samedi 11 août 2012

Le Nouvel Envol de l'Aigle 2e partie : De l'Origine des Napoléonides chapitre 14 3e partie.


Mars 2518.
Après une première campagne dans la guerre temporelle qui avait vu s’affronter les vaisseaux spatiaux de l’Alliance Anglo-sino-russe et ceux des Napoléonides, le Cornwallis, en rade dans le spatioport de Titan
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 subissait une révision complète. Il en avait bien besoin. Presque tout son équipage allait être renouvelé. Quant à son commandant, en permission, il tentait d’obtenir des nouvelles de son épouse, le capitaine Irina Maïakovska mais aussi du petit groupe qui était parti avec elle pour une mystérieuse mission. Hélas, Benjamin Sitruk, auréolé pourtant de douze victoires gagnées en plein combat hyper spatial, mais endeuillé par la mort de ses jumeaux Isaac et Mathieu lors de la bataille de Pégase V, ne rencontrait au mieux qu’un silence obstiné de la part de l’Amirauté lorsqu’il insistait ou, pis, trouvait portes closes.
L’officier ne comprenait pas cette attitude hostile de la part des autorités. Une sourde angoisse, cheminant au fond de son cœur, le tenaillait. Allons! Il devait se rendre à l’évidence. Irina avait échoué. Elle gisait morte quelque part dans le passé, abattue par un sacré foutu bâtard de Français!
Benjamin rageait devant son impuissance. Il ne supportait plus cette inactivité forcée. Il lui fallait agir, d’une façon ou d’une autre, s’arranger pour avoir des nouvelles sûres. Comment s’y prendre?
Sirotant une bière Castorii dans un pub, notre géant roux ressassait de sombres pensées en cette soirée. Tout autour de lui, pourtant, l’atmosphère était à la fête. Les buveurs se réjouissaient bruyamment de la destruction d’Ixos, la base française, la nuit précédente. Tous les fidèles sujets de Sa Majesté Edward XVI avaient à cœur de s’imbiber copieusement pour être au diapason et s’attribuer ainsi un peu de cette gloire éphémère.
«  Les sots, marmonnait Benjamin dans sa barbe. Ils croient que notre alliance a définitivement vaincu et que la disparition des Napoléonides n’est désormais plus qu’une question de jours voire de semaines! Or, l’Empire résiste, et sacrément bien! Hum. Il faut que je m’empare d’un chrono vision ainsi que d’un translateur, c’est le seul moyen. Alors, ma navette personnelle, le Newton,
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 pourra partir à la recherche d’Irina ou du moins de son assassin. J’ai fait une promesse aux jumeaux sur leurs lits de mort; je ne tiens pas à me parjurer. Cessons de me mentir. Je suis prêt à brûler tous mes vaisseaux, à ne pas revenir en arrière. Mais je veux également tâter de la réalité du voyage dans le passé, ne pas me contenter de sauts de puce temporels. Je veux constater si les univers parallèles existent vraiment. En me translatant, je ferai d’une pierre deux coups ».
Ayant pris cette résolution, Benjamin quitta le pub d’un pas assuré. Quelques jours plus tard, grâce à ses manigances rusées, il avait confisqué un précieux écran de chrono vision mais avait dû se contenter de voler un translateur en cours de montage et jamais encore testé.
Toutefois, il parvint avec habileté à coupler les deux appareils avec les moteurs de son vaisseau personnel. Alors seulement, il s’attela à la tâche fastidieuse de pister son épouse à travers le temps. Après de nombreuses nuits blanches, il eut de la chance puisqu’il put capter une scène particulièrement violente dans laquelle il voyait sa femme tirer sur un individu qu’il reconnaissait. Oui, il n’avait pas la berlue. Mais ensuite, en une sorte de fondu enchaîné, elle tombait, abattue par un micro fuseur brandi par un grand type maigre et sec, aux cheveux poivre et sel coupés en brosse et au visage impavide. Il identifia également le personnage.
«  Le vice amiral Fermat! Et l’autre individu qui se relève péniblement malgré sa blessure, comme vidé de son énergie cependant, je le reconnaîtrais entre mille, avec ses yeux bleu gris clair, sa mèche auburn rebelle. Je ne puis me tromper. Il s’agit du commandant Daniel Grimaud. La date, il me faut la date… Ah oui, tout de même… avril ou mai 1783... Le lieu. Le parc du Palais de Versailles. Bien. Maintenant, à mon tour de mettre le pied dans la fourmillière et de foutre la pagaille! ». 
Sans réfléchir davantage, tout entier gouverné par l’esprit de vengeance, Benjamin Sitruk quitta l’orbite du planétoïde qui dissimulait sa navette, régla les coordonnées et s’élança sans remords dans le saut quantique. Il agissait avec une rage froide, ne calculant pas les risques d’une telle manœuvre. Il escomptait que la chance le servirait, elle lui devait bien cela après toutes les pertes subies.
Or, rien ne se déroula comme il l’avait prévu. Certes, le Newton se translata bien dans le passé, mais le petit astronef n’atterrit pas en France au XVIIIe siècle. De plus, durant le voyage à travers les feuillets du Pantransmultivers, le commandant perdit connaissance, cela parce qu’il avait mal ajusté les compensateurs inertiels, manquant de pratique dans ce domaine. Sa précipitation aurait pu le réduire en bouillie tout juste bonne pour un Kronkos affamé. 
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Lorsque Benjamin rouvrit les yeux, c’était trop tard pour rattraper le coup. Le Newton s’était posé en plein cœur du Xinjiang, à une date indéterminée. Désormais, ni le chrono vision ni les senseurs ne fonctionnaient et tous les moteurs étaient en rade. Pour couronner cette situation désastreuse, il régnait un froid de loup à l’intérieur de l’habitacle. En fait, le petit esquif avait salement cassé du bois lors de l’atterrisage.
Personne n’avait contrôlé la délicate manœuvre, Benjamin étant hors jeu. Pour rajouter aux erreurs, Sitruk avait aussi omis de brancher le pilotage automatique. On pouvait maintenant assimiler la navette à une épave vite ensevelie sous la neige avec ses appareils électroniques hors tension, son IA out, et une soute aussi percée que la porte blindée d’un coffre après l’emploi d’une foreuse plasmique.
Encore sonné et flageolant sur ses jambes, le commandant réussit à revêtir un blouson chaud, à se coiffer d’une casquette fourrée, à passer des gants et, ainsi paré, il se hasarda à l’extérieur de son vaisseau, ayant pris soin de se munir d’une trousse de premiers secours.
Devant le Britannique se présentait une étendue neigeuse se perdant à l’horizon, toute bosselée et parcourue par des bourrasques venteuses glacées. Dans le ciel, les étoiles ne scintillaient pas. N’ayant aucune alternative, courageusement, Benjamin fit quelques pas, cherchant à s’orienter. Mais avec ce vent, il lui était difficile de manipuler une antique boussole. Son moniteur portatif en panne, il ignorait également la distance exacte qu’il lui fallait parcourir avant de trouver un lieu plus hospitalier.
- Décidément, j’ai commis une folie, jeta Sitruk à haute voix après s’être éloigné d’une centaine de mètres. À cause de ma légèreté, me voici dans une situation des plus précaires. Je ne donne pas cher de ma peau.
Au loin, le commandant perçut un ululement des plus inquiétants.
- Des loups! Cela manquait dans ce sombre tableau!
Des étincelles jaunâtres, furtives et mouvantes semblaient se rapprocher du Britannique.
- Il me faut du feu, reprit notre inconséquent personnage pas encore aux abois. S’il m’en souvient, ces sales bêtes craignent le feu plus que tout. Mon fuseur fera l’affaire. Mais que vais-je bien pouvoir enflammer? Pas la moindre touffe d’herbe dans ce lieu maudit!
Tandis que Benjamin essayait fébrilement de trouver un matériau à brûler, les prédateurs avaient méthodiquement progressé vers leur proie inespérée. Il s’agissait de six bêtes splendides au pelage argenté et rêche, d’une taille imposante. Leurs crocs acérés luisaient dans la nuit. À leur tête un mâle de cinq ans de toute beauté, au garrot appréciable. En retrait se tenait sa compagne, puis venaient les dominés, le reste de la horde, tous parfaitement disciplinés, attendant pour s’élancer le signal du chef de la meute.
Pour l’instant, les loups se contentaient de tourner autour de l’humain téméraire, effectuant des cercles concentriques de plus en plus rapprochés, jaugeant le danger qu’il pouvait représenter.
- Combien de temps va durer ce ballet macabre? se demanda Sitruk après quelques minutes trop longues à ses yeux, le front baigné de sueur malgré la température ambiante.
Mais à peine eut-il achevé cette réflexion que, sans prévenir, le chef de la horde bondit. Le Britannique eut tout juste le temps de tirer en direction du fauve. Foudroyé en plein saut, le loup retomba sans grâce sur la terre enneigée. Aussitôt, la femelle hurla et la meute recula.
- Bien visé! Souffla de soulagement Benjamin. J’ai gagné quelques minutes de répit. Oui, mais ensuite? Je ne peux m’éterniser ici, je gèle. J’ai de plus en plus de mal à respirer.
Et la sinistre danse recommença. Encore et encore. Chaque fois Sitruk faisait feu, la bête tombait, ses congénères reculaient puis après un temps d’arrêt revenaient à la charge dans un manège désormais monotone dans sa prévisibilité.
Des six loups du début, il n’en restait plus que deux. Deux de trop pour le Britannique. Il avait les doigts gourds et ne savait pas s’il parviendrait à effleurer la gâchette pourtant sensible de son arme de poing.              
Or, au moment où le commandant Sitruk, la barbe toute piquetée de gouttes de givre, perdait tout espoir, le deux loups, contre toute attente, firent demi-tour et partirent au trot. Instinctivement, l’officier se retourna, se demandant ce qui arrivait.
Un étrange individu avançait, vêtu d’un uniforme qui n’était pas familier à Benjamin et qu’il n’avait qu’entrevu dans ses rêves perturbants. S’arrêtant à quelques pas du géant roux, l’inconnu l’interpella dans un anglais déformé, difficilement compréhensible.
- Capitaine Sitruk… vous aussi vous recherchez la cité de légende, celle où vit le créateur de Pi’Ou.
- Qui êtes-vous? Articula le Britannique médusé. Je ne vous ai jamais vu. Et quel est cet uniforme?
- Par Brohor et Durgu! Capitaine, vous me reconnaissez pas? Pourtant, lorsque j’ai quitté le Langevin, c’était vous qui actionniez les consoles commandant les portes du hangar à navettes.
- Capitaine? Bon sang! Vous êtes aveugle ou quoi? Je porte les insignes de commandant.
- Commandant… vous avez été donc promu. L’amiral Venge s’est décidé…
- L’amiral Venge? Jamais entendu ce nom! Cessez ce jeu agaçant et répondez à mes questions. Et parlez plus lentement, votre anglais est bizarre.
- Du basic english, sir. En vigueur dans l’Alliance des 1045 Planètes depuis trois cent cinquante-deux ans déjà.
- 1045 planètes dans une alliance? C’est impossible. Ça ne tient pas debout. Vous me contez une fable, là. Oh! Dieu d’Israël! Vous n’êtes pas … humain! Votre front… cela m’avait tout d’abord échappé. Les reconstitutions holo paléontologiques… Si je dois en croire mes yeux, vous êtes un Néandertalien. Je dois rêver, c’est cela. Le crash m’a assommé et je vogue en plein délire traumatique. Halte! N’approchez pas davantage! Poursuivit Sitruk, brandissant son fuseur d’un bras qui tremblait désormais.
- Sir, je vous assure que je ne vous veux aucun mal. Le froid vous fait sans doute perdre le raisonnement logique. C’est normal car les Niek’Tous sont plus fragiles que les K’Tous sur ce niveau-là.
- Stop! Je vous ai dit pas un pas de plus.
À bout de nerfs, Benjamin fit feu mais son tir se dispersa dans la nuit, manquant ainsi sa cible mais de justesse, heureusement pour Uruhu.
Stupéfait, le Néandertalien recula. Il ne savait plus que faire ni que dire devant son supérieur qui, visiblement avait perdu la raison.
«  Si je l’abandonne maintenant, le froid va le tuer, pensa le K’Tou avec son bon sens coutumier. Mais, comment réchapper à son tir et le contourner? Il peut me tuer et je suis désarmé ».
- Sir, écoutez, reprit lentement Uruhu, je me nomme Uruhu. Effectivement, je suis ce que vous les Niek’Tous appelez un Néandertalien. Je ne vous suis pas hostile et ne souhaite pas vous faire du mal. Voyez, je suis dépourvu de toute arme. Je ne dissimule aucun fuseur, pistolet ou disrupteur. De plus, je n’ai même pas de couteau. Vous vous souvenez de moi Benjamin Pharamond Sitruk…
Toujours tendu, le Britannique fixait l’homme primitif avec des yeux brûlants.     
 - Ah! Ça… Vous savez mes prénoms et nom mais pas mon grade… pourquoi? Et cet uniforme gris bleu et vert… ces liserés discrets sur les manches… lieutenant? Je ne me trompe pas?
- Yes, sir. Depuis huit ans déjà premier lieutenant. À bord du Langevin, sous les ordres du commandant humain Daniel Lin Wu Grimaud…
Benjamin se tut et se décida à réfléchir.
- Une autre temporalité manifestement, marmonna-t-il entre ses dents. Une autre histoire donc…
- Une autre histoire? Releva Uruhu qui avait l’ouïe développée. Une chronoligne différente, poursuivit le K’Tou ayant compris les raisons de la désorientation de Sitruk. Ami, capitaine?
- Ami, lieutenant Uruhu, mais je suis commandant…
Oubliant alors momentanément sa répulsion première, Sitruk s’avança tout en rangeant son fuseur dans un holster. Il accepta maladroitement la main tendue du Néandertalien. Une confiance relative et extrêmement précaire s’établit entre les deux naufragés du temps que tout séparait.

***************

Un peu plus de deux heures s’était écoulé. Benjamin et Uruhu avaient fait connaissance. Naïvement, le K’Tou n’avait rien dissimulé au Britannique. Il lui avait expliqué abondamment comment son monde fonctionnait mais aussi, il lui avait conté comment, né au paléolithique moyen, il s’était retrouvé à son corps défendant, à cette époque hyper technologique. Naturellement, il s’était étendu sur l’invasion Alphaego, les missions de sauvetage et d’exploration du Langevin auquel il appartenait. Il avait brossé un portrait des officiers supérieurs de l’Alliance des 1045 planètes qu’il lui arrivait de côtoyer.
Prodigieusement intéressé, Sitruk écoutait, s’habituant au sabir du lieutenant, apprenant ainsi que, dans ce 2518 parallèle, il était marié à une certaine Lorenza di Fabbrini, une semi métamorphe, qu’ensemble le couple avait eu une fille, Violetta, un fils Isaac, et que c’était « le Prodige de la Galaxie », Daniel Lin Wu qui avait épousé la chef géologue d’origine russe Irina Maïakovska. La jeune femme officiait à bord du Langevin en tant que numéro 1 avec le grade de capitaine. Aux dires du Néandertalien ces deux-là formaient un couple mythique.
- Vous savez, commandant, ils sont véritablement faits l’un pour l’autre! S’exclama le K’Tou avec enthousiasme.
Le Britannique acquiesça machinalement, voulant en savoir davantage encore, se demandant quelles autres différences il y avait dans ce monde d’où Uruhu était originaire par rapport au sien. Tout heureux d’avoir une oreille attentive à sa disposition, le Néandertalien ne se fit pas prier pour en révéler toujours plus. Il cita alors Chtuh, le petit dinosauroïde vert, musicien à ses heures, fameux percussionniste, Chérifi, le numéro 4 du vaisseau, David Anderson, l’ingénieur, Manoël, Warchifi, Celsia et bien d’autres encore.
- Et le vice amiral Fermat? Risqua le commandant du Cornwallis.
- Ah! Vous voulez dire l’ambassadeur! Il a d’abord été officier de la flotte interstellaire de l’Alliance. Justement, alors qu’il commandait le Sakharov…
Innocemment, Uruhu s’étendit sur les mésaventures de la piste 1721 originelle et sur la tragique destinée du vaisseau amiral de la flotte.
Plus attentif que jamais, Benjamin se forgeait une opinion.
«  Ainsi, ailleurs, tous les habitants de la Terre ont fini par s’unir et, ensemble, ils explorent l’espace. Ils n’ont d’autres ennemis que les Asturkruks, effacés des tablettes de l’histoire à ce que je comprends par un simple claquement de doigts ou presque de ce Daniel Wu. Les Haäns eux aussi se sont retrouvés désarmés et réduits à l’impuissance. Holà! Cela signifie que je dois être sur mes gardes. Ce Daniel Lin dont Uruhu dresse le Panégyrique est un type extrêmement dangereux. Il manipule depuis plus longtemps que moi le chrono vision et est habitué à raisonner en quatre dimensions. Dans ce cas, qui me dit qu’il n’a pas anticipé ma venue? Veut-il m’éliminer? Pourtant, d’après le discours de ce dégénéré, je sers, ou du moins mon double sert à bord du Langevin. Et ce dernier donnerait sa vie pour le prodige! J’ai suivi mon instinct. Et le hasard m’a fait croisé cet… homme. À moi d’en tirer profit ».
- Vos appareils électroniques sont en panne également, n’est-ce pas?
- Sir, je n’ai nul besoin de cet outillage. J’ai vu en rêve la position de l’Agartha où s’est réfugié le Préservateur. Je me guide aux étoiles mais aussi grâce à un dispositif naturel qui existe dans mon cerveau. Une balise qui s’est activée d’elle-même lorsque je suis parti à la recherche de Daniel Lin… le Daniel Lin de tous les mondes… la quintessence de ses alter ego… notre chef de la sécurité, le Kronkos Kiku U Tu en est équipé également…
Et Uruhu poursuivit de plus belle, nullement incommodé par le froid plus que vif et les bourrasques glaciales d’un vent se renforçant.
- Bon sang! Éclata le britannique quinze minutes de monologue plus tard. Est-ce que cette marche va encore durer longtemps? On s’éternise ici et on va finir congelés!
- Euh, sir, ne soyez pas si impatient. Voyez ce monticule là, tout juste devant nous. Nous n’avons plus qu’à le contourner.
- En êtes-vous tout à fait certain Uruhu?
- Oh oui capitaine! D’autant plus que je reçois maintenant très nettement le signal.
- Admettons…
Malgré de cruelles engelures qui le rendaient presque insensible, Sitruk parvint à fournir un effort supplémentaire et à presser le pas, le K’Tou sur ses talons.
- Mais… fit Benjamin après avoir effectué le tour du tas de neige désigné par Uruhu, il n’y a rien là! Que des bosselures neigeuses. Vous m’avez trompé, menti!
Désemparé, oubliant son épuisement, le commandant courut, s’accroupit, retournant la neige à ses genoux à grandes brassées désordonnées et essaya même de creuser le sol durci.
Après cinq minutes d’efforts pitoyables, le géant roux, les yeux roulant dans leurs orbites, au bord de l’effondrement mental, se releva, et, pris par une rage furibonde, se mit à secouer violemment le Néandertalien, l’abreuvant d’injures. Uruhu paralysé  par l’incompréhension ne lui opposa aucune résistance.
- Menteur et crétin à la fois! Retardé mental! Décérébré du bulbe! J’ai cru cet imbécile, cette esquisse ratée d’humanité! Ah! Crème d’ahuri! Tu vas me le payer au centuple de m’avoir ainsi berné! Puisque je suis condamné à mourir ici, tu mourras aussi mais avant moi.
Au-delà de tout contrôle, Benjamin sortit son fuseur avec un geste saccadé et brutal. Puis, il appuya en tremblant le canon de son arme sur la tempe du Néandertalien toujours figé dans sa stupeur. Encore une pico seconde et son index, dans un réflexe, s’infléchirait sur la détente.
- Benjamin Pharamond Sitruk, commandant du Cornwallis, jeta alors une voix familière et pourtant jamais entendu directement dans cette chronoligne, vous assassineriez de sang froid un homme sans défense? Sans état d’âme? Bigre!
Le ton était sarcastique et le son provenait derrière le dos du Britannique.
Comme piqué par un cobra, Sitruk fit volte-face promptement, les nerfs à fleur de peau.
- Vous! Rugit-il.
- Le Révélateur! Le Maître de Pi’Ou! S’extasia Uruhu, se mettant à genoux. Les larmes se mirent à couler sur ses joues et il ne fit rien pour les retenir ou les cacher.
Notre Néandertalien vivait une véritable épiphanie car, à travers l’avatar de Daniel Lin, il distinguait parfaitement les contours de l’être supra réel qui se dissimulait dans ce corps humain presque ordinaire.
Quant à Benjamin, tout entier prisonnier de sa haine, il ne lui fallut pas deux secondes pour dévisager le nouveau venu, l’identifier. La seule différence par rapport à l’individu montré par le chrono vision, c’était son extrême pâleur.
- Ainsi, sur le Lagrange, c’était vous, Daniel Grimaud! Les Napoléonides ont déclaré que vous aviez péri en tentant de vous évader du bagne de Bolsa de basura dos. encore un mensonge de leur part…
- Vous n’avez donc pas cru cette fausse nouvelle. Les autorités françaises ne pouvaient admettre publiquement le succès de mon évasion. Mettez-vous à la place de Louis Jérôme Napoléon IX. Quelle gifle pour lui.
- Lors de notre rencontre dans l’espace, vous m’avez échappé avec une chance insolente. Eh bien maintenant, je vais réparer ce coup du sort!
Sitruk fit feu alors que rien n’avait annoncé son geste, pas même ses pensées plus que troubles en cet instant. Son cerveau nageait en effet dans un maelstrom de confusion, de douleur, de rage, de haine et de désespoir. L’humiliation avait également sa part. Daniel Lin ne put anticiper le tir du Britannique. Mais sa rapidité surhumaine fit qu’il eut le temps de se baisser, pas suffisamment toutefois pour éviter totalement le rayon brûlant orangé qui s’en vint le frapper à l’épaule gauche, celle justement déjà blessée peu auparavant. Sous l’impact et la puissance du tir, le commandant Wu vacilla pour s’effondrer à genoux.        
- Idiot, murmura le daryl androïde avec une certaine tendresse. Vous m’avez atteint à l’endroit précis où Irina m’avait blessé hier. Votre Irina et non la mienne hélas! Je venais à peine d’achever de me régénérer, vous savez.
- Ah! Salopard! Tu avoues… je ne vais pas te rater deux fois et je vais t’atomiser.
Mais Benjamin Sitruk ne put en dire plus. Sans qu’il comprît comment, il se retrouva à l’intérieur d’un vaste hangar, partiellement aménagé, durement maintenu par un vieil homme à la barbe grise et rousse, qui puait le tabac, et par le vice amiral Fermat en personne, mais également par un type longiligne, le danseur de cordes, et un colosse bâti comme un taureau, Marteau-pilon.
- Ligotez-le et calmez-le! Ordonna André sèchement. Puis vous l’enfermerez dans le sas qui nous sert de cellule. Ensuite, vous le déshabillerez, vous assurerez qu’il ne cache aucune autre arme, et le laisserez mariner là deux ou trois jours jusqu’à ce qu’il comprenne la monstruosité de son geste!
- Heureusement que le signal du transpondeur a pu être reçu fort et net malgré la tempête, remarqua Denis avec une certaine candeur, et que vous nous avez commandé de nous tenir prêts. Commandant Wu, poursuivit le jeune homme, vous avez besoin de soins urgents. Du Tri CPB 15... Ou mieux… Du 18...
- Non, Denis, je vous en prie… commença Daniel Lin. Cette médication me donne la nausée et je puis fort bien m’en passer.
- Pas d’accord, Daniel Lin! Le Tri CPB 18 accélérera votre guérison. Et, par tous les saints d’Irlande, restez allongé sur ce brancard! Qui est le médecin ici, vous ou moi?
Un sourire fugace glissa alors sur les lèvres de Fermat. Le daryl androïde était têtu. La preuve? Il esquissa un mouvement pour se redresser mais la main ferme d’André l’obligea à se rallonger aussitôt. Malgré la sévérité du ton, le commandant perçut la sollicitude dans la voix du vice amiral.
- Obéissez à Denis, Daniel Lin. Pour une fois! Deux blessures par fuseur en vingt-quatre heures, c’est trop, beaucoup trop, y compris pour vous! Ah ! Si je n’avais pas été désorienté temporellement… j’aurais accueilli moi-même ce fou furieux. Ce stupide humain…
Tandis qu’O’Rourke injectait le Tri CPB 18 à Daniel Lin, celui-ci marmonnait.
- Je pensais que Sitruk avait compris… Comme Uruhu, Lancet, Chtuh, Manoël…
- Vous aviez tort, manifestement. Vous accordez trop votre confiance à l’humanité. Seules la jalousie et la haine guident Benjamin présentement.
- Mais il peut et va changer…
- Hum…
Le Piscator et Paracelse soulevèrent la civière sur laquelle Daniel Lin reposait. Puis, les deux brancardiers improvisés se mirent en marche. André suivit, tenant la main du blessé entre ses paumes brûlantes. Le médecin crut bon d’administrer une deuxième dose de Tri CPB 18 au patient qui grimaça lorsque les cristaux pénétrèrent son organisme.
- Denis… vous exagérez, articula péniblement le commandant Wu.
- Il faut ce qu’il faut, vous n’êtes pas un homme ordinaire, commandant!
- Passons par les laboratoires, recommanda Fermat. Ainsi, nous éviterons les appartements privés.
- Précaution inutile, fit le daryl androïde. Gwen sait tout. Elle va nous rejoindre dans une minute et vingt secondes.
Mais le Supra humain n’eut pas le loisir de terminer sa phrase. Il venait de sombrer dans une inconscience bienfaisante et régénératrice. Une inconscience provoquée par le remède de cheval d’O’Rourke.
- Espèce de saligaud radioactif de mes deux, tu vois le mal que tu as fait! Éructa Craddock à l’adresse du Britannique qu’il conduisait avec ses amis au sas indiqué par Fermat. Hé bien, je te jure que tu vas en baver avant que je te pardonne, sois-en certain! Ce type, c’est la compassion personnifiée, l’abnégation incarnée. Il a épargné ta girafe mâtinée de scorpion noir de femme et toi, le premier geste que tu accomplis lorsque tu le vois, c’est de lui tirer dessus. Tu n’as qu’une idée en tête, c’est de l’abattre de tes propres mains. Mon colon, ce n’est pas la reconnaissance qui t’étouffe.
- Capitaine Craddock, l’interpella alors une voix féminine et juvénile, ne gaspillez pas vos postillons. Vous vous époumonez pou rien. Ce n’est pas la faute de l’Anglais. Il a été conditionné par son souverain, l’Edward… pour lui, nous sommes les méchants.
- Ah! Miss Grimaud. N’intercédez pas pour cette ordure. Vous n’avez pas vu l’état de votre père.
- Pff… je n’en avais pas l’intention. Je venais juste m’assurer que ce Sitruk là ressemblait trait pour trait à celui qui était mon père dans les pistes temporelles 1721 et 1722. Certes, c’est son portrait craché mais, apparemment, il n’en a pas les qualités morales.
«  Son père? », pensa Benjamin qui vivait maintenant une effroyable tempête dans sa tête. Toutes ses certitudes étaient en train de basculer. «  Violetta Sitruk ailleurs? Violetta!!! ».
Le commandant du Cornwallis essaya bien de crier le nom de la jeune fille, mais un solide bâillon l’en empêcha, un bâillon déjà ensanglanté. Alors, des larmes de regret perlèrent sous ses cils. Il voulut murmurer:
«  Pardon ».
Mais Marteau-pilon crut que le prisonnier tentait de se libérer. Il l’assomma d’une gifle retentissante. Cependant, Uruhu avait perçu le regret non formulé.
- Il demandait pardon, dit-il à l’adolescente. Il vous a reconnue, miss Violetta Sitruk.
- Lieutenant, vous faites erreur. Je me nomme Violetta Grimaud et je n’ai aucun lien avec ce… type. Heureusement! Sachez-le, moi, je refuse de lui pardonner.
Sur ce, claquant ses talons sur les dalles, la jeune métamorphe s’enfuit, dissimulant le chagrin qui l’envahissait.

***************

Il est temps maintenant de savoir ce qu’Olibrius Van de Gaerden devenait, ce comédien qui se prenait pour un authentique chevalier romain et qui vivait comme à l’époque de Vespasien ou d’Hadrien. 
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Parvenu à proximité des vestiges des thermes de Cluny, l’original personnage, totalement frapadingue, attacha Bucéphale à l’anneau d’une borne. Ladite borne était située près du porche d’un immeuble faisant face aux thermes. Olibrius, grand seigneur, donna quelques piécettes à un enfant nu-pieds pour qu’il garda sa monture. Il en aurait le double à son retour.
Nullement troublé ou ému, c’était de la routine pour lui, le comédien descendit au sous-sol des thermes, à l’emplacement du pilier des nautes.
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 Puis, il appuya sur la face du pilier représentant Esus. Un craquement dévoila alors un passage secret. L’ouverture progressive fit déguerpir trois rats bien gras qui se disputaient un vestige de quignon de pain. Van de Gaerden s’engagea dans un escalier de briques d’une cinquantaine de marches qui aboutissait à une galerie en plein cintre d’une largeur plus que suffisante pour permettre le passage d’un homme debout, une galerie maçonnée en opus caementicium. 
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Dans son équipée, quelle que fût sa folie, Olibrius n’avait pas oublié de se munir d’une lanterne sourde. Il tenait celle-ci à bout de bras et le pâle fanal éclairait à peine son chemin.
Au bout d’une trentaine de mètres, un nouvel escalier, mais à vis cette fois, se présenta. Il comportait exactement quatre-vingt et une marches, creusées à même le roc. Au bas des marches, un réseau de couloirs se présenta, un labyrinthe fatal pour un néophyte. Certains boyaux étaient d’une facture grossière et à peine étançonnés. Ils pouvaient parfaitement s’avérer sans issue ou encore éboulés. D’autres s’ornaient d’étranges concrétions ou encore de fossiles mais plus rarement.
Ce n’était pas la première fois que notre original empruntait ce trajet. Il sut donc quel couloir choisir. Le lieu se civilisa progressivement, au fur et à mesure qu’Olibrius avançait vers son but mystérieux. Une main anonyme et prévenante y avait installé des quinquets à l’huile ce qui rendait désormais la lanterne sourde inutile.
Révélant leurs richesses paléontologiques, les concrétions fossiles montraient des coquilles de bivalves, des brachiopodes, des nautiles et des trilobites, voire des scorpions de mer. Ici, Stephen Jay Gould se serait mis à genoux et serait tombé en extase devant ces merveilles.
Puis, les concrétions cédèrent la place à des parois recouvertes d’opus reticulatum et mixtum, agrémentées ça et là de mosaïques étranges aux tesselles bien vives. Ces mosaïques avaient la particularité de mêler des symboles païens et paléochrétiens, et s’ornaient d’inscriptions latines ou encore de graffiti.
Ainsi, la représentation d’un squelette de face, portant deux cruches avec l’inscription «  Refrigeret », n’attira même pas le regard d’Olibrius déjà blasé par ses multiples voyages dans ce lieu souterrain. 
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Une autre mosaïque reproduisait le plongeur de la tombe de Poseidonia- Paestum. Il y avait également un calendrier des travaux et des jours dans le style de Saint Romain en Gall.
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 Un Janus jovial banquetait et pour février, un personnage se mouvait parmi les sphaignes et les poissons, symboles d’humidité.
Côté chrétien, ne maquaient ni le bon pasteur ni l’agneau pascal ni l’Ichthus. Bientôt, des sarcophages semblant remonter aux IIIe et Ive siècles, sculptés de bas-reliefs d’inspiration mythologique ou paléochrétienne envahirent la galerie constamment coudée. 
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Mine de rien, Van de Gaerden marchait sur une longue distance. Ainsi, il franchit la Seine - en effet, le niveau du souterrain descendait peu à peu - se retrouvant sous la colline de Chaillot, où, dans un temps parallèle, se situeraient au XXe siècle, les réserves secrètes et interdites d’anthropologie physique du Musée de l’Homme.
Après un certain laps de temps à ainsi cheminer, Olibrius aboutit enfin à une sorte de première grotte aménagée qui servait d’ossuaire. Mais celui-ci n’avait pas connu que des inhumations classiques. Outre les empilements de crânes humains, de tibias, de fémurs et de radius, de cages thoraciques pouvant former comme des sortes de pyramides, sans parler des lustres faits d’ossements, de têtes et de calottes crâniennes évidées dans lesquelles étaient plantées parfois des chandelles, il y avait des sarcophages de type égyptien de la période du Fayoum paraissant remonter au bas mot au règne d’Antonin le Pieux. Les couvercles des sarcophages bien rangés et alignés étaient ôtés laissant visibles les momies aux fameux visages peints, portraits annonçant les techniques des icônes. 
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Deux de ces momies étaient particulièrement vénérées en ces lieux: la prêtresse copte Thaïs et le martyr converti Polyeucte, un patricien romain.
D’autres symboles de la mort indiquaient la suite du parcours: une arcade amorçant une nouvelle galerie surmontée de bas-reliefs celtiques cette fois et d’un Ankou à la faux, réplique exacte de celui de Ploumilliau. 
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Olibrius, d’un pas toujours assuré, emprunta ladite galerie, nullement troublé par les différentes représentations macabres de ce souterrain. N’était-il point un initié du niveau le plus élevé de la secte? Il n’avait rien à craindre de ce lieu. Il était ici chez lui.
Après une dernière mosaïque romaine du « cave canem », les murs s’ornèrent de répliques des fresques de la célèbre « Villa des Mystères », dominées par le rouge typique du deuxième style pompéien, du moins telle en était l’appellation au XX e siècle, dans les chronolignes 1720 à 1724. 
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Dans le corridor qui s’élargissait pour devenir une salle à part entière, un autel dédié à Mithra se dressait également. La divinité était représentée sous les traits d’un jeune homme coiffé du bonnet phrygien, les jambes recouvertes d’un caleçon collant à la perse, en train de célébrer le taurobole.
Un détail incongru était à noter sur le bas-relief de l’autel: un soleil schématisé touchait de ses rayons le jeune homme qui s’apprêtait à sacrifier. Or, ce soleil était zoroastrien. Il figurait le feu primordial qui avait donné la vie à tout ce qui rampait, volait ou marchait sur Gaïa.
On apercevait aussi des bustes. Commode en Hercule avec la peau de lion et les pommes du Jardin des Hespérides, Aurélien coiffé de la couronne radiée de Sol Invictus.
Après cette longue marche, Olibrius commençait à percevoir des clameurs, des psalmodies et des mélopées encore lointaines. Il parvint à un vaste portique surmonté d’une mosaïque reproduisant la tapisserie de la Genèse de Gérone. Notamment, la colombe de l’Esprit Saint planant au-dessus des eaux, de la potentialité, de ce qui n’était pas encore. 
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Pour accueillir l’acolyte, quatre membres de la confrérie se présentèrent. Ils étaient curieusement vêtus de costumes mi byzantins mi carolingiens du Ixe siècle, mêlant tuniques, chausses collantes à bandes molletières et chlamydes. Qui plus est, ils étaient masqués de fausses têtes heaumes en stuc peint reproduisant les symboles des quatre évangélistes: le taureau de Luc, l’aigle de Jean, l’homme de Matthieu et le lion de Marc. La facture des masques rappelait les enluminures carolingiennes du sacramentaire de Gellone de 794 ou les lettrines du sacramentaire de Gélase, sans omettre, pour la part zoomorphe fantastique, le commentaire de l’Apocalypse de Beatus de Liebana, ou apocalypse de Saint-Sever du XI e siècle.
Tandis que les hymnes et mélopées se précisaient et gagnaient en puissance, Olibrius Van de Gaerden fut introduit dans une singulière ecclesia de croyants. Il s’agissait pour le moins de la cérémonie d’initiation d’un néophyte qui répondait au nom de Fernand Banier; l’impétrant serait bientôt admis au sein de la secte des théophilanthropes dont le grand manitou n’était autre que François Vidocq pour la galerie et Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord la véritable âme de cette société secrète. Fondée à la fin du règne de Louis XVI, elle garantissait à ses membres situation, autorité, pouvoir, et, bien évidemment, argent. Mieux que les francs-maçons en train de tomber en désuétude dans cette France-ci.

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Ladite cérémonie d’initiation présentait des rites syncrétiques spéciaux qui mêlaient les croyances en Mithra, Cybèle, Isis, Hermès Trismégiste, le taureau Apis, Zoroastre et j’en oublie. Ainsi, la caverne où se déroulait la scène avait été décorée dans un style composite des plus surprenants.
Tout le sol était tapissé de mosaïques représentant Cybèle et Déméter renaissant à chaque printemps, apportant aux hommes d’abondantes moissons, Mithra dissimulant sa personne dans un vaste vêtement blanc et s’apprêtant à égorger le taureau afin que le sang de l’animal donne la vie aux initiés, Isis revenant des grottes souterraines tenant entre ses mains la tête décomposée et verdâtre de son époux Osiris, Apis porté en triomphe avant d’être sacrifié, hermès Trismégiste jouant un air mystérieux et inaudible sur sa flûte, faisant s’entrouvrir les blanches nuées dans l’azur et, au-dessus de tout cela, des rayons d’un soleil à la triple auréole, un soleil orange avec un œil au centre qui observait le tout. Incroyablement, les rais de l’astre divin se terminaient par des têtes de serpents, des têtes plates, triangulaires, dans lesquelles les yeux jaunes d' ophidiens étaient à demi fermés.
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Dans les niches, des cassolettes d’encens brûlaient, dégageant des fumées enivrantes où se mêlaient la cannelle, le benjoin, le patchouli, la bergamote et la traîtrise suavité du lotus. Disséminés un peu partout, des bougies de cire rouge et blanche, des pétales de nénuphars et de rose thé, des camélias et des pommes de pin. Derrière, des tentures noires portant de grandes bandes argentées et de longues épées dressées vers le plafond voûté, des fresques peintes dans le style pompéien révélaient une femme masquée vêtue d’une robe plissée, fouettant un jeune esclave dénudé, tandis que derrière les deux protagonistes, on remarquait un brasero dans lequel brûlaient d’étranges et surprenants ingrédients: des têtes d’enfants, des ailes de génies et des serpents lumineux. Le manche du fouet se terminait en forme d’aigle aux ailes repliées, au bec largement ouvert dont la langue était en fait la cruelle lanière. Et, tout en retrait, comme pas concerné par le rite, un être à deux têtes, un bifrons une idole l’une ayant les traits de Jupiter jeune, l’autre ceux de Gilgamesh. 
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Une partie de la grotte contenait aussi des niches aménagées en bibliothèque renfermant des codex rarissimes s’échelonnant du II e au IV e siècles et comportant les ouvrages d’auteurs célèbres ayant flirté avec la pensée métaphysique, les Gnostiques, Celse, Marcion, Plotin, Porphyre et bien d’autres encore.
Une œuvre se détachait du lot. Il s’agissait du traité supposé perdu, Tetra Epiphaeia écrit au II e siècle par le gnostique gréco-indien Cléophradès d’Hydaspe et connu de l’empereur Gallien. Or, ce personnage était à l’origine de la secte officiant en ses lieux.
Or, les servants s’avançaient dans la caverne cérémonielle avec une lenteur exaspérante, tous ayant passé des tenues de prêtres, longues robes noires, rouges, vertes ou crème, le chef coiffé d’une mitre tronquée et des sandales aux pieds. Ils tenaient solennellement des petits coffrets d’ivoire, de bois de tek ou d’or tandis que certains portant des torches glissées dans des torchères. Le cortège progressait en psalmodiant une mélopée sinistre développée en mode dorien dont les paroles disaient à peu près ceci:
 La Vie est une Tromperie,
 L’Existence est  une Menterie.
 La Mort seule est vraie;
 La Fin ne doit pas être un Effroi.
 Sur Tout, tirons un Trait;
 Partons le cœur non en Emoi;
 Car il faut mourir,
 Car il faut périr
 Pour accéder au Secret,
 Pour connaître la Vérité.
Un homme en habit contemporain achevait la procession. Encore jeune, les traits réguliers, il tentait de dissimuler son intense émotion, mais des gouttes de sueur perlant sur son front moite trahissaient sa peur.
Lorsque la théorie parvint au centre de la vaste cavité, là où se dressait le brasero, le premier officiant l’alluma, imité par ses confrères. Ce geste sacré appartenait au prologue de la cérémonie. Puis l’inconnu masqué, se retourna et, d’une voix claire et bien timbrée s’adressa à l’aspirant théophilanthrope.
- Fernand Banier, veux-tu mourir aujourd’hui?
- Oui, je le veux, articula Fernand avec fermeté.
- Fernand Banier, veux-tu subir le fouet aujourd’hui?
- Oui, je le veux, répliqua le néophyte sur le même ton.
- Fernand Banier, veux-tu brûler aujourd’hui?
- Oui, je le veux, réitéra l’apprenti toujours décidé.
- Fernand Banier, veux-tu connaître la Lumière aujourd’hui?
- Oui, je le veux!
- Dans ce cas, dépouille-toi de tes vêtements, ôte en toi le vieil homme d’un monde finissant et apparais nu comme le jour de ta naissance devant cette docte assemblée, devant Celui qui est, que nous ne voyons pas, devant le Grand Un qui est composé du Tout!
Minutieusement, réprimant ses tremblements, Fernand obéit et se déshabilla, pliant ensuite un à un chacun de ses vêtements.
Alors, le deuxième officiant, Olibrius, s’empara de chaque pièce et jeta le linge, les chaussures, la montre et tout le reste dans l’immense et rugissant brasero. La chaleur ardait tant que la caverne ressemblait désormais à l’antichambre de l’enfer.
Cependant, la cérémonie se poursuivait.
- Maintenant, reprit le premier officiant, Fernand Banier prosterne-toi devant le Feu révélateur. Tends tes mains au-dessus du brasier et accepte ses cuisantes caresses.
Le jeune homme hocha la tête et obtempéra. Il ne devait surtout pas montrer qu’il souffrait.
Le troisième officiant, il boitait discrètement et ne portait point de sandales, attacha alors solidement les poignets du néophyte avec des liens de cuir et se retira, attendant la suite sans marquer son impatience, pourtant bien réelle.
- Exécuteur, fais ce que dois! Commanda le premier officiant, les yeux brillants.
Un individu de haute taille s’avança, muni de l’étrange fouet et commença à fustiger l’aspirant. Ce dernier, plus courageux qu’on ne l’aurait cru, ni ne soupira ni ne gémit durant le supplice.
Pendant ce temps, les prêtres déclamaient:
 Dans le Un se tient le Grand Tout!
 Dans le Un se tient Pan Zoon!
- Frères, prosternons-nous.
 Dans le Un se tient Pan Phusis!
- Frères, relevons-nous.
 Dans le Un se tient Pan Chronos!
- Frères, inclinons-nous.
  Dans le Un se tient Pan Logos!
- Frères, agenouillons-nous.
Le néophyte aurait mérité des applaudissements car il n’avait pas bronché tandis que la cruelle lanière déchirait ses chairs.
- Fernand Banier, tu as passé la première épreuve avec succès, fit le Premier. Il te reste à accepter ce poignard forgé et ciselé dans le feu de la Vérité. Tends ta poitrine!
Sans frémir, l’aspirant s’exécuta. Un prodige parut alors s’accomplir. La lame acérée s’enfonça dans la chair palpitante du jeune homme, mais la victime consentante ne ressentit strictement rien.
- C’est bien, reprit le Premier, tu n’as pas failli. Ouvre les yeux, maintenant.
L’intrônisé, quelque peu éberlué, fit comme il lui était ordonné. Ébloui, il ne distingua pas grand-chose ne perçut qu’une violente lumière blanche qui provenait d’un recoin des catacombes. Là, autrefois, il y avait eu un bassin dont on devinait encore la forme. Instinctivement, l’impétrant cligna des paupières et avec ses mains libérées mais douloureuses, tâta sa poitrine. Un liquide tiède et visqueux coulait entre ses doigts. Il était en partie recueilli dans une coupe de vermeil tenue par le troisième officiant. Lorsque celle-ci contint assez de cette sève pourpre, le Premier dit:
- Bois, Fernand Banier, bois ton propre sang pour renaître!
Banier accepta. Il était allé trop loin pour se dédire. Il trempa donc ses lèvres dans ladite coupe. Un goût acre emplit sa bouche, mais le jeune homme se força à avaler l’horrible liquide.
Tandis que l’effroyable jus se répandait dans son corps, tout se mit à trembler et à tournoyer devant les yeux du nouvel initié. Les voix lui parvenaient de plus en plus déformées et inaudibles. Or, avant de sombrer dans le Néant bienfaisant et accueillant, il sembla à Fernand que quelque chose d’absolument, de totalement répugnant et innommable s’échappait de ce maudit recoin à la barbe des prêtres. Hallucination due à la drogue ingurgitée?
Une déchirure venait en fait de se produire au sein du Panmultivers, de la Supra Réalité. La paroi laissait désormais apparaître une blessure dans le Noir du Chaos, un minuscule cercle qui laissait couler ou plutôt qui vomissait dans ce monde un Être tout à fait inappréhendable, destiné à l’Enfermement éternel. Cet accident n’était pas prévisible et non souhaité par le Un Multiple et pourtant Unique. Quoique…
Le cube de Möebius venait de s’ouvrir à l’instant précis où le poignard truqué s’enfonçait dans le cœur de Fernand Banier. L’impensable était advenu. Or, ledit cube contenait l’Homunculus Danikinensis, un être primitif, recréé par Galeazzo di Fabbrini avec l’aide d’une biotechnologie non humaine, et la prison hors du temps avait laissé son contenu se répandre dans cette dimension-ci et dans d’autres encore.
Sans entraves, libre, livrée à elle-même, la créature virevolta quelques secondes au-dessus de la salle voûtée, ivre de cette liberté jadis expérimentée ailleurs, observant des humains, des stupides bipèdes embrasser un manuscrit, un codex qui avait traversé les âges, un manuscrit remontant à Antonin le Pieux, un texte qui développait la pensée et le savoir d’un philosophe pré ante néoplatonicien. Ces écrits révélaient la Réalité intrinsèque du Panmultivers dans sa sublime et complexe Beauté. Hasard malencontreux? Incident provoqué? Jeu dangereux?
L’Entité balbutiante n’avait rien à faire en ce lieu, au milieu de ces humains qui ne l’intéressaient pas. Elle se remémorait quelque chose d’encore diffus, quelque chose qui l’attirait.
Alors, toujours immatérielle, parfaitement invisible pour les yeux de ces créatures simiesques limitées, la Sombre Némésis quitta précipitamment les catacombes, s’enfuit, traversant les multi dimensions avec une vitesse et une souplesse prodigieuses, sans la moindre difficulté.
Aussitôt, elle resurgit ailleurs, dans un pyramidion, où la colère des soldats de différentes armées atteignait son paroxysme. Encore des humains, mais cette fois-ci aussi sauvages et affamés de sang et de fureur qu’elle. Partout, dans cette atmosphère confinée, de la fumée, de la mitraille, de la poudre, des balles, des tirs plasmiques orangés, de la chaleur, du sang, des hurlements, des invectives, des insultes, des blessés et des morts.
La mort, oui, cette sublime et douce magicienne, recherchée depuis l’Origine du Tout… Rien n’était possible sans elle.
Un instant, une seconde, le silence se fit dans cette folie de la violence et de la haine exacerbées. Le Temps parut se figer. Allait-il basculer, s’éteindre?
Pavel Pavlovitch Fouchine affrontait dans un combat sans merci Daniel Lin Wu Grimaud. Or, l’agent secret soviétique, investi des pouvoirs et de la puissance du Commandeur Suprême, faisait face à son adversaire avec une promptitude, une agilité égales à celles du daryl androïde. Il le touchait à tous les coups, le frappant, le blessant, se faisant tour à tour onde, cristal, couteau, venin, poison, glace, eau, minéral, lumière, acier, feu, brûlure, inhumain, insaisisable, invincible.
Mais Daniel Lin ne s’avouait pas vaincu et ne cédait aucun pouce de terrain. Sans cesse, il revenait à la charge, buté, obstiné, magnifique dans sa résolution d’en finir avec le Russe.
Nous étions à Texcoco, sur la chronoligne 1744, en 2148 du calendrier chrétien, et les horloges et chronomètres de tous les déracinés du temps indiquaient huit heures du matin. 
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Qui allait prendre le dessus dans ce duel hors normes, dans ce combat où deux Titans s’affrontaient? Personne n’aurait pu le dire. Et encore moins la Sombre et Néfaste Entité qui s’était introduite par effraction en ce lieu. Le maléfique Homunculus savourait le spectacle, certain de son incognito.
Puis, la créature s’immobilisa, sembla hésiter, planant au-dessus de son descendant, volontairement bridé et mutilé, se soumettant à cette nouvelle épreuve avec vaillance et courage. Enfin, elle prit sa décision et, attirée non par l’avatar Daniel Lin, mais bien par le falot et impavide Fouchine, se fondit en lui, atome après atome, l’investit, devenant Pavel totalement et irréfutablement. Elle goûta au Soviétique avec une délectation rare, salivant, se nourrissant de sa violette opacité, humant sa fragrance de mort. Elle se substitua à l’autrefois faible et bornée créature tout en conservant ses souvenirs et ses haines. Elle fit sienne les volontés du Commandeur Suprême, les sublimant, les réduisant à la quintessence terminale, n’ayant qu’un but: le règne éternel de l’Entropie non dans un monde bulle isolé mais bien dans la Totalité. Rien ne serait…
Alors, brusquement, mue par la force de l’Homunculus Danikinensis mais aussi par les pensées de l’Entropie -la véritable et non son succédané- Pavel Pavlovitch Fouchine se dématérialisa soudainement, quittant ce feuillet du Multivers, cette potentialité non encore réellement concrétisée. Devenu un Être d’une Noirceur et d’une Désespérance incommensurables, il sut que ce ne serait pas ainsi qu’il vaincrait le Surgeon, le Ying Lung audacieux, l’Expérimentateur éternel Dan El. Il lui fallait user d’une ruse équivalente à la sienne, il lui fallait empêcher que l’humanité vît le jour dans la Réalité matérielle. Il fallait mettre un terme au Mensonge, au Leurre, à la Folie de cette Expérience. Rien ne devait être et Rien ne serait.
Fu le Ténébreux, Fu l’Inversé, Fu le Dragon Noir venait de naître. Il rejoignit la Totalité, s’insinuant en Elle, y creusant son chemin et passa un Pacte immoral. Avait-elle le choix? Disposait-elle encore de son libre arbitre? 

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