jeudi 8 décembre 2011

Le nouvel envol de l'Aigle : 1ere partie : El Desdichado chapitre 6 2e partie.

Planète Mondani, capitale du continent austral Morodom, à l’approche de midi.

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Le marché ouvert grouillait d’une foule plus ou moins fortunée. Beaucoup de clients se dissimulaient sous un capuchon ou sous un voile. Touts n’étaient pas humanoïdes, loin de là. Des senteurs musquées et alcalines se mêlaient à d’autres beaucoup plus agréables. Là, on pouvait tout acheter, de l’esclave docile et muet à l’arme la plus sophistiquée, des pierres vivantes et précieuses aux tissus caméléons et intelligents, de la nourriture la plus innocente et raffinée aux drogues les plus mortelles.

Les étals, à même le sol, attiraient la populace la plus hétéroclite au milieu de la poussière, de la chaleur, des clameurs, des voleurs et des marlous de tous poils. Ici, on s’exprimait dans toutes les langues et toutes les monnaies avaient cours. On échangeait en Castorii, en Marnousien, en mingosien ou bien dans l’un des vingt-quatre dialectes Haäns répertoriés.

Une jeune fille brune avait maille à partir avec un marchand crustaçoïde. Ses cliquètements disaient clairement: « Achetez-moi ces belles fourrures. Tâtez comme elles sont douces ». Ses palpes et ses antennes s’agitaient pendant que ses pinces déroulaient la fourrure beige qui se contractait et frémissait sous le nez de la chalande.

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Violetta, qui n’avait pas l’intention de dépenser inutilement son écot, répliqua fermement en universel:

- Je vous répète que votre marchandise ne m’intéresse pas! Non, vraiment! Je cherche le cabaret d’un certain… pouah! Votre fourrure schlingue comme pas possible! Elle s’est oubliée sous mon nez. Éloignez-la donc. Je reprends… je cherche le cabaret de Toltiss.

- Mais jeune demoiselle, il s’agit d’un lieu non fréquentable pour une personne de votre distinction! Le coin est décavé, dangereux, peuplé de malfrats et de tueurs!

- Oh! J’ai du répondant! Malheur à celui qui oserait m’attaquer! Voyez.

Alors, l’adolescente sortit de son manchon une arme de poing redoutable qui pouvait trouer la peau de n’importe quel agresseur à cent pas de distance.

- Je sais m’en servir, n’en doutez pas.

De surprise, le crustaçoïde roula ses yeux pédonculés.

- A vos risques et périls. Vous devez passer encore quatre échoppes puis tourner sur votre gauche. Et n’oubliez pas de montrer votre fuseur.

- Merci, je n’y manquerai pas.

Plus loin, à l’entrée du cabaret de Toltiss, des sortes de jarres se dressaient à l’air libre dans lesquelles macéraient des liquides fumants dégageant des vapeurs parfois toxiques. Par instant, on voyait émerger de ces fûts des êtres vermiformes d’une douce couleur crème orangée. Une langue ressemblant à celle des caméléons jaillissait de leur bouche et attrapait des vers caparaçonnés de Göla gobés avec délice.

C’était le cuistot qui faisait ainsi sa pêche afin de préparer la spécialité de la maison, fort prisée des touristes en mal de sensation. On venait de fort loin pour déguster ce mets, ne craignant pas un détour de deux ou trois parsecs.

Parmi les autres spécialités culinaires du cabaret, il y avait la panse de philor farcie, animal hybride entre le gnou et l’antilope, à la chair particulièrement juteuse. Mais les connaisseurs préféraient la savourer attendrie d’une quinzaine de jours et crue de préférence.

Sur le seuil du bâtiment qui abritait la taverne, bâtiment à demi écroulé par le cumul des siècles mais aussi par les nombreuses rixes et échauffourées qui s’y étaient déroulées, se tenait bien droit le patron, le fameux Toltiss, un géant de deux mètres vingt de haut, à la peau verte, les yeux en amande, le crâne lisse et chauve. Mais la crête dorsale feuillue qui ornait son dos prouvait que l’individu était encore dans sa belle maturité, c’est-à-dire l’octantaine.

Une dizaine de tables encombraient l’étroite place. Elles n’avaient pas toutes une forme rectangulaire ou circulaire. Naturellement, elles étaient dépourvues de nappe mais pas un seul consommateur ne s’en plaignait.

Au sol, des détritus fort divers s’accumulaient. Visiblement, l’hygiène n’était pas le souci premier de Toltiss! Mais la particularité du lieu, ce qui faisait sa marque, résidait dans les sièges.

À première vue, il s’agissait de souches d’arbres tout à fait quelconques. En réalité, le patron n’avait pas hésité à se meubler avec les troncs de malheureux Naoriens qui, pourtant décapités et démembrés, survivaient. Dans ce monde cruel, entière voué au dieu Profit, il était terriblement facile de se procurer ce « bois d’ébène ». Naor, conquise depuis peu, n’était plus qu’un comptoir pour les aventuriers parcourant la Galaxie.

Dans un coin, un peu à l’écart, un humain largement sexagénaire regardait d’un œil vide son tonnelet déjà largement entamé. Le capitaine de fortune qui avait parcouru l’espace en tous sens depuis des lustres, présentait un visage rubicond, mangé par une barbe broussailleuse sale de teinte grise et rousse. Dans ses cheveux emmêlés qui n’avaient manifestement pas connu le peigne depuis de longs mois, on distinguait encore quelques nuances dorées. Le triste sire était vêtu de hardes dépareillées dont les plus récentes remontaient à deux ou trois siècles. Les bottes affichaient également un âge canonique. L’homme dégageait des effluves particulièrement musqués.

Symphorien Nestorius Craddock, de son nom complet, connu sous divers sobriquets, dont le moins reluisant était le mendiant du Cosmos et le plus charitable le cachalot du système Sol, se demandait comment il allait pouvoir régler sa note au Mondanien. Il ne désirait nullement finir son existence tous ses sucs aspirés par la trompe du lépidoptère géant, le « videur » de l’établissement.

Ça et là, dans l’arrière-cour, des enveloppes vides de peau, de carapace, ou d’écailles témoignaient de la rudesse du patron.

Alors que notre vieux baroudeur de l’espace méditait ainsi sombrement, persuadé de vivre ses derniers instants, une voix pointue, jeune et féminine le tira de ses songes creux.

- Vous êtes bien mister Craddock, capitaine et propriétaire d’un vaisseau interstellaire homologué sous le nom Le Vaillant?

Une soudaine lueur d’espoir brillant dans ses yeux gris, Symphorien releva la tête et dévisagea attentivement la jeune fille qui avait osé s’aventurer jusqu’ici dans ce bouge. Et surtout qui avait réussi l’exploit à parvenir indemne jusqu’à lui!

Sous la longue robe de toile beige, on devinait un uniforme de la flotte des Napoléonides. Cependant, la coupe de cheveux n’était plus réglementaire et jamais un officier ou un sous-officier n’aurait eu l’audace de se maquiller de la sorte: du rose framboise le plus criard sur les joues, du bleu outremer sur les lèvres et ainsi de suite comme ces entraîneuses de revues de dernière catégorie qui remuaient de la croupe, vous promettant le paradis, mais vous conduisaient tout droit en enfer en vous refilant quelque poivrade bien sentie!

Craddock répondit sur le ton le plus détaché, le plus désinvolte qu’il put:

- Oui, en effet, je suis bien le capitaine Craddock, et cela fait tantôt cinq décennies que je vogue dans l’espace, louant mes services et mon expérience aux plus offrants. Avez-vous du répondant? Mademoiselle, je vous préviens que mes tarifs varient selon la destination. Si c’est pour vous conduire jusqu’au Système Sol, et en effectuer le tour, comptez une barrette d’or pour un million de kilomètres.

- Bigre! Rétorqua Violetta. C’est fort cher! Et pour Bêta du Centaure?

Une petite parenthèse est nécessaire. Une barrette équivalait à cent grammes d’or pur. Or, ce métal, surexploité, était devenu rarissime dans toute la Galaxie.

- Bêta du Centaure? Ouh! Vous avez les moyens? Ici, nous sommes à presque trente années lumière de ce système.

- Vous avez dit une barrette pour un million de kilomètres. Or, je ne veux pas aller dans mon système solaire natal. Bêta du Centaure, c’est plus direct, non?

- Hum… On ne peut rien vous cacher, miss…

Violetta n’hésita pas et jeta courageusement son véritable nom. Symphorien eut alors un geste de recul. Il avait vite établi le lien. Les nouvelles bonnes et mauvaises allaient vite dans les capitales interlopes de la Voie Lactée. Notre capitaine mourait d’envie de refuser. Mais avait-il le choix? L’adolescente comprit sa réticence.

- Je vous paierai le triple: trois barrettes pour un million de kilomètres.

- Ah non! Cela reste dérisoire comme tarif! Gente demoiselle, maintenant, on passe aux diamants! Dix carats les cent mille kilomètres. Et je vous fais une fleur. Je ne tiens pas à finir au fond de la soixantième fosse de Bolsa de basura dos! Car je suppose que vous voulez faire évader votre père ou le rejoindre à tout le moins?

Violetta releva fièrement la tête.

- Hé bien oui, monsieur le rufian! Je n’ai pas honte de mon identité et ne vous dissimulerai pas davantage mon but! Je vous croyais plus courageux d’autant plus que, manifestement, vous êtes au bout du rouleau! Plus fauché que vous, cela ne peut pas exister! Mais mes informations étaient fausses sans doute…

Tournant impoliment le dos à son interlocuteur, l’adolescente fit semblant de se retirer. Elle grommela distinctement:

- J’ai déjà eu un mal de chien à gagner Mondani sur un yacht qui se traînait à luminique 4, en troisième classe avec cet affreux maquillage…

Violetta avait eu l’aplomb d’emprunter l’identité d’une danseuse nue qui rejoignait la troupe d’un cabaret réputé de Morodom. Comme la danseuse de Mohenjo Daro, sa tenue de scène se réduisait à quelques colliers et bracelets judicieusement placés. Les pierres précieuses de ses bijoux avaient été synthétisées par Aure-Elise d’Elcourt.

Alors que la jeune fille s’éloignait ostensiblement, Craddock, qui s’était enfin levé, la retint par la capuche. Dissimulant sa joie, Violetta fit:

- Capitaine, je constate que vous avez changé d’avis.

- Miss, c’est que j’ai trop soif! Si vous réglez ma consommation, et pas avec du papier, je vous suis jusqu’aux enfers!

***************

28 mars 1782, Paris, Champ de Mars.

Des palissades avaient été dressées afin d’empêcher les simples quidams de voir ce qui se passait. Il était tôt, environ sept heures du matin. Le ministre Ségur avait passé un habit vert et jaune du plus bel effet, brodé de petites fleurs. Il portait perruque et gants et avait chaussé des lunettes. Il était entouré de colonels dont notamment ceux des régiments du Royal Dauphin et de l’Aunis.

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À ses côtés, Galeazzo, qui, contrairement à son habitude, avait tenté de rester sobre dans sa vêture. Le comte ultramontain évitait également de se pavaner dans son costume discret de teinte gris souris. Il avait pris soin de se chausser de bottes de cavalier et de se coiffer d’une perruque poudrée qu’il trouvait cependant fort efféminée. Aujourd’hui, son seul luxe résidait en une magnifique tabatière en émail et ivoire.

Toutefois, toujours très sûr de lui, di Fabbrini énumérait les différentes étapes de la prochaine démonstration. Les armes qui allaient être testées avaient été volées dans les années 1860.

Exceptionnellement, il faisait presque beau sur Paris et quelques rares nuages cotonneux s’en venaient orner un ciel bleu azur.

Des mannequins avaient été disposés, plus ou moins alignés en quinconces. Ils devaient servir de cibles. Ils avaient été revêtus de cuirasses ou encore d’habits rouges afin de motiver les soldats des régiments français. À ces derniers avaient été ajoutés des représentants des grenadiers du Vieux Fritz, l’ennemi prussien. Tous ces mannequins confectionnés dans la toile et faits de paille étaient coiffés de mitres, de tricornes ou bien de casques à chenilles.

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Galeazzo fit tout d’abord essayer les fusils à répétition. Il voulait conserver une gradation dans la démonstration. D’une voix ferme, dépourvue de tout trémolo, il donna l’ordre de les armer.

- Votre Excellence, vous allez immédiatement constater la différence et la supériorité de ces fusils. Désormais, plus besoin de les charger et de les armer en douze temps! Voyez également la forme particulière des balles: en ogive, pour une meilleure perforation. De même, pour atteindre une efficacité optimale, les fusils ne se chargent plus par la bouche à l’aide d’une baguette mais par la culasse tandis que leurs canons sont rayés. Ainsi, on obtient une cadence de tir accrue, et une portée plus grande. Que des avantages!

Un peu méfiant, le ministre n’en commanda pas moins:

- Que la démonstration commence.

Alors, le colonel du Royal Dauphin cria:

- Feu!

Les soldats pointèrent, visèrent et tirèrent avec un bel ensemble. Les cibles, qui se dressaient à deux cent cinquante pas de là, s’abattirent sur la terre, fauchées par toute cette mitraille. Pas une ne fut épargnée et ne resta debout.

- Certes, ce n’est pas mal, jeta le ministre avec un soupçon de condescendance dans le ton tout en prisant une pincée de tabac obligeamment offerte par le comte italien.

Nullement démonté par cet avis mitigé, le colonel du Royal Dauphin ordonna à un brigadier d’apporter un des mannequins au marquis de Ségur. Alors, ce dernier abandonna sa façade d’impassibilité lorsqu’il vit ce qui restait de la cible. Non seulement la cuirasse du mannequin avait été perforée, mais il en manquait même des morceaux!

Tout sourire, Galeazzo se hâta d’enchaîner:

- Votre Excellence, ce n’était là qu’une mise en bouche.

Sur un signe d’un colonel des Dragons, des hommes à cheval, « colt au poing », chargèrent ensuite contre des montures sur lesquelles avaient été placés des mannequins de cuirassiers munis de sabres. Mais il y avait aussi des épouvantails de fantassins fusils à pierre pointés. Évidemment, les « ennemis » furent mis à bas avec une facilité déconcertante par les tirs nourris, et ce à une distance de deux cents pas.

Précautionneux, Galeazzo avait pris soin d’amener avec lui en ce 1782 qu’il était en train de chambouler des colts perfectionnés et non des premiers modèles beaucoup moins performants. Ceci expliquait cela, ce résultat mirifique.

Puis vint le tour des artilleurs. Ils actionnèrent avec maestria les mitrailleuses Gatling. Les soldats s’étaient protégés les oreilles avec des bouchons de cire. Le ministre ainsi que tout son état-major les avaient imités.

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La cadence de tir était si rapide que les palissades furent elles aussi criblées de balles. Une cadence de quatre cents balles à la minute! Prodigieux! Les douilles s’amoncelaient sur le sol de terre battue, formant un tapis doré, voire, par endroit, des monticules. Parallèlement, l’air s’alourdissait et s’empuantissait, tout chargé de poudre.

Discrètement, le ministre toussa. Mais au fond de lui-même, il se réjouissait.

- Voici l’arme parfaite contre les émotions populaires, monsieur di Fabbrini, lança-t-il.

Effectivement, devant pareil spectacle, il y avait de quoi afficher sa satisfaction. Les mannequins « habits rouges » avaient été hachés menu. Cependant, des balles perdues avaient poursuivi leur chemin jusque dans les corps de malheureux bœufs et vaches des champs et prés alentours.

Notre Galeazzo di Fabbrini était un fabuleux metteur en scène; il aurait fait merveille à Hollywood quelques décennies plus tard. Il graduait à la perfection ses effets et le suspens. Pas dupe pour un sol, Ségur lui dit:

- Monsieur le comte, il me semble que vous gardez encore un autre tour dans votre chapeau. S’il est tout aussi réussi et efficace, je pense que nous signerons le contrat. Vous en réserverez le monopole au royaume de France et messieurs les Anglais n’auront pas à tirer les premiers!

Galeazzo sourit et répondit, ironiquement:

- Monsieur le marquis, que faites-vous du ministre des Affaires étrangères, monsieur de Vergennes?

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- Peuh! Je coifferai bientôt son ministère!

Le comte di Fabbrini qui connaissait sur le bout des doigts son histoire de France conclut:

- Les négociations avec Albion seront rudement menées.

Intérieurement, l’Italien poursuivit ses réflexions.

« Et le traité de Paris daté du 3 septembre 1783, précédé par l’armistice signé à Versailles le 20 janvier 1783 peut avoir quelques mois d’avance désormais. Que je m’amuse! »

La dernière démonstration s’effectua comme le simple envoi d’une lettre à la poste. Des grenades à manche, volées aux Allemands de Hindenburg, parachevèrent l’émerveillement du marquis de Ségur. À la fin des tests, il ne resta que des cratères et de la terre retournée. Le Champ de Mars allait être aménagé sans plus tarder pour les prochains essais. La carrière de Galeazzo était assurée.

***************

Le vice amiral Fermat se demandait comment il allait rattraper le fugitif. Mais ce n’était là que le premier élément d’un problème encore plus ardu, plus épineux qu’escompté. Daniel Lin devenait imprévisible. À n’en pas douter, chez lui, Wu l’avait emporté sur Grimaud.

Le chrono vision peinait à pister le Prodige de la Galaxie. Pourtant, jusqu’à maintenant,cette merveille de technologie avait toujours rempli son office. Les Helladoï étaient de véritables génies et Stankin et Sarton plus encore.

Fermat n’avait plus le choix. Il devait projeter sa pensée sur les sentiers brûlants et douloureux de la transdimension. Son corps humain, peu outillé pour une telle épreuve, répugnait à cela.

Toutefois, après un laps de temps indéterminé, André sut où, quand et comment, il établirait le contact avec l’incorrigible phénomène. Il en était certain ou… presque. Inutile de se presser. Du moins si Daniel Lin ne modifiait pas son trajet, alerté par une mystérieuse intuition.

Ceci réglé, comment rejoindre le système de Sestriss sans Le Firmament? Le yacht de l’odieux Brunoy serait-il assez robuste et assez rapide pour parcourir une telle distance? Tant pis! Qui ne tente rien n’a rien, disait le proverbe dont André en avait fait sa devise.

Ayant pris sa décision, Fermat convoqua l’ordonnance du directeur du bagne et lui annonça froidement qu’il allait s’absenter pour un peu plus de quarante-huit heures. Il lui demanda d’assurer personnellement la révision de la navette de luxe et aussi de l’anonymer. L’officier qui connaissait son chef, du moins le croyait-il, ne s’étonna pas de ces ordres. La réputation de débauché de Brunoy n’était plus à faire. Le gouverneur dépassait amplement l’Empereur dans ce domaine.

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Quelques heures plus tard, Fermat voguait, l’âme presque sereine à bord du lupanar volant de l’odieux Brunoy, dans un confort digne d’un Sardanapale et se dirigeait tout droit vers le système Sestriss. André avait naturellement pris la précaution de ne pas oublier d’embarquer ledit chrono vision, appareil alibi dans son cas car, maintenant nous le savons, il était capable de s’en passer. Si tout se déroulait normalement, il reverrait dans douze jours ce cher, très cher Surgeon.

Douze jours à bord? Bigre! Comment ne pas s’ennuyer ferme?

Lire des holoromans, potasser des manuels techniques de navigation venus d’autres univers, consulter parfois le chrono vision afin d’explorer des pistes temporelles inhabituelles, contacter une mystérieuse Supra Entité et lui demander ce qu’il était advenu d’Oniù, se contenter d’une réponse sibylline et presque se faire rabrouer pour sa curiosité mal placée, échapper aux polices et aux armées de tous bords, et ainsi de suite… bref, ce fut un emploi du temps chargé.

Brunoy avait été rapidement déclaré déserteur et son yacht était désormais activement recherché comme d’ailleurs le dénommé fugitif Daniel Lucien Napoléon Grimaud que les autorités s’étaient résolues à penser qu’il était bien vivant.

Plusieurs fois, le yacht croisa les différents services d’ordre qui sillonnaient l’espace. Mais comme le petit vaisseau avait modifié à la fois sa signature de distorsion et son aspect extérieur, Fermat ne fut pas inquiété. Grâce à son savoir, il pouvait faire passer le yacht pour un mini cargo Marnousien, une navette d’entretien originaire de Mingo, une capsule de survie de Naor ou encore pour un patrouilleur Haän égaré. André Fermat était un ingénieur hors pair, passé maître dans l’art de camoufler n’importe quelle nef spatiale.

Enfin, après maintes tribulations qu’il n’est pas nécessaire de conter ici, le vice amiral se posa sur la cinquième planète du système Sestriss, un lieu particulièrement inhospitalier. La planète glaciaire était réputée pour ses tempêtes de neige qu’elle subissait quasi en continu. Pourtant, elle était courue par des fous de sports extrêmes.

Cette fois-ci, Fermat se fit passer pour un préfet à la retraite, qui faisait une courte escale sur le rocher avant de gagner Hellas et sa capitale Deltanis.

En ce lundi, selon le calendrier toujours en vigueur sur Terra, l’heure s’avançait et le cadran de l’horloge murale de la chambre indiquait 18h03.

Cela avait été un jeu d’enfant pour André de s’introduire dans la pièce louée par Daniel Lin. L’amiral en rupture de ban pensait n’avoir omis aucun détail. Il parvenait à celer son esprit d’une façon vraiment remarquable pour un non télépathe officiel; sa respiration contrôlée était difficilement perceptible. Disrupteur au poing, dissimulé derrière la porte de la chambre, il attendait donc « l’enfant prodigue », les yeux clos afin que la lueur de son regard ne trahît pas sa présence.

Des pas dans le couloir. On venait. Le fugitif ne se cachait pas, faisant claquer le talon de ses bottes sur les dalles; bien. Tout allait comme escompté. La porte de la chambre s’ouvrit en grinçant. Dès que le bagnard aurait franchi le seuil, Fermat bondirait, tirerait afin d’assommer Daniel Lin, l’attacherait ensuite solidement avec des liens spéciaux plus solides que du duracier renforcé puis s’expliquerait. Encore une demi seconde, pas plus.

Mais, bon sang, pourquoi l’ex-commandant Wu n’entrait-il pas? Qu’est-ce qui le retardait ainsi? Lui faudrait-il, lui Fermat, se trahir et sortir de l’ombre? Pas d’hésitation! À quoi bon craindre l’humiliation? L’enjeu était bien trop important.

- Amiral Fermat! Lança alors une voix ironique en français. Pensiez-vous donc réellement me surprendre? Il faudrait être sourd et handicapé des cinq sens, bon, disons six, pour ignorer votre présence!

- Commandant Daniel Lin Wu, s’exclama André, baissant son arme.

L’interpellé ne leva pas même un sourcil à l’énoncé de son véritable nom. D’un ton enjoué, il reprit:

- Rien qu’à voir votre signature thermique, j’en conclus que vous me guettiez derrière cette porte depuis trois minutes et dix-huit secondes.

Totalement décontenancé, Fermat balbutia, ce qui ne lui était pratiquement jamais arrivé dans sa longue et intrépide existence.

- Euh… manifestement, vous vous êtes placé en vision infrarouge.

- Bien évidemment, amiral.

- Vous m’avez identifié après avoir ouvert la porte ou avant?

- Avant, bien avant, mais je n’y ai aucun mérite.

- Aïe! Pourtant vous n’avez pas de …

- Chrono vision à ma disposition? Pour l’instant, non.

- C’est cela. Mais comment connaissez-vous l’existence de cet appareil? Suis-je sot!

- Puisque je suis Daniel Lin et non mon alter ego inutile de s’étendre là-dessus. Donc, dans ce monde démentiel, c’est vous qui avez hérité de l’engin. J’en suis plutôt soulagé. Il aurait pu tomber entre des mains plus dangereuses. Mais rangez donc cette arme ridicule, amiral, vous n’avez rien à craindre de ma part. et fermons d’abord cette porte. Tout d’abord, cela nous permettra de nous expliquer sans témoins, ensuite, nous pourrons allumer le chauffage. Franchement, ce ne sera pas un luxe, vu la température ambiante, digne de Haäsucq.

Avec raideur, André s’exécuta. Il était vexé et peinait à le dissimuler. Tout en mettant en route un radiateur antédiluvien, il admit, penaud:

- J’ai dû oublier quelques détails.

- Quelques? Une douzaine pour le moins! Vous avez certes cadenassé une partie de votre esprit, mais j’ai néanmoins capté votre inquiétude. Vous étiez particulièrement tendu.

- Je vous l’accorde; la seconde erreur, c’est que j’ai oublié que vous étiez doté d’une vision thermique.

- En effet. Depuis que j’ai toutes les polices, les services d’ordre, les services secrets et des foultitudes de mercenaires à mes trousses, je me montre prudent et ne néglige aucun de mes talents.

- Oui, mais aujourd’hui, vous ne vous êtes pas grimé.

- Aujourd’hui, comme vous le faites remarquer. Vous m’attendiez. Moi aussi!

- Ah! Le troisième détail sans doute?

- Exactement. Ailleurs, dans une précédente chronoligne, j’ai eu tout le loisir d’user du chrono vision et ce, durant plus de vingt années.

- Le quatrième détail que j’ai occulté, c’est votre mémoire prodigieuse de daryl androïde.

- Tout à fait. Je ne vous ferai pas l’insulte de vous demander comment vous savez que je suis Daniel Lin Wu Grimaud, originaire de la chronoligne 1721 ter et non pas ce falot de Daniel Lucien Napoléon Grimaud qui vit ici dans ce 2517 numéro 1730.

- Vous avez donc fusionné avec votre alter ego. Mais à combien êtes-vous présentement Wu?

- Physiquement et intellectuellement, à 100%. Mon double n’était pas à la hauteur; amiral, sa personnalité a totalement disparu, croyez-moi. À vrai dire, j’ai écrasé sa psyché. Sans pitié. Il ne méritait pas un autre sort. Ainsi vous me cherchiez. Dans quel but? Me réhabiliter? Voilà bien du tracas pour pas grand-chose! Mener une guerre personnelle contre le Napoléon alors que vous le serviez il y a peu encore? Éviter une intrusion hostile dans l’Empire, ou dans la Galaxie, du style Velkriss ou Alphaego? Faire face aux Asturkruks ressuscités? Damer le pion aux p? ou bien à Johann van der Zelden l’Entropie?

- Commandant Wu, la dernière supposition est la bonne.

- Donc, vous voulez effacer cette chronoligne.

- Pas tout à fait, Daniel Lin, répondit Fermat recouvrant son assurance coutumière. Je sais parfaitement que c’est impossible ou presque, tout comme vous d’ailleurs. Du moins sans pertes humaines…

- Alors, vous voulez savoir comment van der Zelden et di Fabbrini son épigone humain s’y sont pris pour faire naître ce monde.

- En quelque sorte. Et y remettre de l’ordre. Car, n’en doutez pas, le Désordre, la marque de fabrique du sieur Johann, va s’accentuer. Si nous ne parvenons pas à lui rogner les griffes, tout va dérailler!

- Bigre! Comme cela est dit…Toutefois, je partage votre vision des choses, amiral. Mais je vous rappelle que nous ne sommes que deux…

- Vous connaissant, pas pour longtemps!

- … que j’ai une multitude de tueurs à ma recherche et que vous aussi, vous avez été déclaré déserteur et dangereux, extrêmement dangereux!

- Tout comme vous! Mais qu’importe! Tout ce petit monde ne raisonne qu’en trois dimensions alors que nous, nous maîtrisons les seize dimensions du Pantransmultivers.

- Dans ce cas, je vous écoute attentivement, amiral. Quel est votre plan précisément?

- Commandant, d’abord à vous. Grade et âge obligent.

***************

Début avril 1825.

Dans un hôtel meublé parisien qui ne payait pas de mine, Irina Maïakovska vérifiait si son déguisement masculin était conforme à la mode de cette époque. La jeune femme avait loué un petit deux pièces au quatrième étage dans un immeuble situé dans l’Île de la Cité. Depuis son arrivée remontant à quelques jours à peine, elle tâchait de remonter la piste de Danikine. Malgré le volumineux dossier de renseignements fourni par l’amiral Dolgouroï, jusqu’à maintenant, l’officier des services secrets russes avait fait chou blanc. Cet échec momentané la contrariait profondément car cela retardait la phase finale de la mission.

Ses acolytes ne connaissaient pas cet état d’âme troublé. Les trois gardes et hommes de main devaient se contenter de loger dans une mansarde deux étages au-dessus du deux pièces de leur capitaine. Et ce n’était pas une mince affaire pour deux humains que de partager une chambre, plutôt un grenier, vaste sans doute, avec un lycanthrope! Chacun accusait l’autre de manquer d’hygiène et de méconnaître les bonnes manières.

Cependant, maigre consolation, Selim Warchifi arborait un splendide uniforme de mamelouk qui mettait en valeur sa prestance naturelle ainsi que sa haute taille. Mais notre lieutenant n’ouvrait que rarement la bouche car son français, très sommaire, était mâtiné d’expressions anglaises ou encore d’injures en swahili.

Quant à Ahmed Chérifi, habillé en domestique, il se chargeait de l’intendance et du ravitaillement. À cause de sa taille réduite, pour mémoire un mètre dix, le jeune homme avait l’habitude de subir les quolibets des imbéciles qui foisonnaient en ce siècle reculé. Mais il n’était pas le plus malheureux, loin de là!

Le sort le moins enviable, le plus pitoyable avait été dévolu au lieutenant lycanthrope Stunk. Condamné à marcher à quatre pattes, nu comme un ver, il en avait été réduit à prendre l’identité d’un bâtard croisé de malinois et à ne « s’exprimer » que par des aboiements et des jappements plus ou moins réussis alors qu’il maîtrisait vingt-cinq langues humaines!

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Stunk passait pour le chien de garde de Maïakovska, or, il n’avait pas signé pour se sentir aussi humilié! Mais il n’avait pas eu le choix, l’amiral lui ayant rappelé avec insistance que c’était cela ou la cour martiale.

Dépité, dormant mal et au bord de la crise de nerfs, le Lycanthrope essayait de prendre son mal en patience sans y parvenir véritablement. Pour le consoler de ses déboires actuels, l’amiral lui avait toutefois promis une promotion, celle de premier lieutenant, après le succès de la mission naturellement.

En attendant, infime satisfaction, les deux mètres au garrot de ce loup hors normes impressionnaient les stupides humains de ce siècle imbécile. Ainsi, le loueur de l’immeuble qui était raciste n’avait accepté de céder momentanément sa mansarde à Warchifi et à Chérifi que parce qu’il avait tremblé devant ce chien immense aux cruels et insondables yeux jaunes.

- Quel beau dogue, vraiment, que vous avez là, seigneur Mameluk, s’était-il exclamé en chevrotant, se retenant de justesse de fuir.

Chérifi avait acquiescé et répondu à la place de Warchifi, prétendument muet:

- En effet, maître Lartigue. Il lui faut cependant ses vingt-cinq kilos de viande crue par jour. Donc inutile de lui chercher des poux ou des tiques sur la tête. Faites passer le message aux escarpes et voleurs du quartier.

- Je n’y manquerai pas, avait opiné Lartigue d’une voix mourante.

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Soixante-douze heures plus tard, Irina avait retrouvé Pavel Danikine. Ce fut par hasard qu’elle tomba sur l’homme qu’elle cherchait au jardin du Luxembourg. La Russe y prenait un bol d’air - elle en avait grand besoin fort incommodée par la puanteur dégagée par la Seine - tout en observant les autochtones. Les tenues extravagantes des femmes suscitaient de sa part bien des réflexions. C’en était fini de la taille haute des robes, des coupes dites princesse. La mode était passée aux chinoiseries dans l’accoutrement des plus ridicules. Les tissus de soie étaient mêlés aux lourdes draperies, au nankin et au velours. Les couleurs se heurtaient, choquaient la vue, les élégantes n’hésitant pas à marier le carmin, le safran, le sinople et le bleu océan sur la même tenue. Aux yeux d’Irina, les coiffures élaborées de ces dames lui paraissaient terriblement superfétatoires. On aurait dit des pièces montées agrémentées de tresses à profusion, de perles, de nœuds et de colifichets tous plus inutiles les uns que les autres.

« Ah! Non! Décidément, j’ai eu la main heureuse en optant pour le costume masculin. Il s’avère beaucoup plus pratique, seyant et moins onéreux. Que d’argent et de temps gaspillés pour sortir vêtue selon la conformité des codes vestimentaires en vigueur! »

La jeune femme avait eu le bon goût d’arborer une tenue sport du plus bel effet, qui avait l’avantage de dissimuler une poitrine 95, bonnet C et une taille beaucoup trop élevée - 1m85 - contre 1m55 au mieux pour ses consoeurs de ce début du XIXe siècle.

Alors qu’elle se demandait si elle allait fumer ce cigare acheté à un bonimenteur qui officiait à l’entrée, Irina remarqua trois hommes déambulant dans une allée, marchant d’un pas sûr et alerte, le sourire aux lèvres et devisant dans un italien chantant. Le plus petit du trio était sans conteste Pavel Danikine lui-même. Son visage était encombré par des favoris poivre et sel, mais là n’était pas le plus remarquable dans sa personne, le détail qui permettait à Maïakovska d’identifier le savant. La partie droite de la face du personnage se dissimulait derrière un demi masque de cuir. Celui-ci cachait aux simples mortels les cruelles mutilations qu’une science exercée sans précaution lui avaient infligées un soir d’automne au plus profond de la Moscovie il y avait déjà quelques décennies.

À la droite de Danikine, se tenait Galeazzo di Fabbrini, un parfait inconnu pour Irina, du moins en chair et en os. Dolgouroï lui avait fourni un dossier fort complet sur le comte italien, le conseiller occulte de Sa Majesté Impériale Napoléon Premier le Grand.

Aujourd’hui, l’ultramontain portait avec une grâce naturelle un costume noir orné d’une chemise à jabot de dentelle comme s’il avait l’intention de se rendre à la Comédie Française ou encore à l’Opéra plus tard dans la journée. Son visage glabre et ses yeux bleu foncé imposaient le respect. Il était coiffé à la Titus et cela lui allait fort bien. On ne pouvait lui donner un âge précis. Assurément, il avait atteint les rives de la cinquantaine. En fait, le comte devait fêter ses cinquante-trois ans dans quelques semaines mais pas dans cette année 1825!

Dolgouroï avait donné tous les renseignements possibles concernant di Fabbrini. Pourtant, il avait omis sciemment(?) un détail qui avait son importance: la date de naissance de Galeazzo. Quant au jour de sa mort et les conditions dans lesquelles celle-ci avait eu lieu, il s’agissait d’un plus grand mystère encore. Les informations et les témoignages ne concordaient pas, mais alors pas du tout. Certains avançaient la date de 1865, d’autres celle de 1867. Quelques uns citaient 1825, soit l’année en cours. Allez donc savoir avec cet homme!

À gauche du Russe, un étranger fumait un énorme havane. Irina était dans l’expectative à son propos. De qui pouvait-il s’agir? Elle n’avait rien sur cet individu. Une simple connaissance de Danikine ou de di Fabbrini? Elle en doutait. Dolgouroï lui avait-il tout dit?

Quelque chose se mit à remuer en elle, quelque chose de profondément enfouie et de totalement immonde. Maïakovska n’en avait pas conscience et n’en aurait jamais.

L’inconnu, de taille moyenne, aux cheveux noirs coupés courts, aux yeux bleu nuit insondables, ne révélait rien de sa véritable nature maléfique. Cependant, Daniel Lin Wu aurait su immédiatement l’identifier. N’avait-il pas eu le malheur de rencontrer cet être ailleurs, par deux fois déjà et de l’affronter?

Instantanément, Johann sut qu’une humaine anachronique était en train de l’observer avec la plus grande curiosité. Il s’en réjouit car son plan fonctionnait à merveille. Cette rencontre n’était pas fortuite, il l’avait anticipée et provoquée. Il avait dû persuader Danikine de s’aérer, insistant lourdement afin qu’il abandonne son « grand oeuvre » pour quelques heures, il en allait de sa santé.

Comme si de rien n’était, van der Zelden amena dans la conversation la remarque suivante:

- Très chers, ne vous retournez surtout pas, mais il me semble bien qu’une femme déguisée en homme nous suit.

Galeazzo hocha la tête de connivence.

- Ne serait-ce donc pas cette jeune femme justement dont vous nous avez entretenue longuement hier au soir, Irina Maïakovska?

- Précisément. Elle ne va pas tarder à prendre langue avec nous. Pas d’imper, Danikine, surtout pas d’imper, je vous en conjure…

Le Russe grogna:

- Je connais l’enjeu, van der Zelden. Mais suis-je obligé, vraiment, de lui révéler une partie de nos secrets?

- La fin justifie les moyens, mon ami, conclut Galeazzo.

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Septembre 1937, Hollywood, la mythique, durant son âge d’or.

La boîte de nuit El Paradiso ne désemplissait pas malgré l’heure plus qu’avancée, deux heures trente du matin. Le décor, des plus kitch, mêlait de faux nuages cotonneux et rosés à souhait, des angelots aux joues rebondies à des arcs-en-ciel, des étoiles argentées, le tout sur un fond azur du plus bel effet.

À certaines tables, des journalistes en mal de papier pouvaient reconnaître Joël Mc Crea

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buvant un gin tonic et tenant conversation avec Sylvia Sydney,

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sa partenaire dans un prochain film, Bette Davis et George Cukor. Au comptoir, Charles Laughton sirotait un double whisky.

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Par moment, ses yeux vitreux croisaient le regard du réalisateur. Un échange muet s’effectuait alors. En gros, le message disait:

« Rendez-vous au bord de ma piscine à cinq heures.

- Compris. »

L’Anglais avait acquiescé tout émoustillé.

Joël s’était rendu comte de ce manège. Il avait donc décidé de pister le réalisateur et l’expatrié afin d’en savoir plus sur le sujet.

Pendant ce temps, une starlette en devenir tournait autour d’Howard Hugues le magnifique qui exhibait à son bras, tel un trophée, Katharine Hepburn au caractère bien affirmé. Dans quelques mois, elle tournerait cette comédie délicieuse et inoubliable l’Impossible Monsieur Bébé.

Prenant son courage à deux mains, Deanna Shirley de Beaver de Beauregard, la sœur de Daisy Belle,

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prit enfin le parti d’aborder le célèbre cinéaste producteur et avionneur. La jeune femme arborait, comme à l’accoutumé dans le civil, une tenue des plus nunuches c’est-à-dire une jupe évasée à carreaux, un chemisier assorti à manches ballons, des chaussures à talon plat et des socquettes blanches qui lui conféraient un faux air d’adolescente ou de teenager innocente. Sa petite taille relative, 1m59, ajoutait à cette première impression et sa maigreur participait à renforcer son jeune âge apparent, quatorze ans à tout casser alors qu’elle abordait les rives de la vingtaine. Comme de bien entendu, sa modeste poitrine aurait pu être comparée à deux œufs sur le plat selon une expression chère à la mère des auteurs.

Les réponses de Hugues déçurent la future vedette.

- Mademoiselle, je suis navré de vous le répéter, mais je n’ai aucun film en train en ce moment. À vrai dire, je songe même à me retirer du cinéma. Je n’ai plus rien à prouver dans ce domaine et…

Katharine Hepburn interrompit brutalement son amant.

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- Ah non! Mon ami, ce n’était pas ce qui était convenu. Tu ne vas pas lâcher ta maison de production, la RKO!

- Ma chère, j’hésite. Je rêve de mettre au point le premier avion à réaction américain. Mes ingénieurs me réclament.

La comédienne haussa alors les épaules et déclara avec une moue charmante:

- C’est encore cet Allemand, Otto Möll. Tu vas accepter sa proposition et prendre des parts dans la Flying Power!

Nullement découragée, DS de B de B revint à l’attaque.

- Ne pourrais-je cependant passer une audition?

Fâché, Hugues rétorqua d’une façon bien sentie:

- Ce n’est pas parce que vous êtes la sœur de Daisy Belle que vous devez poursuivre la même carrière que cette dernière! Vous n’avez pas le moindre talent. Voilà la bruit qui court sur vous! Alors, pourquoi vous illusionner?

Dépitée, on le serait à moins, la jeune femme ouvrit son sac, en sortit un mouchoir immaculé et recula pour se heurter rudement à Joël Mc Crea qui venait de se lever afin de suivre George Cukor et Charles Laughton.

- Mademoiselle, vous m’écrasez le pied! S’écria le géant. Vous pourriez faire attention.

Puis, il enchaîna, plus que contrarié:

- Oh non! À cause de votre maladresse, je vais les perdre!

Joël se mit alors à courir afin de rattraper les deux compères. Il ne se rendit pas compte qu’il entraînait avec lui le sac de la starlette dont il s’était malencontreusement saisi tout troublé qu’il était. Deanna Shirley n’eut d’autre choix que de le suivre. Ainsi, la petite troupe qu’on aurait cru sortie tout droit d’un film de Mc Sennett, hormis les toilettes, gagna le parking promptement, là où étaient garés les bolides à la mode.

Près d’une Duisenberg couleur crème, Cukor formulait des reproches à l’encontre de Charles Laughton.

- Charlie, une fois encore, tu ne m’as pas écouté! Tu es bien trop saoul. Tu as abusé du whisky. C’est toujours la même chose avec toi! Tantôt, tu ne seras bon à rien, alors à quoi bon rejoindre notre petite sauterie? Grant va me faire la tête pendant trois jours au moins! Va dessouler et ne reviens qu’une fois les idées claires.

- Mais je ne veux pas rater la fête! Tu m’avais promis, geignait l’Anglais en bredouillant.

- Charlie, ne t’obstine pas! Je ne tiens pas à me fâcher avec Cary.

D’un geste brutal, Cukor repoussa alors le comédien qui chût lourdement sur son postérieur. Sans pitié aucune, le réalisateur monta dans sa voiture, démarra en faisant vrombir son moteur et, dans un grincement de pneus, quitta le parking.

À quinze pas à peine, Joël et Deanna Shirley avaient assisté à cette scène burlesque. Ne se retenant plus, le géant éclata de rire. Mais il n’eut pas le loisir d’expliquer ce qu’il avait compris à sa compagne de hasard car une soudaine lueur, provenant de… rien illumina la pénombre et avala les trois humains!

Lorsque la jeune starlette s’aperçut qu’elle avait changé de décor et donc de lieu, elle jeta:

- Quel est l’illusionniste qui a réussi ce tour prodigieux?

Charles Laughton, toujours à quatre pattes, tentait de se relever sans toutefois y parvenir. Il était bien trop saoul pour cela, la preuve, son teint désormais écarlate. Aimablement, voire charitablement, Mc Crea lui tendit une main secourable. Tout en aidant l’Anglais, il fit:

- Mademoiselle, j’ignore où nous avons atterri. Mais je puis vous assurer que nous avons de la compagnie.

Une voix lui fit alors écho, mais en français.

- Pff! Fichu matérialisateur temporel! Papa, il a encore besoin d’un réglage.

- Violetta, répliqua une voix masculine, tu pourrais articuler et te montrer polie avec nos hôtes involontaires. Et cesse donc de m’appeler ainsi. J’ai du mal à m’y habituer. Dans ma chronoligne d’origine, je ne suis même pas ton oncle!

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