jeudi 13 mai 2010

Mexafrica : 1ere partie : La collection fantastique de Lord Sanders chapitre 1

Chapitre premier.
Septembre 1890. Une propriété cossue, avec un immense parc admirablement entretenu sur les bords de la Tamise, au nord de Londres. Sir Charles Merritt, baronet, professeur de mathématiques honoraire à l’Université de Cambridge, propriétaire des lieux, recevait comme tous les jeudis soirs ses amis et commensaux. Dans le salon, tendu de tapisseries où la teinte pourpre dominait, aux boiseries de chêne, où les aspidistras terminaient de prendre la poussière, où le parquet encaustiqué à souhait disparaissait sous de dispendieux tapis persans authentiques remontant au XVIIIe siècle, sa petite nièce, miss Daisy Neville, se balançait espièglement sur les genoux d’un des invités, le familier de cette demeure, le très à la mode et très décadent lord Percival Sanders ; le jeune homme ne s’en offusquait pas, habitué aux charmantes manières de la fillette.
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Tout en fumant un cigare de marque, Percival s’adressait à sir Charles d’un ton qui se voulait détaché.
- Ah! Cher maître, professeur et ami, j’aimerais tant que vous veniez visiter mes toutes dernières acquisitions! Vous ne le regretteriez pas, je vous le promets. Il s’agit là de pièces, d’objets et d’êtres tout à fait remarquables! Cornelis,- vous avez entendu parler de ce personnage, n’est-ce pas?- Cornelis van Vollenhoven, mon archéologue attitré, a ramené tantôt des Canaries une momie Guanche des plus insolites!
- Ah, mais vous émoustillez ma curiosité scientifique, mon cher!
- Dans ce cas, je vous convie à son débandelettage ce dimanche, à cinq heures du soir. Ce rituel sera précédé de la présentation de mon orang pendeck, mais également de celle de mon aquarium sous-marin.
- Certes, cela paraît des plus prometteurs! Je serai à l’heure. Je vois que vous appréciez mon puros! Une fine pour l’accompagner?
- Non, merci.
- Au fait, avez-vous entendu la dernière rumeur?
- Concernant une frasque de Bertie le prince de Galles? Je l’ai vu ce matin…
- Non, cette fois-ci, il n’y est pas le principal acteur! La presse à sensation s’est emparée de l’histoire et en fait ses choux gras depuis deux ou trois jours… La populace des bas quartiers croit revivre les sombres heures d’il y a deux ans. En bref, un vampire hanterait Whitechapel!
- Un vampire? Risible, vraiment!
- Attendez, très cher, laissez-moi achever. Les mendiants ainsi que le lumpen prolétariat, victimes de ce nouveau Jack l’Éventreur sont le plus souvent retrouvés exsangues, leurs cous portant d’horribles morsures ou perforations! Les plus faibles, les vieillards et les enfants présentent des corps admirablement, pardon, monstrueusement desséchés, dessiqués irai-je jusqu’à dire…
- Mm… Intéressant! Je souhaiterais voir de plus près ces cadavres. La vie ne vaut rien sans quelques sensations fortes! Le pis pour un homme de ma condition est l’ennui, vous n’avez pas idée! Quel fardeau je porte!
- Comme je vous comprends, mon ami! Fit chorus sir Charles.
Merritt eut alors un léger sourire en coin et poursuivit laissant volontairement échapper cette réflexion:
- Jack l’Éventreur! Quel dommage que ses agissements de salubrité publique furent sabotés par la police! C’était le bon temps!
Lord Sanders acquiesça d’un léger hochement de tête. En esthète décadent et raffiné, il éprouvait un plaisir malsain mais intense à déambuler dans les lieux louches et à s’encanailler dans les bouges du port. Certains bruits couraient sur ses frasques peu communes, mais son nom, sa fortune, empêchaient toute enquête sérieuse d’être menée à terme.
Le majordome James, un butler de soixante ans environ, sec et guindé, vint interrompre « l’after dinner » pour annoncer la visite impromptue d’un certain Mister Tsarong Gundrup, sujet népalo tibétain.
- Oh! Quelle délicieuse surprise! Dit Merritt en s’avançant vers l’Asiatique et en le saluant avec affabilité. Entrez! Mais entrez donc, mon lointain ami! Vous êtes cent fois le bienvenu.
Après les présentations d’usage, lord Percy, comprenant qu’il était de trop, se retira. Malgré tout, il avait eu le temps de jauger le visiteur impromptu. Lord Sanders avait eu devant les yeux un individu d’une haute taille relative, plus d’un mètre quatre-vingt, d’une belle prestance, au teint cuivré, aux sourcils broussailleux et, chose surprenante, aux cheveux roux flamboyants! Les yeux, remarquables également, étaient couleur gris acier. L’homme portait un frac mais on sentait que cette tenue le gênait et il était coiffé de l’incontournable huit reflets assorti. Venu sans manteau ou cape, il ne souffrait visiblement pas de la température peu clémente de ce début d’automne. En fait, il s’essuyait de temps à autre le front avec un mouchoir en soie, transpirant abondamment!
Après le départ de lord Sanders, Charles Merritt qui n’aimait point perdre son temps, entra dans le vif du sujet.
- Je ne le nierai pas ; votre plan m’a été fort utile. Mes meilleurs hommes, mes techniciens les plus fiables, mes ingénieurs stipendiés s’attèlent maintenant à la tâche. De plus, je pense que deux de mes lieutenants sont sur les pistes de deux fragments de l’objet recherché.
Le savant Haän, - inutile de vous le dissimuler plus longtemps-, se frotta les mains de satisfaction. Une réaction fort humaine…
- Déjà? S’exclama-t-il. J’ai eu parfaitement raison de m’adresser à vous et de vous faire totalement confiance! Je ne regrette pas ce voyage! Même dans mes espoirs les plus fous, je ne croyais pas que vous vous montreriez aussi rapide et performant! Après tout, vous n’êtes qu’un humain… et du XIXe siècle qui plus est!
- Certes, rétorqua sir Charles qui cachait mal son humiliation. Mais je vous rappelle que j’ai travaillé avec le comte di Fabbrini autrefois!
- Je le sais très bien! C’est ce qui m’a fait vous sélectionner! Poursuivez et oubliez mes manières! Voyez-vous, j’appartiens à la cinquième caste Haän et mon Empereur m’a donné un poste qui, habituellement, échoit à un représentant de la troisième caste!
- Oh! Je saisis! C’est un peu comme si votre famille était cousine de la grande reine Elizabeth Première ou…
- Mieux! Beaucoup mieux encore!
- Soit! L’une des pistes nous a conduits en France et, plus précisément, à Dijon. Un certain Auguste Leprince, inventeur, aurait recueilli, après maintes péripéties qu’il est inutile de vous raconter là, ce qu’il appelle un écran de projection qu’il destine au public afin de lui montrer des photographies animées.
- Un kinetoscope? Un cinéma…tographe?
- Vous avez dû entendre parler des travaux spécifiques des sieurs Muybridge et Marey?
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- Pour moi, c’est de la préhistoire! Mais la seconde pièce?
- Elle ferait partie de l’héritage d’un hobereau français ultraroyaliste, ancien fidèle du comte de Chambord, à la tête d’une propriété sise à sept lieux de la ville d’Eu, en Normandie.
- Je pense que votre nièce s’est endormie dans son fauteuil…
- Laissez. Je la mettrai au lit un peu plus tard. Le bonhomme normand, plus qu’octogénaire, se nomme le baron de Richepeau…
- Amusant!
- Vous saisissez les moindres nuances de la langue française!
- Merritt, sachez que je pratique plus de cent dialectes, y compris les vingt-cinq de ma planète Haäsucq.
- La pièce principale du trésor baronnial poursuivit l’Anglais, consiste en ce que les autochtones appellent, faute de mieux, « l’Autel de la Vierge d’Eu ». En fait, d’après les différentes descriptions, l’élément circulaire, d’une hauteur d’une trentaine de centimètre, d’une teinte gris ivoire, paraît bien être une partie d’un appareil de transmission d’un lieu vers un autre.
Zoël Amsq pensa.
« Moui… un plot de télé portation… pas mal Merritt, pas mal du tout pour un primitif! ».
Puis, le Haän enchaîna à haute voix.
- Il faudra que vous me donniez plus de détails sur votre collaboration avec le défunt comte Galeazzo et sur les exploits de ce dernier.
- C’est de l’histoire ancienne tout cela!
- Vous ne vous liez pas facilement, sir Charles! Ici, avec moi, les enjeux étant tellement importants, la prudence n’est plus de mise! Et si vous avez pour ami lord Percival Sanders, c’est que vous escomptez de lui un profit!
- Vous ne vous trompez pas, cher Amsq! Je suis beaucoup plus que l’héritier spirituel du fameux et regretté comte Galeazzo di Fabbrini, l’ancien chef, entre autres, des pickpockets de Londres!
- Je connais tout cela! Mes archives personnelles sont assez abondantes concernant ce prodigieux individu! Vous oubliez d’ajouter que ledit Galeazzo était aussi réputé pour ses talents scientifiques, ses fulgurances géniales, ses essais plus que précurseurs…
- Hélas, je n’ai pu participer à ses derniers travaux!
- Si je me souviens bien, il avait pénétré jusqu’au cœur des plateaux perdus de l’Altaï et ramené de là-bas un être primitif, le dernier survivant sans nul doute, mais fort dégénéré de la race des K’Tous. Vous utilisez préférentiellement le vocable néandertalien.
- Effectivement. Lorsque les biens du comte furent vendus, je ne pus me porter acquéreur de la pièce la plus précieuse pour un esprit averti.
- Quel gaspillage de temps et d’efforts! Si je dois en croire les descriptions trompeuses de l’époque, les enchères publiques mirent en vente le moteur de translation temporelle. Sacré Sarton! Pour lui, assurément, « la cause était suffisante! », et le traité du Mowelle un chiffon de papier!
- Pouvez-vous m’éclairer sur vos propos obscurs?
- Plus tard… voyez-vous, je m’embrouille dans les dates et les conversions temporelles! Je reprends: lord Anthony, le père de lord Percy, acheta donc la plus précieuse pièce en renchérissant avec la plus forte somme…
- Dix mille livres! Soupira Merritt.
- Ne pouviez-vous débourser ce ridicule argent? Cambrioler une banque pour avoir ladite somme? Faire un casse? Un fric-frac?
- Je ne disposais point de tant de liquide alors et peinais à établir mon autorité sur les troupes de mon défunt maître!
- Bon! Il n’empêche! Vous avez manqué d’audace, avouez-le! Lord Sanders père acquit ainsi, sans le savoir, l’élément de l’appareil que nous visons à reconstituer.
- Mon but, Mister Amsq…
- Mister suffira pour l’instant, ou alors Amsq tout court…
- Mon but, vous le connaissez: entrer en possession des connaissances perdues des babyloniens, héritiers indirects des Atlantes et des habitants de l’Antique Mû…
- Pourquoi pas?
- Vous-même, ne représentez-vous pas ce peuple, celui qui, il y a des milliers d’années, humanisa la Terre? Vous devez comprendre et partager mon grand sentiment d’impatience. Rendre possible le déplacement inter époques et inter mondes afin d’avoir libre accès aux immenses trésors de civilisations inconnues appartenant à une autre trame de l’Histoire! Puis, grâce à toutes ces richesses, imposer aux polices du monde entier ma volonté!
- En quelque sorte, être l’Empereur de Terra!
- Oui, l’Empereur Universel du Crime!
- Beau programme par ma foi! Se retint de rire de justesse Amsq.
Reprenant son sérieux, il dit d’un ton mélancolique.
- Mon peuple n’aurait plus à se cacher! Il pourrait révéler à l’humanité ce qu’elle lui doit. Au fait, un point m’intrigue… Comment savez-vous qu’il y a plusieurs histoires possibles, plusieurs passés et, donc, évidemment, plusieurs futurs?
- Tout cela est facile à expliquer. Il y a plusieurs années, une douzaine, je mis accidentellement la main sur un ouvrage incongru mais remarquable. Il était vendu aux puces à Paris pour quelques centimes seulement. En ce temps là, je me cachais de la police londonienne, voilà pourquoi je m’étais réfugié dans la capitale française. Le livre en question s’intitulait « L’Éternité par les astres » et l’auteur en était le révolutionnaire Auguste Blanqui!
- Bah! Je ne vois rien là de surprenant! Fit Amsq sarcastique.
- Parce que vous n’êtes point un pur humain! Après l’avoir feuilleté, j’ai d’abord pris ce texte pour une élucubration philosophique de plus, un jeu de l’esprit comme le mythe de la caverne de Platon…
- Ah! Platon : un classique.
- Puis, une nuit je fis un rêve étrange. Je me trouvais au cœur d’un temple aztèque, près de Mexico, et cherchais avidement la relique de Quetzalcóatl…
- L’oiseau dieu serpent?
- Exactement, murmura Merritt pris dans ses souvenirs. Et, soudain, j’eus en face de moi un prêtre officiant, tout empanaché de plumes multicolores. Or, ses traits, au lieu d’être mongoloïdes, étaient négroïdes!
- Tiens donc!
- Le temple regorgeait de richesses, de masques funéraires en jade, lapis lazuli, or martelé, obsidienne. Les pièces du trésor rappelaient à la fois le style pharaonique et celui de l’Afrique noire. La langue dans laquelle le pontife s’exprimait se rapprochait des dialectes bantous.
- Intéressant. Vous avez donc voyagé en Afrique par le passé.
- Du temps du comte. Depuis ce rêve, j’ai la conviction que ce monde « autre » existe bel et bien et qu’il me faut trouver la porte pour y accéder.
- La porte… Expression quelque peu imagée mais point fausse.
- En outre, je pense qu’il doit exister une autre porte qui conduit directement au puissant empire hégémonique Mû sur une Terre qui n’a donc pas connu le Premier Déluge…
- Dans cette hypothèse, mes ancêtres ne se sont pas exilés sur une planète hostile, glacée. Vous savez le but que je poursuis, renouer avec mon peuple, celui des origines.
Naturellement, Zoël Amsq avait raconté une fable à Charles Merritt. S’il lui avait dévoilé ne serait-ce qu’une infime partie du plan élaboré avec l’accord de son Empereur, le mathématicien n’aurait certainement pas accepté de nouer une alliance avec lui! Merritt avait beau être doté d’une grande perversité, il n’aurait pu s’accommoder de la disparition du genre humain, non?
En son for intérieur, le chercheur de Haäsucq pensait:
« Diable d’humain! Rassembler les trois éléments ne lui suffira pas! Certes, la machine en partie reconstituée permettra le déplacement temporel, mais sur une seule chrono ligne. Merritt sera déçu! Or, l’Empereur Tsanu XV et moi-même visons la reconstitution totale et complète de l’engin de Stankin. Alors, les Haäns, selon les plans du souverain, pourront se mesurer à armes égales aux  et, pourquoi pas, les éliminer à la suite d’une guerre « honorable ». Belle vengeance après ce qu’ils ont fait subir aux guerriers de Haäsucq! Le grand dessein de l’empire Haän est de s’étendre à travers tous les fils de l’Histoire dans tout le Pan Multivers! Splendide mais tout à fait insuffisant à mes yeux! Mon projet est plus remarquable encore! Depuis près de soixante ans, j’attends. Je puis bien patienter encore un peu, juste un peu… ».

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Dijon, France, deux jours plus tard, toujours en septembre 1890, dans la même chrono ligne. Louis-Aimé Augustin Le Prince avait acquis chez un antiquaire, pour un montant dérisoire, un mystérieux « écran », présenté comme une mosaïque de verre égyptienne.
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L’objet n’était ni une œuvre d’art à proprement parler, ni un ustensile quelconque. Le bonhomme replet qui l’avait vendu s’était réjoui de s’être débarrassé de cette vieillerie inutile et encombrante. D’une dimension d’un mètre sur un mètre trente, la structure de l’écran rappelait, fort vaguement, et avec beaucoup de bonne volonté, les yeux à facettes des insectes.
Après avoir poli, nettoyé, rénové « l’étain » et la « glace » de son miroir, Le Prince voulut projeter sur sa surface ses pellicules expérimentales. Comme de bien entendu, notre chercheur amateur s’attendait à voir apparaître sur ledit écran des vues de Dijon, en noir et blanc, sans plus.
Or, à la place, le miroir activé, alimenté électriquement par une dynamo, présenta, en couleurs brillantes supérieures au technicolor, un jardin merveilleux, irréel, dont les parterres étaient composés de fleurs exotiques géantes, inconnues qui s’apparentaient quelque peu à des orchidées monstrueuses ou encore à des hibiscus.
Devant l’allée principale, sablée de rouge, une femme de haute taille à la beauté altière et sans âge, vêtue d’une robe de prêtresse, - du moins ce fut ce que crut Le Prince,- s’inclinait avec respect devant un homme, lui cédant le passage. Celui-ci arborait un visage ascétique, taillé à la serpe. Mieux encore! La femme restait vêtue de vermeil dix secondes puis… sa tenue changeait! Il en allait de même pour l’aspect général et les floraisons du jardin.
Tout d’abord, Augustin Le Prince pensa à un simple dysfonctionnement de son projecteur qui comportait trois objectifs. Mais lui aussi avait trop lu des ouvrages dits « scientifiques » et « historiques ».
« Des photographies animées remontant à des milliers d’années? Dois-je y voir une origine atlante? On dit que la mythique île de l’Atlantide serait la mère de la civilisation égyptienne… ».
Présentement, l’inventeur séjournait chez son frère avant de rentrer à Paris où il demeurait habituellement. Toutefois, il devait regagner la capitale au plus tôt car il avait un rendez-vous important concernant ses affaires. Ce rendez-vous avec un sujet de la reine Victoria, Richard Wilson, déciderait de son avenir professionnel. Il exposerait au Britannique son invention et lui développerait les possibilités en découlant.
Le rendez-vous était fixé au 16 septembre. Le Prince ignorait naturellement que les hommes de Merritt avaient remonté sa piste et qu’il était devenu leur cible.
Il restait peu de temps à notre chercheur pour dominer le maniement de l’engin. Pourtant, il parvint à utiliser d’une façon tout à fait acceptable le complexe écran. Il capta ainsi d’autres images qu’il savait provenir d’un passé désormais révolu.
Une scène intéressante retint notablement son attention. Deux chevaliers, lourdement armés, s’entraînaient avant de s’affronter sans doute dans un tournoi. Mais les lances semblaient jouer avec le soleil, se fondre dans la lumière, disparaître, puis, soudainement se rematérialiser. Le cavalier qui portait une cotte d’armes d’un blanc immaculé, délaçait son heaume avec soin et se tournait ensuite vers un auditeur invisible. Il parlait, s’exprimant calmement. Mais, évidemment, aucun son ne parvenait à Auguste!
- De toute manière, soupira le chercheur avec philosophie, je n’aurais pas compris le message, ne maîtrisant pas le moyen français ou quelle que soit la langue médiévale usée par ce chevalier!
Intrigué, mais toutefois ne désirant point passer pour un illuminé auprès de son frère, Le Prince choisit de taire l’incident. Comme convenu, ce dernier l’accompagna le lendemain jusqu’à la gare de Dijon et le vit prendre sans encombre le train pour Paris. Rien de notable ne s’était produit et tout paraissait normal.

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Dans un univers éthéré indescriptible, dans un ailleurs totalement inconcevable, une Entité capta clairement le message du chevalier à l’habit immaculé. Comprenant les paroles prononcées, elle mit aussitôt en branle un garde-fou.
- Clone numéro 4, formula-t-elle mentalement, nouvelle mission prioritaire. Contrer à la fois l’Hellados Stankin et Philippe van der Kirsche. Pour un succès garanti, agissement en France en 1961, sur la ligne temporelle 1721...
Alors, une main parfaitement manucurée s’abattit sans un frémissement sur le cadre d’une photographie représentant le célèbre et faussement jovial Monsieur K. A l’extérieur, sur la place du Kremlin, il neigeait abondamment et un blanc manteau recouvrait les coupoles dorées de la capitale moscovite. Paldomirov, sans aucun état d’âme, actionna un interphone et commanda :
- Faites venir le commandant Fouchine! Vite!

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Quelque part en Normandie, sous une nuit claire et étoilée de septembre. L’azur de velours conférait au parc un aspect magique, quasi irréel tandis que l’air doux laissait remonter aux narines du veilleur des senteurs d’herbe fraîchement coupées. Des rossignols, se moquant de la nuit, modulaient leurs trilles périlleuses avec brio.
Un adolescent, à la silhouette sportive, au visage ouvert et espiègle, avait grimpé sur une branche d’un charme sis à l’intérieur d’une vaste propriété dont l’entretien ne laissait rien à désirer.
Cependant, l’heure s’avançait et les chants des rossignols cédaient maintenant la place aux ululements plaintifs et monotones à la fois d’une chouette qui logeait juste sur la branche au-dessus de laquelle notre jeune homme était assis. Ce dernier, tout vêtu de noir, pull, pantalon, espadrilles, se confondait avec la nuit. Que manigançait-il?
Quelque peu nyctalope, Raoul scrutait l’obscurité, prodigieusement intéressé par les étranges mouvements et allers et venues qui se produisaient au premier étage du château du baron de Richepeau. Frémissant d’impatience, sa curiosité titillée, il tentait toutefois de garder son calme. Il savait qu’il ne fallait point se montrer encore.
- Ah! Bougre de bon sang! C’ qu’ l’ vieux est long à s’coucher! N’le v’là t-il pas en train de donner des ordres à son larbin? S’il tarde trop à pioncer, on va s’apercevoir de mon absence au pensionnat! Alors, adieu veaux, vaches, cochons et le cadeau pour l’anniversaire de Maman! La pauvre! Elle ne s’en remettrait pas, j’crois! De toute façon, il me faut être prudent, le baron a des invités! Ah! Mais on dirait que ça vient! Ouais! Pas trop tôt! Il plonge sa tête chauve et chenue sur son oreiller! Le larbin se retire…
Effectivement, le noble vieillard se couchait. Il était temps pour les nerfs de Raoul. Néanmoins, prudent et bien formé par son père, l’adolescent parvint à ronger son frein quelques minutes encore, attendant que le calme s’établît dans la demeure. Le vicomte d’Arminville ne tenait pas du tout à être surpris en plein délit de maraudage!
Enfin, l’adolescent sauta avec souplesse sur l’allée sablée. Le plus silencieusement qu’il put, - même un chat n’aurait rien entendu ni perçu,- il s’approcha des bâtiments en forme de L. Puis, toujours se confondant avec l’obscurité, une ombre de plus dans le parc, il se faufila par un soupirail à l’intérieur des caves. Désormais dans la place, il pouvait espérer faire un magnifique butin.
Montant furtivement les marches qui conduisaient à la cuisine, le jeune homme crocheta habilement la porte et se retrouva au milieu de la pièce où une bonne odeur de tarte aux pommes subsistait. Là, Raoul s’arrêta quelques secondes, réfléchissant, cherchant manifestement à s’orienter. Il avait pour objectif la grande galerie où étaient entreposées les objets les plus admirables collectionnés par le baron. Argenterie du temps de Louis XIV, faïences allant du XVIe au XVIIIe siècles, dont des assiettes et des plats façonnés par Bernard Palissy en personne,
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des figurines de Sèvres, un service de porcelaine vert céladon authentique remontant aux Song et ainsi de suite…
Raoul, toujours l’oreille aux aguets, se sentant l’étoffe d’un voleur de haut vol, bien qu’il débutât presque dans cette profession, avait entendu parler de la collection du noble vieillard, et ce, d’une manière flatteuse. Notre adolescent connaissait quelque receleur capable d’accepter une marchandise d’origine douteuse. Une vingtaine de francs aurait contenté notre voleur en herbe. Décidément, il avait beaucoup à apprendre!
C’était à tout cela que Raoul pensait tandis qu’il arrivait à pas feutrés juste en face de la porte à doubles battants de la galerie d’exposition. Soudain, des murmures troublèrent le silence. L’oreille exercée de l’adolescent identifia les paroles prononcées en anglais avec un fort accent cockney:
- Take him, monkey, take him!
Raoul, instinctivement, voulut reculer, comprenant que quelque chose de maléfique était en train de survenir. Trop tard! Il n’en eut pas le loisir! Il était prisonnier d’un bras musclé et puissant, comme s’il était pris dans un étau. Une odeur désagréable de chien mouillé jamais lavé se dégageait de son agresseur inconnu. Le cockney se retourna et reprit:
- Hey! Montre-moi de plus près celui que t’as capturé!
Obéissant, l’immense singe velu amena sa proie jusque sous le nez de l’Anglais. Pour mieux dévisager l’intrus, le cockney se moquant apparemment de son manque de prudence, alluma prestement une lanterne sourde. Alors, Raoul put voir, non sans dépit, qu’il était prisonnier de trois malfrats bizarres, bien plus expérimentés que lui assurément! L’apache anglais, celui qui donnait les ordres, rouquin flamboyant à la chevelure envahie de poux et dont les favoris en forme de côtelette, mangeaient presque entièrement le visage, était nippé de vêtements informes, de cinquième fripe au moins, d’une saleté épouvantable! En les détaillant, on pouvait penser à juste titre que les tissus ne tenaient plus que par l’épaisseur de la crasse et des souillures de toutes sortes accumulées. Autrefois, il y avait à peu près soixante à soixante-dix ans, l’habit avait dû appartenir à quelque gentleman de la Cour du roi George IV. Il se composait d’une chemise à col de dentelles, mais aux manchettes déchirées, de couleur douteuse, - la fameuse couleur isabelle aurait paru propre en comparaison, c’est dire!-, d’un gilet queue de pie brodé de fleurettes bleues et vertes si l’on pouvait se rappeler le tissu de satin si en vogue en 1820, mais pour l’heure, il était tout luisant et servait vraisemblablement de repas de dernier choix, à moins que ce ne fût l’inverse, aux vers et aux cancrelats, et, enfin d’un huit reflets tout cabossé dont le dessus, en partie rongé par la moisissure, s’ouvrait comme une sordide boîte de conserve! Naturellement, les effluves qui accompagnaient le bonhomme vous soulevaient le cœur et pouvaient aller jusqu’à vous faire défaillir si vous les humiez trop longuement!
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Le deuxième individu paraissait être moins fâché avec les règles de l’hygiène, du moins si Raoul devait en croire ses narines. Manifestement, il était d’origine française. Mince et plutôt petit, ses lèvres s’ornaient d’une belle moustache en forme de guidon de bicyclette parfaitement cirée, tandis que ses cheveux usaient de la brillantine en abondance! Le dandy des barrières avait la sale manie de se curer les dents avec un couteau, ce qu’il faisait présentement. Habituellement, il hantait les faubourgs de Paris et la police le recherchait depuis déjà dix ans sans le moindre succès. Cette nuit, un tantinet frileux, il portait deux pulls rayés, un pantalon assez large en toile, des espadrilles noires tout comme Raoul, un foulard rouge noué autour du cou, et il était coiffé d’un canotier élimé. C’était là, selon lui, l’élégance la plus raffinée! Je ne sais pourquoi, il rappelait quelque peu Serge Reggiani dans le splendide « Casque d’or »!
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Le troisième malfrat, le plus dangereux, était l’arme secrète de la bande. Ne vous imaginez point un quelconque orang outan ou encore un gorille dressé. Vous auriez tout faux! Se tenant debout sans difficulté, bien droit, à première vue ses jambes paraissaient humaines, mais ses membres supérieurs se rapprochaient par leur aspect et leurs longueurs aux bras d’un grand singe de la forêt de Bornéo. De plus, un détail s’avérait franchement effrayant : les yeux du simien luisaient, rougeoyaient d’une façon à vous faire frissonner. Pour l’instant, ils s’attachaient sur Raoul, et l’adolescent pouvait deviner dans ce terrible regard une envie mal maîtrisée de meurtre! La lanterne sourde qui se balançait dans la main du cockney révélait l’étrange poil gris blanc de l’animal (?). Pour couronner le tout et rajouter à la terreur de Raoul, l’être albinos était pourvu de crocs relativement réduits mais d’une dentition qui apparentait la créature à l’être humain. En effet, le « singe », mais s’agissait-il d’un singe, souriait en un rictus grimaçant et émettait des onomatopées des plus explicites. Dans son langage, elles signifiaient:
« Maîtres, laissez-moi le tuer et m’en nourrir! ».
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Si Daniel Wu, le personnage central de notre histoire avait assisté à la scène, il aurait identifié sans peine un orang pendeck de Gentus, plus précisément un représentant de l’espèce Homo Gentusi Jacintorï. Naturellement, les apaches ignoraient les origines extraterrestres de la créature. En faisant alliance avec Charles Merritt, Zoël Amsq lui avait fait don de ce factotum plus que dévoué, destiné aux basses besognes. Pour la bande du professeur dévoyé, le plus que singe s’apparentait à un anthropopithèque un peu plus intelligent que le reste de ses congénères.
Jerry, le cockney, sentait la tension monter. Il voyait son acolyte velu commencer à s’agiter et devinait également les intentions meurtrières de son partenaire humain qui, là, jouait fébrilement avec son couteau.
- Lucien, fit-il, tu connais les ordres. Inutile de songer à égorger le gamin! Envoie plutôt le singe s’occuper du vieux richard! Il se fait tard!
- Ouaip! D’accord! Mais on n’peut pas se permettre de laisser un témoin!
- Pas de bile! J’ai l’habitude! Il suffira de lui faire respirer ce flacon, et, le tour s’ra joué! Ensuite, hé bien, il endossera le crime à notre place!
Jerry avait peut-être l’habitude comme il s’en vantait, mais c’était ne pas tenir compte de l’astuce du jeune Raoul. Tout ne se déroula pas exactement comme il était prévu par le malfrat londonien. L’adolescent, capable de retenir sa respiration quatre minutes, un record, fit semblant de perdre connaissance après avoir senti le chloroforme. Simulant l’évanouissement, oublié dans un coin, adossé contre une argentière, il assista les yeux mi-clos à l’odieuse torture que subit le baron de Richepeau, puis à l’assassinat qui suivit.
Avant de cracher le morceau, le vieux bougre, fort coriace, résista longtemps. Les invités et les domestiques ronflaient paisiblement dans leurs chambres, assommés par un somnifère. Les hurlements du vieillard - il avait les plantes des pieds dans le feu qui brûlait dans la cheminée - ne firent même pas ciller les tortionnaires. Quant à Raoul, la bile lui montait au cœur tandis qu’une atroce odeur de chair grillée se répandait dans la galerie.
Après bien des tourments, Gonzague, haletant, livide, suant, se décida, à bout de force, à révéler son précieux secret. L’autel de la Vierge d’Eu était dissimulé dans le vieux secrétaire italien, mantouan pour les spécialistes, un meuble remontant au XVIIe siècle.
Sur l’ordre de Jerry, l’orang pendeck fracassa le vénérable secrétaire et remit le butin entre les mains du cockney. Satisfait, souriant cruellement, après avoir enveloppé l’objet dans une couverture usée sentant le cheval, l’Anglais jeta avec détachement :
- Bien! Monkey, tu peux maintenant jouer avec lui!
L’Homo Gentusi Jacintorï ne se fit pas prier, loin de là! Traînant Gonzague de Richepeau comme une poupée de chiffon, l’orang pendeck s’amusa alors à projeter son pantin vivant contre les armures, les murs, et à faire rebondir sa marionnette humaine comme une balle de jokari. Le baron mit cinq longues, trop longues minutes à mourir. Son jouet cassé, attristé, l’orang pendeck l’abandonna près d’une crédence.
Pendant cet abominable intermède, Raoul, qui était toujours fermement décidé à feindre l’évanouissement, avait du mal à se retenir de trembler de dégoût et de colère. De plus en plus indigné et horrifié, rageant de n’être encore qu’un enfant impuissant, il pensait:
« Ah! Les bougres! Les bandits! Ils me font revivre « Double assassinat dans la rue Morgue »! Je jure que je les aurais un jour, que ce crime odieux ne restera pas impuni! Quelle ignominie! Voler, soit! Dépouiller le riche, oui! Mais avec art! Les mains propres! Pas de sang versé! Jamais! ».
Après s’être assurés que l’adolescent gisait toujours sans connaissance, pour cela, Jerry mit un tison brûlant sur la paume de la main gauche de Raoul qui réussit stoïquement à ne pas crier, les trois malfrats s’en retournèrent l’esprit tranquillisé, sans aucun remord, heureux de savoir que le lendemain matin, les pandores auraient un coupable tout trouvé! La guillotine suivrait peu de temps après!
Mais le jeune d’Arminville était doté d’un courage remarquable et de nerfs d’acier. Devenu adulte, il accomplirait de grandes choses, serait l’auteur d’authentiques exploits.
Raoul, plus que prudent, attendit une heure, laissant son cœur se calmer, seul dans la même pièce que le corps torturé du baron, ne tressaillant même pas lorsque l’horloge sonnait les quarts. Puis, lentement, avec précaution, il se décida à son tour à quitter les lieux.
« Bon sang! Quelle abominable aventure! A qui puis-je me confier en toute sécurité? Qui va me croire? Un nom me vient bien mais j’ignore s’il est encore en vie d’abord, ensuite où il se cache! Ah! Diable! Déjà quatre heures du matin! Je vais me faire chiper au pensionnat! ».
Méditant, l’esprit troublé, le jeune d’Arminville conclut qu’il devait d’abord parler au principal de son collège. En enrobant l’affaire, ce dernier comprendrait peut-être la situation.

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1999 d’une histoire autre, la nôtre ou presque, dans laquelle ni Daniel Wu ni André Fermat n’étaient intervenus. Cette chrono ligne conduisait la Terre au déluge universel en 2105 puis à la conquête de la planète par l’Empire Haän quelques années plus tard! Vive le réchauffement climatique! Ah! L’inconséquence des hommes!
Le vingt-neuvième sommet des ultralibéraux battait son plein sur l’île paradisiaque de Sovadia Island, quelque part dans la mer des Caraïbes. Pour la première fois depuis la création de cette rencontre internationale informelle et quasi ignorée du grand public, et pourtant c’était là que se décidait les grandes orientations de la planète, inexplicablement, le mystérieux et richissime Axel Sovad ne présidait pas ces réunions qui avaient pour but de gouverner le monde sur le plan économique. Y aller, c’était être reconnu mondialement mais également devoir passer sous les fourches caudines de la pensée unique! Selon cette puissante et malfaisante camarilla, nulle autre voie ne pouvait être empruntée!
Deux des bras droits les plus fidèles de Sovad le remplaçaient : TQT, autrement dit Thomas Quincy Taylor, le fils du célèbre TTT, Thomas Tampico Taylor, président républicain des États-Unis d’Amérique de 1980 à 1988, ( actuellement le rejeton gouverneur du Nouveau Mexique briguait la succession de Dick Penn pour les présidentielles de l’an 2000), et Olympio Peperoni, surnommé « il condottiere », le plus puissant magnat du multimédia italien, lui aussi aux vastes ambitions politiques. Les cheveux teints noir corbeau impeccablement coiffés, les dents blanches et immaculées, - un véritable sourire de star de cinéma-, le regard semblable à celui d’un prédateur hypocrite, ne comptabilisant plus ses innombrables conquêtes féminines, Peperoni affichait pour la façade une faconde toute méditerranéenne. Dans l’intimité, il était invivable et ne tolérait pas la moindre contradiction. Toute la prose de son discours redondant présentait un arrière-goût fasciste.
TQT, son ami, n’était pas en reste. Il bénéficiait des soutiens plus ou moins occultes des hommes du KKK, des créationnistes, des lobbies comme ceux du tabac et du pétrole. Le cheveu gris et gominé, il voulait paraître naturel. La figure carrée et faussement bonasse, fier de ses cent cinquante exécutions de condamnés noirs ou hispaniques trop pauvres pour se payer un avocat ne sortant pas tout juste de l’école ou commis d’office, TQT aspirait à être la vedette de ce sommet en attendant mieux.
Mais une invitée surprise entra en force à Sovadia Island et tira toute la couverture à elle. Entourée de ses gardes du corps et de ses groupies, elle fit un sacré tapage. Il s’agissait de la syndicaliste française Noémie Pitoit. Cependant sa gloire momentanée ne dura pas car lui succéda une personnalité plus célèbre et plus tapageuse encore. Le nouvel arrivant traînait derrière lui tout un essaim de femmes d’un âge plus que certain, bien coiffées, avec brushing, mise en plis, permanente et tout et tout, bon chic bon genre, vêtues de toilettes griffées YSL, Versace, Dior, Chanel et consorts, minaudant, souriant tant et plus à la ronde, posant pour les rares photographes admis à la grand messe.
L’homme, d’allure sportive, portait une belle quarantaine. Son teint bronzé artificiellement, vivent le cabines UV, présentait toujours le même hâle impeccable du 1er janvier au 31 décembre. Il pratiquait assidûment le ski nautique mais aussi la glisse sur les pentes du Spitzberg et autres crêtes enneigées. Ses costumes favoris comportaient des vestes tyroliennes gris souris, puce, ou encore vert olive. Oserons-nous user de la teinte feldgrau? Il dégageait un je ne sais quoi de revenez-y folklorique terriblement « blubo », caractère qu’il accentuait encore si possible en interprétant à l’harmonica de vieux airs populaires allemands ou autrichiens. Le sieur répondait au nom de Heinrich Hinckel, HH pour les intimes, l’homme politique populiste de nationalité autrichienne. Les médias s’arrachaient ses phrases et sentences à l’emporte-pièce, et il était facile de résumer son programme dans ce slogan: « L’Autriche aux Autrichiens ». Bien qu’il n’occupât aucun poste dans le gouvernement de son pays, il dirigeait en fait en sous-main, toute la classe politique. HH rêvait de réconcilier les deux grands personnages du XXe siècle de son pays natal, franchement faut-il les nommer, Adolphe Hitler et Thaddeus von Kalmann. Pour résumer, Hinckel prônait une sorte de national ultralibéralisme. Voici pourquoi il soutenait activement la campagne électorale de TQT.
Deux individus encore inconnus du grand public avaient commencé à faire leur cour auprès de HH. Un Français un peu gras, une sorte de paysan mal dégrossi, au double menton, à l’accent auvergnat prononcé, au nez quelque peu difforme, répondant au nom typique d’Ernest Chaffouinard, et un Bavarois, grand, sec, aux cheveux poivre et sel, adversaire CDU de l’actuel chancelier allemand, Augustus Geschenk. Or, vraiment, ce ne serait pas un cadeau pour nos amis d’outre Rhin si, un jour encore lointain, il parvenait au pouvoir!
Mais revenons à TQT et à son entourage. L’autre soutien de poids du gouverneur du Nouveau-Mexique était Hikaru Tagawashi, le président éternellement réélu, par tous les moyens y compris les plus retors et les plus sales, du Pérou! Pour parvenir à ses fins, c’est-à-dire rester au pouvoir à vie, (voire au-delà!), il avait modifié trois fois la Constitution. Le dernier amendement avait consisté, avec l’approbation des chambres, naturellement, à porter la durée du mandat présidentiel à dix ans. Mais il préparait mieux encore!
Tobias Nobengula, président du Zimbabwe, représentait en sa personne l’Afrique anglophone, ultra noire, ultraconservatrice, et… ultra raciste! Non seulement, il soutenait l’ultralibéralisme pur et dur, mais il professait l’idée que l’Égypte, la Grèce et l’Amérique latine devaient revenir de droit à la nation noire en vertu des thèses panafricaines. Pour Nobengula, les Africains, en effet, avaient découvert l’Amérique bien avant Christophe Colomb, grâce à l’expédition de pirogues du roi du Mali Abu Bakari II, et ce, en 1311 de l’ère chrétienne. Thèse absurde? Que non pas! Voyez le roman précédent et la suite de celui-ci!
Les idoles du Zimbabwéen étaient les pharaons nubiens de la XXVe dynastie Pianki et Taharka qui, s’ils en avaient eu les moyens, auraient pu constituer un Empire qui se serait étendu jusqu’à la mer Égée et à la Grande Grèce. Tobias, accepté parmi les Blancs parce qu’il appliquait l’ultralibéralisme dans son pays, rêvait de faire rendre gorge un jour à ses amis du moment.
Cependant, les interventions avaient débuté. Noémie Pitoit, la secrétaire générale de la CFTC, un syndicat français remarquable par sa collaboration occulte avec le patronat le plus réactionnaire, feuilletait avec une certaine impatience les dernières pages de son discours, la mine pincée, le lifting apparent, les cheveux blonds courts coupés au carré, les lunettes à la monture fine et élégante plaquée or, un tailleur pied de poule de chez Balmain la vêtant avec élégance.
La mante religieuse du syndicalisme avait eu vent des bruits qui couraient concernant sa personne et ses méthodes peu orthodoxes. Elle avait purgé en quelques années le bureau directorial et certaines mauvaises langues avaient pu noter, à mots couverts, rassurez-vous, la malheureuse coïncidence existant entre l’éviction de son concurrent le plus direct, Guillaume Piton et un accident de la route rapproché et providentiel dans lequel il avait trouvé la mort quinze jours plus tard! Telle était la femme! Faut-il rajouter qu’elle comptait également parmi les familiers du leader du patronat français, qui, hasard (?), assistait à ce colloque à ses côtés, le vidame Hubert de la Coueste-Bonnetière. Assis, le bonhomme, hochait la tête, acquiesçant au discours que lui présentait la douce et tendre Noémie!
Passons brièvement sur les autres participants à ce raout mondain, tous chefs de gouvernement appliquant une pseudo troisième voie, Jerry Sinclair, Kurt Donner, le chancelier allemand, Olivier Saint-Jean, qui ne joueront aucun rôle dans la suite de cette intrigue. Bien évidemment, il nous faut rappeler aussi la présence des habituels et incontournables Prix Nobel d’économie, tous officiant dans la fort réputée Université de Chicago, ainsi que les PDG des plus importantes firmes transnationales desquelles émergeaient les nouveaux riches de la Net-Economie. Dans des lignes temporelles parallèles victimes de Daniel Wu, d’André Fermat ou encore de Pamela Johnson, tous ces doctes et respectables criminels, contre l’humanité, il va de soi, ( ils avaient opté pour la mort lente de leur espèce sans aucun remords), se réjouissaient visiblement de la mondialisation bientôt qualifiée d’heureuse par un penseur français!
Toutefois, un nuage venait assombrir le ciel idyllique de cette pensée qui se voulait unique. L’assistance tout entière s’inquiétait des dernières révélations de TQT.
- Avouons-le, reconnaissons-le sans crainte! Faisait l’Américain. Notre village planétaire est désormais devenu trop petit pour nos appétits légitimes. On ne peut plus prétendre aujourd’hui étendre indéfiniment les marchés. Le monopole unique d’une seule transnationale n’est pas souhaitable! Alors? N’y a-t-il aucune issue? Aucun espoir?
TQT parcourut la salle de ses yeux miteux, notant les grimaces plus ou moins esquissées de la plupart des invités à la peu enthousiasmante perspective qu’il établissait.
- Non! Courage, chers amis! Reprit-il plus sonorement. Relevons haut la tête car l’heure est maintenant venue d’ôter toutes les entraves que nous avions posées à l’encontre de la recherche technologique! Aujourd’hui, il nous faut viser grand, avoir de l’ambition! Sans peur, sans frein aucun! Je le clame bien fort, avec assurance: contrôlons l’évolution de l’humanité! Oui à l’homme biotech! Oui à l’homme entièrement remodelé par le génome parfait! Oui à la conquête spatiale qui nous ouvrira les portes de nouveaux empires! Oui à ces nouveaux marchés intersidéraux, à ces nouvelles terres conquises par nos produits, par notre génie! N’oublions pas que TOUT est MARCHANDISE! Le vivant, l’espace et… le temps!
Intrigué, Tagawashi demanda des éclaircissements.
- Le temps une marchandise? Comment? Démontrez-le nous…
- Rien de plus simple, cher confrère, fit TQT avec son accent et sa voix nasillarde inimitables. En quelques mots, voici notre projet : j’ai encouragé un consortium privé à s’installer dans mon état du Nouveau-Mexique. Il s’agit du CPPT, c’est-à-dire le « Consortium Project Primary Time ». Il a pour objectif final l’accès aux temps parallèles, aux univers du même type, afin que nous gagnions des parts de marché à l’infini, et ce, en toute sécurité!
Beaucoup dans l’assistance eurent alors une moue incrédule. La potion à avaler paraissait imbuvable!
- Avez-vous la preuve matérielle que ces univers parallèles existent et qu’ils sont à notre portée? Questionna Noémie de son ton glacial habituel.
- Ah! S’exclama Thomas Quincy. Je m’attendais à cette objection. Mais, très chère, vous en avez eu la preuve vivante sous les yeux pas plus tard que l’an passé, et vous tous aussi, et ce, pendant des années, des décennies dirai-je! Le fondateur de ces rencontres annuelles, Axel Sovad en personne!
- Que voulez-vous dire? Ne profitez-vous pas de son absence pour chercher à nous abuser? Jeta HH peu amène.
- Non! Sovad n’était ni un Terrien, ni un habitant de cette… chrono ligne
Stupéfait, Hubert de la Coueste-Bonnetière s’exclama:
- Ai-je bien compris? Axel Sovad serait… un extraterrestre? Le mot m’écorche la bouche! Impossible! Impensable!
- Mais non! Faites comme moi! Sautez le pas! Abandonnez vos préjugés de vieil homme!
La salle commença à bruire et à s’agiter. Hinckel monta à son tour sur la scène et rétablit le calme.
- Holà! Tous, un peu de silence je vous prie! Tâchez de raisonner. Démontrez-nous donc que Sovad est bel et bien… un alien!
- Dans ce cas, je réclame l’obscurité. Une petite projection s’impose.
Tandis que l’obscurité s’établissait dans l’immense salle, un écrans se déroulait. Bientôt, une vieille photo en noir et blanc apparut sur la toile. Sur celle-ci, malgré le costume démodé, on pouvait y reconnaître incontestablement Axel Sovad vêtu comme un boyard hongrois. La photographie portait la date du 12 novembre 1878. Elle fut suivie d’un film des actualités Pathé montrant le tsar Nicolas II recevant l’homme d’affaires Axel Sovad en janvier 1898. Puis, un peu plus tard, ce fut Prague en 1938 avec toujours l’inévitable Sovad, et, pour terminer, le film historique en 16mm, s'il vous plaît!, de la première réunion des ultralibéraux à Sovadia Island en avril 1970.
- Qu’en pensez-vous? Demanda TQT lorsque la lumière fut rétablie. Qu’avez-vous constaté?
Tagawashi se lança:
- S’il n’y a ni montage ni trucage, il n’a pas… vieilli!
- Non, il n’y a aucune tricherie! Exactement! Sovad n’a pas vieilli!
Hinckel qui avait le sens pratique, reprit.
- Soit, je suis presque convaincu. Dans le cas où votre hypothèse est confirmée, il est fort possible que, dans un autre déroulement du temps, l’Allemagne nazie ait perduré. Si jamais nous pouvons nous y rendre, ce puissant Empire acceptera-t-il de commercer avec nous?
- Certes! Répondit avec aplomb l’Américain. A la condition que nous lui offrions une technologie supérieure qui la confortera dans sa domination mais aussi au fait que nous ne contestions pas la légitimité du régime! Ah! J’oubliais un détail! Il nous faudra disposer d’habiles négociateurs tels que vous!
Inquiet, Tobias Nobengula objecta.
- Un instant, TQT! Vous semblez omettre le principal : si tout cela s’avère vrai, il est plus que probable que nos doubles et notre idéologie existent ailleurs! Eux aussi doivent travailler sur un projet identique! Alors, tôt ou tard, nous nous rencontrerons et… nous nous heurterons! Avez-vous envisagé ce scénario?
- Bien sûr! Très cher, si vous tenez à être totalement rassuré, je poursuis mes révélations. Tenez vous bien : nous avons eu des précurseurs. Et dans notre propre histoire encore! C’est ce qu’ont révélé les premières recherches du consortium.
Le vidame, intéressé, demanda, faisant fuser les questions.
- Quand? Qui? Comment? Pourquoi n’en n’avons-nous rien su?
- laissons-là le comment. Le pourquoi si vous l’ignorez, c’est que vous n’y avez attaché aucune importance à l’époque où les événements se sont produits. Avez-vous souvenir d’une certaine Alexandra Pirrott Neville qui, en 1936-1937, expérimenta les déplacements transtemporels?
HH intervint une fois encore.
- Cela me revient. J’ai cru à une légende. Toutefois, mon grand-père, Dieter Karl a fait partie d’une mystérieuse expédition organisée par Lady Pirrott vers ces années là. Or, il n’en est pas revenu comme tous les autres participants!
- Oui, si ce n’est que le cadavre d’Alexandra, son squelette plus exactement, a été retrouvé dernièrement. Mais ceci importe peu pour l’instant! Sachez qu’il y a eu d’autres précurseurs, bien plus dangereux pour nos intérêts. Tout d’abord, un scientifique germano-américain qui combattit activement les épigones du IIIe Reich. Heureusement, il est mort l’an passé à l’âge respectable de quatre-vingt ans. Pour ceux qui ne sauraient pas de qui je parle, je fais allusion à Franz von Hauerstadt qui, en 1959-1960, réussit à voyager dans le temps et qui, par la même occasion dut affronter le KGB!
- Oh! Ce traître! Siffla Hinckel.
- Un peu de retenue, je n’ai pas achevé. Plus près de nous, le professeur Giroux, du CNRS, envoya dans le passé, c’est-à-dire dans les années 1968, un trio d’adolescents dont j’ai pu obtenir les identités : Ivan et Pacal Despalions, et leur ami Geoffroy d’Évreux. Ils effectuèrent leur mission avec le plus grand succès ; partis de 1978, ils récupérèrent en juillet 1968, à Fontainebleau, le précieux diamant bleu de la tsarine Elisabeth. Actuellement, ces trois lascars croupissent en prison, condamnés pour activisme terroriste. Ils ont en effet brûlé des champs de mais transgénique du côté d’Agen!
Les deux présidents de séance, « Il Condottiere » et Hikaru demandèrent une suspension afin que tous pussent se désaltérer et surtout méditer sur les incroyables assertions et révélations de TQT.

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Train express Dijon-Paris, matin du 16 septembre 1890.
Le Prince avait déposé ses plus lourds bagages dans le wagon prévu à cet effet. Or, le préposé à la surveillance des malles dormait, accoudé sur une table de bois blanc des plus ordinaires, les pages d’un journal ouvertes sur les pronostics des courses de la journée. Notre chercheur s’était ensuite enquis de sa place.
Pendant ce temps là, deux hommes se mirent à fouiller les valises. Ils étaient vêtus à l’occidentale nonobstant le turban pour l’Hindou et la coiffure coupée au bol authentiquement amérindienne d’Amazonie pour son compère. Ils devaient mettre à tout prix la main sur les bagages de l’Anglo-français. Si jamais ils revenaient bredouilles, ils encourraient alors l’effroyable colère de leur maître. Cependant, après les avoir trouvés à la suite d’une recherche fébrile, ils forcèrent les serrures. Nos deux malfaiteurs escomptaient s’emparer du fameux « miroir égyptien » si mal nommé.
Tandis que le train express filait vers Paris à toute vapeur, c’est-à-dire à la vitesse appréciable de 72 km/heures, Le Prince, installé dans un compartiment de seconde,- sièges en bois rembourrés et recouverts de tissu, miroirs, quelques dentelles ornant le tout,- s’inquiétait pour ses précieux appareils. Il songeait qu’il avait oublié d’avertir l’employé quant à la fragilité des objets rares contenus dans ses valises et ses sacs en osier. N’y tenant plus, taraudé par un sentiment diffus de malaise, il se décida enfin à jeter un coup d’œil sur le fourgon à bagages. Il voulait se rassurer.
Tout en marchant d’une façon chaloupée à cause des cahots, le savant se morigénait.
« Allons! Toute cette peur est vaine! Je me fais honte. Vraiment, quel manque de rationalité de ma part! Mais, ce sentiment est fort compréhensible car, après tout, je joue mon avenir professionnel… ».
L’oreille contre la porte de communication du wagon à bagages, l’Hindou entendit qu’on approchait. Il s’adressa alors à l’Indien, un Achuar Jivaro pur sang.
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- Attention! On vient.
- Compris.
L’Hindou fouilla aussitôt dans ses poches et en sortit deux cordons de soie tussah.
- Varami, prends donc ta sarbacane. Tu es plus efficace que moi à immobiliser un ennemi! Chuchota le Thug à l’oreille de l’Amérindien contre lequel il s’était collé.
Impassible, Varami obéit.
Sur ce, la porte de la bagagerie s’ouvrit. Sur le seuil, malgré la pénombre qui régnait dans le fourgon, seulement éclairé par une petite lampe à pétrole, Le Prince se figea, surpris par l’aspect incongru des deux étrangers. Trop tard, il comprit qu’il allait mourir. Toujours impavide, Varami souffla dans sa sarbacane et, presque instantanément, un dard meurtrier vint se planter dans le cou du chercheur. Jamais l’Amérindien n’avait raté sa cible. Le curare fit rapidement son œuvre, paralysant tous les muscles de Le Prince. En pas plus d’une minute, il n’y eut plus qu’un corps sans vie qui s’effondra lourdement sur le plancher du wagon. Dans sa chute, le cadavre tout frais entraîna une valise avec lui. Le fracas qui suivit réveilla brutalement le préposé.
« Qu’est-ce qu’il y a? », marmonna-t-il la bouche pâteuse.
Le malheureux n’eut pas le temps d’en dire plus. L’Hindou qui répondait au nom de Dimpu, était déjà derrière lui, armé de son cordon, nouant ses fils de soie autour du cou de l’employé avec une remarquable dextérité due à l’habitude. Naturellement, l’homme mourut avec un « arrgl » étouffé du plus bel effet! Or, une moue de contrariété sur son visage, l’Amérindien s’inquiéta.
- Ce n’était pas prévu. Maintenant nous avons deux cadavres sur les bras. Comment fait-on?
- Du calme! On applique le plan de rechange. N’oublie pas que le sieur Tsarong a fourni au chef une arme de poing assez spéciale. Celle-ci permet de se débarrasser des objets les plus gênants, et donc, des corps encombrants! Le patron doit nous rejoindre tantôt à Paris. Crois-moi, il ne restera aucune trace de notre intervention.
- Puisque tu l’affirmes!
Les deux acolytes rangèrent et refermèrent soigneusement les bagages d’ Augustin Le Prince. Le « miroir égyptien » fut glissé dans une housse de chevalet de peintre, une housse renforcée. Puis, les deux corps furent proprement désintégrés par le « fuseur » fourni par le pseudo Népalo tibétain.
Trois heures plus tard, comme si de rien n’était, nos deux compères descendirent à Paris, à la gare de Lyon et retrouvèrent leur patron sur le quai.
- Alors? Fit Merritt.
- Chef, comme sur des roulettes! Nous l’avons!
- Parfait!
Tandis que les malfrats s’éloignaient le cœur léger, la disparition d’ Augustin Le Prince fut constatée peu après. Durant plusieurs siècles, elle resterait inexpliquée. Quant à l’employé, qui avait des problèmes dans son ménage, on le crut victime du démon du midi et nul ne s’en préoccupa davantage!

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Whitechapel, septembre 1890.
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Encore, nous direz-vous. Ne vous plaignez pas si l’histoire vous paraît trop linéaire. Ce confort ne durera pas!
Comme à l’accoutumée, il bruinait. Ne l’oubliez pas, nous étions à Londres. Et même si les mois de septembre chauds ou cléments existaient, ils se faisaient plutôt rares surtout depuis qu’un célèbre volcan était entré en éruption de l’autre côté de la planète!
Le long de la Tamise, des odeurs fortes de poissons avariés, des senteurs de moisi et de vase ainsi que des remugles plus indéfinissables et tout aussi désagréables remontaient et agressaient les narines. La brume qui provenait de l’eau sale et noire commençait à ramper et à s’étaler insidieusement de Limehouse à Whitechapel. L’heure tardive et le temps n’encourageaient pas à mettre le nez dehors.
Pourtant, dans une venelle étroite, encombrée par divers détritus puants, une fumerie d’opium sordide laissait échapper régulièrement quelques uns de ses clients les plus fidèles. Parmi eux, un notaire marron flageolait sur ses jambes. Le peu de lucidité qui lui restait le poussait à hésiter à s’enfoncer dans ces ténèbres maléfiques.
De seconde en seconde, le brouillard s’intensifiait et vous enveloppait de sa chape glacée et humide. Le bonhomme, âgé d’une cinquantaine d’années, le teint jaune, les yeux vitreux, maigre, voire décharné, avait l’esprit encore confus à cause de deux ou trois pipes qu’il avait fumées précédemment. Désorienté, il se frottait frileusement les épaules afin de se réchauffer. Mais ses gestes étaient peu sûrs et saccadés.
L’avoué progressait lentement, songeant à prendre un verre dans un pub proche de la fumerie. Pour concrétiser son intention, il lui fallait connaître le montant de la monnaie qui lui restait dans ses poches. Il s’y prit avec maladresse, ce qui était inévitable vu son ivresse!
« Fumier de chinetoque! Tchou Ping m’a refait de deux shillings », parvint-il à marmotter.
Toutefois, les mains agitées par un tremblement spasmodique, il s’engagea plus profondément encore dans la venelle noyée dans l’obscurité. Peu lucide, encore empli des vapeurs d’opium, le notaire zigzaguait, s’arrêtait quelques secondes, se tenant contre un mur suintant d’une crasse humide, puis, tant bien que mal, repartait, à bout de souffle. Un instant, il crut apercevoir deux petites lueurs rouges qui brillaient dans la nuit hostile, mais elles disparurent aussitôt.
« Peut-être deux loustics de voleurs en train de fumer du mauvais tabac! » se dit-il.
Et, ahanant, transpirant, le quinquagénaire dépenaillé tangua vers l’endroit supposé d’où venaient les rougeoyantes lumières. Soudain, incompréhensiblement toute crainte enfuie, il escomptait quémander une cigarette à un des quidams. Une confiance nouvelle l’enveloppait. Dans ses poches, ses doigts s’engourdissaient. Il n’y prit pas garde, déjà hors de la réalité sordide du lieu. Toutefois, le notaire dévoyé sentit un souffle tiède effleurer sa joue et son cou. L’haleine de l’inconnu avait une curieuse odeur, un peu comme celle d’un vin tourné et suri. Enfin, il fut empoigné brutalement par une main vigoureuse d’un blanc laiteux et d’une longueur toute aristocratique. Puis, cette main se mit à pétrir les muscles douloureux du bras gauche de l’ancien bourgeois sombré dans le stupre.
- Holà! Doucement, l’ami! S’exclama l’avoué marron. J’te ferai pas de mal. Je veux juste un peu de tabac. T’en aurais pas pour un vieux dont la bourse est plus plate qu’une galette?
L’inconnu qui emprisonnait sa proie ne répondit point. Alors, le vieil homme entraperçut des canines fort blanches, fort pointues et, surtout, trop nombreuses!
Bientôt, une douleur aigue le fit s’écrier:
« Oh! Tu mors plus fort qu’un rat, toi! ».
Le sang du notaire s’écoulait tiède sur son cou et le précieux fluide n’était pas perdu pour tout le monde, loin de là. Or, la victime n’était plus du tout consentante, la douleur ayant réveillé son instinct de survie. Elle se débattit de toutes ses forces, hurlant, mettant en alerte le quartier.
Alors, un sifflement retentit dans la nuit tandis qu’on distinguait un bruit de pas précipités. Un policeman accourait, muni de sa lanterne qui se balançait furieusement, conférant aux pavés glissants et aux murs de briques un aspect fantasmatique.
L’agresseur n’eut d’autre choix que de desserrer son étreinte, de laisser choir sa proie et de s’enfuir. Maintenant, tirée d’affaire, la victime, toute pantelante, gisait, affalée, les quatre fers en l’air, dans la boue puante et collante du vieux Londres.
Avec précaution, le bobby se pencha vers le survivant et lui demanda avec l’accent caractéristique du Northumberland:
- Sir, allez-vous bien? Vous êtes plein de sang!
- J’sais pas, mon gars! Je crois bien avoir été attaqué par une sorte de vampire albinos mâtiné de loup garou!
Grâce à sa lanterne, le policeman distinguait parfaitement les pupilles dilatées du drogué. L’aidant à se relever, il lui dit d’un ton sévère:
- Que vous ayez été agressé, certes! Mais par un… vampire, je ne puis vous croire! Vous êtes trop ivre pour avoir conservé votre lucidité! Suivez-moi au poste! Mes supérieurs éclairciront cette affaire.
Le prédateur qui avait agressé ainsi le notaire marron s’était réfugié contre la porte d’un hangar situé sur les quais. Les habits qu’il portait, autrefois de bonne facture, un pull à col roulé en laine, un pantalon de tergal, n’étaient plus aujourd’hui que des haillons souillés. Ils avaient un rien d’anachronique. Les longs cheveux de lin dissimulaient le visage de l’étrange créature.
« Allons bon! Souffla mécontent l’inconnu en français. Ce soir encore, je devrai me contenter de sang de rats pressés! A ce train là, je vais mourir d’anémie! Tout cela par la faute de Penta  ! ».
Le lendemain, tôt, à l’aube, une patrouille de police découvrit près d’une bouche d’égout une douzaine de cadavres de rats au corps desséché, entièrement vidés de leur sang mais aussi la dépouille d’un vieux chat de gouttière, borgne, qui avait connu le même sort.

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Le jour tant attendu par Lord Percival Sanders, le fameux dimanche, dix-sept heures précises, était enfin advenu. Leprince venait de mourir assassiné mais qui s’en souciait, ici, dans cette banlieue cossue de Londres?
Lord Percy recevait ses invités triés sur le volet : sir Charles Merritt, le célèbre mathématicien, Cornelis van Vollenhoven, un explorateur flamand accompagné de son boy Same ou Lapon, Anta, Lord Nigel, marquis De La Poole, sir Edward Middlewood, professeur d’égyptologie à Cambridge, conservateur du British Museum et membre de la « Royal Society », Dame Judith Lane, baronne et spirite, et un médecin anatomiste, originaire de Saint-Petersbourg, Igor Gowanovski. Bien évidemment, Tsarong Gundrup était venu aussi, mais il affichait une mine renfrognée, ne supportant manifestement pas l’écoeurante fumée provenant des cigares de ces messieurs. Par instant, il toussait bruyamment, mais les invités ignoraient superbement la gêne de l’Asiatique. Après tout, il ne s’agissait que d’un inférieur, d’un « jaune »!
La domesticité, fort nombreuse, avait été recrutée sur les cinq continents et, le plus souvent, empruntée à sir Charles: valets de pied Indiens du Mato Grosso, à la lèvre supérieure ornée d’un plateau, maître de thé japonais, majordome Bengali, cuisiniers chinois, servantes et bonnes à tout faire Birmanes et Ashanti…
Les visiteurs admirèrent d’abord le salon, aménagé avec goût, puis les collections et la bibliothèque de leur hôte. La pièce avait été décorée par Robert Adam lui-même. Celui-ci avait su marier le style regency, celui de George IV, et un côté pompéien du plus bel effet. Sur les murs, étaient accrochés d’authentiques Gainsborough, Turner, Gustave Moreau, ainsi qu’un Monet. Tous les meubles, taillés dans les bois les plus précieux, merisier, cerisier, présentaient des formes fines et fragiles. Quelques bouquets de fleurs égayaient le salon tout en l’embaumant. On y reconnaissait des œillets mignardises, des roses anciennes, des lys et des orchidées. Aucune surcharge dans tout cela, bien au contraire!
Sur une table basse, toute laquée, provenant directement de Chine, reposait un vase Ming qui attirait justement les regards. Mais le plat de résistance consistait dans les collections d’armures de Lord Percy, dont une complète de samouraï, des yatagans et katanas classés par ordre de taille, enfermés dans une vitrine. Les armes firent l’admiration de tous de même que les boîtes de papillons suspendues sur les murs, faisant face aux tableaux. Les papillons, eux, étaient rangés par couleurs.
Lord De La Poole contemplait le narguilé de nacre, de cuivre repoussé et d’ivoire de son hôte auquel celui-ci goûtait régulièrement. Dame Judith Lane s’étonna de la présence du scaphandre du chevalier de Beauve, pièce qui remontait à 1715.
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- Lord Percy s’exclama-t-elle ravie, comment avez-vous pu vous procurer une pièce aussi rare?
L’intéressé eut un sourire mystérieux mais ne répondit point. Cela ne regardait nullement ses invités d’apprendre les trafics auxquels était mêlé Lord Sanders. L’argent qu’il en tirait lui permettait de satisfaire à la fois ses innombrables vices, ses besoins de luxe et ses achats dispendieux de collectionneur averti.
De loin, Tsarong avait capté une partie des pensées de l’humain perverti. Notre Haän était donc télépathe, ce qui n’était pas si répandu parmi ceux de sa nation.
- Quelle crapule! Cependant, il n’arrive pas à la cheville de Merritt! Il est encore un peu jeunot pour cela. Encore moins de la mienne! Toutefois, il me rappelle ma jeunesse des plus aventureuses. Que j’étais naïf en ce temps-là!
Pendant ce temps, Lord Nigel détaillait les cannelures des armures gothiques et maximiliennes.
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Le médecin, quant à lui, s’était approché d’un tableau représentant une étrange figure siamoise. Chaussant ses lorgnons, il fronça les sourcils. Relevant la tête, visiblement intrigué, il s’adressa à son hôte.
- Très cher, je ne comprends pas! Fit Igor en roulant les « r ». Il me semble bien reconnaître ses deux personnes en une seule, mais… expliquez-moi ce portrait à deux faces.
- Oh! Mon ami, de l’humour britannique tout simplement! Disraeli Gladstone: deux têtes, un seul corps.
- Soyez plus clair.
- Siégeant à la Chambre des Lords, noblesse oblige, je puis me permettre de ne point afficher mon opinion politique. En ai-je une d’ailleurs? La plupart du temps, je louvoie, tantôt soutenant l’un, tantôt soutenant l’autre. Il y a si peu de différence entre les deux options!
- Humour des plus subtils, en effet. Mais, là, en dessous, pourquoi la présence de cette espèce de gibbon empaillé bicéphale?
- Ah! Vous désignez ainsi le Siamang siamois ramené par Cornelis en même temps que l’orang pendeck de sa dernière expédition aux Indes néerlandaises et conservé selon un procédé inventé par monsieur Louis Pasteur.
Van Vollenhoven allait protester qu’il n’avait pas découvert l’orang pendeck, mais il s’arrêta, croisant le regard glacial de Tsarong Gundrup. Il préféra donc ne pas démentir les propos de Lord Percy.
Dans une vitrine centrale, l’égyptologue avait constaté la présence d’une momie naturelle d’origine européenne. Il s’agissait d’un homme supplicié au Ier siècle après J.-C., conservé dans les tourbières danoises, ramené par Van Vollenhoven après une campagne de fouilles durant l’année 1887. Devant l’étonnement de Middlewood, Percy précisa:
- Sir Edward, la momification ne fut pas qu’une pratique égyptienne. Ce fut un phénomène universel. Notre invité népalo tibétain pourrait vous le confirmer, n’est-ce pas?
- Tout à fait, répliqua Tsarong. Un exemple me vient à l’esprit. Si je puis me permettre d’user de l’expression, celui de moines bouddhistes hétérodoxes, les sectateurs de Tsampang Randong
- Oh! Mais dites-nous en plus! Lança Lord Percy alléché.
- Plus tard, peut-être, mais pas devant madame… Voyez-vous, cette histoire n’est point faite pour les oreilles délicates du sexe faible!
Dame Judith Lane qui conversait avec Charles Merritt devant la bibliothèque parut ne pas avoir entendu les propos échangés. Son esprit était tout occupé à tenter de saisir la raison de la présence, aux côtés de volumes scientifiques rédigés par des sommités comme Darwin, Galton, Lister, Gobineau ou encore Alfred Russell Wallace, d’écrivains scandaleux nommés Oscar Wilde, Robert Louis Stevenson, Thomas de Quincey, Charles Baudelaire, Paul Verlaine, Arthur Rimbaud, Charles Cros, les derniers cités étant des poètes français.
- Cher ami, minauda la spirite, j’espère que vous êtes aussi troublé que moi de voir ici de telles œuvres. Je me demande si Lord Percy est une personne… fréquentable!
Merritt eut un petit sourire narquois.
- Dame Judith, allons! Les hommes, ne savez-vous point cela, restent de grands enfants qui apprécient tout particulièrement ce qui est interdit.
- Vous m’émoustillez, reconnut la baronne.
- Vous avez bien dû lire en cachette quelques poèmes de Baudelaire? « La chevelure », « La mort des amants »?
- Oui, fit Dame Judith dans un souffle.
Retournant son attention sur les livres et les reliures, Judith Lane en étudia les autres titres et constata que le Lord possédait également des recueils d’anthropologie physique. Outre les ouvrages des Français Paul Broca et Topinard, il y avait le « Crania Americana »
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et le « Crania Aegyptiaca » de l’Américain Samuel George Marton. Avec politesse, elle s’informa auprès de Lord Sanders lui-même de l’intérêt qu’il portait à de telles œuvres. Avec une certaine condescendance, Percy daigna s’expliquer:
- Lorsque Cornelis me ramène une momie ou une quelconque autre relique, je ne me contente pas de l’exposer dans mes vitrines pour « faire joli », ou encore, pour me rendre intéressant auprès de mes amis. Je me consacre à son étude scientifique et médico-légale et, ce, dans le but de reconstituer, le plus précisément possible, l’histoire des types raciaux humains. Je désire tant trouver quelle race actuelle se rapproche le plus de l’Anthropopithèque!
- Une quête des plus passionnantes!
- Effectivement, très chère! Nous savons tous que la race blanche est supérieure aux autres races de cette Terre. Mais encore, faut-il le prouver!
Tsarong Gundrup ricanait sous cape.
« En tant que Haän, je serais enclin à dire que ce sont les guerriers de Haäsucq , pensait le faux pseudo Népalo tibétain. Mais bon! Laissons ces médiocres humains à leurs histoires désuètes et à leurs illusions. Servons-nous d’eux! Ensuite, nous dominerons la galaxie et… moi… le Pan trans multivers! »
- L’heure est venue de prendre le thé! Lança Lord Percy à l’encan. Maître Shoshigu nous attend afin de nous révéler toute la beauté de son art multiséculaire.

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La dégustation du thé avait pris une heure environ et avait eu lieu dans un petit salon intime, spécialement aménagé à cet effet, une pièce située au premier étage. Les murs y étaient peints en trompe-l’œil de charmante manière et reproduisaient avec des détails exquis des scènes de la mythologie grecque: la naissance d’Aphrodite, la pluie tombant sur Danaé…
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Après ce moment de détente, Lord Sanders se décida enfin à révéler la raison de cette invitation. D’une façon moins formelle, il présenta Van Vollenhoven et ses talents au reste de l’assistance. L’homme avait un visage et une silhouette difficilement oubliables: il était grand, costaud, musclé même, très endimanché et mal à l’aise dans un costume gris foncé étroit, le cheveu rare, l’œil bleu, des lunettes rondes, une paire de moustaches à la Stanley, l’accent guttural assez prononcé, une cicatrice plus que visible à la joue droite, marque due à un coup de machette donné par un Dayak de Bornéo, lui conférant ainsi une laideur intéressante.
Puis, Lord Percy détailla le programme des réjouissances.
- Au terme de la représentation d’un spectacle exotique, puis de la visite de mon aquarium, nous allons avoir le privilège de voir enfin révélés les restes d’une momie Guanche après son débandelettage par notre ami Igor Gowanovski.
Doctement, Van Vollenhoven fournit quelques détails complémentaires sur les circonstances de la découverte de la dépouille.
- J’ai découvert cette momie dans les ruines d’une demie pyramide à étages canarienne voici deux mois à peine. Cette compagnie a donc la primeur de cette révélation. Vous, sir Edward, vous apprécierez particulièrement cette étude puis qu’il est de notoriété publique que vous prenez plaisir à comparer les différentes civilisations. Vous verrez donc que cette momie n’a rien à envier à ses consoeurs d’Égypte. Je ne vous oublie point, Igor. Lord Sanders a eu l’honneur et le privilège de vous confier l’étude spécifique craniométrique du spécimen à l’aide d’instruments adéquats.
- Certes, acquiesça Lord Percival. Mais en premier lieu, place à l’intermède musical dansé . Je vous garantis une surprise de taille, et, nul, ici, pensera avoir perdu son temps!
Obéissant au maître des lieux, l’assistance se rendit, tout sourire, papotant gaiement, dans le « salon de musique », face à la pièce où elle avait savouré le thé, - du Darjeeling au jasmin-, qui comportait une collection variée d’instruments provenant du monde entier. Il fallait noter parmi eux quelques trompes tibétaines qui intéressèrent le pseudo Tsarong ainsi que des gongs chinois rachetés par Lord Sanders père lors de la vente aux enchères des biens de Galeazzo di Fabbrini après sa disparition dans des circonstances aussi bien mystérieuses que dramatiques.
Lorsque tous furent assis confortablement sur des coussins en soie, un orchestre de gamelans javanais avec ses musiciens costumés entama un air religieux pentatonique envoûtant tandis que la clarté diminuait dans le salon. Bientôt, il régna une semi pénombre adéquate dans la pièce circulaire. Gundrup semblait aux anges, ravi d’ouïr cette musique exotique. Elle lui évoquait de doux souvenirs. Notre Zoël Amsq en savait beaucoup sur les différentes cultures humaines, et, cela faisait de lui un adversaire des plus redoutables!
Le public, les yeux posés sur une danseuse de Bali,
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admirait la façon dont celle-ci tournait ses mains et ses pieds avec une grâce qui résultait de très longues années d’apprentissage. Les pas et les gestes répondaient à un rituel entièrement codifié dans lequel l’improvisation n’avait pas sa place.
Puis, le rythme de la musique s’accéléra tandis qu’une créature insolite pénétrait sur la scène. Une sorte d’orang outan albinos tournoyait autour de notre gracieuse Balinaise, imitant maladroitement ses gestes. Bien évidemment, nos lecteurs auront reconnu l’assassin du baron de Richepeau!
Naïvement, Lord de La Poole crut qu’il s’agissait d’un homme déguisé.
- Dites-moi, murmura-t-il à l’oreille de Lord Percy, ce type joue bien son rôle. Naturellement, il porte un masque, une authentique face naturalisée de pongidé!
- Vous faites erreur, cher ami! Vous avez là un orang pendeck ramené par van Vollenhoven. Voyez-vous, je suis parvenu à l’apprivoiser. Il se montre très attaché à ma personne ainsi qu’à celle de sir Charles.
- On dirait qu’il est… amoureux… de la danseuse…
- Précisément! C’est là tout le sel de la chose, répliqua Lord Sanders grivois.
Lord Nigel ne put alors s’empêcher de frémir. Il sentait une certaine tension sexuelle monter perceptiblement. Il était temps, à ses yeux, que cette musique diabolique prît fin!
La prestation de l’orang pendeck et de la danseuse se termina en apothéose. La « bête » prit la jeune femme sur ses épaules et s’en fut promptement. Après les applaudissements d’usage, sur l’invitation du maître de céans, les spectateurs quittèrent la pièce circulaire. Devant l’amorce d’un escalier en colimaçon, dissimulé derrière une tenture verte, et qui descendait, se perdant dans les ténèbres, Dame Judith marqua un temps d’arrêt, son visage reflétant une frayeur nullement dissimulée.
- N’ayez crainte, la rassura Lord Sanders. Dernièrement, j’ai fait installer l’électricité dans cette partie de ma propriété.
Aussitôt, il actionna un interrupteur. Des cris d’admiration retentirent alors car cet aménagement représentait une dépense conséquente.
- Maintenant, reprit l’hôte, nous allons descendre jusqu’au niveau de la Tamise. Dans les sous-sols, j’y conserve mon aquarium fantastique, et, c’est là que se situe la salle d’autopsie où le Guanche nous attend. Durant votre descente, je vous recommande de ne point y aller trop vite et de bien regarder les niches sises à votre droite. Vous serez incontestablement émerveillés car, ainsi, vous voyagerez dans le passé le plus lointain.
- Décidément, fit Lord Nigel, très cher, vous êtes plein de ressource, et je ne regrette pas ma venue!
- Merci pour le compliment! S’inclina avec grâce Lord Percival.
Effectivement, dans l’étroit escalier qui tournait et plongeait dans de mystérieuses profondeurs, des niches avaient été creusées et aménagées. Chacune comportait un hublot. A l’intérieur de la première qui se présenta, les convives apprécièrent les objets cultuels de l’homme primitif : peinture sacrée australienne, (une reconstitution?), masque Yoruba, bouclier Massaï, coiffe de plumes Sioux, crâne d’ancêtre Papou orné de graines, de fourrure de Couscous, de plumes de casoar et de cacatoès ainsi que de coquillages sans oublier l’ornement du nez.
La seconde niche révéla son contenu des plus macabres. Elle renfermait le squelette complet d’un Homo Sapiens « fossilis » de Cro-Magnon. Dans la troisième, ce fut la statue d’un Anthropopithèque supposé, corps reconstitué d’après les indications d’Ernst Haeckel. La quatrième niche, quant à elle, contenait des ossements de divers mammifères préhistoriques: crânes d’ours, de lion des cavernes, défenses de mammouth, squelette de Paléothérium, ramure de cerf géant Mégacéros.
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Puis, encore plus loin à rebrousse temps, vint l’attendu et redouté Mésozoïque! Brusquement, les invités de Lord Percival Sanders sursautèrent dans un bel ensemble, entendant nettement rugir une bête fauve à quelques pas d’eux seulement tandis qu’ils sentaient un souffle fétide les chatouiller! Bientôt, alors que Dame Judith tremblait, une cage de verre, de taille imposante, s’éclaira, sortant ainsi de la semi pénombre son contenu horrifique!
Stupéfaits, les amis de Lord Sanders identifièrent un authentique Velociraptor, enchaîné par ses pattes postérieures, qui tentait d’échapper à ses entraves sans le moindre succès!
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La bête grondait de colère, mugissait, ouvrant une gueule béante, découvrant une dentition puissante et meurtrière. Certainement affamé, sa fureur augmentant à la vue de tant de proies potentielles, le Raptor tenta de bondir en direction des humains, ses griffes recourbées raclant bruyamment la vitre en verre. Mais la longueur des chaînes avait été calculée le plus précisément. Le dinosaure prédateur fut arrêté net dans son élan, ses entraves le tirant violemment en arrière.
Cela n’empêcha pas Dame Judith, la seule femme du groupe, de reculer, blême. Les émotions de cette dernière minute étaient trop fortes pour elle.
- Lord Percy dit-elle d’une voix chevrotante, où transparaissait le reproche, vous auriez pu tout de même nous prévenir du danger!
- Très chère Judith, répliqua Sanders ironiquement, vous sachant médium, j’ai cru, à tort, que vous appréciiez les sensations fortes! Pardonnez-moi…
Zoël Amsq ricanait intérieurement.
- Décidément! Cet humain a un aplomb époustouflant! Sacrée femelle! Quelle hypocrite! Au plus profond d’elle-même, elle est délicieusement ravie!
Merritt intervint, se mettant ainsi en valeur.
- Ce n’est pas pour me flatter, se rengorgea-t-il, mais j’avoue que je suis parvenu à dompter cet animal. Il a l’intelligence et les mœurs d’un tigre mangeur d’hommes. Et, comme ce félin d’Asie, du Bengale et du Siam, il lui faut sa ration de chair très fraîche quotidiennement!
- Bah! Déclara Tsarong. Je croyais ces animaux là charognards…
- Non! Tout au contraire! Rajouta sir Charles. Ils font preuve de ruse et de courage.
Après les trois dernières niches contenant un vivarium de varans et de serpents, de salamandres et de grenouilles, avec, comme compagnon un axolotl, puis, pour terminer des fossiles d’ammonites, de trilobites et de lys des mers,
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le groupe parvint en bordure d’un grand bassin dans lequel flottait une sphère aquatique d’une taille imposante, véhicule submersible! Il s’agissait d’une bathysphère de Beebe et Barton avant l’heure!
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Nul ne s’étonna devant une pareille prouesse technique comme précédemment devant la bête vivante du Mésozoïque. Zoël Amsq connaissait les origines du Velociraptor. Il aurait également pu fournir des explications passionnantes sur la construction de la sphère aquatique. Mais il préférait rester dans l’ombre. Son but était beaucoup trop important pour qu’il trahît ainsi sa couverture devant les autochtones à cause d’un ego démesuré!
Des scaphandres des modèles de Siebe ou de Rouquayrol
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étaient suspendus ou posés dans une armoire étanche près du « lac » artificiel.
- Pour ce voyage, informa Lord Percy revêtir les tenues de scaphandriers sera inutile. Prenez donc place dans la sphère, installez-vous confortablement. Des fauteuils en cuir rembourrés vous y attendent ainsi que des boissons, si vous le désirez. Vous verrez ce que cette bathysphère peut accomplir. Rendons honneur à sir Charles! Il est l’inventeur de ce moyen de locomotion sous-marine. Il a également conçu les fantasmagories paléozoïques qui agrémentent ce lieu. Très cher ami, vous piloterez…
- Bien volontiers, répondit Merritt en s’inclinant poliment.
Tous s’exécutèrent. Le dôme de la sphère fut refermé grâce à un ingénieux mécanisme de pompe hydraulique, puis la vérification de l’étanchéité assurée, le « sous-marin » plongea. Dans l’eau, à une dizaine de mètres de la surface, le spectacle qui suivit fut un véritable enchantement pour les hôtes de Lord Sanders. Des projections fantastiques de lanternes magiques, approvisionnées électriquement par des câbles dissimulés audacieusement dans la vase, figuraient la nage envoûtante des méduses et des nautiles.
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Le fond était presque entièrement tapissé d’étoiles de mer, d’oursins et d’algues.
Frôlant la sphère, un trilobite automate rampait, tandis que des poissons tout aussi automates, aux écailles striées, rayées et colorées, se mouvaient avec une grâce d’outre monde. Parmi eux, quelques requins, des poissons osseux ou à nageoires charnues, des raies, des créatures cuirassées caparaçonnées. Actionnés par des câbles peints en noir, tous ces automates s’agitaient, imitant à la perfection les mouvements natatoires d’une véritable faune marine.
Merritt, ce génie méconnu, pilotait avec dextérité l’engin steampunk. Sans heurts, la bathysphère s’achemina ainsi vers une sorte de grève de sable blanc, aménagée artificiellement Tous débarquèrent, heureux de la promenade, et empruntèrent un escalier aux marches taillées dans la pierre.
Soudainement, les parois devinrent d’un blanc opalescent tandis que les invités pénétraient dans une pièce aseptisée à haut plafond, aux murs ornés d’étagères contenant des bocaux anatomiques. Il y avait également quelques momies égyptiennes ou péruviennes, entreposées stratégiquement
Allongée sur une table longue, en métal, la dépouille Guanche attendait son débandelettage. Parfaitement rangés, des instruments chirurgicaux étaient alignés sur une paillasse près de la table de même que des appareils anthropométriques.
Tandis que l’assistance se munissait de masques et de tabliers, Lord Percy s’adressa au Russe.
- Igor, à vous l’honneur maintenant, fit le noble personnage avec une pointe d’impatience.
Après avoir complété sa tenue par des gants de caoutchouc afin de se protéger d’éventuels parasites, Gowanovski officia non sans délicatesse sous les regards intéressés des amis de Lord Sanders.

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Le débandelettage achevé,- l’opération exécutée minutieusement avait pris une trentaine de minutes-, le corps nu du Guanche s’offrit alors aux yeux d’une assistance fascinée.
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Des exclamations stupéfaites fusèrent de toutes les bouches, y compris de celle blasée du pseudo Tsarong! Incontestablement, l’être desséché présentait des traits négroïdes. Quant à l’intérieur des bandelettes, fait encore plus étrange, il comportait des glyphes mayas, encore non déchiffrables à l’époque. De plus, la qualité du bandelettage surprit sir Middlewood habitué à ce que les Guanches enveloppassent leurs morts d’une manière plus succincte, bien moins élaborée que les Égyptiens de l’Antiquité. De même, le corps semblait s’être desséché naturellement et non par l’effet du natron. Il était marqué de scarifications rituelles telles qu’on en rencontrait en Afrique noire. Pourtant, la momie Guanche avait été protégé spirituellement par des amulettes disposées sur diverses parties du corps considérées comme sacrées tels le cœur et la bouche, réceptacles du « souffle vital ». Or, le rituel d’ouverture de celle-ci avait été scrupuleusement respecté.
L’aspect des amulettes elles-mêmes ajoutait à ce mystère archéologique. Un Cuculcan mi Quetzalcóatl en lapis lazuli, un shaouabti pharaonique en jade sur lequel était gravé un cartouche royal en hiéroglyphes grossiers et, toujours, des figurines qui ressemblaient aux glyphes des monuments mayas de Chichen-Itza ou d’Uxmal. Enfin, une face miniature en obsidienne voulait, apparemment, reproduire les traits d’un Pharaon noir d’origine soudanaise.
On le comprend, la tension était à son comble devant cette énigme qui défiait l’archéologie et la science officielles.
Le décor d’hôpital, -des films d’horreur hollywoodiens ou de la Hammer,- ainsi que les objets plus ou moins morbides de la salle d’autopsie ne faisaient qu’accentuer l’impression d’irréalité et d’absurdité de la découverte. Les yeux de verre d’hylobates Lars, de Nasiques ou de Babouins empaillés paraissaient observer l’assistance à la dérobée, effet produit par l’éclairage centré sur la table d’opération. Les organes disséqués formolés, qu’ils provinssent d’humains ou d’animaux, les momies, -dont un authentique fœtus humain écorché préparé par Fragonard lui-même à Maison Alfort au siècle précédent, ( naturellement, il s’agissait du cousin du célèbre peintre ), - ou les crânes et ossements d’Inuits, de Lapons, de Pygmées, de Bushmen ou d’Indiens Séminoles, parfois assassinés au nom de la science anthropologique, - qui étaient les civilisés?-, forte demandeuse de squelettes de « primitifs », tout cela pour agrémenter les collections privées ou les vitrines des muséums d’histoire naturelle, - qui n’avait pas son authentique « sauvage »?,- tout cela avait quelque chose de malsain et exsudait la perversité!
Tandis que Lord Sanders confiait à Igor Gowanovski les instruments anthropométriques, ravi tout au fond de lui de pouvoir « épater » ses invités, sir Edward prit la statuette pharaonique dans le but de tenter d’en déchiffrer le cartouche royal. Parallèlement, il voulait examiner la face princière divinisée d’obsidienne au dos de laquelle une inscription en égyptien hiératique indiquait la nature du personnage. Après quelques minutes, tandis que le Russe officiait toujours de son côté, il fit part de ses conclusions.
- Dame Judith, messieurs sans contestation possible, l’homme momifié que nous sommes en train de contempler et d’étudier soigneusement, était une sorte de Pharaon noir!
Merritt réprima un « oh » d’étonnement. Gundrup s’amusait fort mais dissimulait ses sentiments. L’égyptologue poursuivit.
- Notre personnage s’appelait Horus N’Gomtenotl et son pouvoir se réclamait du roi divinisé Taharka, Pharaon nubien, en clair, un noir également, de la XXVe dynastie.
Gowanovski, qui avait achevé de mesurer minutieusement les mensurations crâniennes et l’angle facial de la dépouille «uchronique », confirma.
- Monsieur Van Vollenhoven a fait une découverte impossible historiquement! L’anthropométrie crânienne en arrive aux mêmes conclusions que sir Middlewood. Nous avons affaire à un individu adulte, âgé d’environ soixante-cinq ans, un vieillard cacochyme pour l’époque, comme en témoigne l’usure de la dentition. Nous reviendrons plus tard sur le siècle dans lequel a vécu notre personnage. La forte brachycéphalie, le prognathisme facial entérinent sans nul doute possible son appartenance à la race noire, tout comme les restes de cheveux crépus adhérant encore sur la calotte crânienne. Cet homme était donc soit un Bantou d’Afrique australe, soit un Mandingue de l’Ouest. Or, je vous le rappelle, toutes les chroniques le disent: les Guanches étaient des Blancs, de type caucasien, blonds, aux yeux clairs!
Ce fut alors que Tsarong Gundrup, alias Zoël Amsq, qui avait gardé le silence jusqu’à maintenant, se décida à intervenir, tâchant de « percer » ce mystère archéologique.
- Vous tous, dans cette pièce, connaissez Platon et avez lu le Critias et le Timée, vous avez donc retenu l’anecdote sur l’Atlantide, mère de toutes les civilisations, et, bien évidemment, de tout le peuplement humain actuel de la Terre, et ce, quelle qu’en soit la race. Le corps que nous avons sous les yeux appartient au dernier descendant des Atlantes! De par mes origines népalo tibétaines, je puis vous dire que mon peuple conserve dans ses temples des récits autrement détaillés de la disparition de l’Atlantide!
Van Vollenhoven renchérit.
- Mister Gundrup parle d’or. Cette momie ne peut remonter au-delà du Moyen Âge, de l’An Mil. Elle n’est nullement le corps d’un ancêtre lointain, mais bel et bien celui d’un représentant dégénéré d’une civilisation syncrétique alliant l’Égypte pharaonique traditionnelle, les Mayas, mais aussi les fondements du Grand Zimbabwe découvert en 1868. Pour moi l’identité atlante est une évidence. Nous n’avons pas encore tout exploré de notre planète!
- Les élucubrations de « She », ce récent roman paru voici trois ans à peine dû à la plume de Sir Rider Haggard, auraient donc une part de vérité , fit Lord Sanders avec enthousiasme.
Merritt murmura à l’oreille de Percy.
- Très cher, cette dépouille a une provenance bien plus exotique que ce que Igor, sir Edward ou Tsarong l’admettent!
- Que voulez-vous dire?
- Cette momie Guanche n’appartient ni à notre histoire ni à notre monde! Elle vient d’un temps autre, différent, comme l’a écrit Auguste Blanqui, ouvrage que je vous ai prêté et qui vous a passionné. Mon rêve « précolombien » repose sur des bases authentiques, j’en ai désormais l’intime conviction. Des trésors fabuleux existent réellement, mais au sein de civilisations parallèles, des El Dorado beaucoup plus concrets que ce royaume chimérique après lequel les conquistadores couraient. A nous de trouver les portes et les clés de ces mondes!
- Sir Charles, me suggérez-vous de poursuivre les recherches à vos côtés?
- Oui, tout à fait, mais sans négliger l’aide de Tsarong! Pour retrouver l’Atlantide ou son équivalent, une Atlantide non dégénérée, cela va de soi, qui a perduré dans toute sa splendeur, il nous faut réassembler toutes les pièces de l’appareil transporteur et pour cela, celle qui est déjà en votre possession, nous évitera des efforts inutiles.
- Je vous la prête de tout cœur mon ami… à une condition!
- Laquelle?
- Je veux participer à vos expéditions de l’autre côté du miroir, une fois l’engin reconstitué.
- Naturellement! Après tout, votre demande est parfaitement légitime.
Puis, se retournant vers Tsarong Gundrup, Merritt lui chuchota à l’oreille.
- Vous pouvez me faire entièrement confiance. D’ici quelques jours, et ce, grâce à votre soutien technique, nous pourrons tenter une première expérience de déplacement temporel. J’ai pu me procurer deux autres pièces en plus de l’élément de Lord Percy. Mes hommes sont revenus victorieux de France…
- Je n’ai jamais douté de l’efficacité de votre organisation, souffla Amsq sur le même mode. Mais il me faut vous prévenir à propos de quelques légers inconvénients. Primo, il manque encore de nombreux éléments pour envisager une translation inter mondes. Maintenant, en fait, notre but est de les localiser précisément!
- Je comprends tout à fait.
- Ce n’est pas évident du tout! Une erreur d’un millionième, et nous serons aveugles et… perdus dans le Néant!
- Auriez-vous expérimenté la chose? S’inquiéta sir Charles.
- Que non pas! Mentit le pseudo Asiatique. Mais les traités en ma possession décrivent en détails les dangers d’un tel voyage. Les Atlantes étaient beaucoup plus avancés que nous.
- En fait, les Mû…
- Certes… mais pour Sanders, usons du vocable le plus courant! Secundo, nous aurons des… concurrents!
- Quoi? Comment? Je pensais…
- Réfléchissez! D’autres époques futures, d’autres univers…
- Ah! Mais vous ne m’avez pas tout dit! Pourtant, je me suis toujours montré honnête avec vous!
- Je sais et je vous en suis reconnaissant! Je vous en révèlerai plus lorsqu’il sera temps. Comment dire? L’attrait de l’or est… plus qu’universel… pan galactique.. Voilà le terme que je cherchais!
- Holà! Que complotez-vous donc? Demanda dame Judith malicieusement? Cela fait cinq minutes que vous chuchotez tous les deux!
- Rien de dangereux… Avec Lord Percy nous parlions tout simplement de mettre fin à cette enrichissante soirée avec une petite collation si le cœur vous en dit.
- Oui, si l’appétit ne vous manque pas, ajouta Lord Sanders ironique.
Après s’être concertés, tous convinrent qu’une dernière tasse de thé ou qu’un doigt de porto satisferait les plus exigeants. Trente minutes plus tard, la mémorable soirée s’acheva dans la bonne humeur.
Sanders prit aimablement congé de ses invités raccompagnés par la domesticité. Il fit toutefois une exception pour Sir Charles. Avant de quitter son ami, Merritt lui dit:
- L’autel de la Vierge d’Eu ainsi que le « miroir égyptien » d’ Augustin Le Prince sont déjà entre nos mains.
- Bravo, très cher! Vous me tiendrez au courant! Passez après-demain récupérer ma pièce.
- Et pourquoi pas dès demain matin?
- Oh! Je ne serai point chez moi! Une petite expédition, une sauterie au Ylang Ylang!
- Je vois! Bonne maison, très raffinée, sourit le mathématicien dévoyé. La chair y est tendre et saine.
Le Ylang Ylang, maison de passe de Soho, proposait à ses clients adultes des divertissements variés, de la prostituée de quinze ans à l’enfant innocent vendu par ses parents afin de pouvoir survivre, du culte satanique au culte vampirique, afin de conserver une hypothétique jeunesse éternelle, sans oublier bien d’autres dépravations toutes aussi ignobles ou sordides. Tel était Lord Percy…

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