7 mars 1867, 7h30 du matin dans un hôtel particulier situé à proximité de l’église Saint-Paul, demeure de Saturnin de Beauséjour, ancien fonctionnaire, ancien chef de bureau au ministère des Finances.
C’était l’heure habituelle à laquelle le fringant retraité se réveillait après une nuit paisible faite de songes merveilleux. Le bonhomme prenait alors un petit-déjeuner gourmand composé d’une tasse de chocolat chaud et de deux biscottes tartinées de confiture de fraise. Douillettement emmitouflé dans sa robe de chambre bleu foncé, il parcourait des yeux les cours de la bourse, vérifiant si son portefeuille d’actions se portait bien.
Saturnin de Beauséjour, vieillard chauve et rondouillet, aux joues rebondies, savourait chaque jour qui passait, n’oubliant pas, au fond de son cœur, de remercier son bienfaiteur, le pseudo marquis don Iñigo de la Sierra à qui il devait de loger dans ce vaste hôtel, entouré d’un confort autrefois perdu par la faute d’une passion attardée éprouvée pour la jeune sœur de Louise de Frontignac. Mais ces errements étaient loin désormais et l’ex-fonctionnaire, revenu sur le chemin de la respectabilité, préférait maintenant s’adonner à des activités de son âge tout en pratiquant une charité discrète, à bon escient, en tout bien tout honneur. Sa protégée, une prénommée Ludmilla, autrefois danseuse de rue, avait épousé un vicomte authentique et fréquentait aujourd’hui les ors du palais impérial.
Parfois, Saturnin, à qui le goût de l’aventure était resté, déguisé en clown, le nez rougi, les vêtements ridicules et trop larges, une perruque et un chapeau trop grand sur la tête, s’en allait sur les boulevards et se mêlait aux artistes, donnant des représentations gratuites, revenez-y nostalgiques d’un passé récent où il avait dégringolé les barreaux de l’échelle sociale à vitesse grand V, descendant de la haute bourgeoisie à forain et amuseur, à peine nourri mais battu par un maître qui l’exploitait sans scrupule. Alors, le vieil homme, accompagné de son caniche noir Gavroche, multipliait les grimaces et les tours de force devant un public populaire peu exigeant et jamais blasé.
Aujourd’hui, l’ancien chef de bureau se faisait une joie de rendre visite à la jeune vicomtesse. Mais la venue surprise de Louise de Frontignac lui fit repousser à plus tard ce projet. Brelan n’éprouvait nulle rancune vis-à-vis de Saturnin. Bien au contraire, une solide amitié les liait.
Après les salutations d’usage, les deux amis entamèrent une conversation dont la teneur ne rassura nullement l’ancien fonctionnaire, d’une nature plutôt craintive.
- Chère Brelan, je ne vous attendais pas si tôt. Je pensais que vous préféreriez vous reposer des fatigues d’un aussi long voyage. En fait, j’envisageais de passer à votre hôtel demain dans l’après-midi afin de vous présenter mes hommages. Sans oublier mes plus sincères condoléances.
- Je sais toute la valeur et la sincérité de votre amitié, Saturnin. Je vois que vous avez reçu les quotidiens du jour. Les avez-vous déjà lus?
- A vrai dire, je ne m’intéresse qu’aux cours de la bourse.
- Dans ce cas, regardez la première et la troisième page du Matin.
Sentant que quelque chose de grave avait eu lieu, Saturnin obtempéra et se hâta de lire les pages indiquées. Quelle ne fut pas alors sa stupeur d’apprendre la mésaventure survenue au sergent de ville parisien, il y avait quelques trente-six heures!
- Que signifie donc cette histoire? Les disparitions précédentes sont-elles liées? Ce policier n’avait-il pas abusé de la bouteille?
- Certainement pas. Vous connaissez le sérieux du journal Le Matin. N’en doutez pas, ce qui est imprimé est vrai.
- Mais ce mort-vivant? Qu’est-il advenu de lui?
- Personne ne le sait. Les autres quotidiens se perdent en conjectures fumeuses.
- Mon Dieu! Qui peut se cacher derrière un tel mystère?
- Je crains que ce soit notre ennemi de toujours.
- Le Maudit! Vous m’effrayez, Brelan. Le comte Galeazzo di Fabbrini. Quand donc cesserai-je d’entendre son nom? De redouter ce personnage? Ah! Que le Ciel fasse que vous vous trompiez, Louise! Ne s’était-il pas noyé?
- Nous l’avions cru, un peu précipitamment. Son corps n’avait pas été retrouvé, souvenez-vous. Nous souhaitions cette mort.
- Il aurait pu être déchiqueté par cette machine.
- Hélas… s’il s’agit du comte, et tous les indices le laissent supposer, il va vouloir se venger.
- Hum… j’en frémis.
- Nous allons nous retrouver en première ligne.
- Oh non! Moi qui espérais finir paisiblement mes jours! Quel malheur!
- Monsieur de Beauséjour, ne gémissez pas ainsi. Vous affoler par anticipation ne sert à rien. Puisque le comte a repris ses activités ténébreuses, je pense que le mieux c’est de tenter de le contrer. La bête réveillée n’aura de cesse de nous affronter.
- Comment? À nous deux? Mais nous ne sommes pas de taille, ma chère!
- Certes. Cependant le comte de Kermor voudra bien nous prêter son assistance…
- Alban… Oui. Mais il vaudrait mieux compter sur celle de Frédéric Tellier.
- Sans doute. Toutefois, j’ignore ce qu’il est devenu. Peut-être séjourne-t-il à l’étranger…
- Euh… Comment escomptez-vous attirer di Fabbrini dans vos filets?
- Eh bien…
- S’il s’agit bien de lui…
- J’ai l’intention de reprendre une vie publique. Je vais rouvrir mon hôtel et publier dans la presse mondaine mes jours de réception.
- Folie!
- Je participerai également aux bals donnés par les personnes en vue, bien en cour.
- Que faites-vous de votre veuvage?
- Ici, nul ne sait la date précise de la mort de mon mari. Henri approuverait cette entorse à la bienséance.
- Puisque vous le dites…
- Allons, monsieur de Beauséjour, montrez-moi une figure plus aimable! Prouvez que vous avez le cœur plus vaillant qu’il n’y paraît. Je ne suis qu’une femme et pourtant, je ne crains pas d’affronter une fois encore le Mal incarné.
Souriant timidement, Saturnin prit alors les mains de Louise, mains qu’elle avait fort belles, et les serra. Quelques minutes plus tard, la jeune femme quittait la demeure de son ami, enveloppée dans ses vêtements de deuil et le visage voilé. Ainsi, elle était méconnaissable.
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Ce même jour, Dmitri Sermonov, le bras droit du comte di Fabbrini, se trouvait gare de l’Est, attendant l’arrivée du train en provenance de Munich. Le Russe était chargé d’accueillir un jeune baron d’origine wurtembergeoise, un certain Rodolphe Von Möll, au nom de son maître le comte de Castel Tedesco. L’Allemand devait participer à un congrès scientifique sur l’électricité dans le cadre de la prochaine ouverture de l’Exposition universelle. Rodolphe était féru de progrès et sa fortune, assez conséquente, lui permettait de disposer d’un laboratoire dernier cri dans les jardins de sa vaste propriété.
Le jeune homme fut immédiatement identifié par Sermonov qui l’accosta un sourire de circonstance sur les lèvres. Pris en charge, Rodolphe se laissa conduire rue de Valois chez le comte de Castel Tedesco, sans méfiance aucune. Le riche Italien était connu de toute l’Europe pour son mécénat.
Ni Sermonov ni Von Möll n’avaient prêté attention à un individu de haute taille, un Asiatique, en discussion animée avec Marteau-pilon et le Piscator. Le Marseillais n’était pas d’accord avec le plan proposé par le Chinois. Il le lui faisait savoir en objectant d’une voix traînante:
- Mais pourquoi nous faut-il attaquer ces deux zigues? Tchou, j’en vois pas l’utilité!
D’un regard, il désigna Rodolphe et Dmitri qui s’éloignaient déjà.
- Décidément, gronda le faux Chinois, ton intelligence est des plus limitées. Cela ne fera que la cinquième fois que je perdrai mon temps en explications. Le plus grand, celui à la barbe en pointe, c’est le fameux Russe, le détective consultant au service du tsar habituellement et qui vient présentement prêter main forte à Sa Majesté Napoléon III. Il est plein aux as. Les journaux, qui ne savent pas garder un secret, ont parlé de son arrivée il y a quelques jours.
- Tu en as de la chance de savoir lire, toi! Soupira Marteau-pilon. En français qui plus est…
- Parce que jadis, j’étais l’homme de confiance d’un prince russe qui ne parlait chez lui que votre langue, mentit le pseudo Asiatique.
- L’autre homme, tu le connais? Reprit le Piscator.
- Un riche voyageur. Vois donc son costume et ses bagages. Si nous l’enlevons, il nous sera facile d’obtenir une forte rançon. Avouez donc que les affaires sont plutôt mauvaises en ce moment et que la police se montre plus efficace que d’habitude suite à cette série de disparitions réapparitions de morts-vivants.
- Ah! Tchou, tais-toi donc! Tu l’as pas vu, ce type. Je l’ai toujours devant mes yeux! Gémit Marteau-pilon en frissonnant.
- Je veux bien comprendre que vous avez du sang de navet dans les veines… mais, vous marchez ou pas avec moi sur ce coup? Demanda impérieusement le géant aux traits asiates.
- On n’a pas le choix. On crève la dalle, siffla le Piscator essayant de prendre un ton plus enthousiaste.
- Alors, prenons en chasse le fiacre qu’ils ont emprunté.
- Ah! Tout ça ne plairait pas au Maître s’il était là, rappela Marteau-pilon, espérant in petto ne pas avoir été entendu par le terrible Chinois qui, par sa force avait su s’imposer auprès de l’ancienne bande de Frédéric Tellier, plus connu sous le sobriquet de l’Artiste.
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Dans l’appartement cossu situé au tout début de la rue de Valois, Rodolphe Von Möll, jeune homme d’une vingtaine d’années, svelte et élancé, à la moustache conquérante, l’œil vif, était présenté à son aimable hôte, le comte, un scientifique piémontais, Ambrogio del Castel Tedesco. Ce dernier, malgré ses soixante années apparentes, sa barbe grisonnante et ses cheveux blancs, semblait jouir d’une santé éblouissante. Le nez fin, les yeux noirs et perçants, le corps massif où toutefois un début d’embonpoint était visible, la parole distinguée et la voix chantante grâce à un accent italien étudié, le mécène se montra sous son jour le plus aimable, offrant une copieuse et délicieuse collation à son invité.
Parfois, tout en dialoguant, le vieil homme jouait négligemment avec le cordon de son monocle qu’il portait à l’œil gauche davantage par snobisme que par nécessité.
Après la collation, les trois hommes s’installèrent dans le fumoir où Ambrogio offrit des cigares, des puros et des londrès. Sermonov refusa d’un geste gracieux tandis que Rodolphe choisissait un fin cigarillo. Le domestique qui présenta les boîtes de cigares était un Noir de haute stature, né en Sénégambie, remarquable par le fait qu’une longue balafre ornait son visage. De plus, une partie de son crâne comportait une plaque d’acier, sans doute posée par Castel Tedesco. Parfaitement muet, le serviteur saisissait cependant rapidement la signification des moindres gestes de son maître.
Le baron Von Möll eut également tout le loisir de remarquer un nain à l’accent magyar prononcé qui faisait office de majordome ainsi qu’une Hindoue dont la position dans la maison n’était pas clairement définie. Intrigué par l’exotisme de la domesticité, Rodolphe garda néanmoins pour lui son sentiment de curiosité et ses questions n’étant pas un intime de Castel Tedesco pour l’interroger sur ce sujet délicat.
La journée était déjà presque achevée et la nuit s’annonçait. À la douce lueur des quinquets, le comte et le baron discutaient aimablement, abordant la théorie du fluide vital électrique tandis que Dmitri Sermonov, à l’écart, était plongé dans la lecture des Pensées de Pascal. À cette époque où la science biologique balbutiait, le fluide vital électrique était supposé servir de moteur au cerveau humain.
D’une voix chaude et vibrante, Ambrogio soutenait que c’était le cerveau et non le cœur la source de la vie, de l’âme et du fluide vital. Tout à son discours, il entraîna Rodolphe dans une pièce contiguë, véritable musée des horreurs comme vous allez pouvoir en juger car elle contenait des collections de cerveaux enfermés dans des bocaux de verre, tous ces organes baignant, comme de bien entendu, dans du formol.
- Mon cher hôte, voyez. Admirez les différentes circonvolutions de la matière cérébrale selon que l’on a affaire à un babouin, un gorille ou encore à un Papou…
- Hum… mais ici?
- Oh! Il s’agit d’un cerveau appartenant à une femelle Hottentot. Plus loin, là, une partie de la cervelle d’un Tatar.
Cachant son mépris et son dégoût pour ce type de recherches et de collections, le jeune baron qui traitait Castel Tedesco d’alchimiste dans son for intérieur, contrefaisait l’intéressé afin de ne pas froisser son hôte. La visite commentée se poursuivit, Ambrogio s’attardant particulièrement devant les moulages comparatifs d’un cerveau de fœtus humain et celui d’un bébé chimpanzé.
Habité par son sujet, le comte italien développait avec enthousiasme les théories racistes en vigueur à l’époque sur l’évolution humaine, l’inégalité des races, s’étendant avec délectation sur le prognathisme de telle face négroïde prouvant ainsi la proche parenté d’un Hottentot avec un singe…
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- Oncle Daniel, tu divagues, là! S’offusqua Violetta.
- Que veux-tu dire, ma grande? Soupira l’interpellé, déjà résigné à l’idée d’affronter les éternels reproches et récriminations de sa nièce.
- Tu ne peux pas croire à de telles balivernes! Pas toi!
- Bien sûr que non. Je ne fais que rapporter ce que les humains pensaient et croyaient à l’époque, il y a près de sept cents ans.
- Ils étaient débiles ou quoi? J’ai vécu au XX e siècle. Je m’en souviens fort bien. Sylviane et Liliane n’ont jamais proféré de telles sottises.
- Justement. Ce XX e siècle a tout remis en perspective. Nous lui devons au moins cela.
- Y compris celui qui était dévié, celui où la Deuxième Guerre mondiale a duré six ans?
- Oui, Violetta. Mais c’est notre XX e siècle qui est une harmonique… Enfin… Nous aborderons ce sujet une autre fois… pour l’instant, je poursuis mon récit ou…
- Papa, continue… Tu racontes si bien, fit Mathieu les yeux brillants d’excitation. Comme je regrette de ne pas avoir voyagé dans le passé! Mais ton récit parvient à me faire presque oublier mes regrets.
- Merci pour ce compliment. Bien. J’en étais au moment où Castel Tedesco délirait et développait les plus folles théories sur l’inégalité…
Mais le commandant Wu ne put aller plus loin dans sa narration car le vrombissement caractéristique de l’alerte jaune remplit alors la cabine dans laquelle les enfants se préparaient à dormir. Appuyant sur l’intercom, redevenant le professionnel hyper entraîné qu’il était, Daniel Wu demanda ce qui arrivait à l’officier de service.
- Nous entrons au cœur de distorsions gravimétriques provoquées par la présence invisible d’une sphère de Dyson, le renseigna Chtuh.
- J’arrive, lieutenant, articula Daniel sans marquer la moindre émotion. Commandant Wu terminé.
Puis, se retournant vers les enfants, Daniel Lin leur sourit et dit:
- Désolé. Mais le devoir m’appelle. Il y a urgence. Je vous promets que dès que ce problème sera réglé, je reprendrai mon histoire.
Sans prendre le temps d’embrasser Mathieu et Violetta, le commandant du Langevin quitta les quartiers des civils et, passant en hyper vitesse, se rendit jusqu’au centre de commandement où le lieutenant Chtuh, un dinosauroïde lui fit un rapport plus circonstancié avec son efficacité habituelle.
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Ambrogio del Castel Tedesco s’étendait avec délice sur la théorie de l’anthropologie physique ayant cours en ce siècle.
- Vous ne pouvez nier que le volume de l’encéphale constitue un facteur déterminant dans la classification des races…
- Sans doute, se contenta d’acquiescer Rodolphe dont l’anthropologie ne constituait pas le centre de ses recherches.
- Les études de craniométrie de Morton en 1849 puis celles de Paul Broca en 1861 aboutissent aux mêmes conclusions: il existe bien une hiérarchie des races humaine proportionnelle au volume du cerveau. L’infériorité des Peaux-Rouges et des Bushmen se voit par la taille réduite de leur encéphale. Un autre critère irréfutable provient de la mesure de l’angle facial. Le prognathisme des Noirs par rapport aux traits fins et nobles des Scandinaves me semble indiscutablement une nouvelle preuve de la véracité de la théorie. Pour approfondir le sujet, reportez-vous aux études de Petrus Camper qui datent déjà de la fin du siècle dernier.
- Oui, bien sûr, mais n’y a-t-il pas le risque de raisonner par apriorisme?
- Mais non, cher baron. Voici l’ouvrage bien connu de Carl Linné, dit alors le comte italien, sortant d’une bibliothèque un volume du Systema Naturae dans son édition de 1758, livre qu’il tendit à son hôte.
Pendant que Rodolphe parcourait l’ouvrage, Castel Tedesco s’asseyant sur un banc, poursuivait son argumentation.
- Je me permets de vous rappeler que Linné a le premier défini l’homme comme Homo Sapiens.
- Je ne le nie pas. Mais ce naturaliste n’aurait-il pas, toutefois, commis une erreur en confondant l’humanité et l’animalité lorsqu’il eut à distinguer les grands singes d’Afrique des autochtones de ce continent?
- Vous voulez parler des anthropomorphes?
- Exactement. Ces êtres mi-simiesques mi-humains, véritables chimères, dont Hoppius, disciple de Linné, publia une classification extravagante…
- Je vois. Attendez. Je recherche les illustrations en question.
Après quelques minutes, l’Italien mit la main sur ledit ouvrage et l’ouvrit sur une gravure représentant quatre créatures classées comme Troglodyta bantii, Lucifer Aldrovandii, Satyrus Tulpii, Pygmaeus edwardi. Von Möll observa attentivement les illustrations et conclut prudemment.
- Je ne sais quoi dire. Il me semble que ces grands ancêtres de l’anthropologie pêchaient surtout par leur ignorance. Reconnaissez avec moi que le Peau-Rouge sait parler, domestique des animaux, construit, alors que le chimpanzé est incapable de tout cela.
- Comme vous êtes jeune et présomptueux! Je sens que je ne pourrai vous convaincre. Mais que cela ne gâte en rien votre séjour ici. Retournons au salon.
- Volontiers, comte.
Castel Tedesco et Von Möll avaient reçu tous deux une éducation qui ne leur permettait pas de reconnaître publiquement leurs sympathies ou leurs inimitiés. Ce fut pourquoi, lorsque le baron prit congé de son hôte une vingtaine de minutes plus tard, il savait qu’il serait bien reçu une nouvelle fois chez le noble italien. Rodolphe se fit conduire à l’hôtel des Ambassadeurs, au confort cossu et discret, où, après un souper léger qu’il avait pris le temps de savourer dans ses appartements situés au premier étage, il écrivit à son épouse Gerta une longue missive, lui demandant des nouvelles de Ravensburg.
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Changement de lieu et d’heure.
À Vincennes, à quelques kilomètres de Paris, la nuit semblait aussi paisible que les précédentes. Pourtant, dans des caves spécialement aménagées appartenant à une maison anodine à deux niveaux et aux murs blanchis à la chaux, il se déroulait une scène qui aurait fait un tabac sur le boulevard du crime, une trentaine d’années auparavant.
Deux cellules dont les murs avaient été abattus ne formaient plus qu’une seule salle au plafond voûté. Le décor, particulier, déclenchait des frissons chez les âmes sensibles. Des tentures sombres, au velours éraillé, des étagères branlantes encombrées d’objets hétéroclites et de hiboux et chauves-souris naturalisés, des bocaux de formol conservant des yeux manifestement humains dispersés un peu partout dans la pièce, une table ronde sur laquelle un corbeau empaillé trônait tel l’esprit familier de ce lieu, une fausse cheminée à demi ruinée recouverte de toiles d’araignées, un siège à bascule cannelé sur lequel une vieille femme se balançait machinalement, vêtue de haillons sordides, le crâne coiffé d’un foulard aux couleurs passées, souriant par instant, laissant ainsi entrevoir ses gencives édentées. La propriétaire, peu gâtée par la nature, pourvue d’un nez crochu la faisant ressembler à la fée Carabosse, avait largement dépassé l’octantaine. Mais cela n’empêchait pas que l’horrible créature eût toute sa tête. Autrefois, ses multiples amants, des gars des bas-fonds, l’avaient surnommée Absinthe d’Amour. La vieillarde avait conservé ce nom comme un titre de gloire.
Soudain, mue par une impulsion, elle se leva et tira une des tentures qui dissimulait en fait une alcôve. La vieille femme cherchait à se réjouir le cœur en contemplant les malades dont elle avait la garde. C’étaient des corps humains livides baignant dans un liquide physiologique d’où émanaient des effluves révulsants. Les patients dormaient d’un sommeil sans souvenir dans des cuves d’acier. Parmi ces zombies, la police aurait pu identifier le sous-secrétaire d’Etat à l’Instruction ainsi que le chef du département des Cultes au ministère. Plus loin, les sergents de ville auraient remarqué également des bulbes rachidiens en parfait état, conservés dans des bocaux irisés aux étranges couleurs ainsi qu’une tête de gorille en partie naturalisée, blanchâtre et tout à fait repoussante, dont la calotte crânienne cisaillée profondément laissait entrevoir la matière cérébrale. Les circonvolutions de ce cerveau ne laissaient aucun doute à un spécialiste. Il s’agissait d’une cervelle humaine greffée à l’intérieur de cette tête!
Un chat noir courut dans la salle avec l’intention évidente de plonger dans l’une des cuves afin de se nourrir. Avisant sa présence, Absinthe se mit à le pourchasser, munie d’une tapette à mouches tout en poussant des cris stridulants.
- Rocambole! Canaille! Crapule! Reviens ici! Tu vas tâter de ma savate.
Mais la vieille s’arrêta net devant un bruit étrange provenant d’un des récipients. Une main, puis une deuxième s’accrochèrent aux parois. Enfin, un cadavre vivant, réveillé d’un sommeil comateux, sortit de son lit spécial, en arrachant les tuyaux souples de son corps, tuyaux qui l’avaient nourri, tout en lançant d’une voix sépulcrale:
- Maître! Je veux une âme.
Le choc fut trop brutal pour Absinthe qui perdit connaissance et tomba sur le sol en renversant dans sa chute involontaire la table ronde, l’incontournable boule de cristal qui allait avec et le corbeau empaillé.
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Cette même nuit, le baron Von Möll goûtait un repos bien mérité dans sa chambre à l’Hôtel des Ambassadeurs, dormant profondément. L’obscurité de la pièce n’était pas totale car Rodolphe avait laissé un feu mourir dans la cheminée et celui-ci brasillait encore. À la faible lueur rougeoyante, deux ombres déformées, gigantesques, se profilaient faisant face au lit. Il s’agissait de nos deux compères déjà entraperçus Tchou et le Piscator qui mettaient à exécution leur néfaste projet. S’approchant à pas de loup du jeune homme endormi, ils le bâillonnèrent d’abord et le ligotèrent ensuite avec la plus grande dextérité avant que celui-ci se réveillât.
Mais alors que les deux malfrats soulevaient leur victime dans le but de l’emporter, une voix ironique s’éleva soudain dans la chambre, rompant le silence et faisant battre à coups redoublés les cœurs des bandits.
- Alors, le Marseillais, c’est ainsi que tu te conformes à mes ordres. Tu veux sans doute finir comme le Pâtissier.
Saisi de stupeur, le Piscator lâcha le corps du baron Von Möll qui, entre temps, s’était réveillé et qui, maintenant, gémissait, tandis que Tchou se mettait en position de combat afin d’affronter l’inconnu tapi dans l’ombre.
- Bonne Mère! S’exclama le Piscator ému. Le Maître! L’Artiste! Vous êtes revenu. Je vous croyais mort…
- Eh non, mon ami, tu te trompais, j’ai la peau plus dure que ce que je pensais.
Puis d’un saut à la fois agile et élégant, l’homme se reçut sur le moelleux tapis qui couvrait le plancher. Ensuite, désinvolte il essuya d’une chiquenaude un grain de poussière de ses épaules.
- J’attends tes explications, reprit l’Artiste.
- Maître, il faut me comprendre. J’avais froid, j’avais faim, je désespérais. Il me fallait survivre. Or, la seule chose que je sais faire c’est voler et suriner…
- Sans doute. Mais… ton compagnon…
Toujours sur le qui-vive, Tchou observa longuement celui que le Piscator surnommait l’Artiste avant de remettre son couteau dans une poche, apparemment satisfait de son examen. Il avait devant les yeux un individu d’environ trente-sept, trente-huit ans, les cheveux noirs, les yeux gris et animés par une étincelle d’amusement, les lèvres entrouvertes dans un sourire affable, le visage un peu long, la taille élevée, la silhouette mince, vêtu d’un habit de soirée sentant le grand faiseur, les gants beurre frais comme il se devait, les souliers impeccables, l’attitude arborée détachée comme si aucun danger véritable ne pouvait l’atteindre.
Se décidant, le Chinois se présenta.
- Je m’appelle Tchou et suis natif de Canton.
- Ah! Bien! Mais comment un digne représentant de l’Empire du Milieu a-t-il pu échouer dans ces murs pour commettre une action répréhensible sous n’importe quelle latitude?
- C’est une bien longue histoire, commença l’Asiate.
- Dans ce cas, vous me la raconterez ailleurs, devant un verre. En attendant, libérez donc ce noble étranger. Sinon, que va-t-il penser de l’hospitalité française?
D’un regard impérieux, l’Artiste en imposa au Piscator et à Tchou.
Le Marseillais se hâta d’obéir tandis que le Chinois faisait de même avec un léger temps de retard. Rodolphe fut libre en un temps record. Se frottant vigoureusement les bras afin de rétablir la circulation sanguine, le baron hésitait entre la colère et la gratitude.
- Monsieur, je sais ce que vous devez ressentir, articula doucement l’Artiste en souriant. N’en veuillez pas à ces pauvres hères. La faute est réparée et il n’y a pas grand dommage.
- Vous le prenez bien légèrement! Jeta Rodolphe en français.
- Montrez-vous raisonnable. Nous allons partir et nous faire oublier. Je vous jure que, durant tout votre séjour, vous ne serez plus importuné.
- Je veux bien recevoir cette promesse, reprit le baron en se détendant. Mais, monsieur, vos manières sont à cent lieues de ces deux bandits. Qui êtes-vous pour vous faire obéir ainsi?
- Frédéric Tellier, pour vous servir monsieur Von Möll, salua l’Artiste en exagérant sa révérence.
Le souffle coupé Rodolphe ne sut quoi répondre car la renommée du chef de la pègre française avait franchi les frontières et atteint la paisible petite ville de Ravensburg. Le temps de reprendre ses esprits, l’Artiste, le Piscator et le Chinois avaient déjà disparu par la fenêtre.
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Un peu plus tard, les trois hommes appréciaient un broc de bière fraîche dans un estaminet sis sur une péniche à Bougival. La pluie avait redoublé, mêlant sa musique monotone aux paroles de Tchou. Le Chinois s’étendait sur ses malheurs depuis le jour de ses douze ans.
- J’étais en apprentissage chez le vieux maître Xing. Il fabriquait des feuilles de papier qui servaient à l’impression des billets. Étant l’aîné de six enfants, j’avais toujours travaillé. Mon père était mort depuis trois ans. Il avait été piétiné par un convoi militaire, n’ayant pas réussi à dégager à temps le chemin. Mon apprentissage me plaisait et je donnais entière satisfaction à mon maître. Vif et intelligent, je pensais pouvoir m’installer à mon propre compte lorsque j’aurais eu l’âge…
- Poursuis ton récit, dit Tellier, écoutant le Chinois avec attention.
- Mais voilà. Le destin n’a pas voulu qu’il en soit ainsi. Je rendais régulièrement visite à ma mère et à mes frères et sœurs. Ils ne mangeaient pas tous les jours à leur faim et le sort semblait s’acharner sur eux. Je ne savais comment les aider. Alors, je m’acoquinais avec des faussaires qui fabriquaient de faux billets de banque. Les premiers mois, tout alla bien. Personne ne se doutait de rien. Mon maître ne s’apercevait pas que des feuilles de papier disparaissaient des réserves. Toutefois, j’avais honte et devenais de plus en plus taciturne…
- Je te comprends, murmura le Piscator. Personne ne naît criminel… mais sous les coups de la misère, on n’a souvent pas le choix et la pente est glissante…
- Voilà que des marchands se virent refuser leurs billets par des fonctionnaires. Une enquête commença alors. Bientôt, elle remonta jusqu’à mes complices et moi-même…
- Tu fus arrêté et condamné…
- Exactement. Je réchappais de peu à la peine de mort, le juge montrant indulgent devant mon jeune âge. Il n’en fut pas de même pour mes amis. Je fus donc condamné aux travaux forcés à perpétuité et déporté dans les provinces sauvages et arriérées du Nord-Ouest. Près de dix années d’enfer passèrent. Je parvins à survivre. Mais un jour je pus m’évader avec trois compagnons…
- Comment te retrouvas-tu en Russie? Questionna le Marseillais.
- Aucun de nous quatre n’avait envie de se faire reprendre. Ce fut pourquoi nous remontâmes vers le Nord et, malgré les obstacles, le froid, la faim, les bêtes prédatrices, nous franchîmes la frontière. Après maintes péripéties qui virent la mort de mes compagnons d’infortune, la chance sembla enfin me sourire. Je gisais à demi-inconscient dans un abri pour chasseurs lorsque le prince Vorlov me recueillit. Je fus soigné et vêtu dignement. Le prince se prit d’affection pour moi et m’instruisit. Peu à peu, je devins son homme de confiance.
- Le prince Vorlov, dis-tu? L’interrompit l’Artiste. Je connais ce nom. Attends… il a été accusé de complot et a voulu attenter à la vie du tsar il y a quelques années. Il fut fusillé il y a déjà six ans.
- C’est cela. Moi aussi, je me retrouvais emprisonné. Puis l’Okrahna m’interrogea. Le cauchemar recommençait. Mais cette fois-ci, j’étais plus aguerri. Une fois encore, je réchappais à la peine de mort. Déporté, sur le chemin de Tomsk, je m’enfuis. Les années qui suivirent furent des années d’errance et de cache-cache avec la police. Enfin, l’année dernière, je franchis les Alpes françaises. Je vis ici, dans cette ville de Paris, dans une soupente sordide depuis un peu plus de six mois et c’est par hasard que je suis entré en contact avec le Piscator et Marteau-pilon…
- Oui, c’est tout à fait vrai. Nous nous disputions le même pante. Mais c’est Tchou qui a gagné. Il est si fort! S’exclama le Marseillais.
- Les vols, les enlèvements, c’est aujourd’hui terminé, ordonna l’Artiste d’une voix sèche.
- D’accord, se contenta d’obéir humblement le Méridional.
- Et toi Tchou? Qu’as-tu à dire? Si tu veux faire partie de ma bande que je m’en vais reconstituer dès ce soir, j’exige de toi la plus grande honnêteté et la plus parfaite discipline. Tu devras m’obéir en tout, sans tergiverser. Acceptes-tu mes conditions?
- Je n’ai pas le crime dans le sang. Je t’obéis sans remords.
- Parfait. Le Piscator, je te confie ta première mission.
- Maître, dites, je suis impatient de vous satisfaire, souffla le Marseillais, une lueur nouvelle de fierté dans les yeux.
- Je te charge de mettre la main au plus vite sur Marteau-pilon, Hermès, Pieds Légers, Milon, Doigts de fée, bref, tous ceux qui travaillaient pour moi autrefois. Je veux tous les voir présents demain à onze heures du soir au cabaret Le veau qui tête. Compris?
- Compris, Maître.
- Alors, à demain tous les deux.
L’Artiste se leva et sans que Tchou comprit comment il s’y prenait, se fondit dans la nuit pluvieuse.
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Dans son taudis au cœur du vieux Paris, Tchou, qui se reposait sur son grabat, communiquait par un microémetteur avec son vaisseau et avec son Empereur bien-aimé, Tsanu XV.
- Votre Immensité, je suis enfin entré en contact avec Frédéric Tellier. Il est venu à moi. Désormais, je suis intégré à sa bande.
- Frédéric Tellier? Sois plus clair, Opalaand.
- Il s’agit du seul humain capable d’empêcher la divulgation des écrits de Danikine.
- Bien. Cela prouve que j’avais raison de te choisir. Je ne me trompe jamais. Mais qu’en est-il du représentant d’Hellas? As-tu localisé ce maudit Sarton?
- Je n’en suis pas certain, Roi des Rois, Souverain Suprême…
- Assez d’obséquiosité! Abrège.
- Je reconnais pour l’instant mon ignorance. Pardonne à ton humble serviteur. Ce renard est habile à se grimer et à occulter ses pensées. Toute la technologie de l’Empire que tu as mise à ma disposition le traque sans cesse. Je ne désespère pas de le trouver. Le connaissant, je pense qu’il est parvenu à s’introduire auprès de l’entourage des voleurs des secrets de Danikine…
- Opalaand, je veux du concret. Hâte-toi. Le temps court et les perturbations de notre continuum temporel s’aggravent. S’il le faut, tu informes Tellier de tes véritables origines. Comme me l’a dit Amsq, il te sera utile dans cette chasse à l’homme.
- Oui Seigneur des Seigneurs…
- Amiral, je compte sur toi. Je te contacterai bientôt.
Instantanément, le vide se fit dans la tête du Haän qui ressentit alors une violente douleur entre ses tempes. La communication s’était interrompue trop brutalement.
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- Encore avec cette histoire abracadabrante? Comment les enfants peuvent-ils écouter tes élucubrations? Demanda Irina à son mari. Ces images sordides? D’où les as-tu tirées?
- Ma chérie, fais preuve de davantage d’indulgence, rétorqua Daniel Lin. Il ne s’agit pas de sornettes. Pas du tout, même. Tout ce que je dis, tout ce que je montre est réel. Interroge nos archives…
- Daniel, admettons. Pourquoi te sens-tu obligé de raconter l’histoire des écrits de Danikine? Pourquoi aussi te faut-il parler de ce qu’a dû faire Sarton?
- Je veux que Violetta et Mathieu soient parfaitement conscients des sacrifices que Sarton a acceptés. Pour que nos enfants n’ignorent pas que notre monde est né dans la douleur. Pour qu’ils comprennent le sens exact des mots anciens tels que le courage, l’abnégation… rien ne s’obtient sans efforts. Pour que nos descendants n’admirent pas en vain les êtres exceptionnels qu’étaient Sarton d’Hellas, Fermat de Terra, Von Hauerstadt dont le sang coule dans mes veines, tout en sachant que tous possédaient un côté obscur sans qui, rien ne serait…
- Alors, tu comptes ne rien leur dissimuler? Tu prends là un grand risque, Daniel. Que fais-tu de leurs rêves? Mathieu est si jeune!
- Non… Tu dois l’accepter.
- Je sais que tu es troublé… Au-delà de l’entendement. Je veux, moi aussi, tout connaître de ce passé si peu reluisant… Mais pas ce soir.
- Un passé qui contient des pierres précieuses, des amitiés intenses qui perdurent par-delà la mort et le temps, des fidélités dignes des plus grandes légendes…
- Des amours enfin accomplies… je te demande une faveur. Promets-moi que j’assisterai à la suite.
- Tout ce que tu souhaites, ma chérie… mais ne montre pas aux enfants ta mauvaise humeur.
- Ma mauvaise humeur?
- Je lis dans tes pensées.
- Ma mauvaise humeur a fui depuis quelques secondes, mon amour. Tu sais aussi ce que je veux en cet instant…
Avec une douceur infinie, Irina se blottit entre les bras de Daniel Lin. Le daryl androïde ne se fit pas prier pour répondre aux avances de la jeune femme.
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