lundi 7 septembre 2009

La gloire de Rama 2 : La valse à mille temps chapitre 12

Chapitre 12

Manifestement, le continuum espace temps avait été bouleversé en profondeur. Dans son vaisseau scout, à l’abri de ses propres manipulations, Pamela Johnson venait effectivement de projeter dans les spirales du temps quantique ses kamikazes « Hobos ». Ces derniers se matérialisèrent dans les lieux indiqués précédemment provoquant partout la surprise puis la destruction.
Le premier « Hobo » atterrit en plein milieu du conseil d’administration d’une entreprise agroalimentaire belge dont le PDG annonçait, à la grande satisfaction de l’assistance, la décision de vendre sa firme à la grosse transnationale avale tout, déjà gavée à éclater, la célèbre « ACOC- COLA ». Il sortait naturellement l’argument habituel et incontournable langue de bois de tout bradeur consentant et cocufié:
« …et cette vente, ce rachat, mes amis, permettra notre expansion sur le marché américain… »
Mais à cet instant, il fut brutalement apostrophé par ce qu’il prit pour un « tramp » pouilleux et puant.
- Mon gars, c’est l’expansion de tes fesses obèses et adipeuses que tu permets et non celle de ta compagnie! Tu t’fais avoir jusqu’au trognon par tes T Rex pansus mais jamais assez repus! Tu s’ras entubé mais content!
- D’où sort ce guignol? C’est inadmissible! Comment a-t-il pu s’introduire dans cette salle? Saisissez-vous de lui!
- A la revoyure en enfer les mecs! Salut, amigos!
Avec une jubilation affichée, le faux clochard appuya sur un bouton de sa ceinture de pantalon, une ceinture high tech, déclenchant un feu d’artifice aussi beau que mortel. L’originalité fut que des scènes semblables se répétèrent simultanément, à la seconde près, sur l’ensemble de la planète.
Un deuxième « Hobo » apparut ainsi chez Christie’s, alors qu’une vente aux enchères se déroulait. Les acheteurs éventuels se disputaient une toile d’un peintre contemporain, mort du sida trois ans plus tôt. Sur un fond rouge sombre, des couches épaisses de peinture blanche et ocre figurant des mains mutilées superposées se détachaient.
Devant cette recréation picturale des techniques de la préhistoire, les enchères s’envolaient jusqu’à atteindre la somme fabuleuse de douze millions de dollars!
Cependant, le « Hobo » se matérialisa sur la toile même qu’il déchira! Un « oh! » de déception et d’horreur retentit dans la salle richement décorée.
Le service de sécurité voulut arrêter ce « tramp » qui avait pris l’apparence, à la mimique près, de Charlot, mais d’un Charlot en bout de course, celui de la fin des « Lumières de la ville », aux haillons encore plus sordides que dans le reste de ses mésaventures!
Faisant tournoyer sa canne cassée de bambou, le faux gentleman vagabond envoya à chaque moulinet de son stick des décharges d’énergie qui foudroyèrent et percèrent les défenseurs de l’ordre ultra-libéral. Avec un rire idiot ou dément, au choix, après avoir éliminé ainsi les forces de police de cet ordre déjà moribond, le faux Charlot déclencha un nouvel enfer. Comme sur les gravures naïves évoquant l’attentat de la rue Saint Nicaise, au tout début du XIX e siècle, des cadavres de financiers nippons, de magnats australiens, de parvenus mafieux russes et de spéculateurs apatrides volèrent dans les airs avant de retomber brutalement sur les tapis persans précieux. Ces trésors brûlèrent en même temps que les corps démantibulés et déchiquetés.
Dans un Univers légèrement dévié, le leader du parti conservateur allemand, Hans Gemüse présidait un congrès préparatoire en vue d’élections législatives qui devaient avoir lieu dans la bonne ville de Francfort sur le Main. L’homme politique, d’un tour de taille imposant, trônait en bonne place sur l’estrade, assis sur un siège à sa vaste mesure. Ses yeux chassieux louchaient. Son bras droit éructait un discours violent qu’on aurait cru sorti d’un autre âge. Il brandissait la menace des gants rouges, des verts ex terroristes reconvertis à la démocratie et promettait le chaos à ceux qui égareraient leurs suffrages en ne votant pas pour un sixième mandat du chancelier en exercice!
Le robot « Hobo » se reconfigura sur la bedaine impressionnante de Gemüse. Le politicien émit un « ouf » de surprise et de douleur mêlées et voulut se débarrasser de l’encombrant personnage qui l’accablait ainsi.
Sur l’estrade, il s’ensuivit un tohu bohu car beaucoup de membres du parti voulurent porter secours à leur leader conservateur. Se levant, ils générèrent une bousculade sans précédent. Pourtant, comme du vif argent, le vagabond parvint néanmoins à glisser entre les doigts de ses poursuivants et, sautillant tel un marsupilami espiègle et facétieux, arrosa de décharges d’acide à jets propulsés par un mini tuyau les fiers congressistes.
Tordue de douleurs, l’assistance grimaça abominablement tandis que les chairs fumantes des victimes empuantissaient une atmosphère qui se viciait de seconde en seconde. Mais cela ne suffit pas à notre « Hobo »qui, préprogrammé lança à Gemüse un objet plutôt surprenant tout en lui criant, sur un ton impossible à rendre:
« Attrape donc, Médor! ».
Abasourdi, dans un réflexe, le chancelier recueillit dans ses mains ce qu’il prit pour une saucisse; en réalité, l’objet était beaucoup plus dangereux puisqu’il s’agissait d’une grenade de charpakium configurée ainsi pour passer inaperçue. Explosant instantanément au seul contact de la chaleur humaine, elle fit éclater Gemüse comme une baudruche trop enflée.
Or, les dégâts se propagèrent. Le souffle de l’arme au charpakium s’étendit sur plus d’un kilomètre, détruisant tout sur son passage, immeubles, voitures, arbres, humains, semant la désolation.
Le « Hobo » suivant avait pour cible un défilé de mode d’un célèbre couturier parisien, réputé pour les tenues particulièrement scandaleuses de ses mannequins. Des femmes d’un mètre quatre-vingt, remarquables par leur maigreur prononcée défilaient à une allure cadencée sur le podium. La collection était placée sous le signe des arts premiers. Les jeunes femmes marchaient à grandes enjambées, remuant leurs fesses maigrichonnes au son d’un rockeur italien, portant haut leurs têtes coiffées en bol, vêtues de simples cache-sexe d’écorce ou de peau, le corps recouvert de poussière de charbon ou peint d’ocre rouge. Leur parure étaient constituées de piercings au nombril, ou encore dans les seins, aux joues ou bien dans les narines quand leurs orifices ou leurs nez ne s’ornaient pas de bijoux d’os sculptés en quartiers de lune, de griffes de tatous ou de plumes multicolores. Certaines arboraient des lèvres percées d’une plume d’ara. Leurs yeux passés au khôl semblaient morts ou las.
Ce fut alors qu’un « tramp » arborant une synthèse de toutes les déformations corporelles rituelles primitives vint troubler l’agencement méticuleux de cette collection 1998. Toute sa personne dégageait des effluves rances. Nu, il portait un étui phallique papou montant jusqu’au-dessus de son front tant il était long et recourbé! Des anneaux allongeaient démesurément son cou. Quant à son crâne, il était excessivement étiré vers l’arrière et son nez n’était pas oublié non plus. Percé d’une arête, il dénonçait ainsi les jeunes des nouvelles jungles qui se mutilaient avec des piercings fort inesthétiques. La lèvre inférieure déformée par un plateau, un anneau mutilant également la lèvre supérieure, de longues oreilles de Rapa Nui, des pieds minuscules bandelettés à la chinoise, sans omettre un corps intégralement tatoué et orné de scarifications, ainsi surgit le fabuleux « tramp » premier créé par Pamela.
Dans le nombril du robot luisait une mortelle charge de charpakium semblable à un rubis maudit fascinateur. En ricanant, la créature artificielle pressa la capsule de mort. Tout fut anéanti dans une formidable explosion tandis que le cri inhumain jeté par le « tramp » éclatait telle la trompette du « Jugement dernier ». «Primitive is beautiful! » clama le « Hobo » avant de disparaître.
Ailleurs, d’autres vagabonds pré programmés, équipés en hommes fusées, s’attaquèrent aux grandes courses cyclistes internationales, « Giro », « Vuelta », « Tour de France », aspergeant les coureurs dopés d’un produit particulièrement corrosif qui avait la particularité d’amollir les vélos ou de les recouvrir de champignons verdâtres et nauséabonds! Pour expédier leurs décharges, ces « tramps » étaient armés de sarbacanes électroniques en forme de flûtes de pan ou d’orgues de Staline.
Pendant ces attaques d’un nouveau genre, d’autres « Hobos » se chargeaient des directeurs sportifs, des soigneurs, des entraîneurs de la même façon que les coureurs étaient traités.
Bientôt, ce fut le sport dans son entier qui subit la vindicte de Pamela. Les plus hauts sommets, par l’intermédiaire des fédérations et du Comité olympique furent anéantis. Nul ne fut à l’abri. Les membres du CIO étaient en réunion pour voter l’attribution des Jeux d’été 2004 lorsqu’un sordide clochard, hideux tant il était laid et sale, se matérialisa et fit explosion comme à l’accoutumée. Le sport trafiqué qui avait trahi Pierre de Coubertin et sa noble devise « l’essentiel n’est pas de gagner mais de participer » ne s’en releva pas.
Pamela alla encore plus loin. A chaque ouverture d’une bourse, quel que soit le fuseau horaire, un « Hobo » hirsute et puant, la barbe baveuse, apparaissait, provoquant inexorablement l’apocalypse. En peu de temps, le monde rêvé par un certain Thaddeus Von Kalmann, que Daniel Wu, alors capitaine, n’avait pas réussi à annihiler totalement, fut détruit comme la Terre du règne sans partage des dinosaures. Adieu les T Rex de la finance, du sport et des entreprises mafieuses!
L’onde de choc des multiples explosions des décharges imparables de charpakium, mais aussi, il faut l’avouer de quelques capsules à bosons, devait se répercuter sur le tissu même de l’espace temps, y compris dans le passé, sur la ligne temporelle dérivée dans le but évident de piéger le commandant Wu. Or, cela ne se produisit pas! Inexplicablement! A moins qu’une Entité inconnue ne le voulût pas. Certes, Daniel se retrouva prisonnier à l’intérieur d’une nasse comprenant les seize dimensions emmêlées, certes, à son tour, Benjamin Sitruk subit de plein fouet les vagues an entropiques d’un Multivers cruellement malmené, mais voilà, aucun des deux amis mais aussi leur entourage ne disparut dans le Néant, ce qui aurait été logique! Pamela était grugée dans les belles largeurs.
A bord de son vaisseau personnel, à l’abri des tempêtes qu’elle déclenchait, l’Asturkruk ordonnait:
« IA, vue sur l’intérieur du poste de pilotage de la navette Einstein! ».
Alors, la jeune femme ne put que constater avec rage les résultats de ses actions hasardeuses.
« Ah! Non! Impossible! Par le Grand Ancêtre! La poisse s’acharne sur moi, décidément! Je me suis encore trompée de victime! Le commandant m’échappe toujours. Et si le colonel m’avait menti? Il m’avait pourtant assuré posséder les graphes de ses ondes mentales. Or, il s’agissait de ceux de Sitruk! »
Mais les amères réflexions de l’espionne furent interrompues par un bruit incongru provenant de l’arrière de son vaisseau. Dérangée, Pamela se retourna. Elle vit que son otage, Mathieu, avait réussi à actionner une bulle de secours. Il était en train de s’échapper !

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17 juillet 1995, de l’histoire 2. Base ultra secrète de recherches militaires de l’Armée française, Lozère.
Le commandant Fermat et Antor venaient de s’y télé porter, revêtus d’armures Asturkruks afin de délivrer le capitaine Daniel Wu des griffes d’un certain Benoît Fréjac. Rapidement découverts, les deux hommes durent affronter un escadron d’élite en son entier, des soldats en uniformes hyper entraînés, sans état d’âme, munis de fusils mitrailleurs classiques.
Comme si de rien n’était, d’une voix déterminée qui démontrait qu’André avait vécu des situations bien plus délicates, le commandant Fermat ordonna ce qui suit à l’ordinateur incorporé à son armure personnalisée:
« Puissance de tir maximale! Déphasage optimal! Tactique Wiwaxia! Bouclier couches intégrales de protection! ».
Oh! Surprise! Ce furent les attaquants qui se déphasèrent et non pas Antor et le commandant du XXVI e siècle! Les Français paraissaient s’être démultipliés, fragmentés. A différentes vitesses, des fractales de leurs corps se déplaçaient, chargeaient. C’était plutôt déstabilisant à constater!
« Ce n’était pas prévu! S’exclama André. Ils ne possèdent pas encore la technologie nécessaire à la tactique Formica! ».
Conservant son sang-froid, Antor répliqua:
« André, les corps qui nous font face n’appartiennent plus à des humains. Voyez: ils ne s’intéressent pas à nous. Ils semblent attirés par quelque chose qui nous reste invisible ».
Le phénomène incongru s’accentua. Des ombres fugitives, fuligineuses prenaient maintenant l’apparence d’êtres mi humains, mi anthropoïdes, voire mi siliçoïde mi médusoïdes ou mieux, mi dinosauroïdes mi insectoïdes! Des pinces géantes ou des tentacules développés sifflant bruyamment dans l’air confiné de la base souterraine armaient ce qui tenait lieu de bras à ces créatures fantasmagoriques.
Ainsi, un sergent-chef et son groupe ressemblaient présentement à des cubes de mosaïques un peu comme une image numérique tridimensionnelle en train de flancher.
Bientôt, le temps entier devint cubiste. Tout bascula. Les vivants, les objets, les murs, les couloirs, le lieux, les salles innombrables ainsi que les laboratoires à la pointe de la technologie de ce XX e siècle finissant, furent et ne furent pas, ensemble, simultanément. A chaque nano seconde, la forteresse se bâtissait et se détruisait à la fois, tel le chat de Schrödinger qui était vivant et qui ne l’était pas selon que l’on ouvrait la boîte ou pas! Le cauchemar quantique abouti, dans toute sa splendeur, pardon, je veux dire son horreur!
La base secrète n’existait pas encore, n’existerait pas, ou n’existait plus depuis déjà des temps immémoriaux, durant la même femto seconde et non alternativement.
Les fragments d’individus et de choses, dans ce Multivers ivre, ralentissaient, accéléraient, allant vers l’avenir incertain, improbable ou au contraire, s’engluaient dans un passé aléatoire qui, pourtant était!
Bien évidemment, l’armure du commandant Fermat subissait elle aussi les fluctuations de ce temps quantique, flou et sur décomposé à l’extrême. Elle s’effritait, parvenue à bout de course, rongée par la multitude invraisemblable de siècles empilés, mais également, elle s’auto montait, cela sur le même segment de temps. Le spectre lumineux ne cessait pas d’onduler, de se tordre, de se décomposer. Il se cassait, se reformait obstinément, dans la douleur, mais non plus dans les sept couleurs chatoyantes connues du simple mortel. Il devenait des milliers et des milliers d’ondes fracturées, fragmentées, pixélisées, pointillistes, à l’infini!
Coincé à l’intérieur de son armure qui ne pouvait plus le protéger des aléas d’un continuum temporel fou, Fermat sentait sa conscience, son moi flotter, partir, revenir autre, différent,altéré. Il s’appelait André, Moussa, Tchang, Kenk, Viucus, Unu ( un K’Tou), Chil ( un dinosauroïde), Gana El… Ses mains, son corps, son visage se modifiaient sans cesse dans une ronde sans commencement ni fin. Chair, peau, écailles, plumes, poils, basalte, cristal, chitine, énergie pure, super corde… Il était tout cela. Ses yeux frontaux, latéraux, globuleux, à facettes, simples taches photosensibles, absents car inutiles, triples, quintuples, multiples, connaissaient le même sort peu enviable. Une métamorphose épuisante, jamais achevée. L’Intrinsèque Réalité allait-elle se révéler à cause d’une Asturkruk orgueilleuse? Non! Il n’était pas temps encore! L’Entité qui avait voulu cela veillait.
Malgré lui, victime de Pamela Johnson,- était-ce si certain?-, Fermat en était venu à résumer, simultanément, toutes les formes vivantes non seulement de la Galaxie, mais également de tout le Pan Multivers. Ses cellules, ses molécules, ses particules, ses quarks, sa matière exotique, s’étiraient, s’étendaient, se contorsionnaient, se tendaient, se fragmentaient, se rompaient, se contractaient, se ré amalgamaient , se ré assemblaient pour fusionner encore, toujours, pour aboutir à des formules nouvelles, pas encore expérimentées ou au contraire déjà obsolètes, ennuyeuses, dépassées aux yeux d’un démiurge espiègle qui voulait non jouer mais bien apprendre, à la recherche d’un équilibre, d’une stabilité, d’une Existence, comme si la Vie s’accrochait, têtue,- ô combien!-, se battait obstinément, jamais ne s’avouant vaincue, refusant l’Entropie, matière malléable en déconstruction, en reconstruction, en restructuration, en recréation… Splendide entêtement, courage magnifique…
Or, tandis que le commandant Fermat était confronté à cette effroyable mais pourtant nécessaire expérience, qu’advenait-il d’Antor, ce mutant possédant une mémoire double, qui, en ce lieu, à cette heure, n’était que dans un seul monde? Être et ne pas être, tel était son fardeau. Pitoyable et attachant fétu de paille, ballotté dans les tempêtes d’un Pan Multivers quantique apparemment hors de tout contrôle! La conscience de son identité, le néant. La respiration, le vide. L’intelligence, l’absence de réflexion. La présence, l’inexistence. Les atomes en mouvement, la parfaite inertie. A la recherche de soi-même. Courant alternatif… Pan Multivers alterné, un battement, rien, une pulsation, rien…
Cela durait, durait, à peine, indéfiniment, déjà, à jamais, oublié, éternel. Mais quoi? Pourquoi? Comment? Y avait-il une raison une nécessité contingente d’ailleurs? Caprice? Force des choses? Volonté? Dépassement des résultats d’un enfant qui tâtonnait? Apprentissage forgé dans la douleur? Quelle réalité? Quel but? Un but? Ou rien tout simplement?
Tout n’était que suggestion, tout n’était que menterie, tromperie. TOUT N’ETAIT RIEN…

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Les ondes concentriques secouaient le vaisseau scout couplé au translateur. A l’extérieur, la tempête était effroyable. Les superstructures de l’appareil futuriste craquaient, subissant des pressions fantastiques. Benjamin, assis au cœur du poste de pilotage, ressentait au plus profond de sa chair les contrecoups de cette tempête dantesque. En effet, l’hypnose de Pamela s’était atténuée peu à peu. Mieux, désormais, avec les vagues du tsunami quantique, elle avait disparu. L’officier, désorienté, abasourdi, ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Les hallucinations l’assaillaient.
Un kaléidoscope déformé des multiples façons d’exécuter Hans Gemüse le tourmentait, envahissait sa vision. Sitruk croyait devenir fou. Lui, l’officier du futur, ignorait l’identité de ce géant obèse, au ventre proéminent et à l’accent germanique.
« Pourquoi ce type meurt-il d’une manière différente à chacune de mes visions? ».
Désespérément, le capitaine tentait donc de se raccrocher à une raison qui semblait le fuir. Mais que venait faire ici la raison alors que Benjamin affrontait les délires d’un Multivers halluciné, soumis aux caprices d’une divinité non identifiée.
L’Allemand tombait aux pieds de Sitruk, foudroyé par une apoplexie tout à fait banale, ou empoisonné, étranglé, lardé de coups de couteau, son sang jaspant alors les dalles de plastacier de la cabine de pilotage, pendu, irradié, noyé, brûlé, criblé de balles, décapité, électrocuté, gazé, exécuté par une injection létale, garrotté, étouffé, enterré vivant, écartelé…
A l’Allemand, succéda bientôt un Européen anodin, aux yeux d’un bleu profond comme la nuit, comme le gouffre de l’éternité. Il ricanait tout en fumant un énorme cigare cubain de la taille d’un barreau de chaise. L’homme ne paraissait pas plus de quarante ans.
« Stupide humain, lança-t-il d’une voix coupante et sifflante à la fois, crois-tu donc m’avoir capturé? ».
Son rire sinistre fit frissonner d’angoisse Benjamin.
« Ce n’est pas la peine, vraiment, de rouler des yeux effrayés à ma vue, et de présenter ainsi une mine aussi effarée! Pourquoi aussi tenter de sortir de ta ceinture un disrupteur? Penses-tu, présomptueuse créature, pouvoir abattre la Mort même? ».
Cependant, comme dans un cauchemar gluant, visqueux, Sitruk essaya bien de faire un pas en direction de l’intrus. Mais son corps pesait des tonnes et son cœur battait la chamade dans sa poitrine douloureuse. Notre officier pouvait penser que les compensateurs inertiels de vaisseau venaient de tomber en panne.
« Benjamin, reprit l’inconnu de sa voix inimitable, je me nomme pour le commun des mortels Johann Van der Zelden. En fait, je suis la finalité de l’Univers, l’Entropie! Vois-tu, je suis en route afin de retrouver ton supérieur Daniel Lin Wu qui, bientôt, va me gêner. Or, cela, il ne le sait pas encore! Vaya con Dios, estupido Hombre! ».
Sur un dernier éclat de rire métallique, Johann disparut, laissant flotter dans l’étroite cabine une entêtante odeur de tabac et une impression de malaise et de vacuité.
A l’extérieur de l’Einstein, la tempête quantique se poursuivait, se prolongeait, plus furieuse encore si possible. Elle amenait avec elle des chimères surgies de manipulations génétiques, de simulations holographiques d’un monde dans lequel le capitaine Wu, malade et tourmenté par la tâche écrasante et inhumaine qu’il devait mener à bien, s’était transformé, sur ordre de Fermat, en exécuteur des bonnes œuvres!
Un froissement d’ailes gigantesques soudain… L’homme condor Brian, création d’un Daniel à l’esprit torturé, se posa en douceur sur le siège du co- pilote. Ses gros yeux fixèrent Sitruk, voyant sans doute en lui un prochain repas! Benjamin, totalement immobile, statufié, était fasciné. Il se souvenait vaguement d’avoir entendu parler de cet être mythique. Il en oubliait le danger pourtant imminent.
Or, à l’instant où Brian allait, dans un saut précis et mortel, faucher le capitaine, il se métamorphosa en gradé Asturkruk, le fameux et terrible colonel Kraksis en personne, le plus déterminé et le plus acharné des ennemis de l’Empire des 1045 planètes! Autrefois, ailleurs, Daniel Lin Wu l’avait combattu.
Benjamin savait qu’il n’était pas de taille à affronter cet être bionique, d’autant plus que ses forces étaient amoindries par les fluctuations temporelles.
L’IA de l’Einstein avait détecté et reconnu la présence hostile à bord. Alors, sans que Sitruk pût s’interposer, elle passa en mode d’autodestruction! Tandis que tous les voyants d’alarme s’allumaient et que la lumière artificielle du vaisseau virait au pourpre intense, le colonel Kraksis se multi métamorphosa en monstruosités plurielles composites, parties et tout d’ours à dents de sabre, de cynodonte caparaçonné, d’Odaraïens, d’oursinoïde, de plante lame couteau vivante et animée, de flagellés épineux, de Kronkos mutant sur dimensionné, et même d’Alphaego!
Puis, naturellement, l’effet mosaïque s’accentua encore. Alors que l’IA, impavide, égrenait, indifférente, les secondes précédant l’autodestruction, Benjamin, hors de toute raison, courut jusqu’au télé porteur actionna simultanément la mise en service du scaphandre d’urgence et la dématérialisation pour un extérieur virtuel et improbable! Il disparut. Sur l’Einstein, comme si cela était attendu, tous les indicateurs revinrent subitement à la normale et le compte à rebours fatal cessa .

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Dans le palais des mirages du Musée Grévin, la forêt enchantée
http://www.linternaute.com/sortir/musee/reportage/musee-grevin/images/palais-des-mirages.jpg
allait succéder au temple de Brahmâ. Une fois encore, les miroirs pivotaient. Dans l’obscurité qui, peu à peu, se faisait moins intense, Marie reconnut les cris poussés par des singes de la jungle, cris mêlés aux chants des oiseaux exotiques, arborant des plumages bariolés, le tout sous un fond sonore de musique cristalline.
Des toiles peintes en trompe-l’œil suggéraient une forêt tropicale, la nuit, vivante, frémissante, fourmillant de créatures étranges et meurtrières. Des lustres précédemment admirés, englobés dans un décor de papier coloré, des serpents dangereux descendaient avec nonchalance, se faufilant jusqu’à l’assistance. Parmi eux, détail incongru, figurait le basilic, le lézard oiseau!
La faune de cette forêt de plus en plus extraordinaire reflétait maintenant les mythes de l’Antiquité. Le tarsier spectre s’était transformé en lémure, âme du mort, les toucans et les aras avaient été remplacés par l’oiseau phoenix tandis qu’au sol, au lieu du tigre et de la panthère, se mouvaient désormais la tarasque, belle et cruelle, la chimère, magnifique et dangereuse. Gibbons et siamangs avaient cédé la place à « l’homme de la nuit », anthropomorphe fantaisiste de Linné.
Dans le ciel étoilé, un vol lourd de sirènes s’en allait au loin. L’espace clos s’agrandissait démesurément, semblant s’étendre à l’infini.
Daniel, qui restait identique à lui-même et qui conservait également le souvenir de la continuité des modifications, se posait des questions, ne pouvant s’empêcher de tenter d’analyser l’étrange phénomène. Instinctivement, il pressentait que Pamela était en train d’agir. Mais était-ce bien la jeune Asturkruk qui était l’auteur de tout ceci? Sans perdre son sang froid, notre daryl androïde avait réussi à identifier les animaux mystérieux issus des légendes grecques et romaines mais aussi la technologie qui les avait créés. Ces automates fantasmagoriques étaient produits par les géniaux mécaniciens grecs, tel Héron d'Alexandrie.
Marie, de sa petite voix timide, murmura une remarque.
- Dis, papa, ce n’est pas normal! Ils sont tous habillés avec des rideaux! Et moi, je ne porte plus mon joli manteau!
Effectivement, la fillette était vêtue du costume chinois traditionnel, constitué de pantalons étroits et de blouses de soie. Ses cheveux roux foncé étaient sagement nattés.
Nullement démonté, Daniel ordonna mentalement à sa fille de se taire et examina de plus près ce qu’il en était malgré la semi pénombre. Naturellement, il aurait dû quitter au plus vite ce lieu, mais son insatiable curiosité avait pris le dessus!
Les touristes arboraient les vêtements typiques de leurs pays respectifs, mais avec des détails qui ne pouvaient appartenir qu’à un XX e siècle relativement avancé sur le plan technologique. Toges tissées en fibres synthétiques, dalmatiques en fausses plumes vivement colorées, braies gauloises de nylon, pagnes égyptiens jaune fluo en jersey…Parmi les visiteurs, il y avait aussi un Perse avec un barbe tressée en vinyle du plus mauvais effet, et pourtant étalée avec suffisance!
Daniel, plongé dans le plus grand mutisme, analysait le moindre détail, l’expliquait. Calmement, il essayait de déduire sur quels points nodaux du temps était intervenue Pamela Johnson.
Or, la déviation se poursuivait, s’aggravait nettement et les différences avec le XX e siècle de la Première Histoire s’accentuaient de minute en minute.
Le commandant Wu savait pertinemment pourquoi lui-même et sa fille poursuivaient leur existence dans cet Univers. Tous deux n’appartenaient pas à ce segment d’espace-temps qui les avait accueillis depuis plusieurs semaines. Ils n’étaient donc pas atteints par les bouleversements que cette chrono ligne subissait. Cependant, si l’intrusion de cet Univers bousculé dans l’histoire une devait perdurer, si ce monde se stabilisait, il ne faisait nul doute que la déviation finirait par atteindre le futur, le XXVI e siècle de la piste du commandant Wu. Là, il muterait au mieux ou finirait par s’estomper comme la petite Marie. Mais notre Daniel ignorait encore toutes les capacités prodigieuses dont il disposait, tout ce qu’il pouvait accomplir…
Théoriquement, après « la Forêt enchantée », « une Nuit à l’Alhambra » s’enchaînait. Or, ce fut une scène d’une cérémonie secrète dans le temple d’Isis qui se présenta. Elle terminait les reconstitutions historiques et exotiques du palais des mirages.
Odeur et volutes d’encens, parfums envoûtants, épais et enivrants, chants mystérieux, sombres, mélancoliques et poignants, pierres de calcaire taillées régulièrement, colonnes aux chapiteaux en forme de fleurs de lotus,bombées, lourdes mais pourtant gracieuses. Allée de momies de taureaux Apis et Sérapis, recouvertes de feuilles d’or et de masques de même métal…
Au fond du naos, une statue d’Isis se dressait. Ses yeux étaient des lapis lazuli incrustés dans une tête sculptée dans le plus bel ivoire. La déesse était vêtue d’une lourde robe de lin, les épaules recouvertes d’une cape en peau de léopard. Sur sa tête, une perruque de laine imitait une chevelure d’un noir profond. La coiffe était surmontée d’un cône de graisse odoriférant, comme il était de tradition d’en porter chez les femmes de la noblesse sous le Nouvel Empire. Agenouillés devant la statue, raide et gracieuse à la fois, cinq prêtres au crâne rasé, psalmodiaient un hymne en l’ honneur de la déesse si bonne et si dévouée.

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Pendant ce temps, qu’arrivait-il donc à Violetta qui se trouvait dans une autre salle du Musée Grévin? La jeune fille avait-elle enfin pris conscience des multiples changements qui affectaient cet espace-temps?
Partant d’un point nodal déterminé du continuum local de l’espace-temps, tels les cercles concentriques engendrés par un caillou projeté dans une mare, les modifications se répandaient progressivement en avant mais aussi à rebours de la ligne temporelle ici originelle, englobant ainsi peu à peu la réalité sensible de ce Monde.
En courant, Violetta recherchait Daniel à travers tous les couloirs et les détours du musée. Parvenue au premier sous-sol, qui, au début de la visite, comportait les scènes reconstituant les divers épisodes de la Révolution française, l’adolescente ne prit pas garde, - après tout peut-être ne s’en rappelait-elle pas-, que, désormais, les statues de cire évoquaient les moments les plus importants de la Révolution anglaise qui se terminait encore par la Restauration du roi Charles II Stuart grâce aux efforts de son oncle Gaston Premier, puis de son cousin, successeur du précédent souverain français, Louis XIV, un roi issu de la famille des princes de Condé! Qu’était-il donc advenu de Louis XIII? Et, plus tard, de son fils Louis Dieudonné? Quel accident avait pu décapiter la branche aînée des Bourbons?
Essoufflée, Violetta avait fini par atteindre le deuxième sous-sol où, là, se dressaient les vingt-cinq tableaux récapitulant l’Histoire de France de Charlemagne au XIX e siècle.
Cependant, à la place des fêtes d’eau à Versailles dans les années 1680, la jeune fille eut sous les yeux un feu d’artifice inaugurant le « Grand Louvre » agrandi et rénové par Sa Majesté Louis XIV le Glorieux. Au fond, étaient suggérés des bâtiments à l’architecture mêlant le baroque et le classique, sur le modèle tenté par Bernin. La musique qui illustrait cette brillante reconstitution avait été composée par Cambert. Cette fois-ci, l’adolescente s’arrêta et prit le temps d’examiner de près la statue du roi.
« Tiens, c’est bizarre! Je ne me souvenais pas que Louis XIV était blond et grand! Son nez n’est pas le même non plus! Il ressemble à celui du Grand Condé. »
Tous les hommes portaient encore la rhingrave,théoriquement démodée depuis une dizaine d’années tandis que les cheveux étaient dits « au naturel ». Avançant de quelques mètres, Violetta resta figée devant la représentation de Louis XVI.
« Ils ont fait une erreur ou quoi? 1712-1740! C’est lui, ce gros balourd qui aimait la chasse et la serrurerie? Ah! Je rêve! Il est élancé, plutôt élégant cavalier. Quelle prestance à cheval! Le nez en bec d’aigle des Condés, les yeux bleus, le regard vif et perçant, et non myope… Point de lèvre bourbonienne…Bon sang! Qu’arrive-t-il donc à ce musée? »
Le cœur battant follement, l’adolescente reprit sa course dans les corridors, toujours et plus que jamais à la recherche de son oncle. Son malaise s’accentuait, ses oreilles maintenant bourdonnaient, lui donnant la nausée.
« Ah! Enfin une scène connue! La soirée à la Malmaison. Le panneau indique 1811. Mais où est donc passé le style néo classique? Les constructions, les toits des bâtiments ont tous une vague allure extrême orientale! On croirait des pagodes! Les colonnes peinturlurées de rouge, de jaune , de vert font un mauvais effet pas possible! Ils n’ont pas oublié non plus les dragons en train de monter la garde…
Voyons de plus près le maître de ces lieux. Louis XIX? Il est assez joli garçon, ma foi! Mais que ce costume lui va mal! Un fort laid pourpoint ajusté violet, couleur affreuse vraiment, avec des broderies orientales, des roses, des oiseaux et un pantalon! C’est comme si ce monarque portait un costume chinois réinterprété maladroitement. Mais Dieu de mon père! Je ne trouve toujours pas oncle Daniel! »
Précipitant ses pas, la jeune fille retourna en arrière et s’arrêta quelques secondes devant la représentation du roi Louis XIV en train d’inaugurer le Grand Louvre. Or, désormais, les légendes des différentes scènes étaient formulées en anglo-normand. De plus, le palais royal ressemblait à une forteresse espagnole tandis que le souverain Henri VI célébrait sa victoire sur le roi de toutes les Espagnes Ramiro XI. Apparemment, un Plantagenêt régnait sur la France! Le regard de l’adolescente se posa sur le masque du souverain. Notre Violetta croyait être le jouet d’une mauvaise illusion.
« Je n’ai pourtant pas la berlue! Se dit-elle. Voici que les traits de la statue se modifient sous mes yeux! Or, à ma connaissance, je suis la seule métamorphe présente dans ce musée. De plus, au XX e siècle, ils ignoraient encore les matières intelligentes auto programmables et transformables à volonté! Mais voilà que ça recommence encore! Cela empire même! Tout change! Le décor, les costumes, les personnages, les couleurs, la musique, l’atmosphère… »
Sous les yeux de la jeune fille apparut une autre figure de l’Histoire, celle de l’Empereur Jovien V Porphyrogénète, qui lui parut vaguement familier avec ses yeux verts et sa barbe rousse. L’inscription en gréco-latin portait l’inscription suivante:
« Année de la V e indiction, 2432 de l’ère de la fondation de Rome, vingt-cinquième du Consulat de Jovien, treizième du Pontifex Maximus, huitième du Consul suffect Magnence Sôter… »
Cédant à la panique, il y avait de quoi, non?, Violetta revint presque au début du Musée, c’est à dire au premier sous-sol. Là, elle tomba en arrêt sur une scène qui lui parut absolument impossible, « les faits remarquables de la vie du divin Imperator Maximianus Premier Herakles, restaurateur de l’Imperium, Caesar Augustus, Pontifex Maximus, Consul XXVIII fois »…Deux divinités psychopompes coiffaient le personnage de lauriers. L’Empereur divinisé se tenait debout sur son char, dans une posture triomphante, traînant derrière lui un chef bagaude enchaîné. Mais ce n’était pas là le plus remarquable!
« Ah! Seigneur! Mon père! Je ne puis me tromper! L’Empereur Maximien, c’est mon père! »
Effrayée, terrorisée, Violetta ne put se retenir de crier. Dans sa panique, elle recula et, dans son affolement, heurta un autre mannequin, son père toujours, mais cette fois-ci, la représentation s’attardait sur un autre haut fait, comment le divin Empereur avait vaincu un ennemi puissant. Le rusé Maximien avait acheté l’alliance d’Élien, le chef des Bagaudes.
Puis, tout naturellement suivait la reconstitution dans laquelle Maximien suggérait au co Empereur Dioclès de ne pas associer à l’Empire Constance Chlore mais d’adopter Élien. Ainsi, dans cette piste, de par l’intelligence de ce mystérieux Maximien, la tétrarchie n’avait pas vu le jour. Donc, pas d’Empereur Constantin ni d’Empire romain converti au christianisme! Cet Empire était parvenu à s’unifier et à perdurer sous les auspices de Mithra, d’Isis et de Cybèle. Stabilisé, il durait encore au XX e siècle, en ayant triomphé de ses innombrables adversaires grâce au fantastique stratège et au génie politique de Maximien le Grand!

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Lorsque Pamela Johnson réagit, il était déjà trop tard! Mathieu s’était servi de la bulle de télé portation de secours pour s’échapper. A l’extérieur, les tourbillons temporels se jetaient en vagues furieuses sur la planète Terre, la bombardant de particules exotiques dont les plus connues étaient les mésoniques. La jeune femme, connaissant ce qui se passait, hésita donc à rejoindre le garçonnet. Le Pan Multivers était en train de se recomposer et, malgré ses facultés trans dimensionnelles, la capitaine Asturkruk n’était pas absolument certaine d’atterrir au même endroit et à la même époque que l’enfant.
Dans sa bulle, Mathieu fut assailli par des ondes déphasées qui, logiquement, auraient dû le tuer, disséminant ses atomes le long de tout le continuum mis à mal. Aucun scaphandre ne le protégeait. La nausée qui le submergea au bout d’un moment fut telle qu’il perdit presque jusqu’à la simple perception d’exister. Et pourtant, vivant, sans aucune blessure, il se retrouva brutalement projeté dans ce qui paraissait être un immense parc privé. Il chuta d’une hauteur de trois mètres sur une herbe humide et grasse qui amortit son atterrissage. La bulle, elle, s’était désagrégée.
L’enfant sombra dans un sommeil sans rêves, le corps recroquevillé en position fœtale. Autour de lui, le silence se fit, irréel. Pas un souffle de vent, pas un pépiement d’oiseau. Les étoiles qui scintillaient très loin au-dessus de Mathieu paraissaient étrangères dans le ciel nocturne.
Bienheureuse inconscience! L’enfant, inanimé, était maintenant protégé par une autre bulle, totalement invisible, constituée de particules qui n’avaient pas à exister dans ce Multivers. Qui veillait ainsi sur le garçonnet? Quelle entité?

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A l’intérieur du Palais des Mirages, Daniel se rendit bientôt compte qu’il était enfermé avec sa fille Marie au sein d’un Multivers désormais hors de tout contrôle. Le spectacle proposé, même altéré, aurait dû s’achever depuis quelques minutes. Or, il se poursuivait.
Dans cette folie cosmique, le daryl androïde luttait pied à pied pour conserver son intégrité mentale et physique. Il puisait dans des réserves qu’il ignorait posséder. La fillette se raccrochait de toutes ses faibles forces aux jambes de son père, sentant, instinctivement, que lui seul la maintenait en vie.
Pendant cette épreuve,-ce test?-, une partie du commandant Wu analysait froidement le phénomène et concluait. Le Palais des Mirages était réellement devenu le point nodal du maelström quantique, navigant sur un flot continu de dimensions déstructurées. A chaque tour de miroir, à chaque nouveau décor, la déviation temporelle s’aggravait, s’accentuait, suivant un autre schéma, brodant un motif historique différent.
Un nouveau tour de ce manège infernal s’effectua! Enfui dans la virtualité des possibles, maintenant inaccessible, l’Empire romain universel! Au temple d’Isis succéda la forêt des Carnutes dans une Gaule triomphante qui avait su préserver son essence originelle. Des druides, à la longue chevelure blanche, à la barbe soignée et immaculée, entièrement vêtus de blanc, une serpe à la main, rendaient hommage au dieu sylvestre par excellence, au chêne sacré. Le plus âgé des prêtres avait pour tâche de couper le gui.
Mais s’enchaîna alors une Gaule carthaginoise inattendue, reconnaissable à son imposant temple de Baal. Une odeur piquante chatouillait les narines de visiteurs. Daniel Wu, écoeuré, reconnut les effluves des corps torturés livrés au dieu cruel, jamais satisfait. Des rigoles de sang noirâtre s’écoulaient le long de parois constituées de blocs monolithiques. La semi pénombre se faisait plus dense…
Et le temps s’emballa une fois encore, sautant des marches, un peu comme si un dieu joueur et espiègle avait hâte d’explorer à rebours toutes les possibilités offertes par les bipèdes vivant sur cette planète secondaire d’un système solaire tout à fait sans importance!
Maintenant, les séquences temporelles arrivaient de plus en plus vite, quasi subliminales. Un instant, la Gaule fut conquise par le pharaon soudanais nubien Pianki. Le Palais des Mirages imitait donc une reconstitution d’une nécropole de la Vallée des Rois. L’Égypte noire s’était imposée dans le monde ancien. Des prêtres au crâne rasé officiaient dans une mystérieuse cérémonie. L’encens brûlait, embaumant la salle close et semi obscure. Tous les membres du clergé, sans exception, présentaient les caractéristiques physiques du peuple éthiopien, détail qui n’échappa pas au commandant Wu qui disposait de la vision nyctalope la plus totale.
… Et la Gaule ne fut plus la Gaule, conquise, perdue et reprise par tous les peuples de tous les continents habités, dont, tour à tour, la civilisation universelle triomphait, selon les aléas illogiques dans des temps pluriels et alternatifs! Une répétition pour Pamela ou bien, plus démentiel encore, un entraînement pour une déité tâtonnante?
- Gloire de la Chine différente et pourtant éternelle;
- Supériorité de l’Inde védique qui avait vaincu ses démons intérieurs;
- Hégémonie des Berbères, magnifiques et fiers conquérants d’une Europe barbare;
Civilisation du Tassili rayonnant une seconde, une éternité sur toute l’Eurasie, mais aussi selon les caprices des spirales de la roue quantique, civilisation bantoue, bushman, pygmée, maya, olmèque, toltèque, Anasazi, yanomami, - oui, une Gaule tropicale! Dans ce Multivers qui semblait dérailler le climat aussi se modifiait!-, Europe polynésienne asservie par les hommes de la mer océane lointaine…
Ronde fantastique, virtuelle, éphémère, qui tournait, basculait encore, vite, toujours plus vite, à la recherche manifeste d’un modèle qui lui échappait encore pour quelques fragments de pico secondes…
Un nouveau tour et le monde australoïde disparut dans le jamais né. Redoutée et désirée à la fois, émergea, enfin, la civilisation K’Toue! Ici, la supériorité de l’humain « parfait », abouti, s’effondrait. Les frères d’Uruhu régnaient sans partage sur une Terre autre. Désormais, les guerres n’étaient presque plus qu’une légende dans un monde en paix, en symbiose avec tout le vivant.
Dans la caverne reproduite avec exactitude, on célébrait le culte universel du dieu ours. Des crânes monumentaux de ces plantigrades trônaient sur des autels de pierre. D’étranges inscriptions mettaient en garde le visiteur contre tout acte sacrilège.
Daniel Wu achevait son analyse.
« Une période succède bien à une autre car, même si pour un observateur ordinaire, il paraît y avoir simultanéité, à cause de la trop grande vitesse des changements, ce n’est, en fait, pas le cas. Or, manifestement, la machine connaît un emballement. Elle résiste, pour une raison que j’ignore, à toute tentative de contrôle. Inévitablement, elle va finir par sortir des rails et tous les potentiels vont se télescoper.
A mes yeux, il est évident que Pamela, qui est derrière cet « accident », essaie plusieurs schémas qui ont tous le même point commun: le genre Homo. Mais il pourrait lui prendre l’envie d’opter pour une autre trame alors que son piège commence à suivre sa propre logique, influencé par une mystérieuse entité. Donc, il me faut sortir de ce lieu le plus rapidement possible si je ne veux pas avoir en face de moi des dinosauroïdes plus ou moins policés et, qui sait, des Opabinia ou encore des Anomalocaris ayant accédé à la conscience! Marie se noierait dans cet univers aquatique! ».
Daniel Wu s’était décidé; il lança un ordre mental à sa fille. Celle-ci se serra davantage contre son père qui la prit alors dans ses bras afin de passer en hyper vitesse. Ce qu’il fit. Le commandant trouva la sortie en moins d’une micro seconde. Il lui fallut pivoter une très lourde pierre pour se retrouver à l’extérieur du naos. Les k’Tous avaient certes progressé technologiquement, ils ignoraient encore le système d’ouverture ou de fermeture automatique des portes!
Il suffit à Daniel d’appuyer un seul doigt pour faire basculer l’ouverture. Une faible lumière rougeoyante pénétra alors dans la pièce sacrée circulaire, déclenchant une réaction hostile de la part de l’assistance; elle émit des grognements de colère.
Notre Daniel Lin ne fut pas surpris par ce qu’il vit avec une netteté à effrayer les plus endurcis. Des visages typiquement néandertaliens, des êtres massifs, vêtus un peu comme les Inuits de peaux minutieusement tannées et cousues. Anticipant la poursuite dont il allait faire l’objet lui et Marie, il ne s’attarda pas dans les multiples dédales des couloirs sombres, à peine éclairés par des torches fumantes à la flamme vacillante, des torches qui dégageaient une insoutenable odeur de suif.
En un dixième de seconde à peine, les deux intrus furent au rez-de-chaussée; là, Daniel Wu s’immobilisa. Une adolescente rousse, affolée, au bord de la panique, ses vêtements de bric et de broc assemblés au petit bonheur la chance, courait vers lui. Elle sanglotait, ne cachant pas son désarroi.
-Oncle Daniel, s’écria Violetta, en partie soulagée, la voix méconnaissable à la suite de la peur qui la tenaillait, si tu savais! Je n’arrive pas à trouver mes mots! Je ne comprends pas ce qui se passe, mais c’est trop horrible!
- Violetta, sortons vite de ce piège! Essaie de te calmer sinon je ne pourrai lire dans tes pensées! Ton esprit est un véritable chaos!
- Tu ne saisis pas! C’est très grave! Épouvantable! Papa a volé la navette couplée au translateur et est parti pour une destination inconnue,et, ce, sans les ceintures biologiques de protection! Il a dû changer le cours de l’Histoire! Je l’ai reconnu en Empereur romain! Et nous sommes prisonniers de cette folie car démunis de vaisseau!
- Ne t’affole pas, je te prie! L’Einstein reviendra à son point de départ. Je l’ai pré programmé pour cela, simple mesure de précaution. Quant à ton père, je sais à quoi m’en tenir… or, maintenant, nous sommes bien au-delà de ce temps alternatif que Benjamin a créé en atterrissant dans le Bas-Empire romain.
- Comment es-tu aussi bien informé, demanda l’adolescente en se mouchant. Il y a un instant encore…
- Je viens de réussir à lire dans ton esprit! Rétorqua son oncle avec aplomb.
Puis Daniel Wu se tut et, saisissant la main de la jeune fille, il l’obligea à courir jusqu’à l’entrée du « musée ». Il percevait la réticence de l’adolescente à l’idée de se retrouver dans un « Paris » inconnu, dans une ville métamorphosée, plus proche de l’âge paléolithique que de la civilisation technicienne qui lui était habituelle; mais Violetta fut bien obligée de suivre le commandant.
Le petit groupe sortit au milieu de ce qui avait été autrefois, dans une harmonique temporelle autre, effacée, le boulevard Montmartre. L’adolescente retint de justesse un cri d’étonnement mêlé de frayeur. Il y avait de quoi être décontenancé, en effet.
Le temple de l’ours à l’intérieur duquel le trio s’était retrouvé quelques instants plus tôt culminait au sommet d’une colline. Cent mètres plus bas, une « ville » faite de cahutes de branchages, de pierres irrégulières et de terre pisée, se dressait, ses constructions resserrées le long d’une rive de la Seine qui coulait lentement, apparemment éternelle.
Les yeux perçants de Daniel purent reconnaître, à plus ou moins longue distance, différents sanctuaires dédiés aux saisons de la chasse, mais aussi à la déesse de la fécondité, au mammouth, au renne et au phoque!
Le daryl vit également que le ciel se chargeait rapidement de nuages noirs menaçants, non naturels. Ce monde-ci, pas stabilisé, pouvait se désagréger d’un instant à l’autre. L’orage qui approchait à grands pas,charriait des éclairs bleutés, argentés ou verts, signes avant-coureur d’une restructuration en cours de tout le Multivers. Daniel comprit immédiatement le danger que le trio rescapé courait. Dans le cas présent, son hyper vitesse ne lui serait d’aucun secours.
Alors, au lieu de courir inutilement, tel un moineau écervelé, apeuré, il s’assit tout simplement et commanda aux enfants de l’imiter! Fermant les yeux, il concentra toute sa force mentale et appela . Après trois trop longues secondes il reçut un faible écho. L’Entité sollicitée avait daigné répondre!
Une déchirure dans la structure du paysage se produisit dans un froissement de tissu ou de résille. Un étroit boyau se forma. Souriant fugitivement, notre daryl androïde se releva vivement, passa le premier dans l’ouverture quantique, entraînant à sa suite Marie et Violetta. Une super corde venait de vibrer, d’ouvrir un passage vers un passé révolu qui avait existé ou qui devait exister dans une autre chrono ligne
Mais la transition ne fut ni instantanée, ni facile! Le commandant Wu ressentit dans toutes les fibres de son corps, dans tout ce qui composait son être, les modifications. Malgré l’arrachement, l’écartèlement, il marcha, s’obstina, progressant dans un tunnel constitué de vide au premier abord. Chaque pas lui coûtait davantage que le précédent. Mais il était dur pour lui-même et avait à cœur de protéger les fillettes, de leur servir de bouclier.
Lorsque le corridor cessa d’être, le trio émergea dans une salle bruyante, assez sombre, où un public hilare riait aux éclats devant les mésaventures d’un duo comique mythique, celui de Laurel et Hardy. Les deux compères sévissaient présentement à Oxford!
- Oncle Daniel, où sommes-nous donc? Interrogea l’adolescente, toute tourneboulée. Autour de moi, j’entends parler anglais avec l’accent américain. Qu’est-ce que cette vieillerie qui défile sur cet écran devant?
- Je pense que nous sommes en Californie, dans une salle de cinéma, aux alentours de novembre 1940, lui répondit presque aussitôt Daniel Wu, ne s’étonnant pas de pouvoir se situer ainsi, comme si de rien n’était!
- Ah! Quel 1940?
- Un de ceux dans lesquels ni Sarton ni Pamela ne sont intervenus!

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