vendredi 10 mai 2013

Le Nouvel Envol de l'Aigle 3e partie : Nouvelle Révolution française : chapitre 24 2e partie.



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Plus d’une semaine après ces événements, cette tuerie sans précédent, la police du roi enquêtait toujours, tâchant de résoudre l’énigme de l’affaire du Châtelet. Or, malgré les témoignages dont elle disposait, elle piétinait toujours. Tous les commissaires ainsi que les lieutenants du quartier, toutes les mouches et les exempts avaient été mis sur cette enquête hors des normes habituelles.
Vergennes
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 avait conclu, à tort, qu’il y avait eu un début de sédition. Une chose néanmoins apparaissait certaine, c’était la disparition du jeune Alban de Kermor. Le trou parfaitement circulaire dans le mur de la prison avait été examiné par des experts en maçonnerie. Ceux-ci avaient avoué, penauds, être totalement dépassés par la technique employée.
Alors, extrêmement contrarié, Louis XVI avait fait venir des régiments de ses lointaines provinces afin de renforcer la sécurité dans sa bonne ville de Paris. Cependant, le débonnaire souverain n’appréciait que petitement pareille mesure soutenue par son Conseil tout entier. En effet, le roi voulait être aimé de son peuple et ne pas être perçu comme son aïeul, Louis XV, enterré en catimini, tant il avait soulevé de mépris et de haine durant les dernières années de son règne.
Sa Majesté ignorait bien évidemment le rôle trouble joué par son cousin le duc de Chartres et la responsabilité fort grande de son nouveau favori, Galeazzo di Fabbrini. D’ailleurs, le comte ultramontain s’était vitre empressé de reparaître à la Cour, le bras droit en écharpe, arguant d’un accident de chasse fort malencontreux pour justifier sa sotte blessure. Louis l’avait cru.
Maintenant, il est temps de nous occuper de l’état des tempsnautes. Fernand Gravey avait été renvoyé dans l’Agartha afin d’être soigné par O’Rourke. Albriss l’avait accompagné à contrecoeur. L’Hellados voulait rester auprès du commandant Wu. Or, Fermat l’avait dissuadé plus que fermement de ne pas s’entêter, révélant par la même occasion sa véritable nature. Dompté, l’extraterrestre n’avait plus eu qu’à obéir. En contrepartie, il avait obtenu le pouvoir de présider le Conseil de la cité, de commander aux Kronkos et aux lycanthropes. Benjamin Sitruk était alors venu remplacer le grand Noir.
Fasciné, le Britannique découvrait ce passé tumultueux de la Terre, un passé dont il avait tout à apprendre. Il tâchait de ne pas commettre trop de bévues. Déjà, il avait dû s’exercer à effacer son accent « so british » et faire un effort afin de juger trop négativement ces Français si exubérants.
Vaille que vaille, l’ancien commandant du Cornwallis s’adaptait. Tant et si bien qu’il avait pu fraterniser avec Gaston de la Renardière. Il ne fallait pas s’étonner car le Picard, plus futé qu’il n’y paraissait, connaissait parfaitement la propension des insulaires à se croire nés de la cuisse de Jupiter. Au service de Sa Majesté Louis le Treizième, il s’était rendu plusieurs fois sur Albion y accomplir quelques missions discrètes mais néanmoins vitales pour les intérêts de la Couronne.
Craddock semblait également oublier sa colère envers Benjamin. Sitruk ignorait toujours la véritable identité de Daniel Lin. Les rumeurs qui couraient sur le prodige de la Galaxie lui suffisaient amplement. Une partie des agissements et des buts des tempsnautes lui avait été révélée. Empêcher de nuire le responsable à l’origine de la puissance et de l’hégémonie des Napoléonides ne pouvait qu’agréer ce patriote.
En fait, il est bon de savoir que l’incorporation de Sitruk dans l’équipe avait été imposée par Dan El à son père.
Paracelse, Pieds Légers, Erich Von Stroheim, Joseph Boulogne et Gaston de la Renardière se faisaient dorloter par ces dames, Louise de Frontignac en tête, qui n’en revenait pas d’être sincèrement amoureuse de son mousquetaire, et Pauline Carton bonne dernière. Elle ne goûtait guère le fait d’endosser une fois encore le rôle de domestique.
Violetta, quant à elle, ne quittait plus son Guillaume. Elle l’accaparait pour un oui ou pour un non, se l’appropriait, lui enseignait les bonnes manières, l’italien, le chant, le gavait de mignardises, l’abreuvait de ses poèmes ampoulés et passionnés. L’adolescent n’en pouvait mais, épuisé par ce tourbillon ingénu et très féminin. Mais lui aussi, succombant à l’amour, supportait ces légers désagréments. Après tout, il voulait mériter la confiance du père.
Tous ces manèges n’échappaient pas à Daniel Lin. Intérieurement, il souriait, tout en affichant une mine sévère. Guillaume venait tout juste de fêter ses dix-sept printemps et Violetta n’était âgée que de quinze ans. Mais bah! Tant que les deux tourtereaux se contentaient de baisers innocents…
Frédéric Tellier et Craddock commençaient à s’impatienter. Les deux hommes avaient besoin d’action, trouvant que les choses traînaient quelque peu. Pourtant, avec l’aide de Gana-El le chronovision ne chômait pas. Le vice-amiral non plus d’ailleurs. Obligeant Dan El à prendre du repos, l’Observateur quittait régulièrement son avatar, s’introduisait chez di Fabbrini afin de l’espionner. Il avait essayé de faire de même pour Irina, remonter sa piste. Mais là, il avait douloureusement échoué. La Russe restait à l’abri, dissimulée quelque part, protégée par Fu.
Tandis que Daniel Lin envisageait un plan pour libérer Napoléon Bonaparte, son père, retiré sous les combles, tout entier à la méditation amère de son échec relatif, alternant l’état matériel incarné et le stade de l’opalescence, déclenchait des malaises chez les humains car le Ying Lung n’était alors plus en phase avec le continuum espace-temps de cette chronoligne.
Craddock, le premier, comprit que ses terribles maux de tête n’étaient pas dus à l’alcool. Pour une fois, le Cachalot de l’Espace s’évertuait à rester sobre. Il s’en plaignit au commandant Wu, le suppliant de résoudre cette énigme. Daniel Lin accepta. Après tout, il connaissait la source de ce mal-être.
Un échange un peu particulier eut donc lieu dans la soupente de l’hôtel des Frontignac.
- Mon enfant, le Chœur Multiple est en train de nous leurrer, commença abruptement Gana-El.
- Je croyais que cette trahison était un fait entendu depuis le départ.
- Non. L’inévitable se produit là, maintenant. Un maintenant subjectif, relatif puisque dehors, à l’Extérieur rien n’existe encore. Le Temps et l’Espace ne sont pas encore séparés, pas encore créés à vrai dire…
- Mon père, vos propos me troublent grandement. Tout se produit en même temps, simultanément car rien n’existe en dehors de la Simulation? Il n’y a aucune autre piste parallèle?
- Mon fils vous saisissez. Seule l’Unicité pense, échafaude des plans, un point c’est tout.
- Vous rendez-vous compte de la portée de vos assertions?
- Bien sûr.
- Johann, d’où vient-il? Qui a provoqué sa création? Moi?
- Hum… avec votre approbation, avant la seconde batterie de tests. À votre demande, le Chœur Multiple s’est évertué à forger un adversaire à votre taille. Mais, en abordant la phase finale, l’Expérience a déraillé, tout s’est télescopé par notre faute à tous.
- Le Réseau-Mondes n’est pas parvenu à se purger des projections négatives. Fu est né.
- C’est exactement cela. Le Chœur Multiple se fait dévorer par ses déchets, ses scories.
- Il a refusé de croire qu’il pouvait lui aussi être contaminé tout comme moi lorsque je me nommais encore Dana-El.
Un silence se fit. Dans la pénombre, Gana-El brillait d’un doux éclat.
- Mon père, vous n’allez certainement pas renoncer à lutter, reprit le Surgeon après avoir marqué une pause.
- Jamais, Dan El.
- Quelque chose m’échappe encore toutefois. Reliés en Réseau, les Yings Lungs ne sont-ils pas censés être omniscients?
Gana-El perdit alors de son intensité lumineuse.
- Comment avons-nous pu ne pas anticiper le danger de l’infestation? Questionna le plus jeune.
- Mon fils, c’est justement parce que vous avez été exilé de l’Unicité que l’infestation a eu lieu. N’oubliez pas qu’il vous appartient, après tout vous avez vu le jour pour cela, et non pour créer l’humanité, d’éradiquer l’Entité sombre, ou, à défaut, de la domestiquer, de la neutraliser.
- Mon père… Attendez… je n’avais pas le droit de créer l’humanité? Ou quoi que ce soit?
- Surgeon, cela n’avait pas été envisagé. Vous étiez si jeune… mais voilà… Doté des mêmes talents que vos aînés, vous vous êtes empressé de désobéir malgré toutes les injonctions, les avertissements. Vous avez succombé à l’ivresse de ce pouvoir corrupteur.
- Alors, honte à moi! Je suis bien le Catalyseur de ce qui est en train d’advenir… je dois me sacrifier pour être absous de cette faute. Or, en cette « seconde », je ne suis plus qu’un daryl androïde, dans l’incapacité d’affronter le Dragon inversé. En cet instant, tout mon corps se ressent de mon combat contre Ti et Galeazzo.
- Vous souffrez, Dan El, je le sais, ô combien! Mais cette souffrance vous aguerrit, vous rend plus fort, plus résolu. Désormais, vous pouvez faire face sans frémir à la peur, la douleur et la mort. Devenu invincible, vous ne faiblirez pas face à votre adversaire noir. Non pas parce que vous êtes un Dragon, l’Ultime Dragon, mais bien parce que vous avez totalement assimilé votre identité humaine, votre avatar de chair et de sang. Parce que vous composez avec vos faiblesses, comme le commun des mortels, ces petites vies si admirables et si viles à la fois.
- Vous voulez m’en persuader. Vous m’envoyez à la mort. Dois-je m’en réjouir? À défaut de regimber au cruel sort qui m’attend?
- Mais mon enfant, j’irai avec vous jusqu’en enfer!
- Ah! Pourquoi? Par nécessité?
- Non, Dan El… Parce que je vous aime tout simplement. Je veux désormais vous témoigner cette affection sincère que je me refusais à afficher. Prenez ma main ou ce qui en tient lieu pour l’heure. Laissez-vous baigner par mon Essence. Elle vous guérira.
Confiant, acceptant la Fusion proposée, Daniel Lin s’avança jusqu’à toucher Gana-El. L’amiral perdit aussitôt tout aspect humain pour revêtir l’apparence d’une langue de feu, bien plus proche de ce qu’il était réellement. La trame incorporelle et lumineuse enveloppa le corps matériel humanoïde du dernier des Yings Lungs.
Lorsque Dan El sortit enfin de cette Fusion, il ne doutait plus de sa mission, sentant la victoire possible. Requinqué, il dévoila le plan qu’il envisageait à l’amiral afin de délivrer le jeune Bonaparte tout en contournant les obstacles dressés par le Roi noir. Irina qu’elle le veuille ou non, serait manipulée à son tour.
Puis, plus souriant et détendu que jamais, Daniel Lin descendit des combles et convoqua ses troupes.

***************

La pièce, assez vaste, aurait pu ressembler à une salle de classe, genre IIIe République, s’il n’y avait eu des écrans tactiles transparents d’ordinateurs portables. Par contre, les murs s’ornaient de quelques cartes de géographie parfaitement traditionnelles. On y reconnaissait les Îles Britanniques, la France, tout le continent européen ainsi que le bassin méditerranéen, le tout dans des couleurs ludiques, jaune, rose, vert, bleu, mauve, marron, et ainsi de suite. Les tables d’écoliers en bois, avec leur encrier en porcelaine blanche paraissaient sans âge. 
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Au fond, dans un coin, un poêle ou son imitation, ronronnait.
Quelques élèves studieux écoutaient religieusement les propos de l’intervenant, nous n’osons écrire du maître, qui se tenait debout sur l’estrade, dans une attitude assez raide, tournant ainsi le dos à un antique tableau noir.
D’autres, plus rêveurs, laissaient leurs regards vagabonder dans le vide. Enfin, quelques uns se dissipaient, bayaient aux corneilles ou bombardaient leurs camarades avec des élastiques. Pourtant, il s’agissait d’adultes, la plupart dans la force de l’âge. Fâché mais n’en dévoilant rien comme à l’accoutumée, Albriss rappela à l’ordre les contrevenants.
- Mesdames et messieurs, articula l’Hellados de sa voix monocorde caractéristique, si vous ne vous montrez pas plus concernés par ce que je dis, jamais vous ne partirez pour le seizième siècle effectuer le voyage d’agrément ou la mission d’études. La reine Elizabeth Première restera pour vous un simple portrait contenu dans les mémoires de nos ordinateurs et non une personne bien vivante…
- Peuh! Lança Craddock avec mépris. J’en ai largement assez de toute cette théorie, de ce cours plus que barbant, de ces notes inutiles! Je veux passer à la pratique. Mes amis également. Dans cette affaire, je ne suis pas un novice. Loin de là. Quant à vous, Hellados de mon cœur, vous êtes bien placé pour le savoir, poursuivit le vieux capitaine avec ironie.
- Cette expédition ne s’effectuera pas dans les mêmes conditions que jadis, objecta le grand Noir extraterrestre.
- Ah oui? C’est nouveau, ça!
- Autrefois, dois-je vous le marteler, nos excursions dans le passé n’avaient pas réellement lieu…
- Pff! Quel conte! À d’autres!
- Ce que je veux dire, capitaine, c’est que nous nous mouvions dans un Pantransmultivers… simulé. Maintenant, il n’est absolument pas question de commettre la moindre erreur. Tout anachronisme sera totalement prohibé. Sous peine d’effacement.
- De nous ou de la chronoligne? Se moqua Symphorien.
- De tout ce qui existe! Asséna Albriss.
- Brr… qui peut vouloir courir un tel risque? Demanda Saturnin inquiet, remuant et suant sur son siège inconfortable.
- Voyez, la chronoligne ne supporterait pas le choc d’un paradoxe, reprit l’Hellados froidement, et la toile de la Supra Réalité laisserait alors échapper l’énergie, la matière et la vie jusqu’à s’annihiler.
- Hon! Hon! Bougonna le Cachalot de l’Espace, faisant mine d’y croire. Mais alors, les Yings Lungs? À quoi servent-ils donc? Ils se contentent de se tourner les pouces pendant que nous faisons les idiots? Si nous commettons une sottise, ils ne sont pas censés nous taper sur les doigts avec cette règle ridicule, nous gronder, nous dire que nous n’avons pas été sages, et que, la prochaine fois, hé bien, ce sera  « Pan! Pan! La fessée », après avoir bien entendu réparé l’ouvrage?
- Capitaine, pourquoi prenez-vous donc tout en dérision?
- Parce que, mon brave et vertueux maître d’école, j’ai passé l’âge des leçons! Parce que j’en ai assez d’être pris pour un sale garnement! Parce que je préfère rire que pleurer…
- Pourtant, justement, vous vous comportez comme un chien fou, un malappris têtu qui donne le mauvais exemple…
Pacal, assis près de son frère, lui murmura à l’oreille:
- Notre impassible extraterrestre perd son sang-froid, je n’ai pas la berlue…
- Oui, tu le remarques aussi. Notre Cachalot de l’Espace a obtenu ce qu’il voulait. Il m’en avait touché deux mots tantôt. Il a parié qu’il réussirait à faire sortir de ses gonds notre professeur.
- Il a peut-être gagné, répliqua Geoffroy, mais nous nous perdons notre temps. Tenez, tous les deux. Moi, je sais pertinemment qu’il faut faire gaffe à nos propos, ne pas non plus se montrer trop curieux, ne pas faire trop touristes quoi, nous devons nous fondre dans le paysage, éviter de croiser les yeux d’un de la haute, sous peine de bastonnade ou pis encore…
- Tu parles d’expérience Geoffroy mais tu oublies de rappeler qu’il nous faut également ne pas boire l’eau des rivières ou des tavernes…
- L’eau de la Tamise, bien sûr! Nous devrons avaler nos boissons bouillies préalablement…
- Comment ferons-nous la nuit pour sortir si nous ne sommes pas armés jusqu’aux dents, avec une ou deux escortes pour le moins? Siffla Pacal. Sinon! Bonjour! Ce sera un aller simple pour le Styx!
- En effet! Ricana le jeune homme. Pour moi, le plus dur, ce sera de ne pas me mêler les pinceaux avec les pences, les gros, les billons, les écus, les quarts d’écu, les souverains, les couronnes et tutti quanti!
- Tout à fait! Approuva Alexandre Dumas en souriant.
 L’ex-futur écrivain se balançait nonchalamment sur son banc tout en mordillant son crayon.
- Dommage que nous n’ayons pas droit à une pause, siffla Benjamin entre ses dents. Au fait, qui a eu l’idée de ce stupide décor? Vous, les jeunes? Quant à moi, tout cela ne me rappelle rien.
Son œil bleu pétillant de malice, Sitruk attendit la réponse.
- Euh, nous n’avons pas connu non plus, jeta Ivan. Désolé.
Alors, Delphine Darmont, se retournant, proféra:
- C’est moi qui ai suggéré le décor charmant de cette classe d’école primaire de la IIIe République. Un souvenir d’enfance cher à mon cœur. Albriss a approuvé mais il a insisté pour conserver ces… engins anachroniques.
Avec une moue charmante, la délicieuse comédienne désigna d’un index manucuré avec art les dix ordinateurs qui reposaient sur les bureaux.
- Je sais à peine comment on allume ces appareils, poursuivit DD en soupirant.
- Parlez pour vous, dit DS de B de B avec son accent britannique distingué. Depuis certaine mésaventure, je me suis mise à l’informatique. 
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- On ne vous demandait rien, très chère, susurra la Française avec dédain.
Aure-Elise crut bon d’intervenir, sentant l’animosité entre les deux actrices.
- Une utilisation judicieuse des ordinateurs ne pourra qu’être profitable à toutes les deux. Pas plus tard qu’hier, Delphine, vous avez confondu le vertugadin et le corset.
Deanna Shirley ricana bruyamment.
- J’ai dépassé le stade des erreurs aussi grossières.
- Pff! N’importe quoi! À ma connaissance, répliqua sèchement Delphine, vous ne fîtes pas mieux avant-hier soir! Il ne s’agissait certes pas de vertugadin, mais de fraise… j’ai bien ouï que vous demandiez comment se mangeait cet accessoire incontournable sous le règne d’Elizabeth!
- Depuis, j’ai potassé les données sur la mode élisabéthaines, conclut l’Anglaise.
Pendant cet échange de propos aigre-doux, Albriss avait eu le temps de dessiner une sorte d’organigramme sur le tableau.
- Que représente ce schéma? Demanda une fois encore Beauséjour.
- L’arbre généalogique simplifié de la dynastie des Tudor.
- Bah! Encore une fantaisie… par la barbe du Grand Coësre en quoi ce gribouillis peut-il nous servir?
- Capitaine, il nous faut envisager toutes les éventualités. Maintenant, qui peut me dire qui est le père d’Elizabeth Première?
- Euh… Henry VIII. Le souverain avait épousé Ann Boleyn en secondes noces.
- Exact, commandant Sitruk. Vous avez donc consulté les banques de données comme je l’avais recommandé.
- Pas du tout, démentit Benjamin. Mes connaissances proviennent du temps de mes études secondaires.
- C’est plutôt facile pour vous, Sitruk, vu votre nationalité, ironisa Ivan.
- Il est vrai que l’histoire était ma matière préférée au collège, après les maths et la physique toutefois.
- Chut au fond de la salle! Reprenons. Pourquoi Elizabeth, la reine vierge, n’épousa-t-elle pas le duc François d’Anjou?
- Ouille! Ça se corse là, remarqua Alexandre Dumas. Il veut nous humilier ou quoi? J’avoue que mon ignorance est grande sur cette période… mais je suis prêt à faire amende honorable en me documentant. Tiens, il me vient tout à coup l’idée d’une pièce de théâtre, là… Henri III et sa Cour… qu’en dites-vous, les trois aventuriers?
- Pourquoi pas? Fit Geoffroy sarcastique qui avait lu autrefois ladite pièce écrite par l’alter ego du dramaturge et qui ne la trouvait pas franchement géniale.
Apparemment, personne ne sembla écouter la réponse fournie par un Benjamin Sitruk décidément incollable pour tout ce qui concernait l’histoire des Îles Britanniques.
- François, duc d’Anjou, était le plus jeune fils du roi de France Henri II et de Catherine de Médicis. Il a d’abord porté le titre de duc d’Alençon. Dès 1573, il y eut un projet de mariage entre Elizabeth d’Angleterre et le jeune prince Valois. Il se rendit donc deux fois à la Cour élisabéthaine En 1579, au mois d’août, je crois, puis à partir du printemps 1581... Elizabeth avait surnommé le Français « sa grenouille ». Or, la souveraine n’acceptait d’épouser le prince que si ce dernier parvenait à conquérir les Pays-Bas espagnols aux dépens du roi d’Espagne Philippe II. Mais le jeune duc n’obtint pas le soutien de son frère Henri III dans son entreprise. La conquête échoua et le mariage ne se fit donc pas. Anjou mourut de la tuberculose peu après en…
La longue réponse circonstanciée de Sitruk fut interrompue par la venue impromptue de Daniel Lin. Le sourire aux lèvres, le commandant entra dans la fausse salle de classe parfaitement simulée et reproduite. Détendu, le Superviseur général était accompagné.
- Lieutenant, commença Daniel Lin, puis-je me joindre à vos candidats avec Guillaume et Pierre?
- Euh… faites, commandant. Pardonnez-moi, mais cela signifie-t-il que mes deux concitoyens seront du voyage? Ainsi que… vous-même?
- Précisément. Nous parlons bien de la chronoligne 1718...
- Oui, celle où Elizabeth décède en 1603 et où Jacques VI d’Écosse devient Jacques Premier…
- Certes, mais un peu plus tard, Charles Premier, le fils du roi Jacques n’est pas décapité. Pas de Première Révolution anglaise. Ensuite, l’Angleterre, alliée à la France, conquiert toutes les Amériques. Cependant, dans la période 1585-1598, tous ces événements ne sont pas encore advenus, évidemment…
- Tout à fait d’accord, commandant…
- Par conséquent, l’expédition ne sera pas aussi dépaysante que certains le croient.
- Puisque vous le dites, Superviseur…
- Albriss, puis-je vous suggérer de mettre l’accent sur les rapports entre la France et l’Écosse?
- Oui, bien sûr, tout de suite…
- Vous montrerez également comment Henri IV de Bourbon se rapproche de l’Angleterre dès 1598.
- J’ai compris, monsieur.
- Mon ami, je vous recommande toutefois d’être succinct et accessible. Dans une heure à peine, une leçon pratique débutera. Ah. Au fait, Benjamin, bravo pour votre érudition! Je vous qualifie d’office ainsi que… Saturnin.
À l’énoncé du nom de Beauséjour, l’Hellados faillit jaunir. Il ne tolérait aucun coup de pouce dans la composition de l’équipe de tempsnautes, y compris de la part du Ying Lung.
Primesautier, Daniel Lin poursuivit…
- Et vous aussi Craddock, vous en serez…
- Merci, commandant, dit le Cachalot du Système Sol en retenant un fou-rire des plus compréhensibles.
- Mais… travaillez davantage et surtout, montrez-vous plus attentif, coopératif et enthousiaste.
- Je tâcherais.
- Chouchou! Marmonna dans sa barbe Alexandre Dumas.
Les yeux brillants de Daniel Lin croisèrent ceux du capitaine d’écumoire. Le vieux loup de l’espace y lit alors de l’ironie, oui, mais mâtinée de tendresse. Le Superviseur comprenait très bien, trop peut-être, le baroudeur au cuir tanné blanchi sous le harnais. Il faisait tout pour désamorcer les conflits entre le parangon de la logique et le bougon et anarchique Symphorien.
Durant le reste de la leçon, le septuagénaire choisit de demeurer discret. Il était conscient de ce qu’il devait au commandant Wu. Il se jura de s’améliorer et de ne pas décevoir son ami.

***************

Daniel Lin avait essayé d’embrigader Gwenaëlle dans l’équipe. En vain. Il se heurtait à une volonté aussi inflexible que la sienne. Ce soir-là, la discussion fut plutôt houleuse, la Celte ne démordant pas et prétextant des tas de raisons pour rester dans la cité.
- Gwen, je pensais que ce voyage te ferait plaisir. Toi aussi, tu as besoin de changer d’air, de voir autre chose…
- Certes, mais, à qui je laisserais la garde des enfants?
- Nous avons déjà évoqué ce problème, mon amour… avoue-le, tu t’encroûtes.
- Je ne vieillis pas tant que cela, Daniel Lin, mon maître! Tu y veilles, lança perfidement la rescapée de la préhistoire.
- Alors, c’est que tu as peur et que tu refuses de l’admettre. Oui, tu crains de commettre un imper…
-  Non, tu te trompes! 
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Vexée, la jeune femme rousse se leva vivement, et, d’un pas sonore, regagna sa chambre. Malgré l’envie qui le taraudait, son compagnon s’abstint de la rejoindre, attendant la visite de deux vieux amis.
Enfermée dans sa colère, Gwenaëlle était décidée à ne pas adresser la parole à quiconque jusqu’au lendemain matin pour le moins. Si son amant se faisait entreprenant, ce qui était dans ses habitudes, hé bien, elle résisterait, quoique…
Quelques secondes après cette fière sortie, Nadine Lancet se présenta effectivement auprès du Superviseur afin de prendre connaissance des dernières directives. Benjamin se tenait à ses côtés.
Les instructions désirées fournies, comme à l’accoutumée, Daniel Lin régala ses hôtes d’un concert improvisé.
- Qu’allez-vous nous interpréter, commandant?
- Rien que du classique, une rhapsodie de Liszt, et ensuite, pourquoi pas deux pièces du clavier bien tempéré.
- Hum… Franz aurait apprécié être ici…
- Oui, mais il est pour l’heure retenu auprès de Daisy Belle… 
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- Ah! Ah!
- Ce n’est pas pour ce que vous croyez, Benjamin, pas du tout… la comédienne a décidé de se mettre au piano… au fait, quel jeu préférez-vous entendre?
- Le vôtre, et non celui de Franz ou de Don Moss, jeta Nadine.
- Le mien? Le jeu de Daniel donc…
- Oui, c’est cela, mais, après Bach, pouvez-vous achever par la Deuxième Gymnopédie de Satie? Reprit la jeune femme avec un grand sourire. J’aime votre façon de jouer cette pièce pas si facile qu’elle en a l’air.
- Volontiers. Mon amie, vous avez un goût inné et authentique pour la musique, et je n’y suis pour rien!
Benjamin entendit les derniers mots de Daniel Lin mais n’en comprit pas le sens. Il se contenta de lever un sourcil puis il s’enfonça confortablement sur son siège afin d’écouter ce délicieux récital.
Le cœur joyeux, Dan El se leva et s’installa sur un tabouret devant le clavier de son Steinway, un piano des années 1920, puis attaqua Liszt avec brio et gaieté. La soirée s’acheva ainsi, dans la chaleur de l’amitié. Benjamin, Nadine, mais également Gwen, qui avait fini par renoncer à sa bouderie, partagèrent ces instants de pur bonheur, des instants que chacun ici aurait voulu éterniser.
Cependant, dès le lendemain matin, une autre aventure attendait ces trois citoyens de l’Agartha, plus dangereuse et exaltante que jamais.

***************

Quelque part, Outre-Monde, dans ce qui était impossible à conceptualiser, le Chœur Multiple vibrait, frémissait, tremblait, se retournait et se renversait sous les assauts du doute et de la peur. Il devenait imprévisible tandis que ses branes qui étaient légions se tordaient et se distordaient, s’enroulant sur elles-mêmes, s’emmêlant ou se tendant, au bord de la rupture.
Le Désordre allait grandissant et tout n’était que Chaos. Il envahissait le plus ténu et infime des torons, s’insinuant partout, dans la plus petite fibre onde lumière, antépréparticule, devenant chancre, pustule, fiente, se métamorphosant en cancer, pourriture, infestation, noir déchet, comme ces tristes flaques de bitume, d’une laideur repoussante, comme ces galettes malodorantes de pétrole qui souillaient les belles plages de Bretagne ou de Vendée après le désastre d’une marée noire.
Tels se présentaient les vestiges abandonnés par Fu, dernier masque schizoïde du Non Assumé, de la Création à venir, toujours en gésine, jamais inerte, jamais satisfaite, modelée encore et encore, esquissée, gommée, malaxée des milliers et des milliers de fois, synthétisée, effacée, renouvelée, redessinée, modulée, reprise, regrettée, recommencée, repensée et remise sans cesse sur le métier. Une marmite qui bouillonnait, débordait, renversant et étouffant son feu. Mouvement perpétuel, incandescent, sublime et effrayant.
La Tresse noire, la Lance ténébreuse, le Clou empoisonné, accrochait la toile tissée si besogneusement, la décousait pour la détruire, la rassemblait avec remords pour la déchirer aussitôt. C’était ainsi pour l’Infinité Eternité…
Le mythe de Sisyphe additionné à celui de Prométhée prenait ici toute sa signification. Le Réseau-Mondes démultiplié, fragmenté, geignait, gémissait, s’en voulait jusqu’à se haïr, se morigénait de la souffrance qu’il s’infligeait, mais, vaille que vaille, vagissait, toujours et encore.
Face à Lui-même, face à l’Adversaire, l’Autre, ce Maudit, il se montrait impuissant à affronter l’effroyable Réalité.
Or, loin, mais alors vraiment loin de ce combat, au cœur de l’insaisissable Infra-Sombre, par-delà tout entendement, le Magnifique Empereur Noir, l’Homunculus achevé, Fu, savourait ce qu’il pensait être l’heure du triomphe. Oui! Il était bien en train d’avaler le Chœur Multiple! Oui, il le décortiquait, le mâchait avec une satisfaction goulue, tandis que l’Unicité en était réduite à affronter l’incontournable et indispensable Mort, l’Inévitable Fin…
Comment recouvrer la puissance, le contrôle de la situation, comment diriger ce Moi anarchique qui mettait en péril ce qui devait être absolument? Où donc se cachait cette faille rédhibitoire?
Or, seul le Révélateur si téméraire et si imprévisible, possédait le courage et la volonté nécessaires pour combattre la fuligineuse et trompeuse Lumière inversée. À son tour, il pourrait l’avaler et l’absorber, l’obligeant au préalable à recracher ce qu’elle ne devait ni ingérer ni digérer.
À cet instant précis, l’Exilé volontaire, dans le Palais merveilleux, miroir, reflet du Mensonge généralisé, voyait enfin tous les leurres, tous les voiles s’évanouir, acceptant enfin, ciselé jusqu’à la perfection, la Suprême Réalité.
Les multiples fractionnements de l’Unicité, qui portait si mal son nom, hurlèrent de terreur et de douleur. Ganesh, Olmarii, Oniù, Valseneur, Parasamel, tous les Dragons et concepteurs du Pantransmultivers, se dissocièrent, réduits à n’être plus rien, pas même un minuscule et improbable filament, un hypothétique brin, une éventuelle esquisse…
Le choc était terrible. Quoi? Seul? Unique? À jamais? Pour toujours? C’était trop dur, trop difficile… cauchemar repoussé tant et tant de fois… Rien? N’étais-je Rien??? Que cela?
Inenvisageable!
Cela ne devait pas être, cela ne serait pas. Par un effort de volonté colossal, Il repoussa les Ténèbres, Il fit s’évanouir le Vide, il précipita la Peur, la Douleur, le Néant, le Chagrin, le Remords dans le tréfonds du Rien. Arrachant son ça, brillant de milliards et de milliards de Soleils, tous domptés, apaisés, ses « yeux » aussi éclatants que le bonheur pur et azuré, son Avatar accepté, Il refit surface, Il renaquit, vainqueur de Lui-même, généreux, beau au-delà de l’imagination, empli de compassion et d’amour pour toutes les petites vies qui seraient.
Secouant les dernières nuées sombres, étendant son maillage sur les mondes en devenir, parturiant, exhalant la joie et la bonté, Il redonna vie un court instant au Chœur Multiple, ses regrets se muant en fleurs suaves.
L’Ultime Ying Lung, le dernier des Riu Shu prononça ces paroles:
- Plus jamais je ne serai «  Le Ténébreux, le Veuf, l’Inconsolé, le Prince d’Aquitaine à la Tour abolie ».
- Tout est accompli, répondit le Tout en écho.
- Alors, que mon Agartha soit! Je le veux.
Outre nulle part, Shangri-La naquit, fragile et délicate petite bille emplie de vies dans ce qui n’était pas encore, dentelée petite bulle irisée et jaspée de couleurs tendres, bleu, vert, orange, mauve et jaune telle un fruit exotique précieux et savoureux.
- Cela est bien, s’inclina Dan El et non Dana-El.
- Oui, cela est bien, approuva celui qui se croyait le futur Réseau- Mondes.

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