dimanche 27 novembre 2011

Le nouvel envol de l'Aigle : 1ere partie : El Desdichado chapitre 5 2e partie.

Nos héros avaient pu pénétrer dans les couloirs et les premières salles de la base après avoir forcé les portes en acier blindé et en titane. Quelques coups de pistolet laser et voilà comment on venait à bout d’une technologie antérieure de deux siècles aux violeurs de sépultures!

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À l’intérieur, un froid sec régnait, mais il n’avait rien à voir avec celui du désert du Takla-Makan. L’air sentait le renfermé et quelque chose de vicié. L’obscurité était à peine percée par les faisceaux tremblotants des lampes torches pourtant puissantes.

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En avançant dans ce tombeau, les intrus faisaient voler des nuages denses d’une poussière accumulée depuis des lustres. Tout autour d’eux apparaissait saccagé et brisé. Les lampes révélaient des meubles cassés, des épaves de véhicules munis d’antiques pneus éventrés, des voiturettes électriques aux batteries déchargées depuis longtemps, des inscriptions presque effacées sur les murs, des consoles d’ordinateurs antédiluviens, des armoires renversées, toutes vidées de leur contenu.

Les inscriptions à la peinture noire étaient non en mandarin classique mais bel et bien dans l’écriture simplifiée de Mao Zedong. Ce détail, apparemment anodin, rassura Fermat. En effet, il démontrait que Daniel Lin n’avait pas commis d’erreur et que l’équipe tout entière avait bien été transbahutée dans la chrono ligne désirée.

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Près d’un pupitre de contrôle étaient regroupés, affalés sur des chaises et des tables, des squelettes, des dépouilles partiellement momifiées.

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Les portes des ascenseurs ainsi que les issues de secours portaient encore, bien visibles, des traces de combats et d’affrontements violents. Du sang désormais séché et assombri maculait les monte-charges. Mais les câbles de ces derniers pendaient inutiles, sciés, voire hachés par les tirs de mitraillettes.

Au sol, gisaient, entremêlés dans une fraternité factice, les corps de rebelles islamistes turkmènes originaires du Xinjiang et ceux des colonisateurs Hans dominants.

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Mais il fallait descendre plus bas encore, découvrir d’autres atrocités ainsi que d’autres promesses d’un avenir plus souriant, s’assurer de l’état de conservation des lieux et des antiques appareils.

Ce fut pourquoi les six explorateurs descendirent en rappel avec leurs cordes de plastacier, évitant d’extrême justesse l’ébranlement puis la chute d’une cage d’ascenseur. La petite équipe, indemne, atterrit douze niveaux plus bas.

Au détour d’un couloir, elle se heurta à un cadavre momifié portant encore une blouse désignant un scientifique. Le corps avait été transpercé par un harpon. Sur la blouse, un nom parfaitement lisible figurait: Sun Wu, directeur des recherches.

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Daniel Lin se pencha, examinant les restes remarquablement conservés, et jeta avec une ironie sarcastique:

- Capitaine Craddock, votre vœu est exaucé; voici celui que vous vouliez dépiauter il y a à peine quelques heures.

- Quelle déception! Ce cadavre ne m’intéresse pas! Il est là depuis un siècle au moins.

- 148 années précisément.

Gwenaëlle était de plus en plus nerveuse. Elle renâclait à progresser dans ce lieu souterrain qui, pour elle, était maudit. Pour la chamane, en effet, tous les corps humains devaient être enterrés dans des tombes ou, à défaut, être incinérés, non sans avoir reçu au préalable des offrandes, et non pas pourrir ainsi, sans hommage, attention ni dignité. Ici, ils se retrouvaient à la merci des esprits malfaisants.

Dans sa langue archaïque, la Celte cria:

- Des esprits en colère! Des esprits qui n’ont pas trouvé le sommeil! Des esprits en gestation… partout! Tout autour! En dessous, au-dessus, là, là et là! Vous ne les entendez pas gémir? Vous ne les sentez pas? Si nous ne partons pas, ils vont se nourrir de nous!

Affolée, terrorisée, la jeune femme se mit à courir, les yeux exorbités. Pourtant, soudain, elle s’immobilisa brutalement, non pas sous le coup d’une vision dantesque, mais par le rappel mental du commandant Wu. Derrière la porte où se tenait la Celte, se trouvait un laboratoire qui n’aurait pas dépareillé chez le comte Victor Frankenstein. Dans des bassins d’azote liquide, recouverts par des couches de poussière, on devinait des corps flottants, des dizaines et des dizaines de fœtus humains à un stade plus ou moins avancé de développement.

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Fermat qui, le premier avait passé le seuil, dit, la mine pincée:

- Mais ces fœtus ne sont pas normaux!

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- C’est exact, André. Opina Daniel Lin. Tous présentent un encéphale trop volumineux. Comme vous pouvez le constater, Sun Wu n’a pas abouti au surhomme, au daryl Timour Singh mais à ces abominations.

***************

15 avril 1868.

La bande de Frédéric Tellier entrait en action. Les affiliés du premier, du deuxième et du troisième cercles étaient sollicités et enquêtaient. Cela représentait plus de deux mille membres couvrant toutes les couches de la société, tous les métiers, les activités licites et illicites. Ils voyaient et notaient tout, partout, de Dunkerque à Marseille, de Brest à Annecy et, grâce au télégraphe, le directeur du Matin était informé sur l’heure du plus petit détail.

Ainsi, présentement, dans son bureau, Frédéric lisait les derniers rapports avec attention, les sourcils froncés. Brelan remarqua que son ami masquait sa mauvaise humeur.

- Vous êtes déçu, n’est-ce pas?

- Oui, Louise. Voyez, ces dizaines et dizaines de lettres, de messages, de télégrammes. Toutes ont un contenu négatif.

Brelan d’as s’entortilla une mèche de cheveux blonds autour d’un doigt magnifiquement manucurée tout en réfléchissant, ses yeux couleur myosotis rêveurs, laissant Frédéric déchiffrer un dernier rapport. Elle n’interrompit le silence de nouveau installé qu’au bout de quelques minutes.

- Je crois que nous ne prenons pas le problème par le bon bout, fit-elle négligemment.

- Que voulez-vous dire? Demanda l’Artiste en redressant la tête.

- S’il y a modification de la réalité, nous sommes alors modifiés nous-mêmes. Nous appartenons à cette nouvelle réalité et nous avons évidemment oublié ce qui était précédemment. Tenez, voyez cette lampe… pouvez-vous me jurer qu’elle a toujours été ainsi, de cette couleur verte, posée sur votre bureau à cette place?

La jeune femme désignait une lampe à pétrole des plus ordinaires.

- Oui, à ma connaissance, répondit laconiquement Frédéric.

- Bien, allons plus loin. Notre mémoire a été altérée et nous n’avons pas conscience de cela. Réellement pensez-vous que nous trouverons des traces matérielles même infimes de ces changements?

À son tour, l’Artiste abandonna les rapports et, se levant brusquement, marcha jusqu’à un coffre devant lequel il s’arrêta.

- Une idée vient de germer dans votre esprit, mon ami.

- Tout à fait. Vous me connaissez depuis longtemps déjà; à votre avis, quelle est la combinaison de ce coffre?

Louise répondit au bout de quelques secondes.

- Ce n’est pas votre date de naissance, à supposer que vous la connaissez. Vous êtes un enfant trouvé, élevé vaille que vaille dans la rue. Vous n’avez pas choisi non plus la date du sacre du Grand Napoléon, tout simplement parce qu’au fond de vous-même vous êtes républicain. Votre auteur de chevet, que vous lisez sous le manteau, est Jean-Jacques Rousseau et vous achetez ses œuvres à l’étranger. Alors, l’intuition et la logique me soufflent la date du 22 septembre 1792.

Ce que Brelan ignorait et que nous nous constatons, c’est que sa mémoire conservait malgré tout quelques traces de la précédente chrono ligne. Il en allait de même pour le danseur de cordes.

Tellier sourit et fit:

- Bien pensé, ma chère.

Il actionna donc les boutons du coffre en affichant les nombres suivants: 2-2-9-9-2. Aucun clic ne retentit. La combinaison ne fonctionnait pas.

- Mais cela devrait marcher! S’écria Louise dépitée. Vous n’auriez pas choisi une autre date.

- Mon amie, je ne donne pas encore ma langue au chat. Si le 22 septembre 1792 ne fonctionne pas ici, c’est qu’il ne s’est rien produit de particulier ce jour-là; essayons plutôt la date du 4 juillet 1776.

Cette fois-ci, la combinaison était la bonne. Le coffre ouvert révéla son contenu. Il n’était pas encombré par les valeurs, billets de banque ou actions au porteur. Il renfermait tout simplement quelques chèques. Mais aussi une quinzaine de billets de mille francs à l’effigie de Sa Majesté l’Empereur Napoléon IV.

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Dans un premier temps, Frédéric ne sursauta pas. Tout lui paraissait habituel. Il présenta les billets à Brelan d’as pour confirmation.

La jeune femme haussa les épaules, des épaules au galbe parfait.

- Oh? Vous vous dites que je suis bien démuni, sans doute? Ma richesse et mes trésors sont ailleurs, ma chère amie.

- Ce n’est pas cela, Frédéric. Nous n’arriverons à rien ici et ainsi, conclut Louise.

Le directeur du journal Le Matin réfléchit intensément une minute et proposa ce qui suit:

- Je pense avoir la solution pour comprendre les modifications des événements historiques. Vous savez que j’ai effectué un long séjour au Tibet; j’y ai appris quelques techniques de concentration mentale qui me seront fort utiles présentement. Je vous invite à partager avec moi cette expérience de méditation. Elle nous permettra d’atteindre un autre stade de la réalité. Ainsi, nous parviendrons à ouvrir une porte au sein de notre mémoire.

- Frédéric, je n’ai pas appris cette méthode et je suis moins qu’une novice.

- Hum… Louise, nous avons un passé commun, nous avons traversé ensemble de terribles épreuves. Je pense que c’est aussi le cas dans ce temps autre. Les constantes doivent perdurer. Essayons. Nous n’avons rien à perdre.

- Je me plie à votre suggestion.

***************

Une heure plus tard, Brelan d’as et le pseudo Victor Martin étaient montés jusqu’au grenier du journal, là où les archives étaient entreposées et classées. Fébrilement, les deux amis feuilletaient de vieux exemplaires.

- Non, rien aux dates des 2 et 3 décembre 1851.

- Il n’y a donc pas eu de coup d’État du Président de la République. Essayons les documents de la Bibliothèque nationale. Il nous faut savoir absolument quelles modifications temporelles il y a eu et, surtout, quand elles ont débuté.

- Brelan, pourquoi se rendre à la Bibliothèque nationale alors qu’ici, sont enfermés les exemplaires du Moniteur, le journal officiel?

- S’il n’y a pas eu de coup d’État le 2 décembre 1851, il n’y a pas eu non plus de proclamation de l’Empire un an plus tard, toujours un 2 décembre.

- Certes, puisque l’Empire était déjà bien installé et que Napoléon IV hérita du trône légitimement, à la mort de son frère aîné.

- Austerlitz… 2 décembre 1805... Est-ce que ça a eu lieu ici? Maintenant que ma mémoire fantôme a été activée, je m’embrouille; je ne distingue plus ce que j’ai vécu là et ailleurs.

- Louise, il nous faut remonter à la source. Courage! Encore de la poussière à respirer ainsi que l’odeur du vieux papier.

Les deux amis s’attelèrent à cette tâche ardue avec non pas un enthousiasme marqué mais avec une solide résolution. Évidemment, aucune trace de la Restauration des Bourbons en 1814-1815; pas de Louis XVIII ni de Charles X, et encore moins de Louis-Philippe.

Toujours à rebrousse-temps, ils virent également qu’aucune République n’avait été proclamée en France; par contre, à la date du 5 février 1795, un édit signé de Louis XVI rétablissait le titre moyenâgeux tombé en désuétude de connétable de France au profit du jeune comte Napoléon de Buonaparte. Quatre années plus tard, le 21 octobre 1799, Louis XVI abdiquait en faveur de son connétable, en négligeant les droits légitimes de son fils!

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Napoléon avait d’abord pris le titre de Régent de France. Fort à propos, l’ancien souverain mourait bientôt d’une crise d’apoplexie et le dauphin le suivait dans la tombe quelques semaines plus tard; le Régent n’avait plus qu’à se proclamer Empereur et à recevoir l’aval des États généraux et du pape Pie VII. Tout cela dans les entrefilets très officiels du Moniteur.

- Tout cela pue l’assassinat! Souffla Tellier;

- Oui, Frédéric. Qui a pu modifier la trame historique? Dans quel but? Où se trouve la source de tous ces bouleversements?

- Louise, dans ce monde, la France jouit d’une puissance inégalée. Vous êtes d’accord avec moi; et nous n’avons pas un Empereur d’opérette qui a perdu son temps dans l’unité italienne et bien plus encore au Mexique.

- Certes. Mais qui a permis à Napoléon Premier de se faire ainsi distinguer par Louis XVI et ensuite de s’emparer du pouvoir? Qui a pu disposer des moyens techniques?

Le danseur de cordes interrompit la jeune femme;

- Ce n’est pas tant de parvenir au pouvoir qui importe, mais bel et bien de s’y maintenir!

Louise soupira.

- Je crains que nous ne devions nous enfoncer dans des recherches fastidieuses.

Le pseudo Victor Martin sourit et articula lentement:

- André Levasseur! Voilà un travail de tout repos pour ce nouveau père.

- Il va vous en vouloir, mon cher, lui qui rêve d’aventures!

Tellier répliqua en haussant les épaules.

- Non, mon amie. Il n’est plus le même, l’oubliez-vous? Ici, il ne nous a pas aidés à combattre Galeazzo le Maudit. C’est tout juste s’il se doute de ma véritable identité.

- Je vois; s’il se tait, c’est qu’il admire vos exploits passés.

- Le comte di Fabbrini, conclut l’Artiste, n’est pas mort l’année dernière. Il a bel et bien disparu de ce monde en 1865, aux confins de l’Empire russe. Dévoré par les loups.

À ce moment de notre intrigue, une petite notice historique s’impose. Galeazzo, poursuivi par Tellier, après que ce dernier eut révélé au monde la dernière machiavélique machination du comte - soit la mise au point avant l’heure de la bombe atomique - avait été obligé d’abandonner son traîneau en pleine tempête de neige, au cœur de la forêt sibérienne. Lorsqu’il n’avait plus eu ni lumière ni cartouches de pistolets et de fusils, les loups avaient eu raison de lui. Arrivé un peu plus d’une heure plus tard sur le lieu du drame, l’Artiste n’avait pu qu’identifier les restes déchiquetés et sanglants du Maudit.

Cela fait un peu roman feuilleton populaire mais c’est tout à fait volontaire!

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Octobre 2517.

Ce matin là, le capitaine di Fabbrini avait convoqué le numéro 5 du vaisseau, le lieutenant Kermadec qui lui faisait son rapport. Le jeune homme signalait à sa supérieure hiérarchique que l’enseigne Grimaud ne s’était pas présentée à son service à 8h00. Le lieutenant, tout en parlant, tentait de garder son sang-froid et de ne pas afficher sa contrariété face aux reproches justifiés du commandant par intérim du Lagrange.

- Lieutenant, disait Lorenza d’un ton sec, la mine pincée et les yeux noirs insondables, expliquez-moi donc pourquoi vous ne m’avez pas avertie immédiatement de la fuite de l’enseigne. Comment une telle chose a-t-elle pu se produire? Elle était sous votre responsabilité directe.

- Capitaine, je reconnais que sa fuite est incompréhensible. J’ai d’abord pensé, à tort, que l’enseigne avait oublié de se réveiller à l’heure. Je me suis donc rendu dans sa cabine. Sa compagne de chambre ne savait rien. Elle a avoué qu’elle n’avait pas vu Violetta Grimaud depuis la veille, 23h00. J’ai alors poursuivi mon enquête; les caméras de surveillance n’ont rien enregistré de remarquable et les sécurités n’ont pas été activées. Elles ont été sabotées à la source.

- A la source? S’écria di Fabbrini furieuse. Impensable! À bord, seuls l’ambassadeur, le lieutenant Albriss et moi-même disposons des codes qui changent tous les deux jours. J’oubliais le chef de la sécurité qui les possède également. Mais je vois mal Omar Kirù trahir. Ainsi qu’Albriss d’ailleurs.

Mâchouillant ses lèvres, le lieutenant Kermadec hasarda une réponse.

- Manifestement, l’enseigne a été aidée dans sa fuite. Elle a bénéficié de complicités.

- Oui, c’est certain, mais qui a pu oser ainsi mettre en danger et sa carrière et sa vie?

Le jeune lieutenant opta résolument pour le silence. À bout de nerfs, le capitaine di Fabbrini se leva et arpenta son bureau. Kermadec crut un instant que l’officier politique allait demander son arrestation. Télépathe, la semi métamorphe le rassura sur ce point.

- Non, lieutenant, vous n’avez rien à craindre de ma part. cependant, il me faut aviser l’amirauté afin de lancer aux trousses de ma fille une horde de chasseurs.

La jeune femme allait rajouter quelque chose, mais elle n’en eut pas le temps. En effet, la porte du bureau du commandant par intérim s’ouvrit avec un léger sifflement. L’ambassadeur d’Elcourt se tenait sur le seuil. N’attendant pas l’invitation, il pénétra dans la cabine. Disposant de ses propres ressources de renseignements, rien de la conversation précédente ne lui avait échappé.

- Capitaine di Fabbrini, inutile de lancer des hurleurs contre l’adolescente.

- Excellence, permettez-moi d’objecter. Je vous rappelle que nous sommes en état de guerre avec Albion. Ce secteur de la Galaxie n’est pas sûr. L’enseigne Grimaud peut tomber entre les mains de l’ennemi et révéler bien des secrets. Les moyens ne manquent pas pour la faire parler.

D’Elcourt éclata de rire.

- Quels secrets? Je ne savais pas le Lagrange à la pointe de notre technologie militaire! Après tout, il n’est qu’un petit vaisseau scientifique ayant pour mission d’analyser les nébuleuses à cent parsecs alentours.

- Excellence, reprit Lorenza, vous me dissimulez quelque chose. Vous êtes à bord, c’est donc que le Lagrange a plus d’importance que vous le dites.

Sans façon, Marie André d’Elcourt s’assit, ordonnant d’un geste méprisant au lieutenant Kermadec de se retirer. L’officier ne s’offusqua pas et quitta rapidement le bureau après un salut des plus formels.

- Et si nous entrions maintenant dans le vif du sujet puisque aucune oreille indiscrète n’est là pour surprendre nos propos? Capitaine, j’ai désactivé les codes des caméras de surveillance de votre bureau.

- Compris. À ma connaissance, vous êtes officiellement à bord pour prendre contact avec une guilde dissidente des Otnikaï.

- Pour la galerie, très chère! En fait, officieusement, l’Empire a amorcé des contacts indirects avec le gouvernement des siliçoïdes. Désormais, il est plus que temps de passer à l’étape suivante.

Lorenza eut un sourire complice et répliqua:

- Voilà qui explique le détachement du lieutenant Ftampft à bord du Lagrange.

L’ambassadeur opina et enchaîna.

- Ftampft est très doué pour la diplomatie. J’envisage de demander sa mutation permanente auprès de ma personne.

- Oui, Votre Excellence, mais tout cela ne me dit pas pourquoi vous voulez garder sous le manteau la fuite de ma fille.

- Broutilles. Un détail sans importance… l’enseigne tente de rejoindre son père, voilà tout. Inutile de se creuser la cervelle pour comprendre cela! Laissons-la. Soit, elle revient vivante mais en piteux état de son expédition hasardeuse, soit il lui arrive un petit accident. Capitaine di Fabbrini, ne me faites pas croire que vous vous sentez soudain emplie pour elle d’un amour maternel!

Lorenza préféra ne pas afficher son dépit d’être ainsi dévoilée.

- Votre Excellence, me permettez-vous d’exprimer à haute voix ma pensée? C’est vous qui avez aidé ma fille à quitter le Lagrange.

- Disons que j’ai laissé faire mon épouse… car cela m’arrangeait. Violetta Grimaud aurait fini par nous gêner dans la suite de notre véritable mission.

- Ah! Développez.

- Ce matin, à l’aube, j’ai reçu une communication classée 000-ZZ de l’Amirauté et validée par le Ministre de la Guerre en personne. L’Angleterre s’allie officiellement à l’Empire du Milieu.

- Aïe!

- En effet. Le mystérieux Empereur Qin s’est rendu sur une des Lunes de Jupiter et a été accueilli avec fastes à bord du Cornwallis.

- Par les cendres de Napoléon le Grand! Si mon époux n’avait pas failli, nous n’en serions pas là présentement.

- Sans doute, mais l’ex-commandant Grimaud paie durement sa lâcheté en cet instant, croyez-moi.

- Certes, mais cela n’empêche pas que nous allons devoir combattre un ennemi supplémentaire, encore plus déterminé que les précédents. Avec une technologie supérieure à la nôtre selon les bruits qui courent.

- Voilà pourquoi il nous faut des alliés à la hauteur.

Alors que cet échange avait lieu à bord du Lagrange, Daniel Lucien Napoléon ne s’était pas encore évadé du bagne de Bolsa de basura dos. Il s’en fallait de quarante-huit heures.

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dimanche 20 novembre 2011

Le nouvel envol de l'Aigle : 1ere partie : El Desdichado chapitre 5 1ere partie.

Chapitre 5

Octobre 2517.

André Fermat fignolait son déguisement. Il voulait que celui-ci soit parfait. Il devait ressembler trait pour trait au gouverneur nouvellement nommé de Bolsa de basura dos, c’est-à-dire un individu brun, aux cheveux coupés en brosse, aux yeux marron, mince, d’une taille de 1m88, imberbe, les mains soigneusement manucurées, quelques pattes d’oie autour des yeux dénonçant ses 55 ans, bref un type quelconque avec ses rares qualités et ses veuleries pléthoriques.

À force de peaufiner son rôle, Fermat avait gaspillé son temps. Cependant, il arriva en grandes pompes sur l’une des lunes de la quatrième planète de Centaurus B, celle-là même où le bagne le plus infect de la galaxie s’enfonçait dans le sous-sol si précieux, le tristement réputé mouroir à cent parsecs à la ronde. Au fait, le premier Bolsa de basura avait dû fermer un peu moins d’un siècle auparavant rappelé à l’ordre par la Croix rouge. Depuis, cette ONG avait été dissoute et ses membres condamnés dans les bagnes qu’ils dénonçaient si véhément.

Honnêtement, le vice amiral portait splendidement son nouvel uniforme tout chamarré et galonné, de quoi vous rendre aveugle tant il était surchargé de décorations plus rutilantes les unes que les autres, coupé dans un tissu de ton bleu nuit qui lui seyait à merveille. Obséquieusement, ses ordonnances lui ouvraient le chemin. Fermat avait hâte de s’assurer de la santé de l’ex-commandant Grimaud dans un premier temps. Ensuite, il verrait à le faire évader.

Très sûr de lui, trop sans doute, il avait négligé quelques minuscules détails, ne s’étant pas suffisamment hasardé dans les couloirs transdimensionnels. Il aurait dû ne pas sous-estimer les ressources et les talents de celui qu’il surnommait mystérieusement « surgeon ».

L’odieux personnage auquel le vice amiral avait emprunté la défroque répondait au nom de Richard Antoine Napoléon Brunoy. Il avait reçu le grade d’amiral de réserve alors qu’il n’avait jamais combattu de sa vie. Toute sa carrière, il l’avait effectuée à chauffer les sièges des salons des ministères et les lits des grandes dames. Par contre, il s’y entendait à tirer quatre sous d’un seul, à maltraiter les forçats et esclaves qu’il avait sous sa charge. Il était passé maître dans les tortures les plus raffinées. Sun Wu père, le chef du Dragon de Jade, de sinistre mémoire, qui oeuvrait dans des chrono lignes parallèles, aurait été pris pour le Candide de Voltaire s’il avait dû être comparé à Maître Brunoy.

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Pour Symphorien Nestorius Craddock, ce mal embouché et pourtant sympathique loup de l’espace, il s’agissait du type même d’amiral d’écumoire ayant gagné ses galons dans une pochette surprise.

Les obligations de son rôle retardèrent davantage encore la visite de Fermat au sein des chiourmes du bagne. Ainsi, il perdit son temps à recevoir les gradés et les officiers, et à contrôler l’état des lieux, à faire semblant de fulminer contre les rendements supposés médiocres, en deçà des prévisions du matériel humain, humanoïde ou autre de ce secteur de la Galaxie. Le faux Richard hurlait à l’encontre du commandant de la fosse 47, un Otnikaï qui, pourtant, s’y entendait à obtenir l’impossible de ses forçats.

- Comment? Rugissait le pseudo Brunoy. Seulement cent cinquante kilos d’Orona par semaine et par pièce vivante? Mais c’est minable! Lorsqu’Elle saura ce médiocre rendement, Sa Majesté Impériale vous enverra forer au niveau -59!

- Votre Excellence, le précédent gouverneur s’en contentait pourtant! Le petit ovinoïde à la laine grise de crasse. Ma fosse a accumulé les prix et les accessits ces dernières années.

- Ah oui? Il suffisait de bien peu à votre ancien patron. Je ne suis pas lui. À vrai dire, cela ne m’étonne pas de sa part. Sa promotion inexplicable à Bolsa de basura dos après vingt ans de service en Bavière peut être un des raisons de sa mollesse. Il vous faut améliorer coûte que coûte ces foutus rendements. J’ai mon idée là-dessus. J’envisage des expériences génétiques sur ces outils animés.

- Euh… Votre Excellence, officiellement, c’est interdit.

- Pas possible! Comme si nos ennemis les Russes et les Anglais ne le faisaient pas, eux! Pour ne citer qu’eux.

L’Otnikaï se contenta de secouer la tête; il recula de trois pas et attendit que le gouverneur eut terminé de lire la rapport concernant la fosse 47.

- Dîtes-moi Barmim, expliquez-moi donc cet incident concernant la longe numéro 47251XW. Qu’est-ce à dire? Un garde change-forme attenté qui disparaît ensuite, un début de rébellion et aucun des mutins exécutés. Je ne saisis pas cette mansuétude.

- Euh… oui, en effet Votre Excellence. Trembla l’ovinoïde.

- Personne ne sait ce qu’il est advenu de cet Oniù?

- la poche de méthane liquide a cédé et le garde-chiourme a été emporté par les flots furieux. Lorsque tout a été terminé, une fois l’ordre rétabli, il nous a été impossible de retrouver son corps.

- Dommage! Son cadavre aurait pu être utile et finir dans le rata de la fosse!

- Votre Excellence, il ne faut pas oublier que la chair des change-formes est indigeste. Même les Kronkos les plus affamés se refusent à se nourrir de ces métamorphes à poils; quant aux Haäns et aux Castorii, ils ne sont pas cannibales. Alors, pensez les Helladoï! Oui, le corps a été perdu mais il n’aurait servi à rien de toute façon.

- Hum! Quelle façon altruiste de raisonner! Je me demande qui a déteint sur vous. À l’origine de ce regrettable incident, toujours d’après ce rapport officiel, il y a eu cet accrochage entre le gardien et cet humain, un certain Daniel Lucien Napoléon Grimaud. Un ancien commandant de la flotte interstellaire qui a trahi en refusant de tirer sur le vaisseau amiral britannique. Si je dois en croire ces lignes, il a accompli un véritable exploit: envoyer un change-forme au tapis! Il occupe bien le numéro 8 de la longe?

- Votre Excellence, c’était le cas jusqu’à hier. Malheureusement, nous avons dû remplacer cette pièce…

- Ah! Pourquoi donc? Parce qu’elle n’était plus fonctionnelle?

- Euh… (très longue hésitation de Barmim)… hé bien, après sa victoire sur Oniù, l’humain a acquis un ascendant certain non seulement sur la longe mais aussi dans toute la fosse 47. Les Kronkos eux-mêmes se sont mis à lui obéir. Nous avons été contraints de transférer ladite longe au niveau 50... Et lui au niveau 60 selon les ordres de votre prédécesseur. Mais…

- Mais quoi? Jeta sèchement le pseudo Brunoy au bord de la crise de nerf.

Là, Fermat ne faisait pas semblant. Décidément, il fallait arracher les mots à ce stupide fonctionnaire.

- Durant le transfert, on a dû partiellement le libérer de ses chaînes et il s’est échappé… euh… évadé.

- Il s’est évadé! Barmim, j’hallucine! Quelle faute impardonnable! Ce Grimaud n’était-il donc pas placé sous la garde d’une demi-brigade?

- Après son exploit sous la surveillance d’un régiment entier. De plus, ses mains étaient ligotées et ses chevilles entravées par des liens constitués d’ondes ionisées formant un champ magnétique de force 12; même un change-forme n’aurait pu s’en libérer.

- Donc, je résume, articula le pseudo gouverneur en se mordillant les lèvres d’impatience. Ce Grimaud a brisé ses liens chose tout à fait impossible. Et, ensuite?

- Les cinq cents gardes lui ont tiré dessus, sans résultat. Il est passé au travers des rayons bien plus rapide qu’eux!

- De mieux en mieux. Est-ce tout?

- Non, Votre Excellence, puisqu’il est parvenu à s’enfuir; présentement, le fugitif n’est plus sur la lune. Il a volé une navette d’entretien.

- Décidément, ce Grimaud est un véritable phénomène! Il possède les talents de Latude et de Houdini! Aucun vaisseau envoyé à ses trousses? Que je sache, une navette d’entretien se traîne à 900km/h au grand maximum. De plus ce vaisseau n’est pas armé.

- En vérité, Votre Excellence, ce matériel humain a dirigé la navette vers l’orbe solaire et là, elle a disparu! Nous avons pensé que le forçat avait décidé de se suicider plutôt que d’être repris et de finir sous les crocs des Kronkos. Le petit vaisseau, trop près du soleil, s’est embrasé et Daniel Lucien Napoléon Grimaud a péri.

- Hum…sans doute… avez-vous les relevés de son vol? la trajectoire, la vitesse…

- Oui, Votre Excellence, ce dossier…

Avidement, Fermat se saisit des feuilles translucides qu’il mit sur son écran portatif. Puis, il entama la lecture desdites données, essayant désormais de garder son calme mais aussi son sérieux.

« Bon sang! Daniel est passé en luminique. Comment a-t-il fait? Je ne rêve pas… Il est parvenu à effectuer un saut temporel. Les relevés concordent. Ici, ils sont trop bêtes pour s’en rendre compte. Bigre! Par le Grand Tout! Cela n’arrange pas mes affaires. Comment rattraper le surgeon maintenant? Je lui ai trop laissé la bride sur le cou. À combien es-t-il Daniel Lin Wu? Et cet Oniù? S’agit-il bien de celui auquel je pense? L’Unicité ne joue pas franc-jeu et dissimule beaucoup de choses au simple Observateur que je suis! ».

***************

Irina Maïakovska s’était isolée dans son bureau de travail. Elle attendait d’entrer en communication avec l’amiral Dolgouroï. Lavrenti Dolgouroï était à la tête des services secrets et dirigeait même une cellule occulte dont personne ou presque ne connaissait l’existence. Benjamin Sitruk savait naturellement les liens qui attachaient son épouse à l’Okrahna. Mais il ne se doutait pas à quel point la Russe pouvait être impliquée dans des missions tordues. C’était pourquoi il était souvent obligé de lui laisser les commandes du Cornwallis. Il y avait longtemps qu’il ne s’en formalisait plus. Après tout, les Russes n’avaient-ils pas financé la construction du vaisseau amiral britannique? De plus, il ne s’était pas marié par amour mais par convenance.

Devant son écran tridimensionnel, une sphère, Irina se rongeait les ongles. L’amiral était en retard. Enfin, le sifflement caractéristique tant attendu retentit. La communication établie et l’écran activé, les préludes furent raccourcis.

- Et ces sauts temporels, s’inquiéta Maïakovska, ne sont-ils pas risqués?

- Pas du tout, capitaine, puisque vous resterez dans la même chrono ligne. Vous la prendrez à son point de départ, et cela limite fortement les turbulences dans ce genre de voyage.

- Certes! Mais les moteurs du Cornwallis ne sont pas configurés pour effectuer un tel déplacement.

- Vous vous trompez. Vous n’effectuerez pas le saut quantique avec ce veau! Vous vous rendrez en Chine où l’Empereur Fu Qin a promis de mettre à notre disposition des translateurs temporels.

- Des translateurs? À ma connaissance, aucun engin de cette sorte n’a jamais fonctionné parfaitement!

- Chez nous, effectivement; mais apparemment pas dans l’Empire du Milieu. Vous avez quinze jours pour vous entraîner avec votre escorte, Selim Warchifi, Ahmed Chérifi et Stunk, le garde lycanthrope.

- Bien. Quand devons-nous nous rendre? Fit l’officier résignée.

- Après votre séjour en Chine, en 1825 tout d’abord. Là, à Paris, vous recevrez l’aide d’un certain Pavel Danikine, un autochtone mais pas un idiot.

- J’ai déjà entendu ce nom.

- Et pour cause! Vous pourrez lire un dossier détaillé le concernant dans la base chinoise. Ma chère, vous serez surprise…

- Mais si la mission en 1825 ne tenait pas toutes ses promesses?

- Le plan de secours a déterminé que l’année 1782 était le meilleurs recours.

- Pourrais-je compter sur le soutien de quelques personnes dans cette époque lointaine, comme en 1825 amiral?

- Tout a été envisagé, capitaine. Voici le portrait du roi des espions de la Grande Tsarine Catherine II.

L’écran révéla alors le portrait en pied d’une créature incroyable: celui d’un siamois hétéropage mi-homme mi-femme, présentement vêtu comme une dame de compagnie de la souveraine Marie-Antoinette ou de Catherine la Grande. Il s’agissait bien évidemment d’Alexeï Alexandra Souvorov.

http://imagecache2.allposters.com/images/pic/BRGPOD/63975~Equestrian-Portrait-of-Catherine-II-1729-96-the-Great-of-Russia-Affiches.jpg

- Alors, rassurée capitaine Maïakovska? Reprit l’amiral Dolgouroï avec un rien d’ironie dans le ton de sa voix.

- Oui, amiral, pleinement.

- Dans ce cas, coupons-là notre communication et ordonnez à votre mari de regagner l’orbite terrestre au plus vite. Bientôt, toutes ces patrouilles le long de la ceinture de Oort seront inutiles.

- Dieu vous entende!

L’entretien fut interrompu brutalement par l’amiral Dolgouroï lui-même. Le personnage n’était pas très religieux. L’écran redevint gris. Irina soupira longuement; quoi qu’en ait dit son supérieur, cette nouvelle mission ne l’enchantait guère. Elle s’avérait encore plus hasardeuse que les précédentes à ses yeux. Et demander à Benjamin de changer de cap sans devoir tout lui expliquer serait plus délicat que jamais, les Français se montrant plus pugnaces et déterminés que d’habitude.

***************

Février 2152.

Le Vaillant occulté, tous ses systèmes en veille, tournait en orbite géostationnaire autour de sa planète-mère, la Terre. Pour l’équipage ou ce qui en tenait lieu, la dure expédition se prolongeait dans le désert inhumain du Takla-Makan. Pour quelqu’un de non averti, le petit groupe paraissait perdu au milieu des tempêtes. En effet, un vent glacial tournoyait et hurlait aux oreilles des audacieux téméraires, soulevant d’immenses et denses nuages de poussière qui cachaient l’horizon et éteignait les étoiles. Il était pratiquement impossible de trouver son chemin dans ce froid, dans ce vent se déchaînant à 130km/h et charriant du sable et des cristaux de glace qui vous mordaient et déchiraient les chairs.

Pourquoi l’équipage du Vaillant avançait-t-il dans ce lieu désolé, progressant en dépit des éléments?

Notre groupe avait pris la précaution de s’encorder. En tête, venait André, le vieux reître, le baroudeur, celui qui ne craignait rien, qui était parvenu à tuer à mains nues, excusez du peu, vingt Haäns en une minute chrono. La fin de la cinquantaine n’amoindrissait en rien ses capacités de survie. Le deuxième homme de la cordée était ce bon vieux Craddock. Le capitaine alcoolique au cœur généreux lorsque ses poches étaient pleines, avare lorsqu’il n’avait plus de quoi s’approvisionner en eau de vie Castorii ou en whisky, râlait, grognait, grondait, fulminait, invectivant d’insultes plus sonores les unes que les autres l’univers en son entier, mais se montrait en fait aussi endurant et persévérant que le vice amiral Fermat. Puis il y avait Gwenaëlle, cette fois-ci son corps bien protégé par des peaux de yacks cousues soigneusement. Elle aurait suivi en enfer celui qui l’avait sauvée, y compris dans le royaume des morts si son Maître l’avait exigé. Derrière, Violetta faisait preuve de la même résistance que les adultes. Pourtant, elle était encombrée de son inséparable compagnon, l’inénarrable Robin Ufo. Courageusement, la jeune fille affrontait en silence les intempéries, ne soupirant même après son confort perdu. Elle savait qu’elle n’avait pas le choix depuis qu’elle avait rejoint son père. Encore une femme avant le dernier membre de la troupe. Aure-Elise Gronet d’Elcourt. La comtesse avait préféré tout quitter, les ors des salons impériaux, un mari orgueilleux et imbu de lui-même qu’elle ne supportait guère pour suivre un bagnard en rupture de ban, un paria recherché par la moitié de la Galaxie. Les autorités Napoléonides avaient fini par comprendre que ledit Grimaud avait survécu à son incroyable odyssée. Daniel Lucien Napoléon n’était-il pas son indéfectible ami d’enfance?

Justement, ce dernier fermait la marche.

Toutes les heures, le petit groupe s’arrêtait pour faire le point, vérifier s’il n’avait pas dévié de son chemin. Évidemment, le Cachalot du système Sol se devait de manifester bruyamment son mécontentement. Il maugréait:

- Ouais, d’accord, nous ne sommes plus qu’à dix-huit kilomètres de cette foutue base de mes deux, en poursuivant toujours notre route vers le nord! Ah! Mon vieux, tu aurais dû me laisser trimbaler cette bière Castorii! Elle ne m’encombrait pas du tout! Tu vois, j’ai vachement besoin de me réchauffer, là, de boire un coup de ce délicieux tord-boyaux, mon gars! Sinon, je vais clamser dans moins de deux!

- Capitaine Craddock, répliqua Daniel Lin bien plus amusé qu’il ne voulait l’admettre, je ne vous ai jamais autorisé ces familiarités. Je n’ai pas le tutoiement facile.

- Hum! Et grâce à qui t’es là? À Bibi! Bah! Je ne me sens pas vexé. Je te fais confiance à propos de tes élucubrations. Heureusement! Si le vice amiral te suit, je puis l’imiter, non? Par la barbe du grand Coesre, tu as du génie!

- Oui, heureusement, comme vous dites, Craddock. Mais il est temps de repartir. Nous devons atteindre le « rot du Dragon » avant la nuit.

- Entièrement d’accord avec vous, Daniel, fit Fermat. Nos compagnes ne survivraient pas à une nuit supplémentaire dans ce froid digne d’une Transantarctica.

- Transantarctica… c’est bien trouvé, amiral.

- Allez. En route, mauvaise troupe!

La première, Violetta s’était redressée après s’être enduit le visage de graisse de yack.

- Euh… les hommes loin de moi de vouloir jouer les rabat-joie, mais vous êtes certains, absolument, mille fois, que la cité existe ici, en ces lieux et temps?

Craddock souffla pour ne pas changer.

- Shangri-La, Agartha, Shalaryd, Perle de Jade… Bof! Tout ça me dépasse! Des contes à dormir debout. J’n’dirais pas qu’il s’agit de chimères nées d’un cerveau qui ne mange pas à sa faim mais…

- Shangri-La existe bel et bien dans une autre piste temporelle. Ici, cependant, nous trouverons une base de recherches chinoise. Craddock, je vous ai connu plus volontaire. Il est vrai que vous n’avez plus vos fiasques pour vous motiver.

- Bougre de crème de maroufle, que sous-entendez-vous là? Rugit Symphorien recouvrant assez d’énergie pour insulter Daniel Lin.

- Ah! Une réaction de votre part! et des insultes bien senties! Vous allez mieux et êtes repassé au vouvoiement.

Furieux, Craddock voulut se jeter sur l’ex-commandant Wu mais se ravisa soudainement, peut-être fustigé mentalement par le prodige de la Galaxie.

Plus tard, la petite troupe progressait toujours, bien que la tempête ne se calmât pas d’un iota. Un pas après l’autre, et encore un, toujours davantage vers le nord malgré ce maudit vent soufflant avec rage, comme voulant se venger contre ces humains qui avaient l’outrecuidance de le braver.

Et les heures s’écoulèrent, et le froid s’intensifia encore si possible, rugissant plus fort que jamais, et Ufo bâilla, et Craddock trébucha, se tordant violemment la cheville, butant sur le cadavre à demi congelé d’un petit cheval.

- Aïe! Charogne de mes deux! Tu vas me le payer! S’écria le mendiant de l’espace à bout.

Fouillant avec maladresse dans ses vastes poches à cause du froid qui l’engourdissait, l’aventurier tentait de mettre la main sur un pistolet laser; il allait sortir son arme de poing et calciner le corps lorsque Daniel Lin Wu enserra son bras avec une telle force que le capitaine crut que tous ses os se brisaient.

- Ouille! Peste! Vous avez une poigne de fer! Gémit notre ruffian. Commandant, lâchez-moi. Je vous assure que je n’avais nullement l’intention de vous agresser mais de désintégrer cette carcasse.

- Précisément! Craddock, cette dépouille est précieuse.

- Comment cela? Vous ne pensez tout de même pas la ressusciter?

Devant cette naïve incongruité, Daniel Lin ne put se retenir d’éclater de rire, un rire franc et jeune. Cela ne l’empêchait pas de continuer à paralyser le vieux loup de l’espace.

Cependant, le vice amiral, lui, ne souriait pas, tout à fait hermétique à l’humour de la scène. Il scellait plus que jamais ses pensées.

Recouvrant enfin son sérieux, l’ex-commandant Wu articula lentement:

- Cela m’est impossible Symphorien! Me prenez-vous pour un dieu maintenant? Ce cheval représente une réserve conséquente de nourriture au cas où, tout simplement.

- Bigre! Vous n’êtes ni difficile ni bégueule, vous! Rien ne vous dégoûte? Vous pourriez me lâcher mon gars. Vous me faites mal, j’ai des fourmis partout et j’ai compris.

- Pardonnez-moi Craddock. Mon ami, nécessité oblige. Habituellement, dans la vie courante, je suis végétarien.

Violetta allait objecter mais elle changea d’avis. Elle réfléchissait les yeux mi-clos tandis qu’Aure-Elise partageait avec Gwenaëlle la dernière barre protéine qui lui restait. Depuis que le commandant Grimaud s’était évadé de l’affreux bagne de Bolsa de basura dos, il n’y avait pas une heure où l’adolescente ne constatait pas des différences avec celui qu’elle pensait être son père. Ce Daniel-là, incontestablement, avait plus d’humour, plus de volonté et des talents plus surprenants les uns que les autres. Il l’appelait volontiers « fifille », « ma fille », « ma nièce », et non « Violetta », ou, plus formellement « enseigne » ou encore « Violetta Grimaud » comme le Daniel du Lagrange. De plus, maintenant, son père possédait le don des langues, un don poussé à la perfection. Ainsi, il s’entretenait régulièrement en mandarin avec le vice amiral Fermat. En effet, celui-ci avait débuté sa carrière à Nankin et servi huit années en tant qu’ingénieur sur un vaisseau à équipage mixte. Depuis, l’alliance de la Chine avait changé. Mais il n’y avait pas que le mandarin. Avec Gwenaëlle, cette séductrice, il s’exprimait en proto celtique. Pour Craddock, il usait de l’idiome modulé et riche en insultes colorées des Otnikaï. Il allait même parfois jusqu’à parler le marnousien. Il pratiquait avec aisance les dialectes Haäns, la langue savante et raffinée d’Hellas et bien d’autres encore. Or, son père du Lagrange ne connaissait que le français, l’italien, l’anglais, l’allemand et le néerlandais.

- Vraiment, il a changé! Il ne m’a donc pas menti en me parlant de fusion. Ce n’est pas un menteur. Si cela avait été le cas, le vice amiral Fermat ne l’aurait pas suivi jusqu’ici dans ce lieu oublié de Dieu!

L’épuisante progression reprit alors que la tempête ne se calmait pas. La température était descendue à -32°C. Bien que les explorateurs n’eussent pas un centimètre carré de peau à l’air libre, ils ressentaient terriblement le froid. Cependant, Fermat avançait d’un pas régulier, faisant fi des obstacles. Ses lunettes infrarouges l’y aidaient. Ce fut ainsi qu’il remarqua d’étranges monticules sur sa droite. Un court instant, il eut l’espoir d’être parvenu aux abords de la mythique cité. Hélas non!

Lorsque le petit groupe parvint à quelques pas à peine des collines artificielles, il identifia un système funéraire de kourganes à demi ruinés, depuis longtemps délestés

de leurs trésors. Ça et là, des débris de momies d’hommes et de chevaux étaient éparpillés sur ce site archéologique ignoré. En dégelant partiellement, le permafrost révélait, comme pour les mammouths, des tombes aux sarcophages de bois grossier qui contenaient encore, couvertes de leurs vêtements, des dépouilles de femmes, d’enfants et d’hommes, parfois réduites à l’état de squelettes tandis que d’autres, au contraire, relativement bien conservées avec leurs fourrures et leurs étoffes de tissus bruts laissaient à penser que leur décès remontait trompeusement à la veille.

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De ces tombes gelées puis décongelées, émergeaient aussi un mobilier funéraire plus ou moins dépareillé. Il était constitué de poteries, de bijoux de bronze, de jade ou encore de dents de loups et de félins, voire de colliers de coquillages d’autant plus précieux que ce matériau d’importation provenait de régions côtières fort éloignées où s’approvisionnaient des caravanes de chameaux, productions que l’on payait en poudre d’or.

Après que tous eurent fait le tour des restes macabres, Craddock émit une réflexion peu enthousiaste.

- Pouah! Des excréments absolument inutiles!

- Je les qualifierais plutôt de fascinants, rétorqua Fermat.

- Ah bon! La merde du passé vous intéresse donc? Je ne m’attendais pas à ça de la part d’un maître espion.

Sur ce, Symphorien haussa les épaules et s’éloigna en marmonnant.

- Si je tenais l’extrait d’emplâtre de coati musqué qui a construit cette base dans un trou pareil, je crois que je passerais une journée entière à le dépiauter.

À cette réflexion, Daniel Lin sourit et lança mi-figue mi-raisin:

- Qui sait, capitaine, votre vœu risque d’être exaucé plus tôt que prévu! Il est fort probable que nous rencontrerons Sun Wu fils. Je vous conseille alors de vous tenir à distance. Selon les légendes, l’Agartha préexistait depuis des millénaires à la base construite par la Chine en 1961 de l’ère occidentale. C’était l’Empire souterrain du Roi du Monde, présent dans de multiples pistes temporelles. C’est à ce titre que les lieux ont pu être aussi bien occupés durant plusieurs siècles. Cependant, mes propos ne concernent ici que la chrono ligne 1721 bis. Le « temps réel » va nous révéler l’impasse des recherches de Sun Wu.

- Temps réel? Je ne comprends rien à votre langage, décidément! Pistes temporelles, chrono lignes, et ainsi de suite! Bistouille! Purée de pois! Serait-ce trop exiger de vous des explications simples? Alors, mon gars, quand sommes nous? Dans quel monde?

- Je veux bien fournir quelques renseignements supplémentaires, capitaine. Mais avouez que vous n’avez rien écouté avant-hier!

- Rien écouté? Bougre d’âne! Je n’ai rien pigé! J’n’ai pas fréquenté les académies et les universités, moi! Je ne suis pas né avec une cuiller en or dans la bouche ni un matelas d’actions dans mon berceau!

- Bon, je cède à votre demande… nous sommes présentement dans un Univers où l’Empire napoléonien n’a pas perduré, où la philosophie du toujours plus pour une poignée de privilégiés…

- Oh! Je connais ça!

- … a fini par entraîner un nouvel esclavage, un réchauffement puis un refroidissement climatiques, la révolte des Musulmans et enfin une conquête Haän plus tardive de la planète que celle qui eut lieu dans le monde bouddhiste quasi universel.

- Monde bouddhiste? Qu’est-ce que vous me chantez là? Cette philosophie de bazar a pu s’imposer sur cette fichue planète? Bigre de cornegidouille! J’aurais voulu voir ça!

- Craddock, je n’ai pas le temps de m’étendre là-dessus. Continuons d’avancer. Toutefois, respectez cette croyance, toutes les croyances, mon ami. Tant qu’elles ne portent pas atteinte à la vie et à la dignité de la personne humaine, toutes sont bonnes.

- Mais mon gars, je n’crois en rien! J’ai trop souffert et bourlingué pour ça. Allez grouillez de m’fournir vos explications! Je me gèle et me transforme en glaçon dans ce foutu désert.

- Je vous ai dit de marcher, soupira Daniel Lin. Aujourd’hui, nous sommes le 18 février 2152, un 2152 sans Napoléonides ni alliance anglo-sino-russe. La Chine, capitaliste et communiste à la fois, qui croyait tirer son épingle du jeu en réinterprétant les « grandes » idées occidentales, a été balayée par la révolte de tous ses peuples allogènes.

- Bon sang! Vous en savez un drôle de bout sur ce sujet! Et cela vous touche, non? Pas qu’un peu, ce me semble…

- Craddock, là d’où je viens, je suis à la fois de nationalité chinoise et bouddhiste. Mais je reprends. Au début de ce siècle, la montée généralisée des eaux a détruit ce qui restait des civilisations humaines. Gaïa s’est vengée.

- Ouille! Alors, là-bas, on ne va trouver que des ruines…

- Certes, mais il y a ruines et ruines, Symphorien.

- Monde bouddhiste? Expliquez-moi ce bastringue.

- Le monde bouddhiste appartient à un février 2152 parallèle numéroté 1744. Cette numérotation a été élaborée par nos amis Helladoï en 2302 du calendrier chrétien. L’homme y a rejeté la violence mais aussi la technologie.

- Quelle belle utopie vous me décrivez là!

- Une utopie qui ne pouvait perdurer en effet. Bref, dans cette chrono ligne, la base chinoise n’existe pas. Il n’y a qu’une grotte. Mais ici, j’ai l’intention de réaménager ladite base, de la rendre opérationnelle;

- A six?

- Oh non, Symphorien! Je suis réaliste. Je recruterai des gens venus de tous les horizons, des êtres dignes, honnêtes et courageux qui auront, partageront la même façon de voir le monde que moi, que vous…

- Qui seront ces… élus?

- Tout d’abord, des membres de la civilisation bouddhiste, des amis que j’ai croisés ailleurs, jadis.

- Et vous pensez qu’ils vont vous suivre sur un simple claquement de doigts de votre part? commandant, vous ne doutez de rien.

- Capitaine, vous m’avez bien accompagné! Craddock, je poursuis une chimère, j’en ai conscience, mais elle est si belle, si tentante! Faire perdurer l’humanité dans ce qu’elle a de plus noble jusqu’à l’extinction du Soleil…

- Chapeau!

- Voyez, dans les deux chrono lignes, les Haäns envahissent notre planète mais ignorent ce lieu, trop hostile, trop éloigné des grands centres urbains, trop profondément dissimulé sous la terre. Nous serons indétectables.

- Peste! Et le vice amiral vous a cru! J’ai affaire à deux fous!

Glacial, Fermat objecta:

- Capitaine Craddock, vous n’avez jamais personnellement manipulé le chrono vision! Si vous l’aviez fait, vous aussi vous seriez de mon avis. La base sera protégée par un champ anentropique.

- Jamais entendu parler!

- Théoriquement, je sais de quoi il s’agit, bien que je ne l’aie jamais expérimenté moi-même… aucune des grandes puissances de notre monde n’en maîtrisent encore la technologie. Mais le commandant Wu sait mettre en place un tel champ.

Violetta, qui grelottait, tapa dans ses mains.

- Maintenant, je me sens pleinement rassurée! Papa n’est donc pas simplement victime d’un dédoublement de la personnalité.

- Non, ma fille. Je t’ai déjà expliqué que j’ai subi à la fois un transfert d’univers et une fusion avec mon alter ego. Ces phénomènes n’ont pas été souhaités.

Tous ces propos avaient lieu alors que le petit groupe avait repris sa progression dans une tempête qui se calmait peu à peu. Mais comme la nuit était tombée, le froid s’était intensifié et la température descendait désormais à -42°C.

Toutefois, la troupe voyait enfin se dresser devant elle une colline qui s’étendait sur plusieurs kilomètres. Fermat, se servant de son senseur sonar, jeta avec soulagement:

- Nous y sommes! L’analyse spectrale montre que cette hauteur est artificielle; elle dissimule en dessous de gigantesques excavations.

- Youpi! S’écria l’adolescente, forçant sa joie. Plus que deux kilomètres alors que je ne sens plus mes doigts, que j’ai les crocs et qu’Ufo s’agite dans mon dos! Il était temps. Bravo, les hommes pour votre sens de l’orientation et merci pour cette excursion!

Soulagée elle aussi, Aure-Elise Gronet sourit. Gwenaëlle n’avait qu’une hâte: trouver un coin à l’abri de cette maudite froidure et se réchauffer. Toutefois, elle jeta un coup d’œil inquiet aux alentours, sentant un imperceptible malaise l’envahir.

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samedi 12 novembre 2011

Le nouvel envol de l'Aigle : 1ere partie : El Desdichado chapitre 4 2e partie.


Londres, 1825.
Le mathématicien Charles Babbage
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travaillait à la conception d’une machine à calculer révolutionnaire, mêlant vapeur et mécanique des automates.
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Ses recherches ultra secrètes étaient effectuées dans un grenier aménagé. Pour s’éclairer, il utilisait les premières lampes à pétrole. Disséminés un peu partout des plans, des livres ouverts, des mécaniques diverses, le tout exposé dans le plus grand désordre. Évidemment, le lieu était interdit à toute la domesticité de la maison. Le savant avait même pris soin d’occulter le vasistas à l’aide d’un grand morceau de toile. L’invention sur laquelle il planchait sans relâche était destinée à redonner au royaume de George IV
 
une supériorité technique décisive sur l’Empire napoléonien qui taillait des croupières à Albion depuis un quart de siècle.
Malgré tous leurs réseaux d’espions, les Britanniques n’étaient pas parvenus à s’emparer des armes fantastiques du Corse retors. La technologie guerrière de l’Empire semblait obéir à une mystérieuse loi mathématique qui permettait à ses potentialités de doubler tous les dix-huit mois.
Babbage se doutait que la France bénéficiait d’une aide occulte qui, chose impensable, ne paraissait pas appartenir à cet univers. L’Anglais s’interrogeait sur la possible véracité des écrits de Cyrano de Bergerac,
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sur l’existence d’habitants sur la Lune, sur les contes de Voltaire comme Micromegas. L’appareil qu’il concevait, produit en séries, devait accroître la capacité de l’industrie militaire britannique.
Mais sa concentration fut mise à mal lorsque retentit à ses oreilles une étrange mélodie jouée par un orgue de Barbarie.
- Ce fichu gueux est revenu! Je lui avais pourtant ordonné de décamper; s’exclama-t-il avec colère.
Hors de lui, Babbage se leva de sa chaise avec agitation pour observer par le vasistas le vieux mendiant qui tournait la manivelle de son instrument de musique moulinant ainsi sa scie agaçante.
Charles ne vit qu’un bonhomme vêtu de hardes. Pourtant c’étaient bien trois orgues en canon qui jouaient s’il devait en croire ses oreilles. La mélodie se fractionnait, se décalait d’une mesure ou demi-mesure. Bientôt, s’éleva dans les airs une véritable polyphonie de plus en plus discordante mélangeant la Marche turque de Mozart, la Symphonie des Jouets de Léopold Mozart et l’Air de la calomnie du Barbier de Séville de Rossini. Désormais, le mendiant, démultiplié, semblait posté de tous les côtés du bâtiment, y compris dans chaque voie adjacente de circulation.
- Devil! Je suis encerclé. Comment cela est-il possible? s’écria Babbage qui avait perdu son sang-froid.
Le mathématicien commit alors l’erreur de quitter son grenier, de descendre et d’ouvrir toutes les fenêtres du rez-de-chaussée alors que nous n’étions qu’au mois de mars et qu’il pleuvait dru. Maintenant, à chaque fenêtre, un groupe de deux à quatre mendiants, tous bien différents, s’activaient, souriaient béatement et suppliaient:
- M’sieur! Une petite pièce pour manger. M’sieur une petite pièce pour se remplir la panse!
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À chaque mendiant était associé un singe Sapajou avec un vêtement bien distinct pour chacun: un chasseur, un dompteur, un groom, un valet de pied, un fou, un garde de la Tour de Londres, un Punch - Polichinelle pour la France - un Richard Cœur de Lion,
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et ainsi de suite.
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Furieux au-delà de tout entendement, notre savant ouvrit brutalement la porte du hall de sa maison et se retrouva trempé comme une soupe mais ce n’était pas là le plus dangereux. Les mendiants continuaient certes à actionner leur manivelle mais les Sapajous, galvanisés, mystérieusement libérés de leurs chaînes, se jetèrent sauvagement sur leur proie surprise et impuissante et lui crevèrent les yeux, lui dévorèrent les oreilles et lui labourèrent le visage de leurs griffes acérées.
Sous le nombre, Babbage tomba à la renverse. Mis en pièces par la nuée de singes qui piaillaient et poussaient de petits cris aigus, il mourut déchiqueté dans d’atroces souffrances. L’assaut terminé, il ne resta plus du mathématicien qu’un corps démantibulé et dépecé, à peine identifiable. Autour du cadavre, les agresseurs et tourmenteurs brandissaient, tels de monstrueux trophées, des lambeaux d’habits ensanglantés ainsi que des morceaux de chair et des lanières de peau.
Curieusement, nulle circulation, nulle voiture dans les rues, nul passant, nul livreur, comme si le quartier avait été isolé et placé à l’intérieur d’une bulle hors du temps.
Au bord de la Tamise, Johann, coupant délicatement le bout de son havane, se frottait les mains de satisfaction.
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- Mon cher, fit-il à l’adresse de celui qu’on aurait pu prendre pour son alter ego, je vous félicite pour vos tramps! Ils sont d’une redoutable efficacité.
- Hon! Hon! Acquiesça le comte avec une joie cruelle dans les yeux. Mais je les paie grassement pour cela. Après tout, ne suis-je pas le roi des pickpockets de Londres et ce, quelle que soit l’époque?
Johann rétorqua:
- Ce qui ne vous empêche pas, Galeazzo, d’avoir vos entrées à Buckingham Palace!
- Sous la pelure de Castel-Tedesco.
- Noblesse oblige.
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