samedi 4 avril 2015

Le Tombeau d'Adam 3e partie : Le Jeu de Daniel chapitre 3.



Chapitre 3

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La nuit s’avançait. Sur la planète Terre, à la même heure, dans ce qui avait été autrefois la ville de Chambéry, la tranquillité nocturne n’était qu’un leurre. Les flots de la Mer Méditerranée baignaient en effet le village lacustre qui avait succédé à la charmante cité. L’architecture disparate de la petite agglomération mêlait le bois et la terre pour les bâtiments d’habitation qui exsudaient le dénuement tandis que les rares locaux officiels s’élevaient construits en pierre Haän.
À l’intérieur des masures, des esclaves s’affairaient encore malgré l’heure plus que tardive, le regard morne, le visage dépourvu d’intelligence et d’expression, le pas pesant. Tous portaient la même bure d’étoffe grossière, révélant un collier de cuir attaché au cou, renfermant des fils conducteurs et des micro puces d’ordinateur. 
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À l’extérieur du village, d’autres esclaves humains récoltaient des bananes sous l’œil blasé et ensommeillé d’un garde Haän en uniforme de sergent. Le soldat n’avait qu’une envie: rejoindre sa couche. Il bâillait de fatigue et d’ennui.
L’ex-Chambéry était un isolat aménagé par l’envahisseur au milieu d’un désert et de flots déchaînés. Là, le climat, au lieu d’être froid, était plus que supportable. Il y régnait une chaleur subtropicale.
Partout ailleurs sur la planète, les Haäns avaient développé différents biotopes malgré les obstacles présentés par un réchauffement climatique qui avait eu pour résultat une montée quasi généralisée des océans et des mers et le refroidissement de l’Europe occidentale tandis qu’au contraire le continent africain avait subi une désertification accélérée avec la rapide montée des températures.
Bref, désormais, la planète Terre offrait un véritable patchwork de faunes et de flores plus ou moins importées.
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Au cœur de la nuit, un serf humain tenta sa chance. L’homme, âgé de quarante ans environ, moins abruti et résigné que ses congénères, laissa soudainement choir sa charge et se mit à courir en direction de la mer.
Mais le sergent, l’esprit réveillé, réagit aussitôt et, avec un sourire cruel, manipula les commandes d’un ordinateur stimuli de poche. Alors, l’humain se figea et tomba dans l’eau. Accroupi, il porta les mains à sa gorge comme s’il était privé d’air. Le collier de cuir était en train de se resserrer autour de son cou et de l’étrangler. 
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Au bout d’une vingtaine de secondes, le malheureux émit un râle qui, peu à peu, s’éteignit. L’esclave était mort et pas simplement inanimé.
Un lieutenant qui faisait sa ronde apostropha durement le sergent dans le dialecte de la huitième caste.
- Holà! Kung! Arrête! La main-d’œuvre est précieuse. Nous avons déjà eu douze morts la semaine passée. À ce rythme-là, nous manquerons bientôt d’esclaves et les quotas de production ne seront pas remplis. Tu sais ce que cela signifie.
- Oui, soupira le sergent. Le service au bagne interstellaire de Penkloss où la température qui y règne est digne des enfers de glace de nos légendes, où il n’y a nulle taverne pour se détendre ou encore ni arène pour assister aux jeux des guerriers Varkhs!
Le sous-officier appuya sur une autre touche sensitive de son ordinateur de poche avec une moue désapprobatrice. Le supplice cessa mais il était trop tard.
L’humain, en mourant, n’avait prononcé aucun mot, étant dépourvu de tout langage articulé. En effet, en cette année 2505 de cette chronoligne, l’humanité avait perdu la faculté de parler depuis deux générations à la suite des sordides et sauvages manipulations subies aussi bien au niveau du cortex qu’à celui de la gorge.
Dépité devant le décès de cet outil animé, le lieutenant éprouva une brusque bouffée de colère.
- Kung! Tant pis pour toi. Mon rapport ne t’épargnera pas.
Pour toute réponse, son subordonné se contenta de grogner et de hausser ses épaules larges. Son sort était joué, il le savait.
Pendant cet accrochage, les esclaves, indifférents et muets, avaient continué leur travail.
Si une telle scène était choquante, hélas, il y avait bien pire à la surface de la Terre à cette époque! Les humains entrevus n’avaient été que lobotomisés mais pas encore génétiquement modifiés.
Or, les Haäns avaient besoin d’une main d’œuvre encore plus docile et plus résistante pour effectuer des travaux d’une extrême pénibilité. L’extraction de minerais dans des lieux quasiment inaccessibles exigeait des serfs plus résistants.
Pour les mines de fer, de bauxite, d’or et de cuivre, l’envahisseur avait créé des homme crabes aux membres supérieurs transformés en pinces. Des hommes placodermes construisaient des routes à deux mille ou trois mille mètres de profondeur. Pour les travaux publics, des créatures orangs-lords de deux mètres cinquante transportaient à dos d’homme des charges d’une demie tonne.
Dans les laboratoires ultrasecrets des Haäns, d’autres êtres encore plus extraordinaires s’apprêtaient à faire leur apparition. Ces derniers résistaient à tout: le manque d’oxygène, la pression phénoménale, le froid intense, de l’ordre de -80C°, la fournaise… ils pouvaient aussi bien trimer à proximité de la lave en fusion qu’à 25 000 mètres d’altitude, directement soumis au rayonnement solaire. Du moins en théorie.
Pour l’heure, ces êtres exceptionnels ne présentaient qu’un léger inconvénient. Ils se nourrissaient de plasma sanguin! De plus, mais cela l’envahisseur l’ignorait, ils avaient conservé leur intelligence, fait qu’ils dissimulaient afin de ne pas être éliminés.
Les Haäns les fabriquaient depuis un demi-siècle.
Ces vampires améliorés atteignaient le millier d’individus. Or les Haäns étaient totalement inconscients du danger que ces créatures représentaient car celles-ci n’assimilaient pas le sang des occupants. Pour elles, ce plasma mauve était un véritable poison pour leur organisme.
On aurait pu prendre ces êtres pour des albinos de deux mètres dix en moyenne dont les membres supérieurs trop longs apparaissaient disproportionnés et dont la cage thoracique était trop développée.

***************

Le Sakharov orbitait autour de la Terre. Le vaisseau avait été déphasé afin que la lumière solaire ne se reflétât pas sur sa coque. Devenu invisible, il avait également brouillé les ondes autour de lui. Désormais, il était tout à fait indétectable. Seuls ses senseurs passifs fonctionnaient renvoyant l’écho de milliers d’appareils volants Haäns aussi bien dans l’espace que dans le ciel terrestre.
Les capteurs biologiques relevaient également les traces de tous les êtres vivants de la planète mais celle-ci, qui aurait dû compter douze milliards d’humains, n’en avait plus qu’un demi milliard dont les signaux chaotiques dénonçaient qu’ils avaient subi d’importantes manipulations ou mutations génétiques.
Depuis deux heures, Fermat méditait sur ces informations, le front soucieux, les yeux chargés d’orage. Ce qu’il redoutait tant était survenu. Un ordre s’imposait; or il lui déplaisait.
Enfin, il se résolut à convoquer le docteur di Fabbrini dans son bureau attenant au centre de commandement qui, pour l’instant, était à la disposition du capitaine.
Lorenza entra dans la pièce fonctionnelle d’un pas ferme. Abruptement, le commandant lui demanda:
- Vous êtes-vous déjà métamorphosée en femme Haän?
- Oui, mais plus exactement en fillette à cause de ma carrure et de ma taille.
- Hum… Parlez-vous couramment la langue?
- Bien entendu. Les dialectes populaires aussi bien que les langues plus raffinées des castes supérieures. Ceci grâce au capitaine Wu… toutefois, je ne sais pourquoi, avec un léger accent exotique comme si j’étais native du continent oriental de la planète-mère…
- Cela devra faire l’affaire. Je vous accorde quarante-huit heures pour accomplir la mission suivante: vous devrez observer le maximum de choses et me décrire ce qui reste des civilisations humaines. Envoyez-moi un message toutes les six heures. Vous aurez à votre disposition des fuseurs, des désintégrateurs ainsi que des fusils à plasma rendus indétectables.
- Bien monsieur. Mais Violetta, ma fille?
- Daniel s’en chargera. Dans dix minutes, je vous rejoindrai en salle de téléportation.
- Merci commandant. Monsieur, ce n’est pas ma première mission en solitaire, soyez rassuré.
Après un salut dans la meilleure tradition militaire, le lieutenant di Fabbrini se retira. Fermat s’autorisa un léger sourire devant la conviction et l’assurance de la jeune femme. Manifestement, elle ne doutait pas de la réussite de sa mission.

***************

Pilotant avec maestria son vaisseau scout scientifique, Lorenza di Fabbrini se rendit comte très vite que l’aspect général et la superficie des continents terrestres ne correspondaient plus par rapport aux informations contenues dans les mémoires de l’ordinateur de la navette. Plus rien de ce qu’elle y voyait ne lui était familier.
Les grandes mégalopoles, riantes et verdoyantes, alternant avec les constructions officielles de verre et d’acier, de Boston à Atlanta, de Londres à Berlin, en passant par Paris et Bruxelles, de Pékin à Shanghai, de Vancouver à San Diego, du Caire à Casablanca, de Pretoria à Lomé, de Lagos à Abidjan, de Manille à Sydney, n’étaient plus que ruines englouties.
La surface des océans avait augmenté de 75%. À contrario, le continent Antarctique, débarrassé de sa calotte de glace, avait émergé et, peu à peu, se couvrait d’une maigre végétation…
La plupart des péninsules avaient disparu. N’affleuraient à la surface des eaux que la partie occidentale de la Chine, l’Himalaya et ses contreforts, le Xinjiang, tandis que les 9/10e du sous-continent indien avec le Bangladesh étaient devenus la nouvelle plateforme continentale par trois cents mètres de fond.
Le Caucase baignait dans une mer chaude, fille de la Méditerranée et de l’Océan Indien jusqu’à l’Iran.
Dans l’Océan pacifique, aucune île n’était visible. L’Australie, réduite à 10% de sa superficie, paraissait bien isolée au milieu de cette vaste étendue océane.
De l’Italie, ne subsistaient que la langue des Apennins et les Alpes. 
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Quant aux Amériques, c’était peut-être pire encore. Un long chapelet montagneux perdu au centre des mers, de l’Alaska à la Terre de Feu, voilà tout ce qui restait du Nouveau Monde!
Quant à l’Afrique, berceau de l’humanité, il n’y en avait plus qu’un squelette: Drakensberg, mont Uruhu, Atlas…
Un monde de cauchemar où Neptune régnait en maître.
Le climat terrestre offrait bien des surprises. Se côtoyaient l’équatorial, le continental, le subtropical humide, le glacial et le désertique chaud ou froid à seulement quelques kilomètres de distance! Une aberration due aux manipulations et aménagements des Haäns après le réchauffement de la planète alors qu’une grande partie de l’hémisphère Nord se refroidissait momentanément à la suite de la panne de certains courants marins tel le Gulf Stream ou courants d’air chaud comme le Jet Stream.
Seuls connaissaient un climat tempéré les plus hauts sommets des Andes, de l’Himalaya et du continent Antarctique.
La pluie avait tendance à brouiller ces lignes continentales.
Naturellement, les bouleversements thermiques et pluviométriques avaient affecté la faune et la flore terrestres. Les reptiles et les insectes s’étaient adapté avec succès dans cette moiteur. Mais ils devaient faire face également à l’importation de créatures non terrestres. Pseudos dinosauriens à crête et à double mâchoire, du genre Triceratops, oiseaux carnivores à bec denté en forme de lame de cimeterre, ours surdimensionnés à pelage holographique et dotés qui plus est de quatre membres supérieurs.
Des requins à deux têtes de trente mètres, à la queue en forme d’enclume, nageaient dans les mers océanes en toute liberté, en compagnie d’arthropodes géants de couleur mauve, animaux dotés de plaques et de pinces innombrables, sans oublier des limaces à sclérites hérissées de piquants dont la vélocité surprenait. 
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Dans ce qui persistait de forêts, des primates à oreilles de chauve-souris, nyctalopes, écailleux, peuplaient les essences d’importation Haäns - gymnospermes immenses de plus de deux cents mètres de hauteur -.
Les forêts sempervirentes mutantes et équatoriales s’ornaient également d’arbres fleurs carnivores, vénéneux, dégageant des senteurs nauséabondes au possible. De splendides orchidées blanches, de deux mètres cinquante de diamètre, n’étaient en réalité que d’effroyables pièges dont les mâchoires gigantesques se repaissaient de singes Haäns.
Évitant ces néo-forêts hostiles, Lorenza sélectionna une clairière relativement dégagée et y posa son vaisseau en douceur. Une fois à l’extérieur, elle prit la précaution d’entourer la navette d’un champ de force puis partit à l’aventure, armée jusqu’aux dents.
Elle visita ainsi un étrange bâtiment administratif robotisé comportant peu d’êtres vivants. Elle put aussi filmer le centre sans se faire remarquer grâce à ses talents de métamorphe.
Le premier rapport transmis au commandant fut négatif.
Nullement découragée, la jeune femme remonta à bord du vaisseau scientifique et choisit d’atterrir sur le vieux continent ou ce qu’il en restait. L’emplacement sélectionné s’était appelé Genève dans un autre temps. Mais, désormais, la Méditerranée se mêlait aux eaux du Lac Léman et les vagues venaient mourir aux pieds de ruines rongées par l’humidité ambiante. L’air y était froid et vous faisait frissonner.
C’était à vous ôter tout courage!
Les seuls êtres vivants de ce lieu désolé étaient des mousses, des lichens et des moustiques adaptés à la température ambiante. Quelques chiens revenus à l’état sauvage depuis quelques générations, erraient dans les ruines de la cité, en quête de nourriture.
Dans les vestiges de ce que furent les orgueilleuses banques, réputées pour leur sérieux et leur secret garanti, Lorenza trouva des lambeaux de toile moisie, restes de campements après l’exode forcé résultant de l’inexorable et cruelle montée des eaux. Elle y découvrit aussi plusieurs squelettes à l’ivoire jauni, figés dans des poses défensives, des mitraillettes ou des fusils à la main. Sans doute les réfugiés avaient-ils voulu piller les coffres mais une âpre bataille les avait détournés de cette tâche sordide.
Cela s’était passé il y avait longtemps, plusieurs siècles, vu l’état des dépouilles. Les chairs avaient ensuite rassasié les prédateurs de tous poils.
La jeune femme identifia, posés sur des comptoirs en marbre, envahis par la moisissure et les plantes malsaines, des écrans plats d’antiques ordinateurs, éclatés, crevés ou recouvert d’une mousse verdâtre. Parmi ces objets pitoyables, des barres ternies, de l’or sans nul doute…
Le rapport fut donc tout aussi négatif et désespérant que le premier. Nul humain, nul frère de sang à qui se confier, à qui on pouvait promettre de le tirer de là.
Pour son troisième voyage, Lorenza se laissa mener par le hasard, à petite vitesse, vers l’Ouest, le continent natal de son mari.
Ce fut là, sous un ciel orageux, qu’elle vit, au-dessus d’une bananeraie artificielle, des dizaines de patrouilleurs Haäns à la recherche d’un esclave en fuite.     
Prise dans les remous de la chasse, bien qu’invisible et donc pas menacée, Lorenza fut contrainte de se poser en catastrophe sur une terrasse faite pour accueillir des engins aériens et amphibies à la fois.
Sortie de la navette toujours déphasée, la jeune femme prit alors l’apparence d’une préadolescente Haän d’une douzaine d’années. Ensuite, elle se dirigea vers un immense portail en bronze qui conduisait aux étages inférieurs. Ses sens étaient en alerte. 
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À peine eut-elle pénétrée à l’intérieur de ce qui semblait être un temple, que la doctoresse fut interpellée par un Haän imposant vêtu d’une longue robe couleur aubergine. Il s’agissait de l’huissier de service.
- Holà, fillette! Où vas-tu ainsi? Ne sais-tu pas que ce lieu est interdit aux enfants qui n’ont pas encore subi l’épreuve de Krasshk?
- Mais je l’ai subie!
- Ah! Pourtant, il me semble que tu n’as pas tout à fait l’âge.
- Si! Et je peux t’en donner la preuve tout de suite.
D’un pas ferme, Lorenza s’avança vers l’huissier, aucune peur ne faisant battre son cœur. Puis, en un mouvement presque invisible tant il était rapide, elle projeta le colosse les quatre fers en l’air au bas du bâtiment vingt-cinq mètres plus loin. Le Haän s’écrasa sur le sol de terre battue en un plof réconfortant pour notre métamorphe.
Comme si de rien n’était, la jeune femme reprit son exploration et se retrouva bientôt au cœur du temple. La salle votive était très vaste. Toutefois, une atmosphère angoissante se dégageait de ce lieu de prières. Des fumigènes rouges rendaient les objets sacrés irréels. Devant le mur central, de gigantesques et imposantes statues de granit figurant des divinités grimaçantes se dressaient.
Le principal dieu représenté répondait au nom de Binopâa, celui qui avait apporté la technologie au peuple Haän alors occupé par les Odaraïens.
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 La créature divinisée était dépourvue de membres et offrait aux regards des dévots un corps segmenté duquel, de part et d’autre, des nageoires pointaient. Sa queue remarquable possédait un penta gouvernail
La tête du dieu avait tout pour déclencher la terreur. En effet, elle s’ornait de cinq yeux à facettes, d’une bouche ou plutôt d’une trompe ressemblant à un tuyau d’aspirateur et se terminait par une pince dentelée semblable à un appendice nourricier de plante carnivore. De plus, la créature proprement terrifiante dépassait allègrement les quatre mètres cinquante.
Le second dieu de cet étrange panthéon fut immédiatement identifié par Lorenza. Il s’agissait de l’Empereur Tsanu Premier l’Incomparable, qui avait régné sur son peuple il y avait déjà trente-cinq siècles terrestres et qui, en souverain bienfaiteur, avait dévoilé à ses fidèles sujets les secrets de l’agriculture et de l’écriture. 
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Pour compléter cette triade, un dieu inattendu, pas du tout zoomorphe ou humanoïde comme attendu ou supposé selon les traditions Haäns de l’univers connu de Lorenza, en fait un emprunt allogène récent au monde terrien, trônait, encadré par les représentations déjà décrites. C’était la reproduction en bronze doré d’un livre comme on pouvait en acheter sur Terre entre les XV e et XXIe siècles. 
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Intriguée, la jeune femme avança jusque devant la divinité afin d’en déchiffrer le titre gravé. Les caractères latins, mal assimilés, paraissaient incomplets. Il manquait même des signes dans l’inscription reproduite maladroitement. Le tout donnait à peu près ceci:
TDWVZZ…VKHÂAAMN
SLVRVU¨V TRRRRXW
CHKGWUUPS IÁV7
Tout naturellement, notre exploratrice s’empressa d’enregistrer cette information, sans doute des plus importantes. Elle allait poursuivre plus avant lorsque le grand prêtre survint en compagnie du gouverneur.
Les deux Haäns pénétraient déjà dans le naos. Vivement, la jeune femme s’enfuit, en ne laissant aux deux hauts personnages que le temps d’entrevoir une silhouette enfantine. Ils ne purent la prendre en chasse car trop lourds et trop vieux.
Toutefois, le gouverneur mena une enquête afin de punir l’auteur de ce sacrilège impensable. Ainsi, la famille de l’huissier qui s’était écrasé au sol termina son existence dans le bagne de Penkloss.
Mais revenons au docteur di Fabbrini. La jeune femme rejoignit prestement la navette scientifique et décolla illico sans vérifier si tout était conforme à bord à cause de l’urgence.
Tandis que le vaisseau scout prenait de l’altitude, Lorenza entama son rapport que Fermat écouta attentivement. Pendant ce temps, la navette, toujours sous bouclier d’invisibilité, se plaça en orbite avant d’être récupérée par le Sakharov.
Or, tandis que la jeune femme expliquait ce qu’elle avait vu au commandant, un gémissement soudain provenant de la soute s’éleva dans la carlingue la faisant tressaillir. Laissant là la communication, Lorenza ouvrit l’étroit compartiment non sans s’être munie d’un fuseur. Quelle ne fut pas sa surprise de voir recroquevillé à l’intérieur d’une étroite cavité de cinquante centimètres sur quarante, en position fœtale, un être de grande stature, au teint cireux et aux cheveux couleur de lin. Apparemment, la lumière l’aveuglait et lui brûlait les chairs. L’intrus eut à peine la force d’articuler dans un Haän maladroit:
- S’il vous plaît, éteignez…
Puis, il s’évanouit.

***************

Trente minutes plus tard, dans l’infirmerie principale du Sakharov, le docteur soumettait l’inconnu semi comateux au scanner. Le commandant Fermat assistait à l’examen.
- Monsieur, voyez donc ces données. Elles sont tout à fait incroyables! S’exclamait la jeune femme.
- Je ne suis pas médecin, mais si je dois en croire mes yeux, nous avons affaire à un être manipulé génétiquement.
- C’est tout à fait cela. Sans contestation, l’ADN est d’origine humaine, oui, mais on y a coupé des rubans entiers pour en coller d’autres; celui qui s’est amusé ainsi était un fou! Ainsi, on dirait que cet être modifié additionne les talents d’une chauve-souris…
- Que voulez-vous dire? S’inquiéta Fermat.
- Je parle de sa vision mais aussi d’une autre capacité… il a pu percevoir la présence de la navette alors que celle-ci était protégée et déphasée. Cet individu perçoit tous les rayons existants. Qui plus est, il est doté d’une sorte de sonar. En pleine santé, il doit posséder la force de dix hommes au moins. Mais présentement, il souffre de déshydratation, de brûlures au deuxième degré et de malnutrition.
- De brûlures? S’étonna le commandant. Provoquées par quoi?
- Par le lumière diurne tout simplement, la lumière solaire. Je reprends ce que je disais. Chez lui, la sous-nutrition semble être chronique. Maintenant, observez de près le schéma de ses poumons. Sa capacité thoracique est phénoménale. Il peut à la fois respirer sous l’eau, il assimile donc l’hydrogène et le convertit en oxygène, et vivre dans une atmosphère raréfiée. Mais s’il n’y avait que cela! Les échanges chimiques de son sang sont plus que bizarres. Puisqu’il est sous-alimenté, son sang présente bien sûr de fortes carences en fer et en magnésium. Quant au nombre de globules rouges…. Il est quatre fois supérieur à la normale alors que notre patient est anémié! De plus, l’image de son estomac montre qu’il n’a jamais ingurgité de nourriture solide depuis qu’il a vu le jour. Les dents sont saines, oui… à part qu’il y a huit canines dans la mâchoire supérieure et autant dans l’inférieure. Des canines surdimensionnées ainsi que vous pouvez vous en apercevoir sur cet écran. 
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- Seize canines au total mais à quoi peuvent-elles donc servir? Pas à mordre les aliments puisque notre passager clandestin n’a été nourri jusqu’à aujourd’hui qu’avec du liquide. Au fait, quel âge peut-il avoir?
- Difficile d’être précise. Je dirais une vingtaine d’années environ. Maintenant, passons à l’examen du cerveau. Alors que notre homme est dans le coma, des zones entières qui, chez un humain non amélioré génétiquement, restent habituellement inactives, ici, semblent répondre à des stimuli extrasensoriels.
- Sans doute, outre le sonar dont il est doté, faites-vous allusion à une certaine aptitude à la télépathie. Hé bien, cela nous fera donc deux télépathes à bord bien que Daniel répugne à y recourir le plus souvent.
- Télépathie, dites-vous, commandant… cela va bien au-delà à mon avis. J’ai bien peur que ce que je vais vous révéler ne s’apparente aux romans d’horreur comme en étaient friands nos ancêtres jadis. Notre malade parait tout à fait capable de sortir de son corps ou plus exactement de projeter ses pensées à l’intérieur d’un autre être…
- Bigre! Ça ne tient pas debout, docteur! À supposer que je vous croie, pourquoi agirait-il ainsi?
- Je l’ignore…
Le docteur allait compléter son rapport lorsque le capitaine Wu fit son entrée dans l’infirmerie principale, le visage rayonnant de satisfaction car il venait de résoudre une énigme scientifique comme il l’aimait tant à le faire. Ce fut pourquoi il s’autorisa à interrompre l’examen et s’adressa au commandant sur un ton plutôt enjoué.
- Commandant, j’ai déchiffré le message rapporté par le docteur di Fabbrini.
- Déjà? Failli dire cette dernière.
- Euh…j’ai plutôt lambiné, lieutenant, répondit Daniel Lin qui avait « entendu » la pensée de la jeune femme. Le contenu de ce message est stupéfiant et jette un éclairage nouveau sur la géostratégie de cet univers. Bien entendu, pour parvenir à ce résultat, il m’a d’abord fallu isoler les signes qui me paraissaient correspondre à des redondances…
Fermat le stoppa connaissant la propension de son premier officier à détailler à l’infini sa démarche intellectuelle.
- Daniel, veuillez entrer dans le vif du sujet. Nous sommes pressés.
- Compris, commandant, s’inclina le capitaine sans s’offusquer. J’allume l’ordinateur et je vous montre.
André et Lorenza s’approchèrent alors du micro-ordinateur que Daniel Lin manipulait avec une dextérité remarquable, ses gestes à peine visibles tant ils étaient rapides.
- Alors, commandant, qu’en pensez-vous?
Daniel venait de faire apparaître en une poignée de millisecondes en relief le message brut de l’inscription du dieu livre Haän.
- C’est incompréhensible.
- Au premier abord, monsieur. Je vous disais que j’avais immédiatement saisi que les derniers signes représentaient une date. J’ai d’abord isolé ce fragment puis j’ai essayé de compléter le message en utilisant tous les dialectes connus employés par les Haäns depuis qu’ils ont acquis l’écriture. En y ôtant les redondances, la transcription graphique humaine a donné cela:
THDDS VN KLMNN
SLVR TRK
CHCG UNVRST PRSS 1947
- Cela reste toujours aussi peu clair pour moi.
- Pas du tout, commandant! Voyez donc la date; elle est exprimée dans le calendrier chrétien.
- Oui docteur, approuva le capitaine. Vous commencez à comprendre. L’inscription ainsi décryptée donne un contenu en anglais dont toutes les voyelles sauf une sont absentes, ce qui est tout à fait logique pour la langue Haän la plus répandue. Je vous rappelle qu’elle ne transcrit que les consonnes.
- La première ligne ne peut être de l’anglais, capitaine! Objecta Fermat.
- Effectivement, mais ici, il s’agit du nom de l’auteur de cet ouvrage divinisé. Or ce nom est d’origine germanique comme le démontre le second terme. J’ai tout à fait conscience que l’allemand n’est plus parlé dans notre chronoligne… mais… bon… je m’égare. La seconde ligne représente le titre et la troisième l’éditeur ou le lieu de publication. Maintenant, voici la transcription finale. Attendez-vous à une surprise.
THADDEUS VON KALMANN
SLAVERY TREK
CHICAGO UNIVERSITY PRESS 1947
- Intéressant, je vous l’accorde, Daniel. Cependant, je n’ai jamais entendu parler de ce Kalmann. Un obscur écrivaillon sans doute… pourquoi les Haäns auraient-ils divinisé un ouvrage d’origine terrestre, un quelconque roman d’aventure?
- Un compte rendu d’exploration? Proposa la doctoresse. Une étude historique?
- Absolument pas. C’est simplement un livre qui développe une théorie économique qualifiée de scientifique mais une théorie assez effrayante… bref, il s’agit d’un essai qui s’est royalement planté, pardonnez-moi l’expression, lors de sa première et unique édition. Il n’a tiré qu’à mille exemplaires et encore! Du moins dans le cours de notre histoire… 
 http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/7/7f/Friedrich_Hayek_portrait.jpg
- Vous avez lu cet ouvrage, Daniel.
- Ce ramassis d’inepties? Il l’a bien fallu. Parcouru des yeux, sans plus…
- Quand vous dites parcouru des yeux, cela signifie que vous l’avez retenu, dit Lorenza en souriant malgré elle. Vous êtes doté d’une mémoire photographique, capitaine…
- Euh… je l’admets… commandant, savez-vous que j’ai eu le temps de reconfigurer l’ordinateur de la bibliothèque le mois dernier?
- Pourquoi une telle digression?
- Vous allez comprendre… désormais, il a en mémoire tout ce qui a été publié dans la Galaxie depuis dix mille de nos années. J’y ai même inclus les littératures orales des peuples sans écriture dont cependant les linguistes ont eu connaissance et qui ont ensuite été notées.
- Ah! Eh bien, merci capitaine! Mais ce n’était pas là votre travail, déclara Fermat avec sévérité.
- Euh… à vrai dire, je m’ennuyais… j’ai fait cela durant mes heures de repos… mon service n’en a pas pâti.
- Revenez plutôt à Slavery Trek.
- Vous avez raison, monsieur. Cet ouvrage, totalement absurde, s’appuie sur une logique économique contraire à celle qui eut cours dans la deuxième moitié du XX e siècle, dans notre passé évidemment. Grâce à la solidarité de nos ancêtres qui avaient repoussé le libéralisme et prôné au contraire une économie de partage, nos aïeux purent oublier les ravages de la haine et des guerres en résultant. Ensuite, ils partirent explorer l’espace…
- Hum… toutefois après les guerres eugéniques, fit Lorenza avec une moue dubitative.
Après un temps d’arrêt, la jeune femme reprit.
- Capitaine, cela signifie que sur cette Terre de cauchemar c’est cette idéologie-là qui a triomphé. Pour le malheur de la race humaine…
- Pour le malheur de toute la Galaxie, compléta Fermat le visage dur.
- Oui, à 90%, confirma le capitaine. Il s’agit d’une idéologie reposant sur la loi du plus fort et qui, au nom du laisser-faire, de l’individualisme à tout va, du laisser passer, encouragea la course au profit à tout crin et ainsi une forme d’eugénisme des plus pauvres, sans le clamer haut et fort, bien sûr. Les Haäns se sont contentés de poursuivre l’œuvre de nos ancêtres, à une plus grande échelle et plus ouvertement. Slavery Trek est donc bien à l’origine de ce temps alternatif mais il n’est pas seul en cause. D’autres facteurs ont joué mais j’ignore encore lesquels. Cependant, en prenant en considération les multiples théories économiques qui eurent cours sur Terre depuis l’Egypte pharaonique, nonobstant celles que la mémoire de l’humanité n’a pas retenues…
Le capitaine s’engagea alors dans une longue, fort longue démonstration que Fermat et le docteur di Fabbrini écoutèrent attentivement tout en étant néanmoins quelque peu dépassés. Tout en parlant, Daniel jubilait au fond de lui car il n’avait pas si souvent l’occasion d’être face à un auditoire aussi docile. Il aimait étaler ses connaissances plus qu’encyclopédiques. Faiblesse humaine, joie puérile dans laquelle tout orgueil était toutefois absent.
Ainsi, les trois officiers, pris par l’érudition de l’un d’entre eux, avaient perdu de vue le patient allongé sur la table d’examen. Ils le croyaient toujours dans le coma, or, ils avaient tort. Lorenza négligeait de consulter les données affichées par l’ordinateur médical.
L’être génétiquement amélioré avait repris conscience depuis une dizaine de minutes. Il avait eu la prudence de rester immobile tout en écoutant sans comprendre ce que disaient les trois inconnus.
Constatant qu’on ne s’occupait pas de lui, qu’il n’était nullement en danger, mais mourant de faim, le patient projeta alors ses pensées dans cet endroit mystérieux et capta la présence psychique d’un enfant à proximité de l’infirmerie. La fillette dormait paisiblement dans les quartiers de Lorenza.
Violetta sommeillait tout en serrant innocemment contre elle sa peluche préférée, celle d’un lapin blanc. Elle fut tirée de son rêve par les pouvoirs mentaux de notre individu. Sous hypnose, la jeune enfant parvint à ouvrir la porte de la cabine et se dirigea à petits pas jusqu’à l’ascenseur qui la conduisit au niveau de l’infirmerie.
Les trois officiers du Sakharov, toujours absorbés, n’entendirent ni le chuintement du turbo lift ni Violetta pénétrer dans la pièce. Il est vrai qu’une cloison séparait en deux l’infirmerie.
Désormais, l’être n’était plus allongé sur la table d’examen. Debout, cinq pas à peine le séparaient de sa proie.
Il n’y avait toujours aucune manifestation sonore à cette tragédie qui était en train de se dérouler.
Violetta avançait, le regard vide, tenant toujours contre elle son jouet.
Mais alors que notre prédateur chez qui la faim justifiait tout posait déjà une main décharnée sur l’épaule de la fragile victime, Daniel interrompit brusquement son laïus et, passant en hyper vitesse, se précipita sur le vampire.
Ni Fermat ni Lorenza ne comprirent ce qu’il advenait. Le daryl androïde projeta la fillette sur un lit de repos puis fit face à l’être malfaisant. En moins de deux secondes, tout fut terminé. Daniel était parvenu à immobiliser le vampire et il ne relâchait pas son prisonnier.
Lorenza finit par réagir. L’angoisse au cœur, elle courut vers sa fille, saisissant confusément que celle-ci venait de réchapper de peu à un danger terrible. Si le capitaine s’était montré si brutal et avait bousculé Violetta c’était sans nul doute pour lui sauver la vie!
- Capitaine! Expliquez-vous!
- Docteur, notre mourant est un vampire. Voilà à quoi ont abouti les recherches Haäns. Il s’apprêtait à se sustenter sur ce bébé. 
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- Mais, reprit Lorenza fort secouée, je l’ai diagnostiquée tantôt et rien ne laissait présager… Mon Dieu! Violetta…
- Hélas, docteur, vous n’avez pas osé conclure…
- Je pense que nous sommes tous en danger ici, siffla Fermat entre ses dents.
- Pas forcément, commandant.
- Comment cela? Vous ne pourrez maintenir indéfiniment cette créature immobile…
- Certes cette créature a faim. Alors, à nous de la nourrir régulièrement. Avec le sur plasma en réserve dans nos réfrigérateurs. Nous avons du sang synthétique pour trois mille personnes. Or, maintenant, nous ne sommes plus que quatre.
- Hum… dans ces conditions, conclut le commandant, docteur di Fabbrini vous soignerez notre hôte, mais en cellule de force, en vous tenant sur vos gardes. Quant à vous capitaine, tâchez d’établir une communication avec lui.
- Il maîtrise mal le langage des Haäns, renseigna la doctoresse.
- Qui parle de communication articulée? Répondit Fermat durement. Daniel ayez recours à la télépathie.
- Oui monsieur. J’avais déjà envisagé cette option, soupira Daniel Lin avec une fugitive expression de résignation.
- Parfait. Je vois que nous nous sommes compris. Je veux votre rapport oral dans trois heures au plus tard. Ce délai vous suffit-il?
- Amplement. Merci monsieur.
- Dans ce cas, rendez-vous dans la salle de briefing à 15h00. Vous aussi docteur.
Sur ces ordres, le commandant regagna la passerelle tandis que Lorenza, berçant sa fille, regardait Daniel tout en n’osant pas lui demander s’il allait supporter le choc mental de la télépathie avec cette créature inconnue. Mais le capitaine avait compris à quoi pensait la jeune femme. Il répondit de vive voix à son inquiétude non formulée.
- Docteur, vous savez que j’ai déjà établi des contacts mentaux avec des espèces hostiles. Tout s’est fort bien passé. Le commandant m’a laissé un délai suffisant pour que je puisse recouvrer le contrôle de mes émotions.
- Oui, Daniel…

***************

Dans une des cellules de détention du Sakharov, en statut de médicalisation, le vampire, désormais nourri au goutte-à-goutte avec du plasma enrichi, se voyait contraint de faire des révélations à Daniel Lin qui communiquait mentalement directement avec lui.
Dans un premier temps, le prisonnier avait bien tenté de résister à cette intrusion forcée dans sa psyché et un flot d’images violentes avait alors envahi l’esprit du capitaine. Cependant, la volonté de l’officier était la  plus forte et finit par s’imposer.
Le vampire dévoilait lentement son identité, son passé, formulant ses pensées en latin. 
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- Je m’appelle Antor. C’est du moins ainsi que j’ai choisi de me nommer. Pour mes créateurs, je suis connu sous le matricule suivant: K-O-H-I-V-W-R-G-S-5720. Je suis né voici vingt-six années Haäns dans le complexe dans lequel votre docteur m’a trouvé. Parmi mes semblables de la même génération, je suis le seul survivant. Après une existence de souffrances, sujet à des expériences toujours plus cruelles, je décidai de m’évader. Mes bourreaux s’apprêtaient à célébrer l’anniversaire de l’intronisation de leur Empereur Dieu Tsanu Premier. Pour fêter cela, ils croyaient bon de s’enivrer abondamment. Je mis à profit cette sottise. Vous savez ce qu’il advint. Moi Antor, le vampire, je fus capturé par ce que je pris d’abord pour une enfant Haän… quelle humiliation!
- Capturé n’est pas le terme approprié. Dites plutôt que vous aviez trouvé refuge dans la navette de notre médecin, lança Daniel. Depuis quand n’avez-vous pas mangé à votre faim? S’attaquer à Violetta était ignoble et…
- Écoutez… je ne sais même pas ce que rassasié veut dire! Dès mon plus jeune âge, j’ai souffert de la faim. Les gardes se gaussaient de mes frères et de moi-même. Ils nous obligeaient à nous sustenter sur des bêtes mortes! Alors, cela vous choque? C’était répugnant! Quant à essayer de boire le sang de nos bourreaux, inutile. Mon frère Calim l’a fait. Il a mis douze heures à mourir, se tordant sous des douleurs plus puissantes que celles que j’endurais lors des expériences conduites en haute atmosphère.
- Je comprends. Que Bouddha pardonne à ces Haäns.
- Avez-vous achevé votre… interrogatoire? Je désirerais dormir. Ce que vous me donnez me fait tourner la tête… je ne suis pas habitué…
- Attendez. Encore quelques questions. Comment connaissez-vous le latin?
- Mes frères aînés ont découvert cette langue en fouillant dans les bibliothèques laissées à l’abandon par l’occupant. Ils ont décidé de l’apprendre afin de ne pas être compris par ces chiens de Haäns et ces crétins d’humains.
- Hum… Je vois. Reposez-vous. Notre docteur viendra vous examiner dans cinq minutes afin de constater jusqu’à quel point notre sur plasma vous convient.
- Je suis entièrement entre vos mains.
- Je me permets donc de vous rappeler que si vous tentez un geste désespéré que je ne suis pas loin et que je puis venir très vite.
- Vous n’êtes pourtant pas un vampire! Ni vos compagnons d’ailleurs…
- Nous sommes des humains.
- Ah! Ceux que j’ai côtoyés étaient des idiots…
- Pour l’instant, je ne suis pas autorisé à vous en dire plus… Plus tard peut-être…
Ce fut sur ces paroles que Daniel Lin s’éclipsa. Il lui tardait de s’isoler, le contact mental forcé l’ayant épuisé.

***************

Île d’Hokkaido, une trentaine d’années auparavant.
Il avait neigé et un épais tapis immaculé recouvrait le jardin et les toits en pagode de la propriété de Tchang Wu. La nuit tombait déjà, toute étincelante d’étoiles. Les rideaux du salon n’étant pas tirés laissaient admirer la magnificence de la nature. 
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Mais Catherine ne se préoccupait pas du sublime décor extérieur tout entière à l’édification du sapin de Noël, un sapin dressé pour son fils Georges.
Or, le jeune enfant, assis sur son tapis dans un coin de sa chambre, ne comprenait pas, loin de là, cette attention. Imperméable à ce qui n’était pas sa propre douleur intérieure, inapte à communiquer avec les autres, il laissait couler ses larmes sans s’en rendre compte et reniflait régulièrement. Cette situation qui avait tendance à se renouveler tous les soirs agaçait prodigieusement la malheureuse mère. 
Catherine finit par être trop excédée pour accomplir sa tâche de décoratrice sans casse. Elle fit tomber les fragiles boules dorées et colorées qui s’en allèrent se briser sur le sol carrelé. Tentant de rattraper l’une d’entre elles, elle se blessa à une branche du sapin. Son sang coula, jaspant l’une des décorations. 
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- Allons bon! S’écria-t-elle en français. Décidément, aujourd’hui je gâche tout! Il ne peut pas se taire? Que puis-je faire pour le consoler? Il ne m’entend même pas. Il ignore ma présence…
La mère descendit de son escabeau afin de se soigner. Pour cela, elle se rendit à la salle d’eau et en chemin ne prit pas garde que, justement, Georges venait de cesser ses pleurs.
Comment pareil miracle avait-il été possible?
Daniel Lin était tout simplement entré dans la chambre de son frère aîné. Physiquement, il paraissait trois ans mais en fait il n’avait que vingt mois. Il avait les bras et les mains encombrés par les jolies boules multicolores. Avec vivacité, il offrit les décorations à Georges, lui disant mentalement:
- C’est pour toi, Georges… c’est un cadeau…
L’autiste entendit ce que Daniel lui murmurait dans sa tête. Il comprit le sens des phrases et cessa immédiatement de pleurer. Mieux! Il observa lentement son frère et se décida à toucher les belles décorations.
- Oui… c’est à toi… Allez… prends-les… c’est bien!
Heureux, le bambin parla.
- Encore… encore…, et, de contentement, se mit à frapper les boules les unes contre les autres.
Voulant lui faire plaisir, son cadet retourna en trottinant dans le salon pour chiper le reste des précieuses décorations. Or ces objets délicats remontaient à l’arrière-grand-mère de Catherine. Pour cela, ils étaient dotés d’une grande valeur, une valeur sentimentale.
L’inévitable se produisit. Daniel fut surpris en flagrant délit par la mère de Georges alors qu’il s’emparait d’une boîte toute pleine de boules rouges scintillantes. La réaction ne tarda pas.
- Que fais-tu là? Hurla Catherine.
( Elle ne s’adressait à l’enfant qu’en criant).
- Repose ça immédiatement. Ce n’est pas un jouet! Tu me voles?
Étonné, Daniel ne comprenait pas en quoi il avait mal agi. Il regarda l’adulte de ses grands yeux gris bleu avec une candeur non feinte.
- C’est pour Georges, expliqua-t-il en français. Un cadeau. Il est triste. Après, il va mieux…
Stupéfaite, Catherine le vit poursuivre son chapardage.
- Quoi? Tu t’obstines en plus? Tu veux une fessée? Tu en as donné à Georges?
- Oui… je viens de le dire…
Alors, la colère la dominant, la jeune femme courut jusqu’à la chambre de son fils pour le voir cogner joyeusement les délicats objets séculaires. Naturellement, il n’en restait plus grand-chose et Georges en réclamait toujours d’autres.
- Encore! Encore! Riait-il. C’est beau!
Au lieu de se rendre compte que son fils était maintenant capable de parler et de remercier Daniel Lin pour ce miracle, Catherine osa gifler le fils de Tchang. La joue droite du garçonnet s’empourpra immédiatement. C’était la première fois que la jeune femme le frappait. Toujours aussi innocemment, il fixa droit dans les yeux celle qu’il prenait pour sa mère mais cette fois-ci, le reproche pointait. Il ne pleurait pas cependant, ne formulait aucune accusation, mais son attitude était des plus éloquentes.
Ce fut Catherine qui rendit les armes la première.
- Va dans ta chambre immédiatement! Ordonna-t-elle sèchement.
Mais elle avait parlé si fort que Georges se mit à geindre.
- Arrête maman. Tu fais pleurer Georges! Rétorqua le garçonnet.
- Cela suffit Daniel! Combien de fois t’ai-je dit de ne pas m’appeler maman?
- Dix-neuf fois depuis que je sais compter…
- De l’insolence en plus!
Perdant les derniers vestiges de son sang-froid, Catherine se saisit de l’enfant et le prit sous son bras. Puis, elle le porta jusque dans sa chambre et l’y enferma à clef, le laissant dans le noir. Avant de le jeter sans douceur sur le lit, elle lui jeta:
- Daniel Lin, tu resteras ici jusqu’à ce que ton père revienne. Tu es puni pour toute la soirée et tu n’as pas le droit de jouer avec Georges. Insolent va!
Seul dans l’obscurité, le jeune enfant s’autorisa alors à éclater en sanglots. Au bout de cinq minutes, il se calma et se mit à réfléchir. Puis ses yeux cherchèrent une chaise. L’ayant aperçue, il se leva, la poussa jusque sous l’interrupteur manuel et grimpa ensuite dessus afin de pouvoir l’actionner.
Mais voilà! Daniel n’était pas assez haut. Prenant un autre siège, un tabouret cette fois-ci, il le mit en équilibre sur la chaise et escalada l’échafaudage ainsi obtenu, un échafaudage qui oscillait dangereusement.
Patatras! Tout s’écroula et le garçonnet atterrit brutalement sur le carrelage. Sous le choc, il reprit ses pleurs qui redoublèrent de puissance.
Soudain, Catherine ouvrit la porte et découvrit l’enfant assis par terre, en larmes, le visage congestionné et les deux sièges renversés à ses côtés.
- C’est toi qui fais tout ce vacarme? Cesse! On dirait que tu veux faire encore plus de bruits que Georges.
Mais Daniel Lin avait un grand besoin d’affection. Maladroitement, il se jeta dans les jupes de sa « mère ». Avec cruauté, elle le repoussa et lui lança avec un méchant sourire:
- Ton père saura ta conduite, Daniel. Il te corrigera. Tu es un garçon insupportable. Demain, tu ne recevras aucun jouet. D’ailleurs, qu’en ferais-tu? N’es-tu pas un ordinateur sur pattes, une machine?
Refermant la porte, elle abandonna le jeune daryl androïde à sa peine.

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Dans ses quartiers du Sakharov, le capitaine Wu revint à la réalité du temps présent. Quelque peu inquiet, craignant d’arriver en retard en salle de briefing, il vérifia l’heure à son horloge interne. Rassuré, il se précipita sous la douche afin de se rafraîchir puis revêtit un uniforme propre. 
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« Aucune trace apparente de la crise émotionnelle que je viens de vivre. Fichue mémoire! Mais mes circuits logiques ont pris le relais. Je puis donc me présenter devant le commandant et lui apporter toute l’aide requise. En quelques mots, je suis opérationnel à cent pour cent ».
Daniel quitta ensuite sa cabine non sans avoir donné son goûter à Ufo. Enfin, il emprunta l’ascenseur, son visage ne reflétant aucun trouble.

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