Daniel Lin? Expliquez-vous au lieu de nous faire tous languir, sacrebleu!
- Il s’agit d’un champ anentropique de contention d’une puissance inouïe, mis en place depuis l’origine de cette chronoligne. Or, comme il se doit, Maïakovska est incapable de le franchir seule.
- Magnifique. Pourquoi?
- La jeune femme porte la marque de l’Inversé… le véritable Ennemi…
- Un champ anentropique de contention. Fabuleux. Ça se fabrique ce machin-là? Oui, évidemment. Vous l’aviez d’ailleurs déjà évoqué.
- Vous vous souvenez Craddock. Sachez, mon ami, que tout être mû par la vraie et unique Entropie évitera de se frotter à un tel mur.
- Je pense que van der Zelden a créé ce mur, rajouta Fermat lentement. S’il avait été l’Entropie, il en aurait été tout à fait incapable.
- Les explications vous suffisent-elles Symphorien? Demanda Dan El.
- Ouiche… pour l’instant. Une dernière chose. Tantôt, vous nous avez plutôt bousculés; mais maintenant, vous prenez le temps de discuter le bout de gras avec moi. Je ne pige plus.
- Capitaine, dans ce lieu, le temps est suspendu. Une seconde dure une heure ou une journée, ce que vous voulez. Vous n’aviez pas remarqué? Observez le Soleil, les ombres portées, les oiseaux en plein vol, la brise qui ne souffle pas, le grésillement des insectes qu’on n’entend plus… convaincu?
- Diable… Vous avez tout à fait raison Daniel Lin. Qui est donc l’auteur de ce tour de sorcellerie? Vous commandant? Ah! Il paraît que non. Vous alors amiral. Comment? Non plus? Bougre de chinchilla et d’orphéon de Patagonie! Je donne ma langue au chat.
- Le Réseau-mondes s’est résigné à nous donner un coup de main, conclut Dan El sur le même ton désinvolte. Allons. Il est temps pour moi de chercher la serrure ou la faille de ce champ de contention. Il nous faut bien entrer dans le repaire de Galeazzo, non?
Un silence pesant s’établit permettant au Ying Lung incarné de se concentrer sur ce défi. Cependant, Gana-El poursuivait la communication mentale avec son fils.
- Surgeon, loin de moi de remettre en cause votre manière d’agir, mais vous êtes conscient que c’est là ce qu’attendaient Irina, Sun Wu et Fu?
- Naturellement, mon père. Je prends un risque calculé car je juge que le temps est venu de bousculer la fourmilière.
- Soit. Poursuivez vos tâtonnements et vos ajustements.
- Si j’ai besoin de renfort…
- Comptez sur moi ainsi que sur toute l’Unicité.
- Alors, je préfère m’en passer!
L’échange mental cessa. En effet, Dan El devait accentuer son effort de concentration afin d’identifier la résonance adéquate permettant l’ouverture de l’a-bulle. Une fois introduit à l’intérieur, cela lui serait plus facile de la déstructurer. Le Prodige savait pertinemment qu’ainsi démarrerait la nouvelle manche de ce combat hors normes.
Bien que le temps fût suspendu, Craddock piaffait d’impatience. Sitruk, lui, se contentait d’observer le commandant Wu. Il le vit donc crisper imperceptiblement sa mâchoire alors que son regard s’assombrissait.
- Cela ne doit pas être une partie de plaisir! Pensa le Britannique.
Le jeune Ying Lung, usant de ses talents bridés partiellement, luttait contre des combinaisons plus que surprenantes de résonances de fréquences totalement inclassables et inconnues. Un instant, tant la tâche lui paraissait ardue, il crut devoir abandonner sa forme humaine. Son essence pure pourrait alors s’infiltrer sans difficultés dans la sphère de contention. Or c’était là commettre une erreur irréparable en cédant à cette solution de facilité indigne de lui. Manifestement, l’Entropie espérait cette faute. Quid alors de son incognito relatif? Qui lui garantirait ensuite qu’il recouvrerait son corps humain auquel il s’était habitué?
Haussant figurativement les épaules, laissant la sérénité prendre possession de tout son être, ignorant les signes d’énervement des humains qui l’accompagnaient mais aussi le questionnement impatient de son géniteur, Dan El s’obstina, s’acharna et, soudain, la bulle de contention s’étiola, se flétrit et finit par s’effondrer sur elle-même.
Aussitôt, des nuées noires et menaçantes s’en vinrent obscurcir le ciel.
- Vite! Tout droit! Dans le bâtiment central. La quatrième cave. Bonaparte y sommeille, commanda l’ex-daryl androïde.
Daniel Lin n’eut pas à réitérer son ordre. L’équipe se rua en direction du château. Mais quelques mètres furent franchis, pas davantage. Impossible d’aller au-delà. Apparemment, le parc était protégé par un système d’alerte que ni le jeune Ying Lung ni son mentor n’avait détecté.
De manière inattendue, vingt hommes surgirent des communs et des pièces du rez-de-chaussée. Tous étaient solidement armés. Parmi eux, Stewart Granger ou son émule, ainsi que Sydney Greenstreet.
Des duels s’engagèrent tout aussi inracontables que les précédents. Pour Sitruk, il s’agissait d’une expérience nouvelle dans laquelle il devait faire ses preuves. Son premier vrai combat. Celui du cabinet des écorchés de cire n’avait été qu’un entraînement, une répétition générale. Mais le géant roux, un mètre quatre-vingt-dix-huit, ne déçut pas Daniel Lin. Il croisa le fer avec Saint-Firmin, un as de l’escrime, un duelliste réputé qui comptabilisait soixante-dix victoires.
Un peu plus loi, Craddock, Guillaume et Von Stroheim brettaient ferme contre Stewart Granger, Sydney Greenstreet et Grandval. Il en allait de même pour tous les tempsnautes qui avaient face à eux de rudes escrimeurs. Même le jeune Alban parvenait à maîtriser sa fougue habituelle et à accomplir d’authentiques prouesses.
Daniel Lin, quant à lui, ignorant toute cette agitation, s’était élancé en direction de ladite cave.
- Je reste en arrière, lui communiqua Gana-El par la pensée. Irina envoie ses troupes.
- Je l’ai senti également mon père. Gare à Boullongne. Il veut se venger de Souvourov.
- Je n’interviendrai qu’en dernière extrémité. Maintenant, j’amorce le processus de démultiplication anarchique des copies.
- Irina risque de ne pas se remettre de ce tour.
- Kermor? Lui accorder une seconde chance n’est-il pas prématuré, fils?
- Ne vous inquiétez donc pas ainsi Gana-El. Le comte a retenu la leçon. L’adolescent devient adulte.
- Tout comme vous. Il mûrit.
Sur ce, Dan El pénétra à l’intérieur des communs, tous ses sens aux aguets. Tellier, à dix pas derrière, l’imita avec moultes précautions. L’ex-daryl descendit une quinzaine de marches et vit enfin une porte close. Or celle-ci avait la particularité d’être blindée.
- De l’acier. Cinquante centimètres d’épaisseur. Tout juste. Oh! Oh! Ce n’est pas tout. Quel cachottier, ce comte! Un mini champ de force. Par Lao Tseu et Bouddha, où Galeazzo puise-t-il l’énergie nécessaire pour le fabriquer et le maintenir en place?
Prudemment, le Ying Lung incarné toucha le blindage. Le champ de force le brûla mais la douleur resta supportable.
- Bien sûr, une combinaison d’isolation de niveau douze aurait été la bienvenue comme jadis sur Ankrax, soupira l’exilé avec nostalgie. Mais comme je n’en ai point à ma disposition… pas question de me ménager et de me montrer douillet. Localisons plutôt la source énergétique.
Lentement, calculant chacun de ses gestes, Daniel Lin s’assit tranquillement sur le sol de tommettes rouges, puis ferma les yeux.
- Dois-je assurer vos arrières, commandant Wu? Demanda l’Artiste qui ne s’étonna pas de l’attitude du Supra-Humain.
- Oui, merci, Frédéric. Galeazzo sort de sa cachette. Il s’est armé d’une épée, d’une dague, d’un poignard et de deux révolvers anachroniques. Ah! J’allais oublier… un taser est aussi dissimulé dans son gilet, une sorte de pistolet paralysant qui électrise l’ennemi.
- Ainsi, je suis prévenu. Je vous retourne donc le merci.
À l’extérieur, la situation devenait assez confuse. Les fameux soldats Potemkine et les clones des clones étaient apparus sur le pré. Conduits par Ti, ils essayaient de prendre le dessus à la fois sur les troupes de Fermat et sur les roués de Galeazzo.
Spectacle fabuleux, sorti tout droit d’une fantasmagorie éthylique! Deux, vingt, cent Stewart Granger cliquetant, ferraillant les uns contre les autres… même situation pour Sydney Greenstreet. Il y avait de quoi se pincer ou s’enfoncer la tête dans un trou. Surtout si l’on prenait le temps d’examiner plus en détails les copies.
Au fur et à mesure que la duplication s’accélérait, chaque exemplaire perdait de sa substance, devenant semblable à un ectoplasme, à un morceau de fromage quasiment fondu! Cet état n’empêchait toutefois pas les sosies de bretter, de bondir, de crier, de virevolter. Les épées fendaient l’air, les passes s’enchaînaient, le sang coulait et jaspait l’herbe sèche, les gémissements s’amplifiaient.
Guillaume, au contraire d’Alban de Kermor, peinait à conserver tout son sang-froid. Peu aguerri encore, il écarquillait les yeux, se frottait parfois les paupières, rompait à la dernière seconde, parait d’une demie ligne une passe mortelle. Il était plus qu’évident qu’il était dépassé.
Devant Pieds Légers cinq pseudo Prisonniers de Zenda le talonnaient, le pressaient, le poussaient à la faute tout en l’acculant contre la porte d’une dépendance. Mais le jeune Kermor qui venait juste d’en finir avec son adversaire s’en vint à la rescousse de son compagnon. Unis à cette heure, le prolo et l’aristo firent merveille et estourbirent les clones.
Un peu en retrait, Sitruk et Craddock s’étaient également alliés. Rougeville, mort, avait cédé la place à Chaumont et à Lambesc.
Toute la science du Harrtan nouvellement acquise par les tempsnautes n’était pas de trop dans ce double duel. À croire qu’ici, en ce lieu, dans la propriété de di Fabbrini, chacun avait à cœur de se dépasser, de satisfaire le Prodige.
Pirouettes, roulades arrière, roues, quartes, sixtes, poignets qui se touchaient une seconde, lames emmêlées, qui s’esquivaient et se dégageaient, qui se renouaient, parades, bottes hétérodoxes, contre parades, saltos arrière, toupies, toutes les figures, toutes les postures possibles et ce, jusqu’à l’épuisement.
Toujours suspendu et sans fin, le temps refusait de s’écouler. Il se faisait gluant, brûlant, insupportable à tous les escrimeurs mais qu’importe! Poursuivre ce combat. Poursuivre pour vaincre, annihiler l’adversaire.
Adossé contre un marronnier, se tenant en dehors de cette bataille, du moins apparemment, en fait Gana-El menait le bal. Sous son impulsion, les clones devenaient multitude tout en atteignant désormais le stade de l’esquisse. 
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Des êtres informes, vieillis avant l’heure, des sortes de momies desséchées, des troncs tourmentés et ravinés, des statues molles et distendues, de la craie et de la poudre, de la cendre et du stuc, du carbone et de la lymphe, de la chaux et des acides, des cristaux de sodium et de la calcite, de la poussière et des flaques d’eau, des rognures et des souffles nauséabonds, des jades brisés et des éclats d’émeraudes, selon l’humeur et la volonté, selon le caprice et le goût de l’Observateur pleuvaient du ciel ou du néant.
Ainsi de Gloria, ne resta-t-il plus, bientôt, que quelques infimes traces de poudre irisée qui allait en se ternissant. Idem pour Stewart Granger, Sydney Greenstreet et de Ti.
Mais où donc était passé l’original du cousin du Maître du Dragon de Jade?
Pendant ce temps, Alexeï Alexandra, ses deux têtes rouge pivoine, soufflant comme deux forges, les yeux étrécis, était parvenu à percer le flanc de Paracelse. Marteau-pilon, agenouillé, se tenait le poignet. Le colosse, peu habitué à la douleur, pleurait comme une madeleine. Quant à Boullongne, tailladé de toutes parts, il brettait toujours, la mâchoire serrée, la haine inscrite sur son visage dur.
Désormais, l’herbe du parc, saupoudrée de cristaux scintillants, dégageait l’ineffable et douceâtre parfum de la mort. Les Potemkine s’entassaient près d’un pont ruiné. Dans le ciel, le Glinka maintenait sa position.
Un ululement s’éleva dans le soir. Souvourov fut alors aspiré par le rayon émis par le vaisseau de Maïakovska. Dépité et fou de rage, ne maîtrisant plus sa colère, le chevalier de Saint Georges jeta son épée au loin dans un mouvement brusque et se mit à courir inconsidérément en direction dudit rayon qui s’était déjà pourtant estompé tout en poussant des cris d’insultes.
- Fille de bas étage! Salope! Maritorne poivrée! Pustule puante! Étron informe!
- Du calme! Siffla Fermat à l’adresse du Noir. La partie s’achève là pour vous.
- Ah! Par la malemort! Ce n’est pas le courage qui étouffe ce monstre de foire!
- Joseph, reprenez votre souffle. Asseyez-vous à mes côtés. Vous saignez de partout.
- Peuh! Des écorchures. J’aurai sa peau! Elle crèvera, cette guenon, vous m’entendez?
Sitruk et Craddock rejoignirent alors le vice amiral et le bretteur musicien qui brandissait vainement le poing en direction du ciel.
- Tiens. Le parc reprend vie, on dirait, constata Benjamin. J’entends le chant d’un oiseau.
- Un rouge-gorge, le renseigna Gaston. Le ruisseau coule à nouveau. Alors, qui l’a emporté, finalement?
- Nous, lui répondit Daniel Lin à voix haute.
Le daryl androïde venait de réapparaître hors du bâtiment central. Il portait dans ses bras Napoléon Bonaparte toujours endormi. Le jeune homme, malgré le tapage de la bataille, ne s’était pas réveillé. Tellier suivait le Ying Lung incarné en boitillant. Son épaule droite perdait quelques gouttes de sang.
- Galeazzo est parvenu à s’enfuir, fit le danseur de cordes d’une voix sourde. Toutefois, je ne sais s’il ira loin. Il a mon épée enfoncée dans la poitrine.
- Certes, mais le comte a traversé les frontières et les chemins interdits, compléta sombrement le commandant Wu.
- C’est-à-dire?
- Il s’est réfugié dans les tunnels transdimensionnels. Des tunnels forgés par Fu, assurément. L’Empereur Qin se joue de moi, mais pas seulement. Je n’ai pu suivre di Fabbrini car l’entrée s’est brutalement refermée juste sous mon nez.
- Parce que l’heure n’était pas encore advenue, jeta Gana-El froidement.
- Toutefois, vous êtes parvenu à récupérer le jeune Bonaparte, émit Sitruk.
- Oui, piètre consolation. Au fait, Greenstreet, le stipendié de Galeazzo a été aussi avalé par un trou de ver subitement matérialisé devant lui, poursuivit Daniel Lin, troublé. Étrange, n’est-il pas?
- Hum… nous savions que ce n’était point là le dernier round, articula l’Observateur dubitatif.
- Je ne le sais que trop bien. Irina va nous lancer un ultimatum. Nous serons au rendez-vous, dit le commandant Wu avec fermeté.
- Bref, nous avons gagné un répit, conclut Craddock prosaïquement. Foutrebleu! Il est mérité, mon gars.
- Sans doute avons-nous tous besoin d’un peu de repos, lança Sitruk.
- Pour l’heure, en route pour…
- Pour? Marmonna le capitaine de rafiot rouillé tout en épongeant avec le pan crasseux de sa chemise son visage ruisselant de sueur.
- Pour Paris d’abord, Symphorien, chez Brelan, puis pour Versailles ensuite. Demain est un autre jour.
Cette fois-ci, le baroudeur décati avait pris soin de se munir d’un témoin de rappel. Il l’activa donc avec soulagement et le Vaillant put donc accueillir son équipage.
Les quelques heures qui viendraient seraient bien employées. En effet, il fallait panser les plaies, faire le point, donner quelques instructions supplémentaires à Louise, Aure-Elise et Violetta, et tâcher de dormir un peu si possible avant la réception du message de la sombre Irina.

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samedi 15 juin 2013

Le Nouvel Envol de l'Aigle 3e partie : Nouvelle Révolution française : chapitre 26 1ere partie.



Chapitre 26

Cela faisait maintenant trois jours que Bette Davis avait rejoint Ava Gardner dans une cave d’un vieux quartier de la capitale. La demeure, qui ne payait pas de mine, jouxtait l’ancien cimetière des Saints Innocents, fermé depuis quelques années par ordre du roi. 
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La belle brune avait été torturée avec une délectation malsaine par Ti, le factotum de Sun Wu. La Sudiste présentait donc un visage abimé et tuméfié à sa consœur. Ses lèvres étaient vilainement boursouflées son nez écrasé ressemblait à celui d’un boxeur groggy. Quant à ses yeux, mieux vaut ne pas les décrire. Tous les cils avaient été brûlés et une paupière arrachée pendait lamentablement sur ce qui restait d’une aussi belle face autrefois.
Hélas, ce n’était pas tout! Le cou portait des entailles plus ou moins profondes. Un sein arborait de méchants bleus qui refusaient de guérir. Les dents n’avaient nullement réchappé à l’art douteux du Thaï. Ainsi, la mâchoire supérieure montrait deux trous fort disgracieux tandis que celle du bas affichait des brèches irrégulières.
Voilà comment une telle beauté avait été défigurée et massacrée.
Prostrée dans un coin, respirant bruyamment par à-coup, Ava refusait obstinément de s’alimenter malgré les soins attentionnés de la Davis. Bette avait pourtant tout essayé afin de persuader sa compagne d’infortune de ne pas se laisser mourir de faim.
A cette heure, la doyenne s’était réfugiée près d’une futaille et là, chantonnant doucement, elle tentait d’oublier ses angoisses.
Un grincement, l’huis de la geôle s’ouvrait, laissant apparaître non pas les deux bourreaux asiatiques familiers mais Irina Maïakovska, le visage figé, le regard vide. Sans la moindre émotion ni le plus petit frémissement de dégoût, la Russe s’approcha d’Ava et, d’un geste brusque, lui releva le menton.
- Alors, maintenant, on ne fait plus tant la fière! Dit Irina d’une voix sans timbre.
Pour toute réponse, la comédienne se contenta de renifler.
- Galeazzo semble ignorer mon message. Ce mépris me fâche énormément. Il ne me prend pas au sérieux, hé bien, il va voir!
Bette Davis qui s’était redressée, osa jeter:
- Espèce de salope, qu’avez-vous donc manigancé?
- Tss! Tss! Tu deviens grossière, Bette!
- Vous n’allez pas encore livrer Ava à vos tortionnaires! Qu’en retirerez-vous une fois que mon amie sera réduite à l’état de loque humaine? Si le comte ne se montre pas, c’est qu’il ne cède pas. Cela ne m’étonne pas de sa part.
- Tu as gardé tout le venin de ta langue de vipère, toi. Je vais commander à Sun Wu de s’occuper de ta personne après avoir jeté la Gardner en pâture à la police de ce gros benêt de Louis XVI. Naturellement avec toutes les preuves nécessaires qui lui permettront de découvrir l’odieux complot menaçant son trône. Lorsque di Fabbrini aura à ses trousses toute la flicaille du Châtelet, ses anciens alliés sans oublier l’équipe adverse, celle de Daniel Lin Wu, cela m’étonnerait fort qu’il ne me livrât pas alors cet aiglon en devenir, ce Napoléon…
- Vous comptez donc tuer Ava! Vous êtes un monstre femelle!
- Très chère, je compte surtout remporter la partie d’un jeu dont les tenants et les aboutissants t’échappent. Dans ces conditions, tu comprends qu’un cadavre de plus ou de moins m’importe peu. 
- Je le répète, vous êtes un monstre.
- Bette, lorsque tu me suivis, tu te doutais bien que le sort de la Sudiste était fixé, non?
- Aucun sentiment humain, aucune pitié ne peut donc ébranler votre froide détermination.
- Là, vieille peau, tu te trompes.
- Dans ce cas, je m’offre à sa place pour mourir. Pourquoi me conserver en vie? Je vous encombre et ne vous sers à rien.
- Hon! Hon! Bette, tu m’amuses. Il est vrai que tu ne représentes rien aux yeux du comte. Alors, pourquoi te tuerais-je? Ava, c’est autre chose. Galeazzo a le cœur plus tendre qu’il ne veut l’admettre. De plus, le cadavre effroyablement martyrisé de son épouse putative lui fera comprendre que je ne plaisante pas.
- Mais, si malgré tous vos beaux calculs Galeazzo di Fabbrini s’obstinait dans son silence?
- J’ai les moyens de rayer Paris et Versailles de la carte. L’antimatière…
- Vous êtes plus terrible que Von Choltitz en 1944. 
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- Von Choltitz? Jamais entendu ce nom.
- Cartago delenda est.
- Ici, Lutetia delenda est. Bien. Toi, tu viens avec moi, reprit Irina à l’encontre d’Ava. Hop! Debout! Plus vite que ça. Marche vers ta mort avec dignité.
En gémissant, Ava se releva. D’un pas hésitant et trébuchant, s’accrochant au bras de la Russe, elle suivit tant bien que mal cette dernière à l’extérieur de la cave.
Avant que la porte ne se refermât une fois encore, Bette demanda:
- Comment Ava Gardner va-t-elle être exécutée? Je vous en supplie, dites-le moi.
- Oh! D’une façon très simple et spectaculaire à la fois. Précipitée du haut de la Tour Saint-Jacques. Cela passera d’abord pour un suicide.
Imitant le sinistre comte, Maïakovska ricana. Son rire forcé se termina par un grincement de dents. On sentait bien que son attitude était artificielle, voire mécanique.
Restée seule, Bette murmura:
- Malheureuse Ava! Voilà ce qu’il va t’en coûter d’avoir cru aux belles paroles du comte. Ah!
Frères humains qui après nous vivez,
N’ayez les cœurs contre nous endurcis,
Car, se pitié de nous pauvres avez,
Dieu en aura plus tôt de vous mercis. 
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Villa du Larium, 7 mars 161.
L’Empereur Titus Aelius Hadrianus Antoninus Pius agonisait depuis deux jours, des suites de ce que l’on aurait pu prendre pour une banale indigestion. À moins que le fromage des Alpes qu’il avait mangé avec excès n’ait été contaminé par la salmonelle. Pris de vomissements et de fièvre, sentant son état s’aggraver, Antonin le Pieux comprit qu’il était perdu. Instinctivement, il eut conscience qu’il s’agissait en fait d’un empoisonnement, d’une vengeance de ceux qu’il avait combattus comme opposants à sa divinité. Les tétra-épiphanes! 
 http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/2/22/Antonin2.jpg/220px-Antonin2.jpg
Il convoqua donc son successeur, Marc-Aurèle, qui était également son gendre, avec son épouse Faustine la Jeune ainsi que les deux préfets du prétoire, ceux de la Ville et de l’Annone. Il se fit aussi apporter la statue d’or de la déesse Fortune puis il donna le mot de passe au tribun «  Sérénité ». 
http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/3/33/L%27Image_et_le_Pouvoir_-_Buste_cuirass%C3%A9_de_Marc_Aur%C3%A8le_ag%C3%A9_-_3.jpg/280px-L%27Image_et_le_Pouvoir_-_Buste_cuirass%C3%A9_de_Marc_Aur%C3%A8le_ag%C3%A9_-_3.jpg
Ensuite, pris d’un délire fébrile, il se mit à maudire les rois qui, croyait-il, avaient aidé ses ennemis.
- Toi, Pharasmane, roi des Ibères du Caucase, je te maudis car tu as aidé le déviant Cléophradès à fuir mon ire! Tu as désobéi. Crains donc le courroux des dieux. 
Son délire s’accentuant, il sembla alors à l’assistance qu’Antonin devenait un « voyant » tant ses déclarations sur l’Etat, l’avenir de l’Urbs après sa mort, prirent le ton de la prophétie, s’orientant vers une vision eschatologique du sort de l’Imperium.
Dressé sur son lit d’agonie, Antonin prononça ces paroles incohérentes:
- Ô âge d’or, tu ne reviendras plus! Barbares d’entre les Barbares, des profondeurs de l’Asie, des hordes plus innombrables que les grains de sable de la mer ruineront la Ville! Après Carthage, Rome! Ces hordes seront conduites par le Jupiter noir. Chronos sera dérangé puis renversé. Anakouklesis! Roma delenda est! Roma delenda est! Ô miracle de la pluie! Tu ne sauveras qu’un temps les légions. En faveur des arts de la plèbe basculera la colonne du triomphe. Au plus offrant sera alors vendue la pourpre. Troianus! César! Nous aurions dû t’écouter et écraser les hétairies des sectateurs de Christos! Mais moi-même, pourquoi n’ai-je pas répondu à l’éloge de Justin? Jupiter pleure des larmes de sang. Par les arts divinatoires, par Hermès Trismégiste, l’Urbs se déplacera vers l’Orient. Des nuées de sauterelles plus rapides que le messager des dieux ravageront les récoltes de l’Empire. Famine et peste décimeront les provinces. César, en ce temps-là, n’aura plus le pouvoir car destitué par les Barbares. Périra la religion de nos ancêtres! Mourra donc le Grand Pan!
Après avoir crié cette ultime prédiction, Antonin retomba mort sur son lit. Dans l’assistance, un procurateur d’origine étrusque avait discrètement noté les déclarations délirantes de l’empereur moribond. Le dénommé Quintus Severus Caero s’éclipsa subrepticement tandis que les préfets constataient le décès de l’auguste personnage.
La barbe poivre et sel, marqué par l’embonpoint, Caero ressemblait étrangement à une vieille connaissance de Johann. Ses yeux sombres qui, d’habitude, reflétaient la ruse, étaient pour l’heure emplis d’inquiétude. En tant que clone ou avatar du Commandeur Suprême, le procurateur était tenu de faire son rapport à l’Ennemi.
Or, notre chevalier étrusque eut beau tenter une communication mentale transdimensionnelle, il ne parvint pas à contacter son maître. C’était comme si celui-ci s’était évaporé. Redoublant d’efforts, Caero transporta ses pensées dans toutes les sphères de temps, dans les chronolignes multiples, dans les déviations alternatives. Cela ne servit à rien car, toujours, Johann se dérobait à ses appels de plus en plus pressants.
On le comprend, Caero commença à paniquer. Si toute trace de l’entité sombre avait disparu du Pantransmultivers, cela signifiait que, désormais, le monde de l’an 161 était isolé et enfermé dans une bulle a-temporelle hermétique. Quel usurpateur voulait donc prendre la place de l’Ennemi? Qui pouvait accomplir pareil exploit?
Déjà d’ailleurs, tout se délitait pour être remplacé par un scénario non prévu par l’ordinateur final. Un peuple d’Asie centrale ou de Mongolie, les « Hous » hephtalites, venaient d’être investis par l’Energie Noire. Leur mission: abattre la ceinture des Empires, en finir avec le monde antique.
De plus, ne disait-on pas qu’en Arabie, le Ying Lung Noir s’était déjà incarné en la personne d’un immense serpent ouroboros à crête? La divine et maléfique créature s’était empressée de dévorer la moitié de son corps en partant de la queue. Aussitôt, la peste s’était déclarée dans la province. Or, les signes eschatologiques se multipliaient partout dans le monde.
Toutes ces manifestations annonciatrices de bouleversement n’empêchèrent pas le Sénat romain d’attribuer à Antonin le titre de Divus. Dans son testament, l’Empereur défunt avait légué à sa fille son patrimoine privé et offert à tous les siens des legs appropriés.

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Dans une chambre aménagée avec goût et décorée de peintures australiennes dans le style aborigène, Lorenza di Fabbrini recevait celui qui avait été jadis son époux dans une autre ligne temporelle, devant une tasse de cappuccino particulièrement crémeux pour elle et un café corsé pour Benjamin.
Les deux êtres avaient eu du mal à établir le contact. Ici, tout les séparait. La doctoresse ressentait toujours de l’amour pour Sitruk. Or, ce dernier, uni légitimement à Nadine Lancet, n’éprouvait strictement rien pour la métamorphe.
En cet instant, la brune Italienne, plus habituée à rester sur sa réserve, osait aborder certains sujets délicats afin d’obtenir de précieuses informations quant au fonctionnement de la société de l’Agartha.
- D’après ce que m’a dit O’Rourke,  vous n’êtes point arrivé parmi les premiers dans la cité. Les archives confirment bien sûr les propos du médecin en chef.
- Effectivement, capitaine, tout cela est vrai.
- Capitaine! Quel formalisme! Cela me fait une drôle d’impression de m’entendre ainsi appelée par vous.
- Comment puis-je donc vous nommer?
- Hé bien, Lorenza, voilà tout. Je ne souhaite qu’être votre amie, pas davantage. Aucun détail ne vous distingue physiquement de votre double, le savez-vous? Mêmes yeux bleus, même barbe rousse, même timbre de voix.
- Ah! Depuis que je réside ici, je devrais m’être habitué aux paradoxes engendrés par les pistes temporelles multiples. Mais, hélas, ce n’est absolument pas le cas! Laissa échapper le Britannique.
- A l’extérieur, vous commandiez votre propre vaisseau.
- Le Cornwallis.
- D’après les différents témoignages, avec panache.
- Non, je récuse ce terme. Avec arrogance, suffisance et j’en passe. Or, ce temps est révolu. Dans l’Agartha, les qualités guerrières sont à oublier, ou du moins, à ranger au fin fond d’un tiroir. J’ai su m’adapter. Néanmoins…
- Néanmoins, vous avez commandé le Celsius durant cinq années et êtes revenu vivant de ce périple mené pour le compte de la cité.
- Ce n’est pas ce que j’allais dire. À bord du Celsius, nous étions tous égaux et extrêmement qualifiés. Ce succès doit être partagé avec tous mes compagnons. Lorsque j’ai besoin d’exploser, je me défoule dans les salles d’entraînement. À mon goût, cela m’arrive encore trop souvent.
- Pourtant, je n’entends sur vous que des éloges. Et présider le conseil n’est pas dévolu à tout le monde.
- Il est vrai que Craddock n’a pas obtenu cet honneur. Beauséjour non plus d’ailleurs. Mais Paracelse, Tellier, Albriss, Stamon, Kilius, Chtuh et Jacinto régulièrement. Il vous faut donc relativiser mes mérites.
- Bien. Mais Daniel Lin?
- Notre Superviseur a toujours décliné cette charge. Il prétexte qu’il est fort accaparé, ce qui est sans doute vrai. Il ne refuse aucune corvée d’entretien. Dernièrement, le système d’assainissement des eaux usées a connu quelques défaillances. Hé bien, avec Chtuh, Chérifi, Belame et Kiir, il s’en est chargé. Maintenant, tout fonctionne à la perfection.
- D’accord, Benjamin. C’est du pur Daniel Lin. Toujours prêt à rendre service, à mettre les mains dans le cambouis…
- Dans ce cas, c’était dans la…
- J’en ai conscience. Mais les titres que quelques uns lui donnent… préservateur? Gardien? Que cachent donc réellement ces termes?
- Hum…
- Vous hésitez à répondre… dans mon univers, le commandant Wu était un daryl androïde, presque un supra-humain, quoi. Mais ici, il est davantage et peut s’apparenter à un demi-dieu de la mythologie grecque…
- Capitaine, je n’ai pas le droit de vous éclairer sur ce point. Moi-même, je n’ai appris la véritable identité du commandant que fort tardivement. Justement, peu de temps après le retour de mon voyage d’exploration. Je puis cependant vous dire que j’en ai été choqué. Mon esprit n’était pas encore adapté à cette révélation. Il risque d’en aller de même pour vous.
- Révélation! On croirait entendre un prêtre ou un pasteur. Pui-je vous raconter un phénomène étrange dont j’ai été le témoin involontaire?
- Les phénomènes étranges sont monnaie courante ici, capitaine. Mais allez-y…
- Cela peut vous paraître anodin au premier abord. Il y a cinq jours, le soir de mon arrivée à Shangri-La donc, alors qu’O’Rourke me faisait passer différents tests pour voir si je me portais bien après mon transfert brutal du Langevin, l’infirmerie a été victime d’une panne plutôt bizarre. Le décor s’est mis à osciller. Oh! Cela n’a pas duré longtemps. Puis, lorsque tout a été rétabli, la carafe d’eau qui était posée sur une table avait perdu de son contenu. Pourtant, personne n’y avait touché. Une manipulation du continuum temporel local, telle fut ma conclusion…
- Bien raisonné, soupira Benjamin.
- Mais pourquoi tant d’effort pour un aussi minuscule résultat?
- Hem…
- Vous ne croyez pas en ce que je vous raconte, Benjamin.
- En fait, il ne s’agissait nullement d’une modification temporelle, absolument impossible dans les murs de la Cité. Daniel Lin y veille.
- Alors, dans ce cas, à quoi ai-je assisté?
- Posez la question à qui de droit.
- Au commandant Wu donc. Apprenez que le docteur O’Rourke a refusé d’abonder dans mon sens.
- Naturellement. O’Rourke sait garder sa langue.
- Vous reconnaissez que Denis peut mentir pour préserver le secret de Daniel Lin…
- Si vous voulez… moi aussi, d’ailleurs.
- Il est vrai qu’il vénère le Superviseur Général.
- Or, il fait tout pour le dissimuler, croyez-moi ou pas…
- Mais j’ai lu partiellement dans son esprit.
- Hum… Et en moi? En cet instant? S’inquiéta subitement Benjamin.
- Mon ami, vous avez cadenassé votre esprit et je suis trop polie pour essayer d’en forcer la serrure. Dans la piste 1721, vous étiez dépourvu de ce talent.
- Un talent acquis, non inné.
- Comment? Grâce à qui?
- J’ai dû m’entraîner intensivement, suivre une discipline rigoureuse. Je me suis plié à l’enseignement et aux conseils d’Albriss.
- Peste! Pourquoi donc un tel apprentissage?
- Cet apprentissage est nécessaire lorsqu’on voyage dans les mondes extérieurs. Nul ne doit deviner que les citoyens de l’Agartha sont des privilégiés à l’abri de la laideur, des bassesses et des contraintes du commun des mortels. Aux yeux de l’humanité du dehors, nous apparaîtrions vite comme des dieux, nous susciterions alors des envies, des jalousies qui pourraient nous nuire, certes, mais avant tout porter tort à nos frères moins bien lotis.
- Vivre dans l’Agartha est donc perçu comme un privilège… tiens donc. Parce que personne ici ne vieillit plus? Mais j’ai appris, en consultant les archives autorisées qu’il y a des décès, rares, mais réguliers.
- A la demande express des volontaires… ou alors…
- Poursuivez Benjamin.
- A la suite d’un châtiment. Cependant, le condamné a le choix entre le vieillissement, l’exil ou la mort.
- Il faut posséder une âme bien noire pour mériter un tel sort. Dans l’Empire des 1045 Planètes, la peine de mort avait été abolie depuis plus de quatre cents ans. Ce n’est donc pas le cas dans cette cité merveilleuse! Je suis déçue et perçois cela comme un recul.
- Vous faites erreur, capitaine. Personne n’est mis à mort, tué effectivement. Seulement, le coupable peut subir un vieillissement tel qu’il le conduit inexorablement à sa fin.
- Assez! Quelle abomination!
- Attendez avant de vous récrier! Il s’agit en fait d’une fin relative car le condamné, ayant purgé sa peine, renaît, humain ou pas, cela dépend, et,  parvenu à une certaine maturité, il se souvient des  fautes commises lors de sa précédente incarnation.
- Vous ne me rassurez guère! Santa Maria! Benjamin, tout cela est cruel.
- Que non pas! Telle est la justice à Shangri-La. Je puis vous dire que le meurtrier ne recommence plus jamais. Au contraire, il fait pénitence et devient quelqu’un d’heureux, d’agréable à vivre, partageant sa joie et ses bonheurs avec tout le monde.
- Pensez-vous que je vais croire vos assertions?
- Capitaine, il n’y a là aucune manipulation de mon esprit, je vous l’affirme.
- je me contenterai de cette réponse. Changeons de sujet. J’ai pu sonder Maria. Elle se montre beaucoup plus insatisfaite de son sort qu’O’Rourke ou que vous-même. J’ai aussi rencontré Kilius, Celsiia, Veronica, Violetta, Albriss, Saturnin, Paracelse, Gaston de la Renardière et j’en oublie…
- Qu’avez-vous conclu de tous ces entretiens?
- De chacun émane une douce sérénité. Y compris chez ce mousquetaire de Louis XIII.
- Gaston s’est assagi comme chacun d’entre nous. Non pas que nous soyons tous bouddhistes désormais…
- Craddock, lui, affiche plus de rugosité. Il ne dissimule pas ses défauts.
- Inutile avec un télépathe du niveau du commandant Wu. Symphorien, voyez-vous, peut céder à la violence verbale ou même physique. Il reste porté sur l’alcool même s’il se domine la plupart du temps. Quant à ses colères, elles sont terribles. Mais son intégrité, son courage sont exemplaires.
- Benjamin, à Shangri-La, j’ai retrouvé une bonne partie de l’équipage du Langevin et du  Sakharov. Certains de ses citoyens vivaient même jadis dans des époques reculées. Uruhu aussi a trouvé un foyer dans la cité. Son épouse est une jolie K’Toue répondant au nom de Nouria.
- Vous avez raison. Daniel Lin a recueilli la jeune néandertalienne il y a peu. Il ne voulait pas que son ami souffrît de solitude. L’adaptation de la rescapée du paléolithique moyen n’a posé aucun problème.
- Je m’en réjouis. Le commandant Wu affectionne particulièrement ce rôle de bon Samaritain.
- A vrai dire, il y excelle. Nouria va prochainement accoucher de jumeaux. Denis est fier de ce tour de force.
- Par contre, André Fermat, que j’ai entrevu hier, est toujours aussi froid et difficile d’approche.
- Il se… protège, dirai-je.
- Je ne sais pas pourquoi mais Denis s’inquiète à son sujet. Il a usé du terme incarné.
- Stop, capitaine! Je vous arrête! Aujourd’hui, le vice amiral Fermat est pleinement humain, cela doit vous suffire.
- Vice amiral. Dans mon univers, il était ambassadeur.
- Dans le mien, il appartenait au service secret français et se trouvait à la tête d’une section spéciale, la 51. Il avait pour charge de traquer les espions adverses, les Britanniques, Russes et Chinois. C’est lui qui a abattu Irina Maïakovska ou plutôt ce qu’il restait de la Russe.
- Vous ne craignez pas d’aborder le sujet, Benjamin.
- Pourquoi hésiterais-je à évoquer la mort de l’espionne? Un chat est un chat! Daniel Lin s’est remis depuis longtemps de cet amour impossible. Gwenaëlle lui a permis de trouver son centre.
- Ah! Auparavant, il me semble que cette tâche était dévolue à Antor.
- Hum…
- Vous avez envie de rire, Benjamin.
- Lorenza, vous ne pouvez comprendre l’humour involontaire de vos paroles.
- Je vous en prie, expliquez-vous.
- Demandez à Daniel Lin. Cela le concerne après tout. Mais vous verrez que sa réaction sera identique à la mienne.
- Je ne manquerai pas d’interroger le Prodige de la Galaxie sur ce mystère-ci. Cela va m’en faire des questions. Mais Georges Wu, le frère autiste? Qu’est-il advenu de lui? Dans les limbes?
- En quelque sorte. Son cas s’apparente à celui d’Antor en fait.
- Tout cela tourne à la farce on dirait. Mais moi, je n’ai pas envie de rire du tout. Isaac, mon garçon, mon fils bien-aimé n’a pas réapparu lui.
- Mathieu Wu non plus, Lorenza. Marie, ici, se prénomme Maria et ne ressemble en rien à la petite Eurasienne que vous avez connue.
- Oh! Je m’en suis vite rendue compte!
- Capitaine di Fabbrini, le commandant Wu a été vous chercher dans l’Outre-Lieu. Dans les Infra-ténèbres.
- Effectivement, Daniel Lin a usé des mêmes expressions. Que signifient-elles?
- Le Superviseur avait la liberté de sélectionner encore un humain. Il vous a choisie. Il a donc abandonné Mathieu que, pourtant, il chérissait, qui était le fils idéal et idéalisé dans le Non Créé, le Non Forgé. Mesurez le sacrifice. Parce qu’il a jugé que vous seriez nécessaire à la cité mais pas Mathieu.
- Le commandant Wu aurait aussi pu opter pour Isaac notre enfant, notre fils!
- Non, Lorenza, le fils de Benjamin Sitruk de la chronoligne 1721, pas le mien! Pas celui de la piste 1730. Moi aussi j’ai souffert dû supporter la perte de mes jumeaux qui se prénommaient justement Mathieu et Isaac. Ces innocents ont payé le prix de ma haine et de ma fureur guerrière. Dans mon univers, j’avais épousé Irina.
- Je l’ignorais, Benjamin.
- Mais il s’agit désormais d’un passé révolu. Nadine, ma femme, m’a donné trois enfants, William, Harry et Edith. J’ai adopté True, issue d’une union précédente de mon actuelle épouse. Aujourd’hui, j’ai une autre vie, d’autres bonheurs plus réels, ô combien, que ceux d’autrefois, engendrés pour les besoins de l’Expérience.
- Expérience? Simulation donc?
- Hum… disons des anticipations calculées.
- Attendez un peu… êtes-vous en train de me faire comprendre que ce que j’ai vécu, connu, ressenti avant mon arrivée dans l’Agartha n’était pas… réel?
- Réel? Que signifie ce mot? Vous pensiez et vous pensez encore. Vous parliez, vous sentiez, vous mémorisiez, vous le faites ici présentement.
- Anticipations calculées. Dans quel but? Pour prévoir quoi? Entraîner qui?
- Ces mises en situation bien plus abouties que tout ce que vous pouvez imaginer n’avaient pour seul objectif que de tester un être d’exception afin qu’émerge le pur joyau de l’Entité ultime.
- Une simulation sans cesse recommencée, avec des scénarios différents à chaque fois… au profit de Daniel Lin Wu… j’ai bien compris Benjamin?
- Oui, Lorenza, tout à fait. Daniel Lin, un diamant pur en cet instant, sans tache ni défaut, débarrassé de ses scories, capable de se sublimer, de se transcender, éprouvant désormais un Amour véritable, une Compassion sincère pour tout ce qui existe, existera ou a existé. Il donne tout et ne réclame rien en retour.
- Vous parlez du commandant Wu comme s’il était un dieu. Non… Dieu! Vous vous êtes converti à sa religion…
- Vous vous trompez, Lorenza Je reste fidèle à la religion de mes pères. Je respecte le shabbat et mange les herbes amères. Je prie à la synagogue tous les samedis et je crois en la venue du Messie. Il sauvera tous les hommes justes et pas seulement les quinze mille résidents de la Cité. Il restaurera la grandeur d’Israël, punira les Méchants et ouvrira les portes du ciel au peuple élu. 
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- Vous récitez là une leçon apprise depuis l’enfance. Vos paroles ne vibrent plus de cette conviction qu’il y avait tantôt.
- Le commandant Wu n’est pas Dieu. Il se contente d’apprendre, de progresser et d’aimer.
- J’ignore encore et toujours sa véritable nature! Ni homme ni dieu… Ange peut-être? C’est là un terme restrictif. Chaque fois que j’en ai eu l’occasion je l’ai observé. Je l’ai trouvé si pâle. Bien plus que dans mes souvenirs. Trafiqués ou pas. Or, ses yeux bleu gris, ses cheveux auburn un peu longs sont restés inchangés.
- Il est vrai que Daniel Lin présente souvent une lividité maladive qui peut inquiéter au premier abord. Savez-vous pourquoi capitaine?
- Je l’ai touché. Sa matérialité n’est pas un leurre. Il respire comme vous et moi, il mange et dort aussi je suppose.
- Manger, oui, certes, j’ai déjà partagé des repas avec lui, mais dormir, pas tout à fait. Il ne peut se le permettre car il doit maintenir l’intégrité de la bulle entourant l’Agartha. Voilà la raison de sa pâleur extrême. Or, cette tâche constante l’use d’autant plus qu’il s’est voulu pleinement incarné. En fait, son Essence est emprisonnée dans un corps humain.
- User? Que mettez-vous derrière ce verbe?
- Son sens se rapproche un peu de ce que vit Daniel Lin. Mais heureusement qu’il se ressource régulièrement.
- C’est-à-dire?
- Euh… Il a Gwenaëlle. Elle le régénère d’après ce que j’ai compris. Il lui arrive également de se rendre en escapade à l’extérieur, dans les différentes lignes temporelles. Parfois, les Siens acceptent sa présence.
- Les Siens? Pas des Supra-Humains, je suppose… dans une autre chronoligne, lors d’une expédition mouvementée dans l’un des passés de la Terre, toujours d’après les archives, Daniel Lin, Irina, Violetta, Geoffroy d’Evreux, Ivan et Pacal Despalions sans oublier André Fermat bien sûr, avaient croisé la route d’un certain sire chevalier Philippe.
- Je le répète, adressez-vous au commandant Wu.
- D’après les différents témoignages et récits, ledit chevalier aurait en fait été un être céleste. Ainsi, tout est donc possible au sein du Pantransmultivers…
- Certes, mais sous la houlette du Grand Ordonnateur,  du Chef d’orchestre par excellence. Je vous rappelle cependant que toutes vos aventures, tous vos souvenirs sont issus d’une Expérience.
- A ce propos justement. Gwenaëlle est-elle née aussi d’une anticipation calculée?
- Ce que je sais c’est que Gwenaëlle aide et soutient le Superviseur en tant que compagne. C’est là sa destinée.
- Oui, Benjamin, vous ne pouvez en révéler plus. Merci pour vos efforts méritoires face à la curiosité toute médicale de Lorenza.
Cette voix appartenait incontestablement à Daniel Lin. Au son de celle-ci, les deux humains sursautèrent et se retournèrent avec un bel ensemble. Le jeune Ying Lung se tenait debout devant eux, un sourire désinvolte dessiné sur ses lèvres pâles.
- Ah! Je ne vous ai pas entendu entrer! Souffla le Britannique.
- Moi non plus, renchérit Lorenza avec un soupçon de reproche. Avez-vous frappé?
- Certes oui! Mais tous deux vous étiez tellement absorbés par votre conversation… pardon si je dérange…
- Depuis l’autre jour, vous semblez remis, remarqua la doctoresse.
- Oh! Je récupère vite. Heureusement.
- Vous voulez quelque chose, je suppose. Le Conseil réclame-t-il ma présence?
- Non Sitruk. C’est moi qui ai besoin de parler maintenant à Lorenza. Je vous ai troublée mon amie, je le sens bien, et je m’en excuse.
- Comment cela?
- J’ai occulté votre mémoire. Il le fallait. Un peu… juste un peu… mais j’ai oublié cette fameuse carafe d’eau.
- Je croyais que mon entendement était en train de lâcher.
- En fait, après le retour du vice amiral à l’infirmerie, détail que je vous ai aussi dissimulé, je l’ai suivi. J’avais la gorge sèche et j’ai bu un peu d’eau. Comme je désirais également que vous oubliassiez mes paroles et les dernières prononcées par Denis, j’ai effacé ma présence…
- Je saisis. Épuisé par je ne sais quelle épreuve…
- J’ai commis une étourderie. Pardonnez-moi pour ma légèreté.
- J’en déduis que cette épreuve devait être assez ardue et conséquente, Daniel Lin.
- Plutôt.
- Je suppose que les détails ne me regardent en rien.
- Exactement… non pas que je ne veuille rien vous dire mais ce qui s’est passé Outre-Nulle-Part n’est pas à la portée de votre compréhension… oh! Bon sang! Parfois, je deviens confus et maladroit, Lorenza…     
- Si vous m’avouiez simplement ce que je suis autorisée à connaître, Daniel Lin?
- Je me retire, murmura Benjamin gêné.
- Non, restez, mon ami.
- Reprenons depuis - oh! - le début, fit Lorenza. Votre véritable nature m’intrigue,
 Daniel Lin.
- Cela ne m’étonne pas.
- Si vous n’êtes ni un dieu ni un homme, ni un ange ni un démon, ni un daryl androïde
 ni un Homunculus, que vous reste-t-il?   
- Ceci: un Riu Shu, un Ying Lung, un treillis de lumière, un élément pensant et autonome du réseau constituant le Pantransmultivers, un toron énergétique pensant, conscient, en perpétuel devenir, en perpétuelle palpitation, en création continuelle, du moins, à l’origine. Satisfaite?
- Que dire? J’en reste pantoise. Prouvez-moi ce que vous avancez. Et n’usez pas d’hypnose.
- Lorenza, je vous jure que je ne manipule pas votre esprit en cet instant. Je comprends votre méfiance après tout ce que vous avez subi de ma part. Présentement, que voyez-vous par-devers moi?
- Je scrute vos yeux devenus immenses et profonds. Derrière vos pupilles, apparaît un maillage brillant, d’une finesse inouïe. Et… Oh! Mon Dieu!
- N’ayez pas peur. Il ne s’agit que de la réalité du Pantransmultivers que vous devinez.
Succombant à la beauté indescriptible de sa découverte, Lorenza di Fabbrini tomba à genoux, laissant couler des larmes d’émerveillement. Désormais, elle savait car elle avait entrevue, côtoyée la pure magnificence, l’infinité et la grandeur, le feu et l’amour. Émue, la jeune femme articula lentement:
- Daniel Lin, merci pour cette marque de confiance. Pour cette communion.
Essuyant ses larmes, la semi-métamorphe osa alors toucher le jeune Ying Lung. La main de Daniel Lin lui parut tout à fait normale, à peine plus tiède que la sienne.
Le commandant Wu aida ensuite la jeune femme à se relever. Puis, toujours aussi apparemment désinvolte, il lui demanda:
- Lorenza, j’ai besoin que vous me rendiez service. Rien qui ne soit dans vos cordes.
- Si je puis me rendre utile, volontiers.
- O’Rourke prend des vacances. Elles dureront deux ans si j’anticipe bien. Remplacez-le.
- Avec joie. Des vacances? Seul?
- Pour qui me prenez-vous? Un père fouettard? Kilius l’accompagnera à Venise en 1900, sur le Terre 1720. J’ai finalement accepté leur demande à tous deux. Il y a longtemps que l’irlandais rêvait de ce séjour dans l’un des mondes extérieurs. Il compte y étudier la tuberculose, le choléra, la grippe et bien d’autres maladies ignorées par les résidents de l’Agartha.
- Ah! Denis ne s’ennuiera pas! Émit Benjamin en se retenant de rire.
- Êtes-vous remise par la Révélation, Lorenza? S’enquit l’ex-daryl androïde. Un autre détail vous tracasse. Oh! Là, vous m’embarrassez.
- Excusez-moi. Vous lisez dans mes pensées…
- Je ne puis m’empêcher bien que je fasse tout pour rester à la périphérie de celles-ci. Oui, Gwenaëlle est bien enceinte par mon œuvre et non par le Saint-Esprit ou supposé tel. Je suis pleinement incarné. Si je ne l’épouse pas officiellement, hé bien, comment l’exprimer? C’est parce que je suis uni à elle pour l’éternité… je ne puis me passer d’elle et elle de moi…
- Mais une cérémonie…
- Un protocole fort humain… bah! Enfin… Vous le souhaitez, Lorenza. Vous savez, vous êtes traditionaliste dans l’âme, ma chère. Qu’est-ce que cela me coûte de me plier à ce rite, après tout? Qui vais-je pouvoir choisir comme témoins? Pour un élu, combien de déçus? Craddock? Tellier? Gaston? Albriss? Vous Benjamin?
- Je comprends pourquoi vous avez remis cette formalité.
- Quel embarras aussi du côté des filles d’honneur de la mariée! Mais je pense avoir résolu le problème. Il n’y aura pas une cérémonie mais vingt-et-une! Dans un mois. Personne ne restera sur la touche.
- Pourquoi un tel délai?
- Anaëlle sera née…
- Daniel Lin, surtout, ne vous sentez pas obligé…
- J’avoue que je vous attendais pour régulariser, mon amie.
- Je suis confuse…
- Oubliez votre gêne. Tenez, je vous invite dès ce soir à un souper musical. Chez moi, dans mon salon. Aure-Elise s’y produit en petit comité. Elle y interprètera au piano le concerto pour la main gauche de Maurice Ravel ainsi que trois Gymnopédies d’Erik Satie. 
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- Aure-Elise? Vous voulez plaisanter!
- Elle joue d’une manière fort acceptable, je vous l’assure. Or, je n’interviens d’aucune sorte dans son talent.
- Je vous crois. Vous n’avez pas à vous justifier, Daniel Lin. Mais vous?
- Moi? Oh! La la! Je n’ai guère eu le temps de m’exercer ces derniers jours. Or, comme je ne tiens pas à tricher, je n’exécuterai - dans le bons sens du terme - que quelques pièces de Scarlatti et de Beethoven… rien de transcendant.
Alors, Daniel Lin ne retint plus sa gaieté. Joyeux, il se mit à rire en toute sincérité, satisfait d’avoir retrouvé une amie chère à son souvenir. Contaminée, Lorenza l’imita bientôt suivie aussitôt par Benjamin. Lorsque tous trois recouvrèrent leur sérieux, Dan El lâcha, mine de rien:
- Gana-El sera parmi nous. Il va mieux.
- Gana-El? S’enquit innocemment la métamorphe.
- Mon véritable père, André Fermat.
Tandis que la jeune femme levait un sourcil étonné, Benjamin retint ses réflexions. Sous les yeux moqueurs du Ying Lung, il faillit piquer un fard.
- Vous savez, Benjamin, Gana-El n’est pas aussi coincé qu’il en a l’air, répondit Dan El à haute voix. Il vous surprendra.

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