samedi 14 novembre 2009

La gloire de Rama 4 : l'apothéose du Migou chapitre 25

Chapitre 25


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Sous la tente de commandement du camp romain établi à huit milliae de Vienna, le César Benjamin avait réuni son état-major afin de décider d’une nouvelle tactique plus efficace contre les Bagaudes qui n’avaient cessé de harceler et d’entraver la marche et la progression des légions romaines.

- Plusieurs choix s’offrent à nous, énuméra le co-empereur. Soit la bataille rangée, -que les brigands refusent-, soit l’infiltration des Bagaudes, soit la capture d’Élien, soit encore la retraite. Nous pourrions également traiter avec eux. Mais qu’est-ce que cela donnerait?

Le légat Burrus objecta.

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- César, nos hommes sont épuisés; ils se battent depuis trop longtemps. La colère monte. Pour vaincre les Bagaudes, opte pour la ruse!

- La ruse, oui, j’y songeais, opina Benjamin. Mais il me faut Elien vivant. Ah! Si cet homme était au service de l’Empereur! Il ferait un stratège et un conseiller militaire hors pair! Nous devons retourner Elien, même s’il nous faut pour cela vider tous les coffres de Rome! Les plus grands ennemis de l’Empire, ce sont les usurpateurs déclarés, ceux qui, tel Carausius en Bretagne, veulent la pourpre! Elien n’aspire pas à l’Empire, lui! Mais je puis lui faire miroiter cette promesse en l’adoptant. Le rêve de tout Gaulois est de voir l’un de sa race assis sur le siège curule.



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-César, souviens-toi de la sécession de Postumus contre Gallien!

- Je connais mon histoire; il nous faut avant tout trouver le repaire des Bagaudes et, ainsi infiltrer la « cour » d’Elien. Si nécessaire, je suis prêt à payer de ma personne!

- César, tu joues avec le feu! Tu es irremplaçable. Quel avenir pour Rome si tu disparais?

- Jupiter tonnant lui-même risque de lever sa main protectrice de dessus ta personne! N’attire pas l’ Ira deorum!

- Mes compagnons, je ne suis point superstitieux! Qui ne tente rien n’a rien! Ma devise est: « j’ose »! Que l’on me procure sans retard des hardes de berger! Je partirai en reconnaissance dès que l’aurore blanchira le ciel. J’ai dit!

- A tes ordres, César!

***************

Dans la navette Einstein, tout le monde réfléchissait quant à la meilleure manière de prévenir la nouvelle mort de Fermat. Presque immédiatement, Daniel avait écarté la solution qui l’obligeait à intervenir en chair et en os, sauf, bien entendu, nécessité extrême.

Violetta demanda la raison de cette décision incompréhensible à ses yeux.

- Réfléchis un peu, ma nièce. Ce Fermat-ci est plus jeune manifestement que celui qui est mort victime d’une souricière tendue par les Asturkruks! Il a bien l’air de correspondre au Fermat des années 2505-2506. Or, dans le cours de l’histoire que nous avons vécu, le commandant ne s’est jamais rendu dans le passé de la Terre. Dans la seconde chrono ligne si!

- Ainsi, ce que tu sous-entends, c’est que ce Fermat vient du 2505 bis et s’est donc baladé en 1990, 1995, en 1966...

- Oh! Soupira Mathieu, tout cela ne résout pas notre problème!

- Il n’empêche, oncle Daniel! Tu n’as pas franchement répondu à ma question. Ne m’objecte pas que tu crains un nouvel accroc au continuum spatio-temporel! Ça ne tient pas debout justement à cause de la complexité du Multivers!

-Hé bien, fit Mathieu, tous ces voyages ne t’ont pas coupé la langue, cousine!

- Mathieu, je te prie de laisser ton ironie au vestiaire!

- En fait, murmura Daniel, je me sens quelque peu gêné face à ce Fermat-là!

- Oh! Et tu recules l’affrontement, le repoussant le plus tard possible!

- En quelque sorte. Voyez-vous, il faudra que je prépare mentalement mon ancien commandant à me percevoir différemment. Or, mon don télépathique n’est, hélas, pas aussi puissant et développé que celui d’Antor. Il ne franchit pas les barrières temporelles facilement…

- Dans ce cas, suggéra Marie, pourquoi ne pas nous rendre dans le passé, en 1963?

- Nous resterions en orbite autour de la Terre, compléta son frère.

- Qui vous dit que je n’allais pas le faire? Seulement, je ne veux pas me montrer trop tôt physiquement.

- J’en conclus que tu n’envisages pas un message télépathique, proféra Violetta.

- Non! Fermat était plutôt rétif à ce procédé.

- Envoyons Ufo! S’écria Marie.

- Génial! S’enthousiasma Mathieu. Assurément, il connaît ton chat!

- Certes! Mais il suffit d’une bonne odeur particulièrement alléchante pour le détourner de son objectif!

- Quelle idée aussi d’avoir créé un ventre à pattes, jeta la fillette. Dans ce cas, envoyons Bing!

- Mon chien? Siffla Violetta avec réprobation. Je m’y oppose formellement! Et puis, tu sembles oublier qu’il ne connaît pas Fermat!

- Mais non, cousine, reprit la plus jeune, tu fais erreur sur la personne! Bing connaît Franz et le duc aime les chiens! L’animal le reconnaîtra tout de suite. Tu sais, ton fox-terrier est un sacré cabot! Hautain, curieux, il flaire aussi sans cesse dans tous les coins, à la recherche d’une femelle… Et puis, il n’oublie jamais une odeur ou la main qui le caresse.

- Où as-tu pris, Marie, cette idée de te servir du chat ou du chien?

- Ben, papa… Tout simplement dans les romans de l’époque! Ainsi que dans le manuel d’anglais des jumelles… Dans le passé, il était courant que les chiens domestiques soient utilisés comme messagers ou encore comme espions. Dans « Le Club des Cinq », Dagobert accomplissait ce genre d’exploit tout le temps!

- De plus, compléta Mathieu, vers les années 1980, dans les gares londoniennes, il y avait des terriers dressés exprès pour porter des messages aux voyageurs fraîchement débarqués et désemparés. Dans le bouquin de Liliane et Sylviane, Marie m’a raconté que la chienne Airedale-terrier Polly, une sorte de fox géant, âgée de huit ans…

- Soit, les enfants, cessez. Je capitule!

- D’accord! Mais tu te charges du dressage de Bing, naturellement, lança Violetta amusée.

- Naturellement, ma chère nièce! Quelle corvée cela va être!

***************

Surface d’Aruspus, vaisseau Langevin. L’équipage avait gagné plus de trois heures de répit, ce qui laissait Antor profondément perplexe. Lorsque Chtuh lui signala que les conditions atmosphériques sur la planète se dégradaient très rapidement, l’ambassadeur comprit.

- Excellence, voyez les données des senseurs en fonction. Une tempête d’une violence extrême se prépare. A l’extérieur, la température chute à une vitesse vertigineuse. Elle va sans doute atteindre cent cinquante degrés Kelvin.

- La coque peut-elle résister à une température aussi basse?

- Monsieur, ce sera limite! Le revêtement métamorphe qui nous protège n’a jamais dû subir, y compris en laboratoire, au stade des essais, un froid aussi intense. Mais il y a plus inquiétant encore… La force des vents.

- Nous ferons face au fur et à mesure que les problèmes se poseront. Chtuh, vous avez le centre de commandement. Je vais aller voir le docteur di Fabbrini. Je veux connaître l’état de l’équipage et savoir précisément où en est la réanimation.

A l’infirmerie principale, Lorenza et Schlffpt s’activaient. Peu à peu, ils sortaient de stase les techniciens et les officiers supérieurs du vaisseau: Warchifi, Chérifi, les félinoïdes, cinq Castorii, deux Helladoï, et ainsi de suite. Parfois, le traitement à base de protéines de K’Tou ratait quelque peu et les patients traités régressaient, notamment un félinoïde qui retourna au stade du tigre à dents de sabre, très agressif, qui feulait, levait ses pattes aux griffes monstrueuses, et qui menaçait de sauter sur l’équipe de réanimation à tout instant. Fort dangereux, il fallut donc se résoudre à l’abattre.

Un Castorii vieillit en quelques minutes de cent cinquante ans. Il apparut comme un vieillard chenu et cassé, à peine capable de marcher seul. Quant au médecin en second, Denis O’Rourke, il eut la chance de recouvrer son aspect normal. Quelque peu vaseux, il aida néanmoins le reste de l’équipe médicale dans sa pénible tâche.

Antor entra juste à l’instant délicat où O’Rourke s’apprêtait à tirer de son sommeil artificiel le capitaine Maïakovska qui avait régressé jusqu’à prendre l’aspect d’un effrayant fœtus surdimensionné de deux mètres de hauteur et âgé de six mois!

Quelque peu inquiète, Lorenza s’exclama.

- Allez-y doucement avec le traitement, Denis! Daniel ne nous pardonnerait pas une erreur concernant sa douce Irina. Avez-vous mesuré précisément la dose nécessaire?

- Plutôt deux fois qu’une et au millionième de centimètre cube!

- Voyez, il ne faudrait pas qu’Irina ressemblât à une Lucy Australopithèque!

- Ou encore à la vieille sorcière Baba Yaga! Rajouta O’Rourke avec son humour froid.

- Ah! Antor! Fit le docteur di Fabbrini en se retournant. Toujours pas d’attaque de la part de nos ennemis?

- Pas pour l’instant, docteur. Mais la tempête de glace commence à secouer dangereusement notre vaisseau déjà fort malmené par cet atterrissage en catastrophe.

- Il est vrai que, depuis quelques minutes, nous entendons d’affreux grincements, émit Schlffpt, comme si toutes les superstructures du Langevin étaient mises à mal. A combien donc souffle le vent dehors?

- A quelques trois cents kilomètres à l’heure, répondit le diplomate, et cela empire à chaque minute. De plus, ce vent charrie des cristaux de glace qui bombardent la coque.

Or, à cette seconde, la voix de Chtuh retentit dans l’intercom.

- Alerte pourpre! Je répète: alerte pourpre! Cristallisation de la surface externe du vaisseau. Rayons répulsifs efficaces partiellement, à moins de 48%.

Antor, toujours aussi calme, répondit aussitôt.

- Une sorte de corail de glace est donc en train de coloniser la coque du Langevin. Est-ce bien cela Chtuh?

- Affirmatif, Excellence!

- De quelles réserves d’énergie disposons-nous? Demanda Antor.

- De 37%, monsieur, répliqua le lieutenant dinosauroïde. Mais en transférant toute la puissance disponible dans les rayons répulsifs, et en ne maintenant que le strict minimum d’énergie pour la survie, il est possible que nous parvenions à stopper la colonisation.

- Dans ce cas, Chtuh, exécution!

- Oui, Excellence! J’entame le processus de transfert maintenant.

- Antor, nous allons souffrir du froid, constata Lorenza.

- La teneur en oxygène de notre atmosphère sera à peine suffisante, se permit de rajouter O’Rourke.

- Nous devons survivre, docteur! Nous n’avons pas le choix! De plus, j’ai le sentiment dérangeant qu’on nous observe. Ce ne sont pas les Alphaego. Il y a manifestement une autre intelligence sur Aruspus! Sentez-vous aussi sa présence, Schlffpt?

- Vous avez raison ambassadeur, opina le médusoïde, après un temps d’arrêt. J’ignore cependant si ces inconnus sont hostiles. Les Alphaego les craignent, c’est tout ce que je puis affirmer.

Lorenza, éperdue, à bout de nerfs, et à qui cet échange mental échappait, s’écria:

- Enfin tous les deux, expliquez-vous! Assez de messes basses!

- Je crois que la tempête de glace a été provoquée, émit Schlffpt.

- Oui, c’est cela, compléta Antor de vive voix. Or, c’est dans ces conditions extrêmes que les adversaires natifs des Alphaego fabriquent leurs défenses.

- Pouvons-nous espérer communiquer avec eux? S’informa Denis pragmatique.

- Je perçois que leurs schémas de pensées sont très éloignés des nôtres. Reprit l’ambassadeur. Il faudrait que nous fusionnons télépathiquement Schlffpt, moi-même et les autres membres dotés de pouvoirs psy…

- Tâche très difficile et pénible car le froid qui commence à régner ici me pousse à hiberner, fit le médusoïde.

- Essayez de persuader Uruhu de vous aider, suggéra Lorenza. Lui-même est bâti pour affronter des températures plus que basses, de l’ordre de moins cinquante degrés Celsius. Nous avons déjà dans l’infirmerie cinq degrés!

***************

Dans un penthouse, au sommet d’un des plus hauts gratte-ciel de New York, un homme de corpulence massive, les cheveux bruns, les tempes dégagées, pianotait sur son ordinateur portable. L’écran de l’appareil s’éclaira et le visage glabre accompagné d’un crâne entièrement chauve d’un individu à la peau très pâle apparut.

- Maître, j’attends vous ordres, dit en anglais l’inconnu.

- Ah! Kintu! Toujours aussi dévoué et empressé à me servir! Fit l’homme, son accent américain légèrement teinté de retombées européennes. Tu aimes les voyages, je le sais. Alors, je t’ai choisi pour ce qui suit. Tu vas te rendre en France, à Orly plus précisément.

- Oui, maître, bien certainement. Mais quand?

- Un peu avant le 28 janvier 1963. Il faudra que tu sois à Orly exactement le jour que je viens de te dire, lors de l’atterrissage du vol 74 en provenance de New York. Naturellement, afin de passer inaperçu, tu te grimeras.

- Qui dois-je tuer, maître?

- Otto von Möll. Il sera dans l’avion avec un type qui n’a rien à faire ici, dans cette dimension! Un Français.

- Dois-je aussi l’exécuter, maître?

- Pas précisément. Mais s’il reçoit une balle, je n’en serai pas affecté outre mesure… Tu as toute liberté pour agir comme tu l’entends, selon les circonstances, mon fidèle Kintu.

- Maître, et l’Homo Spiritus?

- Ah oui! Je l’oubliais celui-là! Ne t’inquiète pas de lui. Il nous laissera tranquille une semaine durant au moins. Il est fort occupé à détourner les missiles des Soviétiques sur l’ère secondaire!

- Puis-je espérer une récompense, maître?

- Sacré Kintu! Si tu réussis cette mission, tu pourras te rendre à Rio pour le carnaval.

- J’exécute vos ordres avec enthousiasme, maître!

Kintu Guptao Yi Ka sourit naïvement tandis que celui qui s’était baptisé pompeusement l’Ennemi se connectait avec l’Entité du Commandeur Suprême.

***************

Depuis près de cinq heures André Fermat et le général Patterson s’affrontaient en présence d’Otto Möll qui se demandait ce qu’il faisait dans ce bureau.

- Mais, enfin général, vous devez absolument me croire, éclata enfin Fermat, excédé, la patience n’étant pas son fort. Tous les renseignements que je vous ai donnés sur von Hauerstadt, je n’ai pu les tirer d’un livre, avouez-le!

- Peut-être, fit le général dubitatif.

- Mais, objecta Otto, jamais Franz ne m’a parlé de vous! Pourtant la description que vous avez fournie de la propriété des Malicourt, la demeure des grands-parents maternels de mon ami, est exacte! Vous avez été jusqu’à énumérer la marque de son poste de télévision, les hobbies d’Elisabeth, décrire le tissu du divan du salon bleu, et tout cela sans jamais avoir vu ou mis les pieds dans ce château! Ça ne tient pas debout!

- A quel jeu jouez-vous? Reprit Patterson. Je vous ai fait rencontrer monsieur Möll, et, maintenant, vous exigez d’être mis en présence d’Hauerstadt lui-même! A supposer que je cède, ce qui ne sera pas le cas, cet homme ne se trouve pas actuellement aux States!

- Effectivement, renseigna Otto. A cette époque de l’année, il skie dans une station de sports d’hiver de Bavière. Mais on dit qu’en Europe, une terrible tempête de neige s’est abattue du nord de la France jusqu’au sud de l’Allemagne ainsi qu’au centre de la Suisse. On parle même de records de froid.

- Oh! Je sais, fit Fermat. Il fera jusqu’à moins 35,7°C dans le Jura! Ce sera presque l’hiver le plus froid du siècle.

Si ces phrases n’attirèrent pas l’attention du général, au contraire, elles firent sursauter Otto.

- Général, demanda le sexagénaire, pouvez-vous me laisser seul avec ce français quelques minutes? Sans micro, sans oreilles collées sur les battants des portes?

- Monsieur Möll, ce que vous me demandez là est dangereux!

- Écoutez! Je crois avoir déjà assez donné de preuves de mon patriotisme!

- Votre sécurité est en jeu et non votre attachement pour votre patrie d’adoption! Nous ignorons toujours ce que cet homme fait ici, et comment il s’est introduit dans cette base.

- Justement, poursuivit obstiné, le germano-américain. Je crois pouvoir résoudre cette énigme en le questionnant personnellement. Manifestement, monsieur Fermat ne peut s’échapper de ce bureau. Il y a tout un bataillon de gardes à proximité. De plus, vous lui avez ôté son étrange protection.

- Je vous donne ma parole d’honneur de ne pas tenter de sortir de ce lieu! Je ne possède plus sur moi ni armes offensives ni armes défensives!

- Certes, mais vous êtes plus grand et plus fort que monsieur Möll et…

- Lorsque je fais une promesse, je la tiens!

Le ton sur lequel André prononça ces mots persuada Patterson. Fermat affichait une telle dignité et une telle résolution qu’on avait envie de lui faire confiance. Ainsi, il ressemblait à ces preux chevaliers blanchis sous le harnais. Son regard croisa celui du général. La franchise se reflétait dans ses yeux.

- Soit, je vous accorde dix minutes, pas plus! Je risque mes galons si quelque chose de fâcheux survient.

Furieux, le général Patterson quitta son bureau en claquant la porte. Puis, il donna l’ordre à ses hommes de reculer d’une dizaine de mètres, le fusil mitrailleur prêt à tirer. Cependant, dans la pièce, l’échange espéré par André avait lieu.

- Merci pour cette marque de confiance, monsieur Möll.

Otto lui répondit dans un français laborieux.

- J’ai simplement compris que vous veniez du futur. Êtes-vous en contact avec mon petit-fils Stephen Möll ou peut-être même avec celui qui se fait appeler Michaël?

-Je ne les ai jamais rencontrés… même si, parfois, je me demande ….

Après avoir marqué une pause, André reprit.

- Mais ce serait trop long à vous expliquer.

- Dans ce cas, vous venez certainement d’avant la Troisième Guerre mondiale, avant les années 1990!

- Il est vrai que je viens du futur, mais pas du vôtre. Il y a plusieurs pistes temporelles. Ainsi, je n’ai jamais vu Franz von Hauerstadt, du moins en chair et en os. Toutefois, je le connais assez bien par les disques laissés par Sarton. Celui-ci est un extraterrestre qui vécut du XXIIe au XXVe siècles. Dans le cours de mon histoire, il mit au point un chrono vision qui lui permit ainsi d’étudier les différentes possibilités offertes par le cours du temps. Son but était d’empêcher une autre race extraterrestre, belliqueuse et brutale, de conquérir la Galaxie. Ainsi, il se retrouva à protéger la Terre. Mais il y eut une piste où il échoua. De mon côté, pour échapper à mon effacement concomitant de celui de mon monde, dans un Univers manipulé par les Haäns, j’ai dû me réfugier dans le passé, à une époque qui n’intéressait pas les conquérants. Voyez, ma civilisation a été détruite. Naturellement, je veux restaurer mon futur. Or, je sais que votre ami et vous-même avez construit un translateur.

- Ainsi, vous savez mon secret que la CIA et que l’armée ignorent pourtant! Par contre, les Russes convoitent ma machine.

- Ils vous ont volé un appareil en 1959, mais ils ne parviennent pas à le faire fonctionner. Ils abandonneront leurs tentatives en 1970. Je pense que vous avez entendu parler d’un certain Diubinov. Je puis vous révéler que dans votre histoire, il atteindra le plus haut poste de l’URSS.

- Oh! Je suis tout prêt à croire vos propos, mais qu’est-ce qui pourrait finalement me persuader?

- Franz von Hauerstadt est le seul homme de ce temps-ci à exister dans d’autres harmoniques. Pour cette raison, il est réceptif. Michaël le lui a dit. Mais vous pourrez lui demander confirmation même si, présentement vous êtes en froid tous deux à propos d’une expédition remontant à 1959 et qui a échoué. Il s’agissait d’enlever Johanna van der Zelden, votre cousine. C’était là, pour résumer, l’essentiel de la teneur des informations livrées par Sarton.

- Vous m’avez convaincu. Je n’ai jamais révélé à quiconque les raisons de ma brouille avec Franz. Mes fils eux-mêmes n’en savent rien. Ce Sarton est-il allé jusqu’à violer notre intimité?

- La retenue et la morale helladiennes l’en auront dissuadé.

- Bien, vous m’en voyez rassuré! Il me reste à rappeler Patterson.

***************

Le général Patterson dut en convenir. Le sieur Otto Möll avait plus de pouvoir et d’autorité que sa propre personne! Ainsi, le germano-américain obtint assez facilement la libération de Fermat qui fut mis toutefois sous surveillance plus ou moins discrète. La CIA conduisit une enquête sur cet inconnu et conclut que ledit André Fermat était réellement un homme surgi de nulle part, apparu subitement dans un centre militaire secret américain! Il n’était pas passé par le service d’immigration. Il n’était pas non plus entré clandestinement aux States, y compris sous une fausse identité; il était totalement inconnu des services d’Interpol ainsi que des services secrets alliés. Il était fort probable que le KGB n’en sût pas davantage sur ce mystérieux individu d’après les agents infiltrés à l’Est!

On creusa la piste française. Il y avait environ un millier de familles répondant à ce patronyme, mais aucun André correspondant à l’intrus! Son homonyme, qui ne lui ressemblait pas du tout, était un viticulteur réputé de Bourgogne!

Cependant, logé chez Otto, le commandant Fermat prenait son mal en patience. Il lui tardait fort de rencontrer Franz von Hauerstadt afin, grâce à son aide, de regagner l’année 1995. Il n’aimait pas se retrouver coincé dans ce passé et cette piste différente. Il ne supportait pas non plus la surveillance dont il était l’objet. Il espérait, grâce au duc, entrer en contact d’une manière ou d’une autre avec la doctoresse di Fabbrini. Surtout, ce qui le rongeait, c’était son inquiétude concernant le sort du capitaine Wu. Bien évidemment, il ignorait que celui-ci avait été finalement libéré et que lui, Fermat, n’était qu’un duplicata d’André, un double engendré par une déchirure au sein du Pan Multivers!

En attendant, chaque soir, il demandait pourquoi Otto et lui-même ne pouvaient encore se rendre en France. Il jugeait tout à fait dérisoire, sans raison la surveillance agaçante dont il était l’objet. Incroyablement, il avait obtenu un passeport provisoire! Après tout, les autorités américaines n’étaient peut-être pas aussi paranoïaques qu’elles le paraissaient! Ou encore, on voulait se débarrasser de cette énigme vivante!

Comme on le voit, l’esprit d’André tournait en rond et Möll peinait à le rasséréner.

- Le temps ne s’améliore pas en Europe. Franz se trouve toujours coincé dans sa station de sports d’hiver. Son fils aîné m’a confirmé que ce ne serait pas avant dimanche, pour le moins, qu’il serait de retour dans la propriété maternelle avec Elisabeth et les jumelles. Des tempêtes de neige comme celle que subit le vieux continent, on n’en voit que tous les dix ou vingt ans là-bas!

- Oui, vous ne savez pas encore réguler le climat, ou du moins empêcher de telles tempêtes!

- Vous connaissez ma passion pour la science, la physique, la mécanique… Cependant, j’ignore tout de la génétique et…

- N’espérez pas trop de miracles de la génétique! Certes, elle a, du moins à mon époque, permis d’éviter certaines maladies ou encore des malformations comme la myopathie ou la trisomie 21... Mais elle peut également représenter le pire danger qui soit! Le clonage, l’eugénisme, les mutations serviles… Elle est loin d’être la panacée, et, surtout pas, la délivrance attendue par l’humanité!

- Oh! J’ai bien peur que vous me preniez pour un naïf! Je me rends compte que vous vous montrez particulièrement amer. Mais, si vous êtes capable de voyager dans l’espace, de parcourir librement la Galaxie, vous avez donc pu éviter les errements dénoncés par la littérature de science-fiction!

- Hélas, pas partout, pas dans tous les domaines! En 1995, voyez-vous, je n’étais pas le seul exilé du temps! Mes compagnons d’infortune… Lorenza di Fabbrini, le médecin chef de mon vaisseau, le Sakharov. A première vue, pour quelqu’un de non averti, il s’agissait d’une petite Italienne tout à fait ordinaire, pimpante et avenante. Imaginez-la : brune, aux yeux marron, un peu ronde. Mais, en quelques secondes à peine, elle pouvait modifier ses traits et son apparence tout à loisir! Elle n’était en fait qu’à demi humaine! Au XXVIe siècle, les progrès de la génétique ont en effet permis de croiser des espèces différentes, n’appartenant pas aux mêmes planètes, donc aux mêmes schémas d’évolution. Ah! Maintenant, examinons mon premier officier, le capitaine Daniel Lin Wu. De nationalité chinoise, comme son nom l’indique, mais d’aspect européen, pour un œil non exercé. Un mètre quatre-vingt-deux, les yeux bleu gris clairs, les cheveux châtain roux foncés, le teint rosé et non cuivré. Seules ses pommettes un peu hautes dénoncent ses ancêtres asiatiques.

- A vous entendre, on croirait avoir affaire au parfait humain!

Fermat ricana et enchaîna sur un ton impossible à rendre.

- Oh! Oui! Le summum! L’aboutissement des rêves les plus fous de certains chercheurs!

- Que voulez-vous dire?

- Daniel a été conçu par génie génétique. Mi électronique, mi biologique, bionique plus exactement. Or, mon second vit cela comme un tourment, une malédiction. Il ne sait quel état choisir: androïde ou humain. Beaucoup l’envient car il peut calculer les trajectoires de millions de corps célestes, cela sur des millions et des millions d’années, en une milliseconde à peine tout en jouant une fugue de Bach sur son clavecin!

- Dieu! Un ordinateur humain supérieur!

- Ne le traitez jamais de machine! J’ai commis cette erreur! Et j’ai disparu justement à l’instant où je tentais de le délivrer. A cause de moi, de mon comportement, Daniel, dans un état dépressif, suicidaire, s’était jeté dans des mains hostiles.

- Vous vous sentez coupable…

- Je l’admets. Mais pas devant lui… Jamais je ne lui ai montré l’affection sincère que je ressentais. Parmi tous les membres de mon équipage, il est celui que je considère comme le fils que je n’ai pas eu. Je pense qu’il l’ignore. Du moins ses agissements ces derniers mois me le laissent supposer.

- Je comprends votre trouble.

- Non, vous ne le pouvez pas… mais merci pour votre intention. Cela fait plus de huit années que Daniel sert sous mes ordres. Les débuts n’ont pas été faciles, mais, enfin, peu à peu, nous nous sommes appréciés…

- Aviez-vous d’autres amis avec vous?

- Antor… il m’accompagnait lors de cette maudite expédition. Revêtu de la même armure Asturkruk afin d’affronter plus efficacement tous les geôliers du capitaine Wu.

- Armure Asturkruk?

- La combinaison qui a tant effrayé Patterson et ses hommes. La protection individuelle absolue! Elle s’aligne sur les ondes mentales de son hôte et, ainsi, devient strictement personnelle. Heureusement d’ailleurs! Si les Américains ou les Soviétiques de votre époque parvenaient à l’activer, elle pourrait alors détruire une ville entière!

- La destruction! Toujours! Encore! La guerre… je croyais que vous aviez dépassé ce stade! Décidément, malgré les siècles, l’homme ne change pas!

- Ne pensez pas cela.

- Inutile de vouloir me rassurer. Antor, reprit Otto en réorientant la conversation, quel nom étrange, hors du commun!

- Antor se qualifierait de survivant. Il est un des mutants de la seconde histoire, celle où les Haäns ont triomphalement occupé la Terre. Il a été créé génétiquement par les envahisseurs afin de servir de main-d’œuvre aux occupants, et ce, dans un environnement extrême. Par exemple, une atmosphère raréfiée, très pauvre en oxygène, une faible ou une forte pression, un froid intense, ou encore un travail au cœur même de la lave en fusion. Mais les Haäns se sont quelque peu fourvoyés et l’expérience a mal tourné. Jugez plutôt. Antor est photosensible et ne supporte donc pas le plein soleil d’été. De plus, il se nourrit de sang, humain de préférence!

- Mein Gott! Un vampire!

- Oh! Il n’a pas un fond cruel. Ah! J’oubliais! Il est aussi doté de prodigieuses facultés télépathiques. Pourtant, depuis plusieurs jours, j’essaie en vain d’entrer en contact avec lui.

- Cela signifie que vous seul avez été transporté en 1963. Mais comment? Pourquoi?

- Ah! Ça! Aucune idée! Tous deux, alors que nous tentions de délivrer Daniel, nous avons été victimes de distorsions, comme une sorte de tempête temporelle. Les derniers relevés de mon armure notaient la présence inopportune de tachyons. Le phénomène était hallucinant et terrifiant à la fois. Nous ressentions simultanément tous les états de la matière et tous les aspects du vivant. Et ce, de toute la Voie Lactée! Nous étions tout à la fois. Lorsque j’ai, enfin, recouvré mes esprits, je me suis retrouvé dans cette base, mais sans Antor à mes côtés.

- Je saisis ce que vous avez tenté de me décrire. Mon petit-fils Stephen, celui qui vit adulte à la fin de ce siècle, m’a raconté une expérience similaire qu’il a connue alors qu’il effectuait un voyage en 1917 avec le translateur qu’il avait mis au point.

- L’appareil avait été saboté, non?

- Exactement! Par l’Ennemi, Johann van der Zelden, ou par son bras droit, le Commandeur Suprême. Stephen s’est retrouvé à la fois simple cellule, chaîne d’ADN, fossile, nourrisson, vieillard chenu. Bref, vous connaissez…

- Il s’agissait d’un sabotage relativement simple, fit Fermat, du moins je le crois. On avait dû ôter le bouclier du translateur. L’appareil a donc affronté toutes les tempêtes anentropiques qu’il créait au fur et à mesure de ses déplacements dans le continuum spatio-temporel, cassant la courbure, ou plutôt la pliure du Multivers, générant son propre hyper espace, sa propre réalité quantique, dans un tourbillon sans cesse remodelé.

- Expliquez-moi…

- Rapidement. Le translateur a pratiqué des sauts quantiques simultanés par rapport à des Terres virtuelles, recomposant à l’infini des fractales de super cordes

- Ne soyez pas trop hermétique dans les termes techniques. Je ne suis qu’un avionneur, un concepteur d’avions! Seul Franz pourrait vous suivre entièrement dans ce dédale de physique supérieure.

- Pardonnez-moi. Je viens d’enfreindre la première règle de l’Alliance. Je vous ai révélé un savoir non encore acquis en 1963.

- Certes, mais j’ai déjà oublié vos propos. Votre siècle a vu des merveilles quoi que vous en disiez. Pourtant… Si vous avez besoin du translateur de mon ami, c’est que vous ne pouvez encore voyager par vous-même dans l’espace-temps!

- Le problème est encore plus délicat encore, Otto. Il s’agit, ici, d’un transfert d’un Univers à un autre. Théoriquement, nous appréhendons la transdimensionnalité. Et certains de nos vaisseaux sont capables, mais accidentellement, et, à condition d’avoir un génie à bord, de voyager dans les inter dimensions… Les équations induites par ce type de déplacement sont d’une complexité inouïe.

- Ainsi, il y a, si j’ai saisi, une transtemporalité artificielle, comme il existe une radioactivité artificielle.

- Vous aviez dit que vous aviez oublié, releva André.

- Excusez-moi!

- Bref, le Sakharov a pu effectuer tous ces sauts dans l’espace-temps grâce à Daniel Wu, au cerveau en partie positronique. Un autre navire ne s’y serait pas risqué, soyez-en persuadé! Les Asturkruks font de même, mais ils viennent d’un siècle postérieur au mien. De plus, ce sont des Cyborgs.

- Les Homo Spiritus ne craignent pas ce genre de déplacement. Tous ces propos sont fort intéressants, André, mais nous ne verrons Franz qu’à la fin de la semaine, si tout va bien.

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Le marché de Vienna.

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Bergers et montagnards venaient y vendre leurs produits de l’élevage, lait, laine, fromages… Benjamin, remarquablement déguisé bien qu’il ait eu du mal à dissimuler sa très haute stature,- un mètre quatre-vingt-dix-huit,- le parcourait depuis un long moment déjà. Sa tunique de laine rêche et courte était en partie recouverte par une peau de chamois mal tannée dégageant une senteur forte. Ses jambes étaient enfermées dans des braies retenues par des cordelettes, et ses pieds protégés dans des bandes de tissu d’une propreté plus que douteuse où s’amalgamaient de la terre, du gazon et du crottin. Sa chevelure en bataille et sa barbe rousse aussi étaient sales. Ne parlons pas de son visage maculé de boue. Un bonnet de laine écrue recouvrait à la fois sa tête et ses épaules. Sa main droite se refermait sur un lourd bâton noueux tandis qu’à son flanc gauche pendait une besace contenant, sans doute, quelques provisions tels un morceau de fromage, du pain, quelques herbes, des oignons et un peu de viande séchée.

Lentement, Benjamin s’approcha d’un étal où s’alignaient plusieurs types de fromages à l’odeur puissante. Des taons et des mouches bourdonnaient autour de la marchandise alors que le berger vantait ses produits. Un peu plus loin, des effluves de viande faisandée agressaient les narines.

- De l’aurochs, abattu la semaine dernière à peine! S’époumonait le boucher.

Plus loin encore, un verdurier proposait à la clientèle des lentilles fraîches, des fèves nouvelles, ainsi que tout un assortiment de choux tandis qu’à ses côtés, des amphores regorgeaient d’huile et d’olives. Terminant le marché, des tonneaux de cervoise et de vin, des chevaux piaffant derrière leur enclos, des veaux sous la mère et de la volaille qui ajoutait au désordre ambiant et bon enfant.

A l’opposé, des porcs à la peau foncée, au poil long et noir, grognaient et couinaient au milieu de leurs excréments. Des braconniers présentaient d’énormes lapins et lièvres à la pratique alléchée tandis qu’une mégère s’en prenait à un berger, lui reprochant la mauvaise santé de l’agnelet qu’elle lui avait acheté précédemment.

Les ventes furent troublées par un bonhomme en haillons, courant dans tous les sens, crasseux, hirsute, poursuivi par une bande de régisseurs qui criaient.

- Sus à l’esclave échappé! Caius Antoninus son propriétaire offre une bonne récompense à celui qui l’attrapera!

Devant cette scène ordinaire, Benjamin comprit ce qu’il en était.

« Les Bagaudes, pensa-t-il, ne sont autres que des colons et des esclaves paysans en maraude, en rupture de ban, qui ont fui les domaines où ils étaient asservis. Il me faut aider cet homme! Peut-être me mènera-t-il à celui que je cherche! ».

Notre capitaine s’avança alors sur la place, et, comme il l’escomptait, il fut heurté par l’esclave à bout de souffle. Celui-ci s’écria:

- Pitié! Seigneur, pitié!

- Cache-toi derrière mon manteau et laisse-moi agir, rétorqua Sitruk.

Moins de deux minutes plus tard, le colosse fut entouré par les régisseurs et les serviteurs de Caius Antoninus. Celui qui paraissait le chef prit un ton autoritaire en interpellant Benjamin.

- Holà, maraud! Laisse-nous récupérer cet homme! Il ne s’agit que d’un esclave en fuite. Ne t’oppose pas à la loi du seigneur Antoninus, édile et curateur de Vienna!

- Si cet esclave s’est enfui, c’est parce qu’il est maltraité, lança l’exilé du temps avec justesse. Ne connais-tu point les ordres de notre dernier Empereur, Dioclès?

- Attention à toi, vagabond! N’exacerbe pas notre colère sinon tu feras la connaissance de nos prisons!

Benjamin dévisagea froidement le contremaître, puis, saisit son lourd bâton. Il commença à le faire tournoyer dans les airs avec dextérité. Les gardes reculèrent mais deux d’entre eux parvinrent à sortir leur arme. Le capitaine Sitruk savait pertinemment qu’un bâton n’avait jamais eu le dessus sur une épée, sauf dans les holoromans dont sa fille était si friande! Pourtant, il refusait de sortir son glaive, arme précieuse et ouvragée, car on pouvait le soupçonner de l’avoir volée à un centurion ou à un général. Ce fut pourquoi il hurla à l’adresse de l’esclave:

- Sauve-toi!

Prenant les jambes à son cou, il fit de même, suivant le fugitif.

Les deux hommes s’engouffrèrent dans des ruelles sordides et nauséabondes. Soudain, au recoin d’une masure de torchis, un mendiant borgne à l’œil abîmé recouvert d’un bandeau, à la barbe pouilleuse repoussante et aux chicots noirs, fit un signe aux deux fuyards.

- Pst! Cachez-vous dans les caves de cette maison! Elles sont à double entrée et conduisent à une autre construction à cinquante coudées d’ici!

Benjamin ne se fit pas répéter deux fois l’invitation. Il obéit sans hésiter à l’injonction et poussa alors brutalement l’esclave dans la sombre entrée. Comme il l’avait espéré, il allait entrer en contact avec un réseau de Bagaudes.

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27 janvier 1963. Franz von Hauerstadt était enfin de retour dans la demeure maternelle des Malicourt en Seine-et-Marne. Dans le salon du rez-de-chaussée, les jumelles, âgées de sept ans, jouaient à la poupée, tandis que leur sœur aînée Cécile, achevait de peindre des œillets et des roses près de la porte-fenêtre. L’adolescente était vêtue d’un jean informe et d’une large chemise à carreaux, ses cheveux retenus en bandeau par un foulard. Elle portait aux pieds de confortables chaussettes de laine et des ballerines.

Frédéric, près de la cheminée, faisait fonctionner un train électrique. La locomotive miniature passait sur un pont puis arrivait dans une vallée, s’engouffrait ensuite dans un tunnel qui traversait une fausse montagne, en ressortait et s’arrêtait enfin dans une gare. Le garçon qui avait construit seul cette maquette, en était fier à juste titre.

Le fils aîné, François affalé sur un divan, surlignait au crayon un ouvrage de philosophie, « Critique de la raison pure », de Kant. Franz émit une remarque.

- Tu devrais lire l’ouvrage dans la langue originale, une fois que tu auras terminé ton étude pour ton professeur de philo!

- J’sais pas si j’ai le temps, répondit le jeune homme d’une voix traînante. En attendant, je dois en avoir achevé la lecture pour mardi soir! Je suis un peu à la bourre! A propos, pendant que tu étais absent, il y a eu un coup de fil d’Amérique. C’était oncle Otto. Il a dit qu’il rappellerait.

Elisabeth, qui entrait dans le salon, vêtue d’une exquise robe de soie noire, s’exclama :

- Ah! Notre bon ami semble oublier enfin sa fâcherie! Tant mieux! Mais c’est plutôt étrange, non?

- Oui, tu as raison. Si Otto veut me rappeler, c’est qu’il s’est passé quelque chose de grave! Quelle heure est-il à Detroit? Mm. Il doit être en train de déjeuner.

- Penses-tu que ce coup de fil ait un rapport avec l’affaire de 60? Interrogea la jeune femme.

- Je n’en sais rien. Heureusement que la ligne n’est pas sur écoutes. Je m’en suis assuré. Tu connais Otto ; il ne prendrait pas le risque de me téléphoner, ici, en France. Pour lui, désormais, un cent est un cent.

Soudain, une sonnerie aigrelette retentit dans le corridor. Un domestique fort stylé s’empara de l’écouteur puis vint informer son maître.

- Monsieur le duc, c’est pour vous, un appel de Detroit.

- Merci, Thomas.

Calmement, Franz se rendit dans le hall et prit la communication. La voix d’Otto était claire malgré la distance. Après les salutations d’usage, le plus âgé entra dans le vif du sujet et fournit de brèves explications. La conversation téléphonique se conclut ainsi:

- Mon avion atterrit à Orly demain à 17 h 48. Fermat sera à mes côtés. Je compte sur votre présence, mais si vous ne pouvez vous libérer…

- J’y serai, Otto, et, sans doute également quelques hommes de la CIA et de la DST à proximité!

- Mais nous en avons vu d’autres, mon ami!

Franz soupira et répondit.

- J’espérais en avoir fini avec cela! Nous avons connu trop d’aventures et de déboires qui ont mis notre famille, nos amis et nous-mêmes en danger! Enfin! Il n’est pas dans ma nature de me dérober, Otto, vous pouvez en être certain. Promis!

- Merci de tout cœur, Franz.

- Après vous avoir récupérés tous deux, nous nous rendrons au château. J’attends davantage de détails sur cette histoire.

- Pensez-vous pouvoir reconstruire le translateur?

- Oh, j’ai conservé les équations et les plans. Quant au matériel, je sais où me le procurer. Et si monsieur Fermat est bien ce qu’il dit être, un ingénieur et un commandant de vaisseau stellaire, nous pourrons nous passer de l’aide de Michaël et de votre petit-fils!

- N’ayez aucune crainte, fit André à l’autre bout du fil. Je vous éclairerai de mes connaissances, monsieur von Hauerstadt

- Nous verrons. Tant que Johann van der Zelden nous laisse tranquilles… A propos, Otto, vous n’avez rien remarqué d’inhabituel?

- Non, rassurez-vous sur ce point, mon ami. A demain, donc. Mes amitiés à Elisabeth et à votre famille.

- Merci, Otto. Pardonnez-moi si je ne vous ai pas demandé comment allaient vos deux fils.

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Dans un hôtel de troisième ordre, rue Montmartre, Kintu Guptao Yi Ka consultait avec avidité les horaires d’arrivée des grands courriers internationaux.

- Si le Maître n’a pas commis d’erreur, et cela lui est impossible, Otto sera dans l’avion qui atterrira à 17h 48. Il s’agit d’un Boeing 707. La météo annonce un temps relativement dégagé. Donc, ma victime sera à l’heure. Tant mieux! Je n’aime pas attendre. Quant à l’arme que j’ai choisie, vérifions-là encore.

Kintu sortit alors de son étui un fusil ultra perfectionné, muni d’une lunette, d’un rayon laser qui permettait de ne pas rater la cible, avec mémoire incorporée, ne s’activant que par l’empreinte génétique de son propriétaire légitime! L’arme avait été conçue dans les années 2030.

- Avec ça, Otto est mort! Conclut l’homme robot manifestant sa satisfaction par un rictus, pâle imitation d’un sourire humain.

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A bord de la navette Einstein, Daniel entraînait Bing pour son importante mission. Le commandant soupirait d’agacement.

- Alors, Bing, tu me le trouves, ce mouchoir? Ton flair est-il donc en panne? Arrête de frétiller sottement de la queue! Tu ne recevras pas de sucre tant que tu ne me rapporteras pas ce bout de tissu! Me comprends-tu? Ah! J’aurais dû confier cette mission à Ufo! Il est moins stupide que toi!

- Sans doute, papa, répliqua Marie. Mais Ufo est plus attiré par la nourriture que par le reste! Il courrait tout droit jusqu’au marchand de sandwichs! Et, en plus, il descendrait encore la jatte de mousse au chocolat!

- Je ne le sais que trop bien, ma puce! Pourquoi ai-je créé un tel goinfre?

Néanmoins, après maintes répétitions, le chien fut au point. Le commandant Wu, soulagé, s’empressa d’attacher au collier de l’animal un message explicite rédigé assez laconiquement.

« Attention! Un tireur embusqué près de la bagagerie va mettre en joue votre ami Otto Möll dès l’atterrissage du vol en provenance de New York, dont l’arrivée est prévue à 17h 48. En fait, le Boeing se posera avec treize minutes de retard. Agissez pour le mieux. »

- Allez, Bing! En route pour Orly! Dépêche-toi de monter sur la plate-forme que je puisse te téléporter!

La navette modifiée s’était matérialisée sans signe visible au-dessus de l’aéroport, à la date et à l’heure prévues. Elle fut dissimulée, légèrement déphasée par rapport à la lumière, sur un terrain abandonné. Peu après, la porte arrière du véhicule spatial s’ouvrit discrètement et Bing déboula à toute allure sur le terrain vague à la pelouse gelée. Il savait où se diriger et qui chercher!

Marie constata.

- Tu es nerveux, papa.

- Il y a de quoi. Si j’échoue, nous perdons André Fermat à jamais. Et, si je réussis, comment le commandant va-t-il accepter le paradoxe? Il aura une douzaine d'années de moins, je ne serai pas celui qu’il croit et il n’a jamais eu un caractère facile. De plus, cet André-là est bien plus strict et intransigeant que celui que j’ai côtoyé durant ma carrière!

- Peut-être aurais-tu dû, dans ce cas, y aller en personne?

- Si les choses tournent mal, je me dévoilerai.

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Cours de l’Elbe, quelques cinquante mille ans avant notre ère. Nous étions au mois d’octobre. Un vent aigre commençait à souffler, venu du Nord. Dans le campement K’Tou, les femmes s’affairaient. A l’abri sous une tente, éclairées par de minuscules lampes à graisse, elles cousaient avec habileté des peaux afin d’en faire des manteaux ou des couvertures. D’autres mâchouillaient des tendons et les cassaient avec leurs dents puissantes pour les transformer en fils. Leur chevelure brune ou blonde en désordre dissimulait leur front saillant et leurs maxillaires développés. Des plus jeunes, environ cinq à six ans, aux plus âgées, cinquante ans au maximum, toutes s’adonnaient à leur tâche tout en babillant.

Un ululement prévint le campement de l’arrivée d’un groupe étranger. Des K’Tous et des Niek’Tous allant ensemble! Cela ne s’était jamais vu! Impossible! Le sorcier rameuta les chasseurs disponibles. Ainsi, un groupe de trente adultes attendit de pied ferme les intrus. Parmi eux, un peu en retrait, Uruhu.

Sortant de la clairière, les étrangers s’avançaient lentement, un individu à l’avant, levant les mains dépourvues de toute arme en signe de paix.

- K’Tous ndolong ark taarg! (ceux qui marchent debout vous saluent), s’écria le nouveau venu.

Le sorcier approuva et répondit à son tour.

- K’Tous ndolong ark taarg! Pi’Ou akab bab’tou! ( que les mânes de Pi’Ou vous protègent).

Le chef de la nouvelle horde montra à son tour. Il était reconnaissable à sa parure. Sur sa large poitrine s’étalaient cinq grands colliers d’os et de dents tandis que sa peau était recouverte d’ocre. Âgé d’une trentaine d’années, il irradiait la puissance et l’autorité. Derrière lui, le sorcier et ses hommes remarquèrent d’autres K’Tous mais leurs yeux furent surtout attirés par une femme étrange, très grande, à la peau sombre, manifestement une Niek’Tou, ainsi que d’autres êtres encore plus déformés, disgraciés, plus noirs que la terre, mi-poisson, mi-K’Tous!

Les K’Tous du nouveau groupe étaient armés d’objets bizarres, de bâtons fins, de haches et hachereaux, de javelots à la pointe excessivement mince et aiguisée. Sur leurs tuniques de peau étaient attachées d’autres armes encore: des haches et des bifaces pratiquement solutréens!

Le sorcier, intrigué, demanda:

- Ak’Tou pak’tou? ( d’où vient votre tribu?).

- K’Tous maïermamaou muulk väa aga. ( Nous sommes les K’Tous maïermamaou par-delà la rivière Muulk).

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Quelques heures plus tard, le nouveau groupe avait été accepté et fraternisait avec la tribu de la rive gauche de l’Elbe. Le gibier avait été partagé selon les lois de l’hospitalité. Les voyageurs n’étaient pas venus les mains vides. Ils transportaient, dans des sortes de traîneaux constitués de ronds de bois équarris deux demi cerfs, mais aussi des quartiers d’ours et de mammouths!

Le sorcier K’Tou n’avait jamais vu une telle abondance de viande fraîche! Lors de la mauvaise saison, il n’était pas rare que sa tribu jeûnât près d’une semaine, et, le plus souvent, elle devait se contenter de quelques renards, de mulots et autres petits rongeurs. Si le sorcier répondait au nom d’Ababuh, le chef des Maïermamaous s’appelait Ani-Yha. Il expliqua avec force grands gestes et cliquètements de dents d’où provenaient sa puissance et sa prospérité.

- Gurun turuk Aki ya K’Tou! Vooorh Niek’Tou Aalk…

Automatiquement, Pamela traduisait ce langage.

- Les dieux de la Terre sont les amis des K’Tous! De la profonde nuit, là où la mémoire des K’Tous se perd, a surgi un K’Tou Niek’Tou. Il se nommait Maïermamaou et s’il était peu efficace à la chasse, il se montrait habile à fabriquer des armes sans pareilles. Il améliora les pierres tranchantes, les bâtons qui sifflent plus vite que le vent, et permit aux K’Tous de ne plus jamais connaître la faim, même lorsque le sol est aussi dur que la pierre, même lorsque l’eau devient blanche et solide comme le roc!

Mais, depuis des lunes et des lunes, reprit le chef après un arrêt, des fronts hauts, à la peau sombre, aussi fragiles d’aspect que les roseaux, ont surgi du lieu où le Soleil, le cercle d’or est le plus chaud. Et depuis, nous les K’Tous Maïermamaous, nous devons nous montrer forts et rusés pour conserver nos terrains de chasse! Après de nombreux sacrifices, Pi’Ou a béni notre tribu, les dieux ont entendu nos plaintes. De leur liquide pourpre ont alors surgi ces Niek’Tous, plus foncés que la terre la plus sombre, et plus blancs que la glace. Ils sont venus nous apprendre la guerre et nous allons chasser ces fronts hauts! Ak’Tou brobang Niek’Tous! ( Que les k’Tous tuent les Niek’Tous!).

Le chef Maïermamaou brandit alors son propulseur et répéta, déchaîné, le sorcier K’Tou reprenant en chœur:

- Ak’ Tou brobang Niek’Tous!

Surexcités, les Néandertaliens sautèrent sur place et se trémoussèrent tandis que les femmes entamaient un chant d’allégresse.

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