dimanche 30 octobre 2011

Le nouvel envol de l'Aigle : 1ere partie : El Desdichado chapitre 3 1ere partie.

Chapitre 3

Frédéric Tellier se préparait à passer une nuit calme, cela le changeait quelque peu, en compagnie de ses in-folio et de ses incunables. Chaque mois, il s’accordait ainsi une petite pause, un havre de paix dans sa vie tumultueuse. Dans sa chambre confortable, douillettement réchauffée par le feu d’une cheminée, un flacon de porto à proximité de sa main, vêtu d’une robe de chambre en soie, un puros aux lèvres, notre ami Frédéric, qui venait de chausser ses lunettes, commençait à déchiffrer avec délectation une édition de 1492 de la Divine Comédie de Dante. Las, à peine se réjouissait-il de ce bonheur paisible, que la femme de charges, Mathilde, vint rompre le charme de cette soirée.

http://sissymaids.groupsite.com/galleries/photo/46482/dl/large/1e19.jpg?1300772149

- Monsieur, fit-elle avec un accent normand prononcé, je sais bien que vous n’y êtes pour personne. Mais Monsieur de Beauséjour veut vous voir absolument. Il insiste en disant que l’affaire est grave et urgente. Je me suis permise de le faire attendre dans le salon et lui ai servi de votre cognac, cuvée 1847.

- Ah! Saturnin! Soupira Frédéric. Dans quel guêpier s’est-il encore fourré? Sacré vieux bonhomme incorrigible. Pourquoi n’est-il pas allé trouver Brelan? Mathilde, dites-lui que j’arrive d’ici trois minutes, reprit l’aventurier à haute voix.

Délaissant sa robe de chambre, il enfila un veston d’intérieur puis vérifia dans un miroir s’il était reconnaissable pour son ami. En effet celui qui, pour le grand monde, se nommait Victor Martin et dirigeait avec succès le journal Le Matin, avait pour habitude de se grimer. Frédéric Tellier, ancien chef de la pègre de Paris, restait toujours recherché par la Sûreté impériale.

Ce soir-là, il apparaissait comme un homme à la taille élevée, au visage et au nez longs, aux yeux gris un rien moqueurs, aux cheveux bruns tandis que de fines rides autour des yeux démontraient qu’il approchait de la quarantaine. Naturellement, il était dépourvu de barbe et de moustaches, n’usant de postiches qu’à l’extérieur.

D’un pas alerte il gagna le salon où son vieil ami patientait tout en dégustant un verre d’alcool.

- Ah! Bonsoir Frédéric! S’écria Saturnin, posant son cognac tout en écartant les bras comme s’il accueillait un ange sauveur. Avant-hier soir, je me suis fait voler. Brelan m’a conseillé de vous en parler. Je vais vous décrire les coupables et vous m’aiderez à récupérer mon argent.

http://www.cinereves.com/photos/rocambole%20pierene%20clermont.JPG

- Soit, mon cher Saturnin, fit Tellier d’un ton neutre en s’asseyant près de l’ancien fonctionnaire. Contez-moi vos malheurs.

Le vieux bonhomme s’exécuta avec fébrilité sous le regard plus ou moins amusé de Frédéric Tellier. Quand Beauséjour eut achevé son récit, l’aventurier se retint de rire.

- Mon ami, je compatis sincèrement. Mais franchement, avouez que votre naïveté attire les malfrats comme le miel les ours.

- Hum… n’allez-vous pas tenter d’appréhender ces gredins? D’après la description que je vous est faite, ce sera pour vous un jeu d’enfant que de mettre la main sur ces voleurs. J’ai plus confiance en vous que dans la police impériale. D’ailleurs, je n’ai même pas été porter plainte au commissariat de mon quartier.

- Là n’est pas la question, Saturnin! Répliqua sèchement le faux Victor Martin. Bien évidemment, vous récupérerez votre bourse…

- N’oubliez pas ma montre… Ah… j’aimerais assez que ma bourse fût aussi pleine que lorsque je l’ai abandonnée.

- Laissez-moi conclure. Je connais Léontine et son souteneur Max. je sais même où les deux complices crèchent. J’ai, en effet, gardé des contacts dans le milieu. Je voulais d’abord vous mettre en garde, Saturnin de Beauséjour. N’avez-vous pas assez vécu de mésaventures, connu de déboires et d’agitation pour prétendre aller vous distraire et vous pavaner dans des lieux plus ou moins recommandables?

- Euh… Frédéric, je trouve bizarre de votre part que vous fassiez la leçon.

- A cause de mon passé ou de mon âge?

- Les deux! J’ai près de trente ans de plus que vous et…

L’ancien fonctionnaire fut interrompu dans ses récriminations par la venue inopinée de Pieds Légers. Introduit par Mathilde, il salua brièvement Beauséjour et l’Artiste, puis, s’asseyant sans façon dans un confortable fauteuil en cuir, il craqua une allumette afin de fumer une cigarette. Ensuite, il se mit à narrer l’étrange scène à laquelle il avait assisté il y avait moins d’une heure à la gare Saint Lazare.

- A la gare Saint Lazare? À cette heure-ci? Demanda naïvement Saturnin. Mais pour quoi faire?

L’adolescent qui rêvait de se raser plus d’une fois par semaine, haussa les épaules avec désinvolture et siffla:

- Ben, m’sieur de Beauséjour, pour faire les poches des pantes et des caves, quoi! Faut pas que je perde la main… c’est pas parce que j’ai un métier sérieux que je vais m’embourgeoiser…

- Guillaume, dit Frédéric sévèrement, je croyais que tu avais quelque chose d’important à nous révéler.

- Ouais, bon, voilà, je me grouille… J’arpentais donc les quais de mon pas chaloupé, l’air de quelqu’un qui a un casier aussi vierge que la jeune mariée, mes mirettes bien ouvertes, zyeutant les cruches éventuelles. Tout était normal. La loco crachait sa fumée noire et grasse, les escarbilles vous brûlaient les yeux et irritaient vos gorges, les femmes avec leurs tournures ridicules minaudaient et roucoulaient, les bourges lissaient leurs moustaches tandis que les Breguet me tentaient. Je mourais d’envie d’en alpaguer deux ou trois…

- Abrège, jeta l’ancien danseur de cordes, les yeux mi-clos, particulièrement attentif au récit de Pieds Légers.

- Si ça peut vous faire plaisir… lorsque l’incroyable se produisit, là, devant moi, tout exprès pour que je le remarque! Dans une sorte de… distorsion, non du métal, mais du décor, la bonne vieille loco, avec sa large cheminée peinte en rouge et or et ses roues géantes, se mit à s’allonger, à s’étirer comme si elle était en caoutchouc. Puis, elle devint verte et argent. Maintenant, tandis que je me pinçais pour m’assurer que je ne rêvais pas, la cheminée était encastrée dans la carlingue! Plus surprenant encore, elle ne faisait plus autant de bruit. On aurait dit un dragon assoupi.

http://courbiac.free.fr/images/loco-forquenot%20121A.jpg

- Ah! Étrange! Es-tu certain de ce que tu avances?

- Ouais, sûr de sûr! Répondit Pieds Légers en terminant de tirer sur sa cigarette.

Embarrassé par son mégot, il l’enfouit dans une poche de son paletot au risque d’y mettre le feu.

- Alors, patron, vous avez une explication? Demanda l’adolescent plein d’espoir.

- Mais les badauds et les voyageurs ont-ils perçu eux aussi le changement? Comment ont-ils réagi?

- Euh… à vrai dire il n’y a que moi qui ai vu le spectacle. Ils ont continué comme si rien ne s’était passé.

- Diable! Pourquoi? S’exclama Beauséjour intrigué et captivé par ce mystère qui sentait son fantastique.

- C’est justement la question.

- J’ai besoin de réfléchir…seul. Fit Frédéric le visage fermé.

- D’ac… quand recevrai-je la réponse à mon énigme?

- Sans doute pas tout de suite.

- Frédéric, bredouilla Saturnin gêné, je n’ai nulle envie de rentrer chez moi. Vous comprenez… si j’étais aussi victime du même phénomène?

Le bonhomme, assez craintif, aurait pu avoir peur de sa propre ombre!

- Soit. Mathilde va préparer la chambre d’amis et bassiner le lit.

- Merci, soupira d’aise l’ancien fonctionnaire.

Comme nous le voyons, il appréciait particulièrement les lits tièdes et douillets.

- Quant à moi, articula Guillaume Mortot, plus connu sous le sobriquet de Pieds Légers dans le milieu des escarpes, j’peux pioncer ici, dans ce fauteuil.

- Entendu, Guillaume. Je vous laisse et vais donner des ordres à Mathilde.

Ayant fait comme il l’avait dit, d’un pas rapide, Victor Martin gagna la salle de bains. Après avoir rempli la baignoire d’eau glacée, on y distinguait des morceaux de glace, l’aventurier pas si rangé comme on l’aurait cru au premier abord, osa se plonger dans ce liquide sans marquer la moindre réaction, le plus petit frissonnement. Cependant, il laissa son organisme s’habituer à cette eau excessivement froide; enfin, après trois minutes environ, l’Artiste s’assit au fond de la baignoire en position du lotus et, fermant les yeux, se mit à compter paisiblement les battements de son cœur. Lorsque ce dernier eut assez ralenti, Frédéric put méditer, laissant avec indifférence le temps s’écouler autour de lui, coupé du monde extérieur.

***************

Date inconnue, quelque part en Asie centrale. La tempête soufflait de plus belle, charriant des nuages de poussière tandis qu’un air extrêmement sec mettait à vif la peau du visage et brûlait les narines et les muqueuses de la fugitive. Où s’abriter dans cet espace immense, désespérément plat?

À moitié aveuglée, la jeune femme n’en avançait pas moins, luttant contre les éléments déchaînés, se protégeant du mieux qu’elle le pouvait, c’est-à-dire presque pas, de la cruelle morsure des particules de silice qui, sans cesse, la criblaient. Malgré les rugissements furieux du vent qui grondaient à ses oreilles ensanglantées, Gwenaëlle entendait son cœur cogner à coups précipités et irréguliers dans sa poitrine. Elle percevait aussi sa respiration hachée, de plus en plus pénible.

Déterminée à survivre coûte que coûte, à échapper à la horde enragée qui la pistait depuis plusieurs lunes, les épaules rentrées, presque voûtée, la Celte progressait, un pas après l’autre, encore et encore. Combien avait-elle d’avance sur ses poursuivants qui la traquaient sans relâche, sans merci depuis les bois de sa forêt natale? La jeune femme l’ignorait.

Le vent soufflait si violemment que même les rapaces ne volaient pas. Ils avaient trouvé refuge bien au-dessus de ce ciel malade couleur de terre. Pourtant, dans quelques heures, lorsque les vagues de sable auraient cessé de martyriser Gwenaëlle, les aigles royaux pourraient faire bombance. Celle qui passait pour sorcière et guérisseuse à la fois, celle qui avait désormais « le mauvais oeil », en avait l’intime certitude. Allons! Plutôt périr lacérée et déchiquetée par les becs acérés des volatiles prédateurs que massacrée par les siens, les chasseurs de son village!

Néanmoins, la volonté de fer de la jeune femme lui commandait de marcher, marcher encore. Combien de temps lui restait-il avant de faiblir, de poser d’abord un genou, puis une main et, enfin, de s’allonger, renonçant ainsi à la poursuite de cette lutte inégale contre les éléments, contre une mort inéluctable? Une journée? Une heure? Peu importait! Depuis le premier matin du monde, les dieux avaient décidé de son sort.

Sa bouche craquelée, Gwenaëlle ne parvenait plus à sucer le sang de ses lèvres. Un pas, encore un, et puis un. Et encore un autre… ses longs cheveux roux tout emmêlés lui cachaient la plaine aride et les rares obstacles qui pouvaient se présenter à elle. La Celte devinait l’ombre de ses pieds presque racornis et empoussiérés. Depuis longtemps déjà, elle ne sentait plus les orteils et les doigts gourds de ses extrémités. Si belle autrefois, elle n’était plus qu’un grotesque épouvantail, une statue de terre grossièrement sculptée. Personne désormais n’aurait pu lui donner un âge. Vingt, cinquante, cent ans?

http://www.margevidesonsac.com/wp-content/uploads/2011/09/Dante-Gabriel-Rossetti-Bocca-Baciata-1859.jpg

La fatigue, immense, au-delà de l’entendement, s’emparait sournoisement de la fugitive. Gwenaëlle allait renoncer. Une douce et trompeuse torpeur la gagnait insidieusement. Elle ne parvenait plus à penser clairement; son idée fixe, son instinct de survie même s’estompaient. Il y avait bien trop longtemps qu’elle n’avait pris un peu de repos. Six jours sans dormir, quatre sans boire ni manger. Après tout, le corps humain avait ses limites et Gwenaëlle les avaient largement dépassées. Elle voulait se rassurer. Ses poursuivants avaient dû perdre sa trace, la tempête, son amie, les avait égarés.

Tandis que la jeune Celte s’accroupissait, posant une main sur le sol dur, dans l’azur sale un éclair fulgura soudainement alors que, pourtant, l’orage se situait à cent lieues au moins. Gwenaëlle eut-elle conscience de cette incongruité? Son esprit était-il désormais au-delà de toute raison? Se recroquevillant, elle tâtait ses vêtements en lambeaux peut-être avec la confuse idée de protéger ses chairs meurtries.

Absorbée par sa propre détresse, la jeune femme ne prêtait pas attention au vent qui, chassant au loin le sable, révélait des tumulus et des kourganes à demi ruinés, profanés par des pillards depuis des lustres. Ces tombeaux où étaient inhumés des guerriers et des chevaux contenaient des momies desséchées que les voleurs sacrilèges avaient délaissées, plus intéressés par le mobilier funéraire composé de torques et de pendentifs en or, de bracelets de cuivre, de poteries rubanées renfermant des offrandes de grains et d’armes constituées de haches, d’épées, de casques et de cuirasses martelés dans le cuivre. Le tout était assemblé comme des trophées.

Certaines momies présentaient les traits d’une peuplade asiatique tandis que d’autres, bizarrement, arboraient les caractéristiques caucasiennes et celtes, notamment une dépouille d’un guerrier d’âge mûr, remarquablement conservée, vêtue encore d’un tartan à carreaux et de braies assorties du tissu du même clan. L’homme avait conservé jusque dans la mort une barbe noire.

http://www.celtichearts.com/php/images/celtic_mummy.gif

Un peu à l’écart des nobles guerriers, reposaient des femmes et des enfants enveloppés de simples peaux de loups et d’ours cousues ensemble.

Gwenaëlle avait abaissé ses paupières. Ce fut pourquoi elle ne vit pas se dresser, sorti apparemment du néant, un étrange individu. L’homme paraissait être de bonne taille. En fait, il mesurait un mètre quatre vingt deux. Ses yeux bleu gris auxquels aucun détail n’échappait étaient en partie protégés par des lunettes à verres dépolis. Il tendit une main salvatrice vers la jeune femme et, avec une infinie douceur, la serra contre lui tout en ordonnant à mi-voix dans une langue anachronique:

- Vaillant, deux à remonter.

Daniel Lin venait de sauver son Héloïse.

***************

A un kilomètre à peine, la vingtaine de poursuivants avait vu l’éclair. Aussitôt, les guerriers celtes, affolés et superstitieux, s’étaient agenouillés et avaient entamé craintivement une prière au dieu de la mort.

***************

À bord du Lagrange, les préparatifs du conseil de guerre étaient achevés. Le commandant Grimaud allait être jugé par ses propres officiers sans circonstances atténuantes. La salle de conférence, sise au deuxième niveau du vaisseau scientifique, était la seule à même d’accueillir les juges, les jurés, le procureur, l’avocat de la défense, le président du conseil de guerre, les témoins à charge ou à décharge, les officiers de la sécurité et, bien évidemment, l’accusé lui-même. La procédure avait été accélérée alors qu’il était beaucoup plus urgent de réparer le Lagrange et de le mettre aux normes de sécurité.

Dans la salle, pour marquer la solennité du moment, des tentures pourpres brodées d’abeilles, de chimères et de chouettes avec des fils d’or, masquaient les grandes baies vitrées et donc, le ciel noir infini de l’espace tout strié d’étoiles. Lorsque Lorenza di Fabbrini fit son entrée, revêtue de la longue robe rouge et coiffée de la toque couleur or, toute l’assistance se leva et retint son souffle.

Daniel Grimaud avait fait de même malgré les liens de dur acier renforcé qui entravaient ses mouvements. Son visage fort pâle et défait n’affichait aucun sentiment. Il aurait été si simple pour lui de se libérer et de s’enfuir avec sa force prodigieuse et son hyper vitesse, mais le daryl androïde s’était refusé à mettre en danger ses enfants ainsi que ses rares amis à bord. Accablé, il acceptait son sort, prêt même à subir la peine de mort; ce monde-ci lui avait tout pris, alors que lui importait-il de vivre encore?

- Messieurs, asseyez-vous, déclara froidement l’officier politique, toute à son rôle de présidente de la Cour. Aujourd’hui, 18 septembre 2517, à 14h15, je déclare ouverte la séance du conseil de guerre que je préside, conseil tenu à l’encontre de l’accusé, le commandant du Lagrange, Daniel Lucien Napoléon Grimaud. Le prévenu est accusé de trahison envers l’équipage du vaisseau alors que celui-ci était engagé dans un combat contre sept vaisseaux ennemis appartenant à l’alliance Anglo-russe. Son Excellence, l’ambassadeur Marie André d’Elcourt, comte de Montfermeil, a accepté d’officier en tant que procureur militaire au service de Sa Majesté Impériale Louis Jérôme Napoléon IX. Le docteur Denis O’Rourke s’étant proposé comme défenseur de l’accusé, il fera office d’avocat de la défense.

- Votre Honneur, souffla le médecin irlandais, je dois d’abord faire part au tribunal des difficultés que j’ai rencontrées pour accéder au dossier de l’acte d’accusation. Ce conseil se tient à peine vingt heures après la bataille et…

- Lieutenant O’Rourke, votre objection n’est pas recevable. Ne perdons pas de temps. Lieutenant Chtuh, veuillez lire l’acte d’accusation sans rien omettre. Si Son Excellence veut le compléter, Elle en a toute liberté.

Faisant oublier sa taille réduite, le petit dinosauroïde, tout chamarré dans son uniforme vert et or, entama la longue et fastidieuse lecture de sa voix chuintante. Les minutes s’étiraient. Du fond de la salle, Violetta peinait à conserver son calme. L’adolescente avait décidé de témoigner en faveur de son père envers et contre tous.

Après ces préliminaires, Marie André convoqua à la barre ses témoins et, en premier lieu, le Président de ce tribunal militaire! Lorenza ne se fit pas prier. Professionnelle et détachée, elle évoque les circonstances fatidiques, ne dissimulant aucune de ses réactions au cours de l’affrontement avec le commandant du Cornwallis. son témoignage ne laissa aucune chance à son mari, l’accablant même.

Tout à son rôle, fier de sa fonction, se pavanant, Marie André demanda de sa voix de fausset:

- Capitaine di Fabbrini, avez-vous déjà noté une semblable réticence à combattre de la part du commandant Grimaud et ce, face à une force ennemie supérieure en puissance de feu et en nombre?

Lorenza réfléchit une dizaine de secondes et jeta:

- Il y a quelques années, face à quatre vaisseaux pirates originaires de Mondani, déjà…

L’avocat de la défense, interrompant le témoin, objecta:

- Le capitaine di Fabbrini fait allusion à l’incident bien connu de tous ici de Koush et omet sciemment un fait essentiel.

- Ah! Lequel donc? Fit négligemment d’Elcourt.

- Le capitaine di Fabbrini venait d’accoucher de sa deuxième fille Maria et le commandant Grimaud répugnait à se battre, désirant préserver le nouveau-né!

- La gloire de l’Empire, fit la commissaire politique d’un ton dur, exige le sacrifice des faibles. Tous les officiers, sous-officiers et hommes d’équipage engagés dans la flotte spatiale savent les risques encourus. Ils ont signé et accepté ainsi cette condition.

- Condition inhumaine qui va à l’encontre de tous les principes moraux, s’indigna justement O’Rourke.

- Dans cette affaire-ci, il n’est pas question de sacrifier un bébé. Reprit l’ambassadeur excédé. Revenons aux circonstances précises de l’engagement. Cette hésitation à ordonner le tir contre le Cornwallis vous a-t-elle surprise, capitaine?

- Je reconnais que c’est le cas.

- Soit. Ne vous êtes-vous pas étonnée également de voir le commandant Grimaud connaître l’identité des officiers supérieurs du vaisseau amiral britannique?

- De par sa fonction, Daniel Grimaud se doit de savoir qui a le commandement de ce vaisseau amiral, Votre Excellence;

- Certes. Mais aussi de connaître l’identité de l’officier en second, ses états de services dans l’Okrahna, son âge et bien d’autres détails troublants encore?

- A vrai dire, à moins d’être subitement devenu télépathe, Daniel Grimaud ne pouvait savoir cela.

- Peut-être le commandant Grimaud, qui a effectué un voyage en Pologne il y a six années, y a-t-il rencontré l’officier russe Irina Maïakovska?

- Ce n’est pas à moi qu’il faut poser la question, rétorqua Lorenza fâchée. Si, Votre Excellence, vous suggérez que mon époux a entretenu une liaison brève et secrète avec cette Maïakovska, je puis vous assurer que cette aventure est terminée depuis longtemps. Il ne faut pas oublier que Daniel Grimaud ne peut rien me celer. Je rappelle qu’en tant que métamorphe, je possède la capacité de lire les pensées des humains et que…

- Oui, assurément, capitaine di Fabbrini; mais vous n’êtes qu’en partie métamorphe.

- Ambassadeur, ne m’insultez pas!

- Ce n’était pas mon intention. Vos deux filles n’ont pas hérité de votre talent après tout. Et vu votre métissage, celui-ci peut être affaibli.

- Je vous assure que ce n’est pas le cas.

- Admettons. Capitaine di Fabbrini, pouvez-vous établir un contact mental avec le lieutenant Albriss, originaire d’Hellas?

- Oui, lorsqu’il m’y autorise.

- Expliquez-vous.

- Les Helladoï sont reconnus pour leur maîtrise de l’édification de boucliers mentaux afin de ne pas être perturbés par les pensées tumultueuses d’espèces moins matures. Mais je ne vois pas le rapport avec l’affaire d’aujourd’hui.

- Pourtant, je vous l’affirme, ce rapport existe. Vous avez reconnu plus tôt que vous avez été gênée par l’attitude du commandant Grimaud alors qu’il avait engagé le Lagrange dans la nébuleuse NC21.

- Oui, je ne m’expliquais pas le fait que son esprit me restât inaccessible…

- Hum… cela s’était-il déjà produit?

- Non, jusqu’à hier, jamais Daniel Grimaud n’était parvenu à me dissimuler ses pensées les plus intimes.

- Alors, comment expliquez-vous cette anomalie?

- Je ne me l’explique pas. Il est tout à fait impossible à un humain d’apprendre les techniques helladiennes en si peu de temps. Cet apprentissage prend des décennies.

- Oui, capitaine, je le savais. Mais ne peut-il exister un cas où un télépathe ne puisse entrer en contact avec la psyché d’un individu?

- C’est fort rare… mais…

- Mais?

- D’après les études de scientifiques originaires de Métamorphos, le cas peut se produire lorsque contact il y a avec un humain en état de démence temporaire.

- Démence temporaire, tiens donc! Comme c’est commode…

- Or, jamais le commandant Grimaud n’a dévoilé une pathologie mentale de ce type, du moins jusqu’à hier. Le stress extrême et une peur intense ont pu déclencher ces symptômes…

- Capitaine di Fabbrini, vous en êtes absolument certaine?

- Tout à fait! Jeta fermement la jeune femme. Daniel Lucien Napoléon Grimaud s’est montré lâche face à une situation intensément dramatique, qu’il croyait, lui, désespérée et sans issue. Tous les commandants peuvent succomber et faire ainsi preuve de couardise, surtout les commandant purement humains.

- Merci, capitaine di Fabbrini. Dommage que nous n’ayons pas de psychologue à bord afin de corroborer vos propos; vous pouvez regagner votre siège. Je résume donc votre témoignage. Le commandant Grimaud a trahi, non par amour, mais par peur. La pression du commandement et le stress du combat l’ont poussé dans un état de confusion mentale ayant abouti à son acte de lâcheté. Ainsi, il a refusé d’achever le vaisseau amiral ennemi le Cornwallis.

Il s’agissait d’un travestissement de la réalité manifeste. Mais cela n’avait rien de surprenant. Le comte de Montfermeil avait reçu des directives strictes et fort claires de la part de l’Amirauté. Il fallait épargner la vie du commandant du Lagrange, la famille Grimaud étant fort puissante. Elle devait à tout prix conserver son allégeance à l’Empereur.

Tout le procès visa donc à établir la culpabilité du commandant Grimaud mais une culpabilité due au poids de la peur de mourir. Violetta, déposant en tant que témoin à décharge, ne se laissa pas démonter par les questions déstabilisantes de Marie André d’Elcourt. Elle fit face avec aplomb et ignora les regards froids et coupants de sa mère.

Quant à Aure-Elise, elle rappela et démontra la profonde humanité de Daniel, remettant en mémoire les nombreux faits d’armes de ce dernier, notamment dans des combats périlleux, voulant effacer l’accusation de lâcheté formulée à son égard. Tout ce qu’elle obtint, ce fut la consolidation de l’hypothèse de démence passagère, ce qui confortait le procureur impérial par intérim.

Peut-on parler d’un procès bâclé, d’un déni de justice? À l’aune d’une démocratie, oui, mais pas pour le régime des Napoléonides. Après tout, Daniel Grimaud sauvait sa tête même s’il était condamné à une mort lente…

D’un coup de marteau clair et dur, Lorenza di Fabbrini énonça la sentence au milieu d’un grand silence. Le commandant Grimaud, près avoir subi la dégradation publique, était condamné à vingt ans de travaux forcés. Il accomplirait sa peine dans le bagne de Bolsa de basura dos, sur une des lunes de Centaurus B.

Tandis que le condamné était reconduit dans sa cellule, il regarda fixement Aure-Elise. Celle-ci lui dit doucement, en articulant distinctement:

- Courage, Daniel, tout n’est pas fini. Souvenez-vous de la rue Rambuteau.

Message sibyllin pour les gardes de la sécurité qui poussèrent brutalement leur prisonnier mais pas pour Daniel lin. Quant à Violetta, elle avait relevé fièrement le menton et, claquant des talons, avait jeté à sa mère:

- Je vais dans ma cabine nourrir le chat!

Le commandant Wu avait compris tout autre chose. Mais, n’osant pas entrer en communication mentale avec l’adolescente, il se laissa ramener dans son cagibi en attendant d’être conduit jusqu’à Bolsa de basura dos.

Bolsa de basura dos exige une petite notice touristique. La lune était exploitée pour ses cristaux d’orona. Mais il fallait creuser profondément le sous-sol pour trouver une veine; entre cinq et vingt kilomètres. Une atmosphère entourait le satellite, composée de méthane et d’ammoniac. La température à l’équateur y était presque supportable, 38°C en dessous du zéro. Par contre, il fallait éviter les longs séjours aux pôles, y compris en été, avec un thermomètre qui refusait de grimper au-delà des -90°C!

Les horaires de travail étaient dans le ton: de quatre heures du matin à minuit, soit vingt heures sur vingt-quatre, avec cependant une pause déjeuner de dix minutes à quatorze heures. La nourriture aurait mérité cinq étoiles sur le guide Michelin de l’infect: bouillon indéterminé où l’huile de vidange entrait pour 75% dans la composition. Le reste était à l’avenant. Ainsi, parfois, les bons jours, y surnageaient des morceaux de viande. Laquelle? Allez savoir! L’espérance de vie, assez aléatoire, allait d’une matinée à trois ans pour les plus chanceux ou les plus coriaces des bagnards. Bref, rien à voir avec les prisons bavaroises destinées aux délinquants nés dans la soie…

Tandis que le Lagrange infléchissait sa course pour gagner Bolsa de basura dos, le commandant Benjamin Sitruk, à bord du Cornwallis, recevait de nouvelles instructions. Après avoir réparé tant bien que mal son vaisseau, il devait rejoindre l’escorte cérémonielle de Sa Très Glorieuse Majesté Édouard XVI. En effet, pour la première fois, le souverain britannique allait rencontrer Sa Splendeur Pourpre et Jade, de la dynastie Yeou, l’Empereur Fu Qin, en zone neutre, sur une des lunes de Jupiter.

http://www.nlm.nih.gov/exhibition/chinesemedicine/images/huangti.jpg

***************

André Fermat avait pris sa décision. Il se substituerait au gouverneur du bagne où Daniel Grimaud allait être déporté. En effet, il devait se produire un changement important à la tête de Bolsa de basura dos. Pour le vice amiral, emprunter l’identité du nouveau directeur était un jeu d’enfant. Tendant un traquenard à l’odieux personnage, il le captura et n’hésita pas à le renvoyer dans les limbes. Puis, toujours sous les traits du chef de la section 51, il demanda un congé de six mois pour convenances personnelles. Sans problème, l’amiral Gavret accéda à sa requête, contresignant le précieux papier juste sous la pré signature de Louis Jérôme Napoléon IX. L’Empereur connaissait l’existence de ce service secret dans les services secrets qu’était la section 51, mais il ignorait ce qu’il s’y tramait précisément. Du moment que l’ennemi était trompé et que les Napoléonides s’emparaient des avancées technologiques de l’adversaire, peu lui importait les détails. André Fermat restait pour lui un officier anonyme de plus, voilà tout.

***************

dimanche 23 octobre 2011

Le nouvel envol de l'Aigle : 1ere partie : El Desdichado chapitre 2 2e partie.

À bord du Vaillant, qui ne méritait pas franchement son nom, du moins pas encore, Robin, le chat, surnommé Ufo par Violetta, allez savoir sous quelle impulsion, miaulait à fendre l’âme. Le malheureux animal, qui aimait son confort, n’en pouvait plus de respirer les effluves nauséabonds, mêlant les infectes odeurs de poubelles aux reflux et remugles provenant d’un liquide de refroidissement des moteurs usé jusqu’à plus soif, sans omettre les relents de créosote, d’ozone et les fumées d’huile rouillée et brûlée.

http://www.munchkin.net/bicolor.jpg

http://27.media.tumblr.com/tumblr_lo37mmVRIb1qlfohio1_500.jpg

Désespérément, voulant quitter cette cabine branlante et grinçante, le félin venait se frotter régulièrement contre les jambes de Craddock.

Le chat n’était pas simplement incommodé par les odeurs d’eau croupie qui envahissaient tout le vaisseau au fur et à mesure de son périple vers Bolsa de basura dos.

http://www.rquer.es/repositorio/0989/imagenes/134/6/bolsa-de-basura.jpg

- Cette esquisse ratée de Raminagrobis

http://raminagrobis.be/Pictures/Raminagrobis%20Fable.jpg

commence à me gonfler! Mugit Symphorien excédé par les manœuvres du gros chat.

Hé oui, notre Ufo, plus que jamais ventre sur pattes, réclamait sa pitance six fois par jour en moyenne. Et comme seul Craddock avait la clef de la cambuse, il traînait souvent autour du capitaine de fortune. Or, là, rien n’y faisait. Y compris ses miaulements pleurnichards, ses ronrons, ses frottements, sa queue presque préhensible qui s’en venait s’enrouler autour des jambes ou des bras du Cachalot de l’espace. Aucun résultat, aucun supplément de nourriture, aucune gâterie.

Cette bête phénomène mérite une description. Il s’agissait d’un jeune mâle de près d’un an. L’animal aurait dû présenter un corps efflanqué, presque maigre. Mais voilà: sa goinfrerie faisait qu’il était déjà bien replet et bien gras pour son âge. De plus, son poil mi long noir et blanc accentuait l’impression d’obésité précoce qu’il donnait. Et ses yeux bleu saphir vous toisaient d’une façon tout à fait méprisante!

Le règlement militaire très sévère en vigueur dans la flotte impériale n’expliquait pas la présence du félin auprès de l’enseigne Violetta Grimaud. L’adolescente et le chat avaient sympathisé un jour que le Lagrange s’était posé sur la planète Mingo pour une révision. La demoiselle l’avait récupéré alors qu’il tentait d’échapper à deux ilotes affamés. Depuis, tant bien que mal, tous deux avaient bravé les diktats. Le commandant Grimaud avait préféré fermer les yeux sur cette entorse, ne voulant pas se coltiner la mauvaise humeur de sa fille.

Au fait, personne n’avait percé le secret de l’acronyme UFO qui, ici, ne signifiait rien.

Après plus de trente minutes de gémissements et de simagrées, Ufo dut se résoudre à rejoindre la couchette crasseuse de sa maîtresse, le ventre toujours aussi creux. La voix ensommeillée, Violetta souffla:

- Où donc t’étais-tu fourrée, sale bestiole?

Tendrement, elle serra son animal contre elle et se rendormit. À cinq mètres à peine de là, Craddock pestait. Il y avait une fuite de réfrigérant dans la soute.

- Espèce de pirogue monoxyle des quarantièmes rugissants, tu ne vas pas me lâcher maintenant!

De rage, le vieux baroudeur lança un coup de pied contre un fût de plastacier contenant une quelconque marchandise illicite. Sous la douleur, il s’insulta lui-même.

- Ouille! Capitaine de passoire sans trous! Bonimenteur d’opérette! Mister Magoo de carnaval! Édouard Pailleron d’orchestique bouffe! Naufragé du Gigantic! hurla-t-il.

À quoi ressemblait le Vaillant, cette poubelle du système Sol, cette honte de l’espace intersidéral?

Vaisseau informe, sans poupe ni proue, que son propriétaire surnommait « l’absurdosaure sans queue ni tête d’Epsilon Eridani ». Polygone décati, rafistolé avec de la ficelle, mêlant le noir, le marron et la rouille, à la coque bosselée par des millions d’impacts de micro météorites, insulte aux lois de la physique, il semblait sorti tout droit d’un cauchemar cubiste de Braque. Sur les flancs, des tuyaux apparents dont on se demandait ce qu’ils pouvaient bien rejeter, et des quarts de sphères disséminées au petit bonheur la chance. Personne ne savait où se situaient précisément les moteurs. Bref, le Vaillant pouvait aussi bien fonctionner à l’énergie atomique, aux cristaux d’orona, à l’hydrogène liquide qu’à l’alcool de canne à sucre, aux voiles photoniques ou à l’antimatière. Le propergol ou l’éthanol n’étaient pas méprisés non plus. Lorsque Craddock parvenait à voler quelques centigrammes d’orona, son vaisseau dépassait le luminique 5. Sinon, la plupart du temps, il se traînait à 8000/km heure au grand maximum.

Comme nous le voyons, Symphorien aurait mérité les palmes pour son talent méconnu de mécanicien. Entre ses mains, n’importe quel engin mécanique parvenait à voler et à se déplacer dans l’espace, aussi bien une pascaline du XVIIe siècle

http://www.oldcomputers.arcula.co.uk/files/images/hist202t.jpg

qu’une locomotive Pacific 231!

http://www.cdfinformatique.com/acatalog/Modelbex_231Pacific_400.jpg

***************

À bord du Firmament, enfermé à triples tours dans sa cabine, André Fermat, qui avait interdit à son ordonnance de franchir la porte sous peine de mort, méditait sombrement. Enfin, ce qu’il espérait depuis tant d’années se produisait. Sur une table solide, en dur acier le chrono vision reposait, son écran éteint. L’appareil, conçu par Stankin, le maître de Sarton, avait échu mystérieusement dans l’escarcelle du vice amiral depuis tantôt trente années. L’homme avait tout fait pour en obtenir l’usage exclusif, pistant l’engin à sa source.

À vrai dire, Fermat aurait très bien pu s’en passer, mais il préférait s’économiser et surtout que personne d’autre que lui-même ne s’en servît afin de ne pas modifier le continuum de cette chrono ligne.

Le chrono vision n’avait fait que confirmer le destin mouvementé du commandant Daniel Grimaud. Depuis des lustres, il était écrit que cet être exceptionnel serait traduit en Conseil de guerre et condamné aux travaux forcés sur Bolsa de basura dos. Ensuite, les faits le concernant devenaient plus flous et difficiles à anticiper. Mais cela n’inquiétait pas André. Il se doutait que quelque chose de prodigieux s’était produit sur le Lagrange, un contact puis une fusion devenue symbiose entre deux Daniel issus de deux pistes temporelles différentes.

De par sa véritable nature, Fermat était bien placé pour savoir que l’Univers portait mal son nom. Il aurait fallu l’appeler Panmultivers.

Désormais, le problème se posait ainsi. Comment non pas modifier la sentence du Conseil de guerre mais mettre la main sur l’ex-commandant Grimaud? Comment précéder les actes du phénomène? En effet, après la cruelle sentence, le chrono vision s’obstinait à ne révéler qu’une sorte de semoule pleine de grumeaux illisibles. Or André répugnait particulièrement à emprunter les routes interdites et brûlantes de la Supra Réalité, à se déplacer dans les interstices ô combien dangereux du Pantransmultivers.

« Ah, Surgeon! Soupirait-il fort humainement. Tu vas donc m’obliger à me projeter là où je ne veux pas aller… cet exercice me coûte. Mais je le dois car j’ai choisi de te protéger, de te suivre jusqu’à ce que l’heure soit venue. Oui, j’accompli ce sacrifice pour toi d’abord, pour l’humanité ensuite et enfin pour la sauvegarde de la Diversité ».

Qui était vraiment André Fermat?

***************

Betsy s’apprêtait à quitter son Loulou après une nuit relativement torride. Pour la récompenser de sa patiente indulgence, l’Empereur, qui n’avait plus autant d’allant qu’autrefois, lui dévoila son trésor égyptien, notamment, sa toute dernière acquisition. Cet horrible objet fit tomber en pâmoison la jeune femme. Il s’agissait d’une momie difforme d’anencéphale humain atteint de spina bifida.

http://25.media.tumblr.com/tumblr_lmqtgp6Ktd1qk38c7o1_500.jpg

Napoléon présenta ladite momie comme la dépouille desséchée d’un babouin sacré de la XX e dynastie.

http://i16.servimg.com/u/f16/11/25/13/17/412.jpg

Betsy jouait à ravir la jeune oie blanche, ce que cette usurpatrice n’était absolument pas. Mais la mission dont on l’avait chargée exigeait qu’elle trompât le vieux podagre.

http://www.ncl.ac.uk/library/specialcollections/treasures/treasure_2009_10.jpg

***************

dimanche 16 octobre 2011

Le nouvel envol de l'Aigle : 1ere partie : El Desdichado chapitre 2 1ere partie.

Chapitre 2

5 mars 1825, 11 heures du soir.

Dans un bureau éclairé au premier étage du Palais des Tuileries, l’Empereur travaillait encore malgré sa santé chancelante. Il était vraiment loin le temps où le connétable vainqueur inspirait une symphonie, l’Héroïque, à Beethoven! Napoléon âgé ne ressemblait plus du tout au jeune homme aux traits creusés et aux grandioses projets. Le presque vieillard avait tout gagné. Repu, le souverain n’avait désormais qu’un souci, insuffler le même appétit à son héritier, le Roi de Rome.

http://napoleonbonaparte.files.wordpress.com/2008/03/napoleon-par-sant.jpg?w=418

Tous les puissants de ce monde venaient manger dans les mains de Napoléon le Grand. Or, le vieil Empereur ne manifestait pas le moindre sentiment de reconnaissance envers Galeazzo di Fabbrini à qui, pourtant, il était redevable de son pouvoir et de son Empire. Depuis peu tombé en disgrâce, le comte italien ne fréquentait plus les palais impériaux et les cours européennes inféodées au despote. En fait, peu de gens connaissaient son rôle occulte auprès du souverain. Durant de longues années, Galeazzo avait su rester dans l’ombre. La vision du monde tel que le concevait Napoléon le faisait rire. L’Ultramontain ambitionnait bien plus…

http://www.cinereves.com/photos/rocambole%20ver5.JPG

Mais revenons au souverain, décrivons son physique actuel en cette année 1825 déviée. Dégarni, grisonnant, les traits bouffis, le regard qui restait perçant encore démontrait cependant que l’intelligence aiguë n’avait pas disparu avec les années et la venue de la maladie.

Depuis la mise à l’écart avec fracas de Joseph Fouché, Napoléon se contentait de Savary

http://366jours.free.fr/wiki/images/thumb/AnneJeanMarieReneSavary.jpg/150px-AnneJeanMarieReneSavary.jpg

comme Ministre officiel de la police et de François Vidocq

http://www.archivespasdecalais.fr/var/cg62/storage/images/mediatheque/archives/images/agenda/07-24_vidocq_4j_476_42_0001/424832-1-fre-FR/07-24_vidocq_4J_476_42_0001_lightbox.jpg

comme chef de la Sûreté. Ce soir, ce n’était pas à ce commensal là qu’il avait affaire. Son Secrétaire d’État et aide de camp Sébastiani

http://cache2.artprintimages.com/p/LRG/51/5102/NRQ2G00Z/art-print/franz-xaver-winterhalter-fran%C3%A7ois-horace-bastien-mar%C3%A9chal-comte-s%C3%A9bastiani-mar%C3%A9chal-de-france-en-1840-ambassadeur.jpg

prenait note des dernières directives qui allaient concerner, une fois de plus, l’Europe entière.

Dans un mois à peine, le Roi de Rome devait être intronisé Empereur d’Autriche. Le nouveau tsar Nicolas, Alexandre mourant avait été renversé trois ans plus tôt, avait renoncé à se rapprocher de Napoléon. Par contre, une énième trêve avait été signée avec le roi d’Angleterre, George IV, par l’intermédiaire de son gendre Léopold de Saxe Cobourg.

Assisté de Caulaincourt,

http://www.antique-prints.de/shop/Media/Shop/8407.jpg

des barons Gérard et Gros, du duc de Bassano et du majordome Cipriani,

http://www.empereurperdu.com/images/antom.gif

l’Empereur modifiait donc la carte de l’Europe; en effet, après son fils devenu Empereur à son tour, il envisageait de mettre à la retraite Murat, le roi de Naples, celui-ci manifestant un peu trop à ses yeux des velléités d’indépendance.

http://www.poster.net/gerard-francois/gerard-francois-joachim-murat-1767-1815-1057710.jpg

D’une voix claire, Napoléon Premier dictait sa correspondance, une correspondance ultra confidentielle, adressée au chancelier Metternich.

- Cher cousin… vous veillerez à ce que rien ne vienne troubler les fêtes prévues pour le couronnement de mon fils. Je vous connais, tout se passera bien. Vous aurez grandement à cœur de me satisfaire. En attendant, pour vous encourager à exécuter cette tâche ingrate, je vous donne un cadeau sans importance, une de ces petites attentions qui maintiennent et renforcent les liens d’amitié, le duché de Zélande. Cipriani, mon homme de confiance, je lui dois la vie et il ne demande rien en échange, ce qui est rare de nos jours, vous apportera ce courrier en personne avec le majorat cité plus haut dans ma lettre.

Sébastiani, qui prenait la missive sous la dictée, ne leva pas même un sourcil à l’énoncé à l’énoncé du pli. Il y avait trop longtemps qu’il servait l’Empereur.

La lettre suivante concernait le général Hugo, gouverneur militaire de Madrid, promu par la grâce de Napoléon, maréchal d’Empire. Mais Joseph Bonaparte, allez-vous nous objecter? Le frère aîné avait failli en tant que souverain de la péninsule ibérique. Désormais, il se contentait de vivre en exil en Louisiane, bénéficiant de revenus conséquents en tant que riche propriétaire de plantations de canne à sucre et de coton.

Deux mots sur le général Dumas, le père de notre premier personnage entrevu dans le prologue. Il n’avait jamais accepté la mort suspecte du dauphin et avait demandé sa mise en disponibilité au jeune Empereur peu après la proclamation du nouveau régime. Bon prince, Napoléon lui avait rendu les honneurs lors de son décès anticipé et avait organisé des obsèques nationales grandioses au héros intransigeant. Puis, généreusement, il avait accordé une pension à la veuve, cent francs par mois, pas un radis de plus, ce qui permettait à la famille de survivre. Pour améliorer l’ordinaire, le rejeton n’avait pas d’autre choix que de solliciter un modeste emploi de gratte-papier au sein d’une annexe d’un quelconque ministère.

Minuit sonna à l’adorable pendulette en or et bronze où les Trois Grâces dansaient sur un menuet de Mozart. En soupirant, Napoléon renvoya Sébastiani. Il était temps. Un grattement se fit entendre à une porte dérobée. La belle Betsy Balcombe

http://www.napoleon-series.org/images/research/napoleon/longwood1.jpg

était à l’heure à son rendez-vous amoureux. Elle avait hâte de voir son chéri.

Assez vivement, le souverain ouvrit à son amie de cœur. Une grande femme blonde un peu maigre fit alors son entrée. Betsy s’inclina d’abord avec grâce devant l’Empereur puis, sans façon, se jeta à son cou. La belle Anglaise portait une robe à taille haute agrémentée d’un voile orange et vermillon imitant un sari. La mode cette année 1825 allait vers l’exotisme et l’indianisme; aux bras et au cou gracile de la jeune femme, tout un assortiment de bijoux baroques, en or et pierres précieuses cliquetait au rythme de ses mouvements. Les chevilles s’ornaient de fines chaînettes.

Notre Betsy était vêtue sans ostentation ; les femmes les plus délurées de Paris et d’ailleurs osaient bien davantage. Nombreuses étaient celles qui se déguisaient en Néfertiti ou en Hatshepsout! Malheureusement, le climat de l’Ouest de l’Europe ne se prêtait guère au port de tissus diaphanes. La haute société féminine payait donc un lourd tribut à la tuberculose, le mal du siècle.

Mademoiselle Betsy ignorait ces problèmes. Anglaise de naissance, elle supportait allègrement les douze degrés Celsius, bras nus et large décolleté.

- Mon Loulou chéri, fit la jeune femme avec son charmant accent so british, j’étais si impatiente ce soir!

Avec tendresse, elle abreuva Loulou de baisers sur son crâne dégarni, son cou, ses joues et sa bouche. Au fait, ladite Betsy dépassait l’Empereur d’une demie main et n’oubliait jamais de chausser des escarpins à talons plats afin de ne pas humilier Napoléon.

***************

Saturnin de Beauséjour s’ennuyait. Bien qu’il eût franchi la frontière de la soixantaine depuis déjà quelques années, il avait besoin de s’amuser. Sa vie aventureuse lui manquait. Incorrigible bonhomme va!

Ce 12 avril 1868, il y avait bal à Mabille

http://www.muzeocollection.com/data/modules/oeuvre/0c/df/0cdf4fa465014802-moyen2-bal-mabille-vernier-charles.jpg

et l’ancien chef de bureau s’était juré d’y faire un tour. Son célibat et sa solitude lui pesaient. Peut-être sa prestance lui permettrait-elle de changer son quotidien? Adonc, devant son miroir, Saturnin, tout guilleret, ajustait son habit noir à queue de pie, n’oubliait pas d’y accrocher sa montre de gousset en or, et s’admirait, bombant le torse et rentrant son ventre. Ah! Décidément, il avait belle allure.

À ses côtés, son loulou de Poméranie, Gavroche, aboyait, s’étonnant de ce changement dans les habitudes si casanières de son maître.

- Gavroche, veux-tu te taire? Disait Beauséjour de sa voix de fausset tout en vérifiant le nœud de sa cravate.

Le chien n’avait cure d’être rabroué et poursuivait de plus belle.

- Si tu t’obstines ainsi, le chien, je vais t’enfermer dans l’armoire.

Alors, faisant mine de se saisir d’une canne, le vieil homme regarda son fidèle compagnon d’un air sévère, roulant ses gros yeux marron. La bête comprit sans doute la menace puisqu’elle se réfugia sur un fauteuil aux coussins particulièrement moelleux.

- Ah! Voilà qui est mieux! Soupira le ridicule bonhomme satisfait.

Redressant son double menton, bombant davantage son torse, Saturnin s’admira une dernière fois.

- La belle soirée qui s’annonce! Hélas non, Gavroche, tu ne m’accompagnes pas! Là où je vais, les toutous ne sont pas admis. Oh! Cesse de me regarder ainsi! Je ne connais que trop bien des bons yeux de chien battu. Voilà que maintenant, tu t’ébroues de désapprobation! Cabotin, ce n’est pas moi qui rédige le règlement des bals…

Prenant un dernier biscuit, ayant à cœur de se faire pardonner cette trahison, Saturnin le donna au toutou qui s’empressa de l’engloutir.

- Ah! Cela va mieux, mon Gavroche, n’est-ce pas? Je puis sonner Arthur.

Après deux coups de sonnette, le domestique apparut et reçut, impassible, les instructions de monsieur de Beauséjour, qui, autrefois, avait porté le titre de baron. Puis, tout aussi discret et stylé, le valet se retira, le chien sous son bras.

Avec un sourire enfantin, Saturnin mit un masque pour préserver son incognito certes, mais également pour se rajeunir d’une bonne trentaine d’années pensa-t-il à tort. Notre personnage n’avait nullement conscience qu’il suscitait la moquerie; ledit masque ne dissimulait pas son embonpoint, un embonpoint qui dénonçait le bourgeois sexagénaire trop nourri, à qui la vie avait réservé quelques uns de ses plus beaux fruits.

***************

Comme tout seigneur qui se respectait, monsieur de Beauséjour arriva avec un peu de retard au fameux bal Mabille. Immédiatement, son allure excentrique, son tenue qui sentait le grand monde, son masque de carnaval le firent remarquer par les habitués. La foule interlope de Mabille mêlait le prolétaire le plus ordinaire aux représentants des petites classes moyennes, l’artisan à la recherche de distraction aux cocotes et à la racaille des bords de Seine.

Saturnin frétillait d’aise. Il croyait avoir retrouvé ses vingt ans. Il se lança avec vivacité et enthousiasme dans un cancan endiablé, tournant autour des danseuses à demie vêtues. Tout en sautillant en mesure, il lorgnait les mollets bien galbés, les cuisses blanches, les bras laiteux et les poitrines fermes.

http://fascinatingpeople.files.wordpress.com/2009/11/1854-1870-portrait-de-cora-pearl-actrice-et-mondaine-photographie-disderi.jpg?w=211&h=300

Après trente minutes de cette folie, tout suant et coulant, s’épongeant le front avec un mouchoir brodé, le cœur battant la breloque, il s’attabla, une quart de demie- mondaine à son bras. Léontine, une fausse rousse bien en chair, réclama de sa voix de faubourg du champagne et l’obtint. La mijaurée s’était rendue compte que son chevalier servant possédait une bourse bien garnie. Elle avait eu le regard étudié pour . Agissant par signes secrets, elle prévint son souteneur que le pigeon serait cuit à point d’ici une heure environ

En fait, il en fallut un peu moins pour que saturnin perdît tout sens de la réalité. Jamais le bonhomme n’avait tenu l’alcool. Après plusieurs centaines de sourires, de minauderies, de bisous dans le cou, de câlins et d’agaceries, Léontine entraîna le dindon dans une ruelle enténébrée, là où Max, son Jules, patientait tout en fumant cigarette sur cigarette. Casquette enfoncée de guingois sur la tête, moustaches broussailleuses, mouchoir rouge autour du cou en guise de cravate, blouse bleue râpée de travail, pantalon large à carreaux, chaussures éculées, regard sombre, le maquereau dans toute sa splendeur ne pouvait nier ses origines de mauvais garçon.

Lorsque Saturnin sentit sur sa nuque la lame bien aiguisée, son ivresse s’envola aussitôt.

- Aboule ton or, le bourge, ou, sinon, je t’offre un joli collier brodé à ma façon qui remplacera avec bonheur ton affreuse cravate! Jeta le bandit durement.

D’une main malhabile, ne se faisant pas répéter l’ordre, Beauséjour fouilla dans ses poches et lança aux pieds du malfrat une bourse bien rebondie qui s’en alla rouler sur les pavés boueux et inégaux.

- Je ne résiste pas! S’écria Saturnin de sa voix de fausset. Tenez, monsieur, prenez et laissez-moi la vie sauve!

- Ta montre aussi, le richard!

- La voici! Mais je vous en supplie, ne me tuez pas! Larmoya de plus belle l’ancien fonctionnaire.

- Oh! Oh! Ta proie me prend pour un égorgeur, Titine! Éclata de rire Max.

Telle une lionne, la fille s’était mise à genoux afin de ramasser les pièces d’or et d’argent qui avaient roulé sur la chaussée. Cependant, toujours en ricanant, le malfrat assomma avec art le vieux bonhomme dont le corps soudainement aussi mou qu’une poupée de chiffon, s’effondra sur les pavés gras et sales.

- Tirons-nous! J’entends du monde qui vient, ordonna le maquereau à sa complice.

- J’espère que ce n’est pas la rousse!

Les deux marlous se fondirent dans la nuit.

Le lendemain, monsieur de Beauséjour tout dolent et tourneboulé, ayant fait mandé sa vieille amie Brelan, recevrait celle-ci dans sa chambre, mais en tout bien tout honneur.

***************

Le commandant Daniel Lin Wu Grimaud répliqua vertement à Son Excellence, ce blanc-bec de Marie André d’Elcourt, comte de Montfermeil.

- Ambassadeur, oui, nous allons combattre, si cela peut vous satisfaire! Mais ne vous plaignez pas d’en subir bientôt les inconvénients. Ce qui va suivre n’aura rien à voir avec une simulation.

Puis, se tournant vers le chef des opérations, l’officier ordonna:

- Resyntonisez tous les niveaux… maintenant. Écran tactique pleine puissance.

- Oui commandant, répondit le lieutenant Albriss sans marquer la moindre émotion;

Chtuh, quant à lui, se hâta de régler l’écran tactique.

- Votre Excellence, reprit Daniel Lin acerbe, nous sommes encerclés par sept vaisseaux ennemis dont le vaisseau amiral Cornwallis. Tous sont supérieurs en puissance de tir, en capacité offensive donc et en taille. Savez-vous qui commande le vaisseau amiral? Vos informations sont-elles à jour?

Marie André hocha la tête et siffla entre ses dents.

- Benjamin Pharamond Sitruk, le prodige de l’école militaire de Séville. Il a préféré se mettre au service des Anglais plutôt qu’à celui de l’Empereur!

On sentait le dépit ainsi que la colère rentrée dans ces propos acides.

En marmonnant, Violetta qui s’activait à sa console, jeta, mine de rien:

- Pff! Ça ne m’étonne pas! Ce galonné oublie de préciser que la mère Sitruk était une opposante au régime. Elle est morte en exil. Évidemment, le fils aimant ne pouvait lécher les bottes de Louis Jérôme Napoléon IX.

La commissaire politique, qui avait entendu sa fille, vint subrepticement la pincer afin de la faire taire. En fait, elle mourait d’envie de la gifler.

Cette diversion fut brève. Les vaisseaux adverses avaient localisé le Lagrange dès que les niveaux d’énergie étaient revenus à la normale. Le combat reprit, encore plus mouvementé que le premier round.

Pendant près de quinze minutes, et c’est long quinze minutes d’affrontement dans l’espace, on n’entendit plus sur la passerelle, hormis les ordres précis, concis secs et posés du commandant, que le crépitement des consoles rendues hors service après les tirs des canons phaseurs ennemis, que les soupirs des moins aguerris et que les toussotements plus ou moins discrets et énervés de Son Excellence.

Tout le Lagrange tanguait, frémissait, ballotté par les vagues engendrées par les torpilles britanniques évitées d’un cheveu le plus souvent. Pourtant, certains coups ennemis portaient et blessaient le vaisseau français. Chtuh, Kirù, Zlotan, Albriss et Daniel Lin se démenaient, réduisant tant faire se peut les dégâts du Lagrange.

De tous les niveaux du vaisseau, les rapports parvenaient au commandant Grimaud qui conservait un sang-froid admirable. L’infirmerie connaissait l’arrivée massive de brûlés et de blessés. On aurait pu croire que le jeune O’Rourke était dépassé tant le chaos régnait. Les moins gravement atteints s’entassaient sur le sol tandis que les cas critiques bénéficiaient des lits et des couchettes médicalisées. Denis opérait sans relâche, assisté par deux infirmières compétentes et silencieuses.

Dans l’armement, on comptait déjà huit tubes de torpilles vides. Chaque tir du Lagrange avait atteint sa cible en plein cœur. Le Victory, salement touché une première fois, agonisait. Tous ses feux étaient éteints et il dérivait dans l’espace, montrant de cruelles et létales blessures. Il n’y avait plus un seul survivant à bord. À son tour, le Nelson avait reçu de plein fouet un coup mortel. Il luttait pour effectuer les réparations les plus urgentes, essayant de prendre de vitesse les superstructures qui n’allaient pas tarder à céder. Vingt guêpes du Cornwallis avaient explosé en vol, alors qu’elles tournaient autour du vaisseau français.

Pourtant, malgré tous ces exploits, le Lagrange, blessé lui aussi, ressemblait lentement mais sûrement à un fer à repasser projeté dans le vide relatif du cosmos. Il fallait à tout prix préserver la salle des machines ainsi qu’une certaine flottabilité au vaisseau scientifique.

Daniel Grimaud plus Daniel Lin Wu aux commandes, c’était incontestablement une chance pour le Lagrange, mais cela suffirait-il? L’ennemi, plus puissant, implacable, s’acharnait et ce, d’autant plus qu’il était humilié par la résistance désespérée et magnifique de l’adversaire.

Après toutes les tactiques inventées par le vice amiral Fermat, d’autres, beaucoup plus hétérodoxes suivirent, s’enchaînèrent, toutes expérimentées ailleurs par Antor et Daniel Lin. Désormais, les superstructures du Lagrange gémissaient, au bord de la rupture. Le vaisseau n’en pouvait mais.

C’était à peine si on parvenait à respirer sur la passerelle. L’infirmerie venait de comptabiliser quarante et un morts et le double e blessés, ce qui était énorme pour un vaisseau de cette taille.

Toujours aussi concentré, Daniel Lin demanda une communication passive avec le Cornwallis. Albriss impassible, exécuta l’ordre. Le commandant avait les codes des communications ennemies. Il voulait connaître précisément où le vaisseau amiral britannique en était.

Lorsqu’une partie de la sphère écran s’alluma, Daniel lin réprima un sursaut; la passerelle du Cornwallis révélait non seulement Benjamin Sitruk en train de houspiller brutalement Kiku U Tu, mais aussi un officier russe, terriblement familier, une grande femme aux longs cheveux roux, Irina Maïakovska. Celle -ci opérait devant une console scientifique.

Notre daryl androïde soupira profondément. Il ignorait la présence du double de son épouse sur le vaisseau ennemi. Les renseignements mis à la disposition du commandant Grimaud par l’Amirauté restaient parcellaires.

À bord du Cornwallis, personne n’avait remarqué l’intrusion électronique du Français.

Mais la bataille se poursuivait. Tandis que le vaisseau amiral amorçait une boucle ventrale afin de mettre à l’abri les guêpes restantes, il présenta ainsi au Lagrange une ouverture un court instant. Albriss, le chef des opérations, Marie André d’Elcourt ainsi que le commandant Wu virent immédiatement l’opportunité qui s’offrait, une opportunité qui pouvait mettre un terme définitif à ce combat inégal. Il suffisait d’un ordre, d’un seul.

- Torpille à bosons, azimut 2-9, angle 2-3..., jeta Daniel Lin amer et ému.

Mais il hésita à commander la suite, à crier le « feu » fatidique. Ce fut l’ambassadeur qui hurla à sa place:

- Feu! Bon sang! Feu!

Sous l’impulsion de Kirù, la torpille partit à la rencontre de sa cible, le ventre du Cornwallis. Dans cette zone névralgique, les boucliers multicouches s’avéraient inutiles, aussi efficaces que de la soie, dans la configuration actuelle de combat.

Mais l’ordre était survenu un poil trop tard. Le Cornwallis ne fut ni foudroyé ni anéanti. La torpille à bosons, l’arme ultime, imparable, ne fit qu’érafler l’aile inférieure droite du vaisseau britannique et s’en alla se perdre dans la nébuleuse.

Toutefois, le simple effleurement occasionna de sérieux dommages au vaisseau amiral ainsi qu’aux raptors qui le protégeaient. Les soixante guêpes de soutien encore en service, affolées, tournoyaient dans les tempêtes de particules. Beaucoup, désorientées, s’écrasèrent sur le Henry V, le Hamilton, l’Essex, le Tudor, et sur le Cornwallis.

Celui-ci, justement, cruellement blessé, son moteur quantique fluctuant, hors service, douze de ses niveaux éventrés, ses canons phaseurs enrayés, fut obligé de rompre le combat et de s’enfuir! Le reste de son escorte le suivit.

Le Lagrange sortait victorieux de ce duel, mais à quel prix! Une autre tempête explosait sur la passerelle du vaisseau français. Le commandant Grimaud avait failli en plein combat. L’ambassadeur d’Elcourt, debout devant le fauteuil du premier officier, regardait, glacial et venimeux Daniel Lin. D’un ton impossible à rendre, il proféra:

- Commandant Grimaud, au nom de l’article 1 du règlement militaire de la flotte impériale, je vous relève de votre commandement du Lagrange pour défaillance devant l’ennemi en pleine bataille. Veuillez passer immédiatement dans mon bureau pour vous expliquer. Quant à vous, capitaine di Fabbrini, vous avez la passerelle.

Se levant avec raideur, pourtant submergé par un flux d’émotions qu’il ne contrôlait pas, Daniel Lin abandonna son fauteuil à son épouse. En cette seconde, il regrettait de n’être pas en mode ordinateur. Dans un silence pesant, encadré par deux gardes de la sécurité, Eloum et Ftampft, il gagna le bureau de d’Elcourt, situé au même niveau que le centre de commandement. En sortant, il croisa le regard chargé d’incompréhension de Violetta et celui plus amical d’Aure-Elise.

« j’ai monumentalement gaffé! Se morigénait le daryl androïde. Le piège était sous mes yeux et je ne l’ai pas vu… van der Zelden est décidément un maître tortionnaire. Que vais-je pouvoir dire à cet imbécile pour me justifier? Est-ce bien la peine d’ailleurs? J’ai commis un acte inqualifiable, une véritable trahison qui pouvait condamner à mort le Lagrange et tout son équipage. Si Marie André n’avait pas réagi! Et tout cela, pourquoi? Pour épargner une Irina qui n’a rien à voir avec la mienne. Risible! Absurde! Comment me sortir de ce pétrin? En m’enfuyant? Holà! Violetta et Maria en pâtiraient ».

***************

Dans le bureau de d’Elcourt, fonctionnel et ostentatoire à la fois, sur les murs des portraits en 3D des Empereurs Napoléon le Grand, Napoléon IV, Louis Jérôme napoléon Premier et Louis Jérôme napoléon IX, l’échange verbal qui suivit fut bref et extrêmement violent. Daniel Lin, debout, et toujours surveillé par le cygne noir et l’éléphantoïde, répondit aux questions de l’Ambassadeur.

http://downloads.safariltd.com/etailer/Catalog_Images/2010/Prehistoric%20Life/283229.jpg

- A la fin, me direz-vous l’exacte raison du refus de votre part d’asséner le coup de grâce au Cornwallis? Rugit Marie André en desserrant le col de son uniforme de parade.

- Sur la passerelle du vaisseau amiral se trouvait un officier russe…

- Tiens donc! Il ne s’agit pas d’une nouveauté, commandant Grimaud. Il y a longtemps que les Britanniques ont fait alliance avec les Ivan!

- Certes, mais cette femme portait l’uniforme et les insignes d’un régiment au service de l’Okrahna.

- Qu’est-ce que cela change?

Daniel Lin baissa ses yeux bleu gris et balbutia:

- Rien, Votre Excellence, vous avez raison. Le numéro 2 du Cornwallis se nomme Irina Maïakovska. Elle est âgée de trente-cinq ans…

- Bigre! Commandant, d’où diable tenez-vous ces informations? Moi-même je suis incapable de connaître ainsi l’identité de tous les officiers ennemis.

Alors, l’ex-daryl choisit de s’enfermer dans un mutisme têtu. Il saisissait que s’il en disait plus, il se perdait définitivement. Comme, désormais, il refusait de répondre aux questions de plus en plus pressantes de d’Elcourt, ce dernier en conclut que Daniel Lucien Napoléon Grimaud, qui s’était rendu en Pologne six années auparavant, avait fait la connaissance de ladite Irina Maïakovska et qu’il en était tombé amoureux. Bref, pour lui, la trahison était avérée…

- Daniel Lucien Napoléon Grimaud, dit Marie André d’une voix dure et solennelle à la fois, je vous relève définitivement de votre poste et j’ordonne la tenue immédiate d’une Cour martiale. Celle-ci aura pour fonction de juger jusqu’où est allée votre trahison. Gardes, conduisez le prisonnier dans une cellule et veillez à l’y attacher soigneusement.

- A vos ordres! Glapit Eloum.

Des menottes de force furent passées à Daniel Lin qui ne résista pas. L’affront, cuisant, était terrible. Bientôt, il fut enfermé dans une espèce de cagibi fort étroit et particulièrement inconfortable. Tout le Lagrange sut à quoi s’en tenir. Mais il était inutile de faire demi-tour et de gagner la Terre. L’ambassadeur et le commissaire politique suffiraient à présider le Conseil de guerre. Peu importait que Lorenza di Fabbrini fût l’épouse de l’officier démis qui devait passer en jugement!

Cependant, comme il fallait respecter à la fois le protocole et la procédure, un message subspatial fut envoyé à l’Amirauté qui se trouvait à Rome. Or, la dépêche parvint d’abord à la mystérieuse section 51qu’André Fermat dirigeait depuis quelques années déjà. Lorsque le vice amiral prit connaissance du message, il soupira et sourit étrangement.

« Enfin! », pensa-t-il. « La situation se décante. Cette fois-ci, espérons que c’est la bonne ».

Et, méthodiquement, le maître espion annula tous ses rendez-vous et ordonna à son aide de camp, un certain Antoine Doisneau, d’appareiller le Firmament au plus tôt.

Le Firmament appartenait au chef de la section 51. Il s’agissait d’un petit vaisseau furtif, une navette à la pointe de la technologie des Napoléonides, pouvant atteindre l’hyper luminique 12. L’engin, muni d’un bouclier d’invisibilité, et fabriqué en titane et dur acier intelligents, était capable de modifier son apparence à volonté et ressembler à un chasseur, à une guêpe ennemie ou encore à un raptor. Les possibilités étaient quasiment infinies. De plus, André Fermat avait à sa disposition un chrono vision des plus perfectionnés, qu’il avait hérité on ne savait de qui.

***************

dimanche 9 octobre 2011

Le nouvel envol de l'Aigle : 1ere partie : El Desdichado chapitre 1er 2e partie. .

Paris, février 1782.

Le maître d’armes en vogue en ce mitan du règne de Louis XVI

http://specialcollections.lib.msu.edu/images/materials/fencing2.png

donnait un cours d’escrime aux jeunes blondins élevés dans des langes brodés d’or. L’ancien mousquetaire du Roy Louis XIII avait réussi à tirer son épingle du jeu après son involontaire et inexplicable transfert temporel. Présentement, en culotte couleur chamois, chemise blanche ouverte sur son torse puissant, ses cheveux blond roux coiffés en catogan - cependant la royale et les moustaches anachroniques avaient été conservées - il s’évertuait à enseigner aux colonels à la bavette tous les secrets des tierces, quartes, quintes ainsi que les parades et les bottes les plus fréquentes.

- Mordieu, monsieur le marquis! S’exclamait-il à l’encontre d’un enfançon de cinq ans tout au plus, vous tenez votre estramaçon comme s’il s’agissait d’un sucre d’orge. Quant à vous, monsieur Dupré, si l’assaut était réel, vous seriez déjà occis!

Ledit Dupré était un adolescent boutonneux dont le père, négociant, possédait une fortune conséquente.

- Le pied ferme, bon sang! Cette jeunesse, quelle mollesse!

Un rire sonore éclata alors dans la vaste salle d’armes tandis que le comte Galeazzo di Fabbrini applaudissait, l’œil pétillant.

- Ah! Monsieur le comte, c’est vous. Vous êtes quelque peu en avance, ce me semble. S’écria Gaston joyeux et ravi d’avoir enfin un adversaire à sa hauteur.

- Finissez donc, mon cher, répliqua Galeazzo une lueur d’amusement perceptible dans ses prunelles sombres. J’ai tout mon temps, vraiment, c’est le cas de le dire. Cependant, je ne suis pas venu ce jourd’hui pour ma leçon d’escrime. J’avais à vous montrer une petite merveille de mon invention. N’êtes-vous pas bon public?

Sa curiosité émoustillée, Gaston de la Renardière bâcla la séance. Tant pis pour les colonels en « couches culottes »!

Une fois la salle d’armes presque vide, le maître des lieux se frotta les mains de satisfaction. Depuis quelques semaines déjà, il avait noué certains liens avec le noble ultramontain, liens qu’on ne pouvait toutefois qualifier d’amicaux. Il n’aimait pas particulièrement le personnage mais, enfin, la bourse bien garnie de l’outre-cisalpin, la prodigalité dont il faisait preuve, lui permettaient de dîner ou de souper fort convenablement et de savourer de succulentes volailles farcies ou encore de cochons rôtis rissolés à point.

Notre ancien mousquetaire, trop franc du collier, percevait, par intermittence, les sombres aspects de la personnalité du comte. Néanmoins, il faisait comme si de rien n’était ayant suffisamment fréquenté la Cour de Louis le Treizième et ayant su éviter plus souvent que nécessaire les chausse-trappes du Louvre.

- Voyez, monsieur le comte, je suis tout à vous. Dit de la Renardière en s’inclinant.

- Parfait, Gaston.

Avec affectation, Galeazzo tapa dans ses mains. Ce geste eut pour effet de faire apparaître deux serviteurs lourdement chargés d’un ballot encombrant. Les deux hommes avaient attendu sereinement dans un étroit couloir que leur maître les appelât. Nous connaissons les goûts exotiques de Galeazzo concernant le recrutement de sa domesticité. Une fois de plus, il ne s’en était point privé. Un Amérindien de la Terre de Feu de sept pieds de haut, apparenté aux Patagons et un Dravidien imposant et gras à souhait à la peau presque couleur d’ébène, doté d’une moustache noire comme enduite de cirage comme pilosité apparente, déposèrent délicatement la mystérieuse charge sur le plancher. Puis, toujours muets et placides, ils entamèrent le déballage de l’étrange colis.

Ce fut alors que Galeazzo s’avisa d’un contretemps.

- Ah! Mais j’oubliais! Je ne puis tirer sur ces murs… je vais les démolir avec mes armes. Il me faudrait une cible plus appropriée.

- Une cible? Pensa Gaston de la Renardière. Bigre! Aurait-il réinventé l’arbalète ou la bouche à feu?

Tout en devisant sur ton enjoué, le comte sortait de la caisse des pièces sombres, assez lourdes qu’il se mit à assembler avec dextérité.

- Mon ami, comme vous allez vite le constater, j’ai conçu un système amélioré de ribaudequin à la Léonard de Vinci auquel j’ai adjoint les principes fort commodes des canons de Gribeauval, mais en y apportant des perfectionnements sensibles, canons multiples, frein de recul, simultanéité des tirs, chargement par la culasse, rayures des âmes et ainsi de suite…

http://t2.gstatic.com/images?q=tbn:ANd9GcSn7pcUts0XzH-qQyJMfKtVMiopXB4frpxkuN_a7gIvzgpAqk4gTtunoRFw

- Monsieur le comte, je crois avoir compris ce qu’il vous faut. Là, dans ce coin, ce vieux mannequin d’entraînement pour mes élèves boutonneux.

- Merci, Gaston. Harsa, place les bandes de munitions dans leur logement comme je te l’ai appris, ordonna Galeazzo dans une langue inconnue de l’ancien mousquetaire.

Tandis que le serviteur s’empressait d’obéir, de la Renardière demanda naïvement:

- Pourquoi les balles sont-elles cylindriques et coniques et non sphériques?

- Oh, tout simplement pour assurer une meilleure pénétration et donc pour mieux fendre l’air. Répondit l’Ultramontain avec une certaine condescendance. Allons, assez discouru! Passons aux essais.

Avec fougue, comme ayant retrouvé ses vingt ans, le comte, après avoir fait signe à ses deux domestiques de se mettre à l’abri, tourna la manivelle de la mitrailleuse anachronique qu’il avait assemblée. Cependant, Galeazzo s’était montré prudent. Il n’avait pas été jusqu’à oser faire démarrer l’arme par impulsion électrique alors qu’il disposait de cette technologie. Une seconde auparavant, il avait eu la précaution de donner à Gaston des boules de cire à placer dans les oreilles afin de protéger les tympans; quant à lui, il s’en passait fort bien aimant particulièrement le bruit, la fureur et le sang. Au cœur d’une bataille, il exultait.

Malgré cela, de la Renardière recula impulsivement lorsque la mitrailleuse fit son office et réduisit en charpie le triste mannequin d’osier d’entraînement. Les murs souffrirent également des tirs nourris. Cependant, les douilles tombaient sur le plancher et s’y accumulaient avec une régularité métronomique. Un métronome réglé sur la cadence la plus rapide!

Au-dessus de la salle d’armes, les paisibles voisins se terraient. Le lendemain matin, ils se garderaient toutefois de porter plainte au lieutenant de police, Gaston sentant le ruffian à cinq lieues. De plus, monsieur de la Renardière était noble, alors, ils n’avaient aucune chance!

Enfin, l’infernal engin se tut.

- Morbleu, monsieur le comte, vous m’impressionnez grandement. Cap de Diou comme aurait dit jadis un mien ami gascon! Il y a, sur mon plancher, deux cents balles pour le moins.

- Plus, Gaston, bien plus. Cette mitrailleuse tire quatre cents coups à la minute.

- Diable! Quel prodige!

Dans une salle mitoyenne, une souillon à qui personne n’accordait un regard avait poursuivi sa tâche triviale en frottant le dallage, comme si rien de notable ne s’était produit. Puis, placidement, reprenant son seau en bois et sa serpillière, la grosse femme laide au visage défiguré par la vérole et au menton parsemé de longs poils disgracieux, se redressa, gagna le couloir, descendit les marches d’un escalier plus ou moins droit et branlant, sortit de l’immeuble séculaire et, d’un pas pressé, s’engagea dans un lacis de ruelles à la propreté douteuse.

La domestique n’était pas, loin de là, une innocente femme de charge. Au service d’une puissante et mystérieuse dame russe, son déguisement dissimulait en fait une identité hétérodoxe et pourtant bien réelle. Imaginez un siamois faux jumeau, plus précisément un être hétéropage avec un corps complet de femme et un demi corps d’homme soudé à son ventre,

http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/d/d6/Lazarus_and_Joannes_Baptista_Colloredo.jpg

dépourvu de jambes le demi corps, le tronc en sus caché par l’ampleur d’innombrables robes, jupons, corsets en osier de bien d’autres accessoires. Nous avions affaire au plus redoutable rival du chevalier d’Éon. La créature se nommait Alexeï Alexandra Souvourov. Il est bon de savoir qu’ici, le demi corps masculin, au lieu de présenter l’aphasie habituelle, tout chétif et atrophié qu’il était, commandait cependant le volumineux corps féminin! Rachitique et scrofuleux, le monstre double n’en portait pas moins des moustaches démodées à la Pierre le Grand.

L’espion hétéropage se hâta de gagner le cabaret le Cygne noir où l’attendait son contact. La souillon, avec une certaine impatience, claqua la porte de l’estaminet enfumé fréquenté par les nautes, les pêcheurs et les ravageurs. Plissant les yeux, la créature double s’avisa de la présence de son supérieur assis au fond de la salle, près de l’immense cheminée où une viande indéterminée rôtissait au-dessus des flammes. Sans façon, tout en se dandinant, Alexandra marcha jusqu’à son contact. La grande femme rousse, au teint de pêche et aux yeux verts, salua brièvement son ou sa subordonnée et lui fit signe de prendre place à ses côtés. Visiblement peu habituée à respirer l’atmosphère lourde et empuantie par la fumée de nombreuses pipes, l’inconnue portait souvent à ses lèvres un fin mouchoir de batiste aux senteurs mêlées de miel et de lavande.

Pendant ce temps, dans le corridor jouxtant la salle d’armes, le Dravidien, appuyé contre un mur écaillé et grisâtre, faisait semblant de sommeiller. En réalité, doté du don de télépathie, Harsa entrait en communication avec son véritable maître. Une sorte d’hologramme - ou plutôt une projection psychique ou inter temporelle, visible seulement de l’Asiatique - prit forme dans la semi pénombre. Étrange image en vérité, représentant un ridicule et inquiétant automate enturbanné rappelant le fameux joueur d’échecs de Van Kempelen! Comme ses cousins australoïdes qui avaient des gênes communs avec lui, Harsa avait la capacité de communiquer inter dimensionnellement, se moquant ainsi des frontières temporelles. De sa bouche animée, l’automate formula des instructions détaillées. L’être s’exprimait en urdu.

http://www.automates-boites-musique.com/images/kempelen-01.jpg

***************

Juin 2152.

Quelques minutes avant la décision de l’exil définitif de la tribu de Lobsang Jacinto le Conseil des sages se tenait à l’intérieur d’une maison en terre crue avec adobe de type anasazi. La salle du Conseil se trouvait au premier étage et présentait des murs ornés de couvertures brodées à motifs géométriques où alternaient les teintes noire, ocre et jaune. Les Sages, assis circulairement, étaient une douzaine. Au milieu du cercle se dressait la statue totem de Chief Seattle qui, en 1854, avait écrit au Président des Etats-Unis Franklin Pierce en lui déclarant que l’homme appartenait à la Terre et non la Terre à l’homme.

http://t1.gstatic.com/images?q=tbn:ANd9GcS01QXo5lnrJ__xlrl-SErD46UEQkDg7RrJoNrp5P7ja3cWn2THBtiLCbwYWQ

Parmi les douze sages, il y avait présents Lobsang Jacinto - naturellement puisque c’était lui le solliciteur - Tenzin Musuweni, un grand Noir athlétique, Raeva Rinpotché,le plus jeune membre du Conseil, la trentaine, les cheveux noirs mi longs, le teint clair et les yeux légèrement bridés, Dorje Dropa, le chef du village, Assim Roméo, l’homme médecine, Uluru Gendrum, le gardien des traditions, Mani Aniang, le plus âgé et la mémoire de la tribu, et ainsi de suite.

- Faut-il ou non quitter au plus vite le village, abandonner à jamais la contrée menacée par ce peuple venu du ciel, les Haäns?

Telle avait été la question cruciale formulée par Dorje.

Mani Aniang avait jeté, fielleux:

- Nous faut-il croire ce Daniel Lin Wu, ce pirate, ce paria? Sa langue ment autant que ses yeux.

Tandis que les douze Sages méditaient et donnaient leur avis, penchons-nous davantage sur les masques à transformation qui étaient disséminés dans la grande pièce. L’un d’eux était un masque de danse articulé corbeau homme qui aurait pu figurer dans la tribu amérindienne Haïdah, originaire de la côte Nord-Ouest du « Canada » dans notre piste temporelle; un premier masque montrant un oiseau s’ouvrait en deux pour révéler le visage d’un homme où le nez ainsi que le haut des joues étaient verts, doté d’une bouche large, peinte en rouge. Le front portait un motif géométrique avec d’épais traits noirs. Le tout, assez effrayant, servait lors de certaines cérémonies sacrées avant que le bouddhisme ne s’impose sur le continent.

http://www.gazette-art.com/images/cotation/G/11121.jpg

http://www.civilisations.ca/cmc/exhibitions/tresors/treasure/images/240_1a.gif

Près de ce masque double, un hochet de chamane en bois sculpté et peint représentant quatre figures mythiques, corbeau, être humain, grenouille et oiseau tonnerre était suspendu. L’objet, de taille relativement modeste avec ses trente et un centimètres était peint et sculpté dans le bois. Les rouges et les turquoises se détachaient sur la masse noire et le socle non teinté. L’oeil dessiné de profil inquiétait, suggérant la présence d’un esprit protéiforme dans l’objet habité. D’autres masques à transformation appartenaient à l’ethnie Kwakwakàwakw; ce nom presque imprononçable est authentique!

http://www.quaibranly.fr/uploads/media/doc-106.jpg

Au début de la réunion, les réponses étaient mitigées, mais, peu à peu, un consensus ressortait.

- Bouddha, mes frères, nous envoie cette épreuve, faisait Uluru Gendrum en inclinant la tête.

- Pourquoi donc? S’écria Raeva, le plus impulsif.

- Tout simplement, pour tester notre bouddhéité.

- Dans ce cas, nous ne devons pas nous dérober et, au contraire, il nous faut accepter notre sort, compléta Mani Aniang.

- Accepter notre sort, reprit Dorje Dropa, cela signifie rester sur notre terre et mourir.

- Mourir? Qu’importe! Souffla l’ancêtre; Pourquoi craindre ce qui est dans la nature de toute chose? Nous trépassons et nous connaissons alors une nouvelle incarnation, voilà tout.

- Encore faudrait-il que celle-ci soit plus aboutie! Constata Assim Roméo.

- Que crains-tu donc, frère Assim? La mort ou le jugement du Bouddha?

- Permettez, demanda Raeva le rhapsode. Mourir peut être tentant pour lez plus âgés d’entre nous qui ont connu une vie longue et paisible; mais vous oubliez les plus jeunes, les enfants, nos enfants, les femmes, nos sœurs, nos compagnes… une fois que l’envahisseur nous aura anéantis, que restera-t-il de notre communauté, de notre sagesse, de notre connaissance des choses et des êtres, de l’enseignement du Bouddha? Rien!

- Rien, et alors? Tout ceci, le monde matériel n’est que fumées!

- Sans doute… mais, rester, ce n’est pas mourir dignement! C’est céder à la résignation, c’est faire preuve de lâcheté! Dit Raeva avec feu.

Le jeune homme appartenait à la secte des moines soldats et ne craignait donc pas d’affronter des ennemis supérieurs en force et en nombre; Impavide, Tenzin Musuweni reprit la parole.

- Mes frères, je me dois de vous rappeler un passé pas si lointain. Il y a de cela quelques décennies, nos ancêtres ont fait un choix qu’ils ont cru le meilleur pour la communauté humaine. En ce temps-là, la paix régnait sur la Terre tout entière, gouvernée par la parole du Bouddha de la Compassion. Nos ancêtres ont cru que cet état des choses serait éternel. Ils renoncèrent donc à la technologie, aux armes qui volent et foudroient, aux machines qui allaient et sur terre et sur mer porter la mort. Or, en détruisant ces armes, en oubliant toute technologie mécanique avancée, ils nous ont condamnés, laissés à la merci de prédateurs violents, avides de sang. Ils ont fait de nous des moutons, tandis que, dans le ciel, les hyènes et les loups se regroupaient et que les tigres se préparaient.

- Frère Musuweni dit vrai. Il a raison. Approuva Assim Roméo. Dans la plénitude de notre équilibre, nous avons voulu ignorer que les démons se dissimulaient partout, y compris dans ce qui nous était devenu désormais inaccessible, l’espace! Aujourd’hui, ils sont là, et ne se contentent pas de frapper à notre porte…

- Ils brûlent nos champs, enchaîna Raeva, détruisent nos maisons, s’emparent de nos femmes et de nos enfants.

- Que pouvons-nous leur opposer? demanda Dorje Dropa. Vous Raeva ainsi que vos dix-neuf compagnons guerriers avec des arcs, des lances et des haches, vous serez vite balayés!

- Pourquoi les affronter? Ne nous opposons pas. Offrons aux démons notre inertie, jeta Mani Aniang avec un certain courage. La violence n’a jamais rien résolu. Mes frères, résister est inutile.

- Pardon, fit alors Lobsang Jacinto. Combattre, verser le sang, résister, n’est pas la solution. Nous rendre, nous offrir en sacrifice comme notre frère le bison, non plus! L’étranger nous a présenté une autre alternative. Nous pouvons tous être sauvés, oui, tous les membres de notre communauté. Nous devons le suivre.

- Ah! Mais notre monde ne sera plus!

- Certes, Mani Aniang. Le prix à payer peut sembler lourd. Cependant…

- L’étranger nous offre un refuge, appuya Tenzin.

- Un refuge? Ricana le contradicteur. Où? Quand? À quelles conditions? Ce Daniel Lin, poursuivit-il avec mépris, l’avez-vous bien écouté? Avez-vous dépassé les apparences? Avez-vous sondé son cœur? Mes frères, en lui, tout n’est que ruines.

- Mani Aniang, je ne dirai pas cela, répliqua fermement Lobsang Jacinto. L’étincelle n’est pas éteinte chez Daniel Lin. Il a combattu les démons du désespoir et de l’obscurité, d’ailleurs, il le reconnaît lui-même. Ce combat, présentement, il le poursuit encore. Comme vous le voyez, il ne renonce pas à triompher d’eux. Dois-je rajouter qu’il demeure la seule chance qu’il nous reste?

- Oh, siffla l’ancêtre toujours venimeux et notre prochaine réincarnation?

- Justement! Fit Tenzin avec force. Bouddha verrait notre capitulation comme un suicide. Or, vous savez mes frères ce qui attend les suicidés.

- Je comprends parfaitement. Votre choix est déjà fait, soupira amèrement Mani Aniang.

- Nous ne désirons pas que sauver nos vies, reprit le Noir.

- Exactement, nous devons tenir compte des besoins de toute la communauté, compléta Assim.

- Effectivement. Pourquoi accepter un sacrifice vain? Saisissons donc le filet tendu par Daniel Lin. Qu’importe le lieu où nous vivrons du moment que nous vivrons!

- Notre frère Raeva parle comme si l’esprit du corbeau l’habitait, émit Assim.

- Faisons confiance à Daniel Lin Wu, conclut Dorje Dropa. Accordons donc à l’étranger le bénéfice du doute quant à ses véritables intentions. Il veut nous sauver? Hé bien, qu’il nous sauve. Ensuite, si l’Univers dans lequel il réside ne nous convient pas, nous partirons à la recherche d’un autre lieu plus approprié.

- Soit, Dorje Dropa. Tes paroles seront suivies. La survie de notre communauté avant tout.

Les Sages reprirent en chœur le mantra. Ainsi Lobsang Jacinto avait su convaincre la majorité des siens.

***************