samedi 18 septembre 2010

Mexafrica 2e partie : Chercheurs d'or 1936 chapitre 10.

Chapitre 10

L’Île d’Hokkaido, un mois de janvier de la fin du XXVe siècle. Daniel Lin, un bambin de quatre ans qui en paraissait huit, gambadait dans la propriété à la recherche de son grand-père. Pour parfaire l’éducation éthique du prodige, Li Wu avait reçu l’aide d’un sâdhu ascète népalais qui répondait au nom de Gordgen Puri. Le sage devait apprendre à l’enfant l’humilité mais aussi la vertu du dépouillement.
Chaque jour, il avait pour coutume de méditer dans la position du lotus, vêtu d’un simple pagne, exercice qu’il entreprenait à l’air libre, par une température glaciale de -25°C, alors que l’étang était pris par les glaces et que même les canards préféraient rester au chaud!
Ce matin-là, Daniel s’était donc hasardé à l’extérieur, protégé par une combinaison qui l’emmitouflait jusqu’au bout de son long nez. Il s’agissait d’un vêtement totalement homéotherme. L’enfant peinait à comprendre comment un être humain pouvait endurer un tel froid, aussi peu vêtu, sans périr! Sa curiosité insatiable le poussa à poser l’indiscrète question au sâdhu. La barbe hindoue de celui-ci brillait de mille gouttelettes de glace. Pourtant, le Népalais ne semblait nullement souffrir. D’un air détaché, il expliqua ce qu’il en était à son élève.
- Mon enfant, le sage reste insensible aux propres appels de son organisme. Mieux, il les ignore. Par sa seule volonté, il se détache des seules contingences matérielles.
- Oui, pourquoi pas… mais cela n’entraîne-t-il pas un manque d’amour pour les autres, le vivant?
- Non! Cela ne signifie nullement que le sage ne ressent rien devant une modeste feuille d’arbre d’or emportée par le vent d’automne ou encore lorsqu’il entend le rire frais d’un jeune enfant innocent…
Impressionné, Daniel soupira longuement, essayant de saisir le sens des paroles du sâdhu. Pressant le pas, il se rendit ensuite dans le bureau de son grand-père, voulant lui rendre compte de ce qu’il avait appris. Faisant comme chez lui, il poussa la mince cloison de papier et découvrit alors avec surprise le vieil homme en équilibre sur un petit banc de bois, perdu dans la contemplation d’un vaisselier ouvert, offrant à la vue de tous une collection de bols en grès de facture nippone.
Rien ne distinguait les récipients, ni la couleur, ni la pâte, ni la cuisson. Une fois de plus dépassé, Daniel haussa un sourcil. Cela allait au-delà de sa logique!
- Grand-père, fit l’enfant trépignant d’impatience, je ne saisis pas! J’ai besoin d’une explication! Tu sembles plongé dans une extase profonde devant de simples bols, tout blancs n’offrant rien de remarquable! Hier encore, tu me déclarais pourtant que le vrai sage ne devait rien posséder en propre! Alors, pourquoi cette collection?
- Mon enfant, décidément, quel chemin il te reste à parcourir! Je ne savais point qu’il existait en toi un soupçon de rébellion! Fais le vide! Oublie ton impatience et ta colère. Daniel, je ne trahis point mes principes car, vois-tu, je ne suis que le dépositaire de ces bols à thé. Sans moi, ils auraient été détruits depuis longtemps. Observe-les bien… ces lignes pures… rien d’inutile, de superflu dans leur forme…
- Bah! Du blanc sans aucun ornement! Pour moi, ils sont trop dépouillés! Fit l’enfant avec dédain. Je préfère de loin la porcelaine fine des vases à mille fleurs, ou encore les coupelles Song de teinte céladon…
http://www.koh-antique.com/guan/g7.jpg
Li Wu retint à grand peine un soupir de déception.
- Daniel Lin, tu t’attaches trop à l’extérieur, et non à l’esprit! La beauté intrinsèque de la forme d’un objet t’échappe encore… La simplicité, l’épure sont la perfection…
- La perfection? Mais grand-père, nous ne sommes que des humains… Donc la perfection nous est impossible à atteindre!
- Pas impossible, mais difficile… Vise toujours la perfection, par l’économie des moyens, et tu sauras qui tu es…
- Bien grand-père!

***************

Au-dessus de la Bavière, en phase d’approche, la navette Einstein paraissait immobile. En fait, elle rejoignait peu à peu le temps local. Fermat, qui pilotait avec sa dextérité coutumière, entamait les manœuvres d’atterrissage. Le commandant Wu avait programmé le petit vaisseau pour le 3 février 1961, quelques jours avant le steeple chase de Zoël Amsq, Charles Merritt et de tant d’autres adversaires.
Le tableau de bord du véhicule perfectionné et anachronique ne révélait aucune anomalie. Pourtant, Daniel n’était pas satisfait. Il fit part de son inquiétude à André.
- Quelque chose cloche… Je sens l’Univers recomposé artificiellement tout autour de notre vaisseau frissonner, frémir et tousser!
- Ah! En êtes-vous bien certain? Lui répondit André calmement. Pourtant, les senseurs n’indiquent rien d’inhabituel…
- Plus que certain! Et il ne s’agit pas d’une simple intuition! L’Univers bulle recréé s’invagine, se retourne comme un gant. J’en tremble! « On » est en train de tout mettre sens dessus dessous! Vous savez, j’ai déjà vécu une expérience semblable. Les sensations vont s’amplifier. Vous devriez me passer les commandes.
A la seconde précise où Daniel achevait, l’écran extérieur, sous tension, dénonça effectivement l’approche d’une distorsion inattendue, d’une taille frôlant l’infini.
- Distorsion de type inconnu, à 300 000 kilomètres en approche rapide, confirma Hillerman qui faisait office de navigateur.
André n’eut pas le temps de transférer les commandes de pilotage à son ami. Quelque chose d’indéfinissable vint avaler tout à la fois le frêle esquif et l’espace, c’est-à-dire la Terre tout entière ainsi que ses sphères magnétiques d’influence!
Alors… instantanément, l’ex-commandant Fermat fut remplacé par son double plus âgé, l’ambassadeur d’une histoire autre, celle où il était mort assassiné par des primitifs dans un piège tendu par les Asturkruks lors d’une mission s’étant déroulée à l’automne 2516! Logiquement, le corps mort du diplomate se transforma en un petit tas de cendres. En effet, la dépouille avait été incinérée dans cette piste temporelle.
Sur le siège du navigateur, Tony Hillerman subit un sort aussi peu enviable. Lui aussi disparut. Mais, presque aussitôt se substitua au Noir une silhouette féminine en partie déphasée dont les traits rappelaient fâcheusement la capitaine Asturkruk Winka, plus connue sous le nom de Pamela Johnson!
Cependant, Daniel Wu ne paraissait pas physiquement affecté par le phénomène. Il put donc s’emparer des commandes de pilotage tandis que la navette entamait une vrille. Puis, le daryl ordonna d’une voix ferme:
- Lieutenant Uruhu, saisissez-vous de cette femme et remplacez Hillerman!
Le K’Tou s’empressa d’exécuter l’ordre donné. Il se leva… mais à son tour, il s’évapora pour réapparaître soudainement sur la passerelle du Langevin, pourtant à des kilos parsecs de là, sous les yeux stupéfaits de Benjamin Sitruk et de Chtuh dépassés par les événements!
Se redressant, l’intrus tenta bien d’expliquer ce qui venait de se produire. Mais cela lui fut impossible car la distorsion grandissait et s’aggravait.
Le K’Tou perdit en quelques micro secondes le souvenir de ses quelques vingt années de vie dans le futur technologique avec toutes les connaissances et les expériences acquises; il retourna donc à son état ancestral d’homme du Paléolithique moyen. Sa tenue fit de même! Désormais, vêtu de peaux de bêtes cousues comme les Inuits, il brandissait une hache en pierre grossièrement taillée et, décontenancé, se sentant menacé dans cet environnement étranger, il s’élança en direction de Benjamin tout en hurlant:
- A Niek’Tou! Brobang a Niek’Tou! (Un non homme! Tuer le non homme!).
Pendant ce temps, sur l’Einstein, tout allait de mal en pis. Krumph, le prédécesseur de Kiku U Tu, pourtant disparu en 2505, l’avait remplacé à bord de la navette! Toutefois, presque aussitôt après son apparition, le Troodon se métamorphosa en un axolotl amphibien au stade juvénile pourvu de branchies.
Bien évidemment, Irina n’était plus enceinte. Elle allait, elle aussi, s’estomper dans le néant. Quant à Ufo un gros chaton plein de vie dans ce cours-ci de l’histoire, il subit à son tour une transformation des plus désavantageuses. Il redevint un matou décati au poil mité, les membres perclus par les rhumatismes. Gêné par de sourdes douleurs qui se diffusaient dans tout son corps, il miaula plaintivement, puis il tenta maladroitement d’atteindre le fauteuil de son maître afin de s’y réfugier et d’y trouver un semblant de réconfort!
Sur sa couchette, Violetta ne parvenait plus à maintenir une forme stable. Tour à tour plantigrade, méduse, boule informe de chewing-gum, tas de gélatine, ciment en voie de durcissement, flaque d’eau, amas de feuilles pourrissantes, etc. Sa conscience s’estompait, se diluait.
Et Raoul? Pour lui, rien ne se passait! Il n’était plus là tout simplement car il n’avait jamais existé matériellement! Il n’était qu’une fugitive pensée, une ébauche de personnage dans la tête d’un écrivain du début du XX e siècle! Maurice Leblanc
http://amalep.free.fr/le/grands/al/images/maurice_leblanc.jpg
s’apprêtait certes à écrire la première nouvelle mettant en scène un certain Arsène Lopin, mais, subitement, il changeait d’avis et envisageait un autre personnage, une sorte de détective aventurier!
La distorsion s’amplifiant sans cesse, Daniel fut partiellement atteint à son tour! Mais lui se dupliqua en trois exemplaires: le commandant de la présente chrono ligne, celui qui affrontait les Asturkruks et les Alphaego, mais également le capitaine tourmenté de l’histoire modifiée par les Haäns.
Tout, dorénavant, se mélangeait, s’agglutinait, s’imbriquait, s’incorporait au sein d’un monde devenu fou, échappant à tout contrôle! Une tapisserie brodée et sur brodée des milliers et des milliers de fois, toujours recommencée…
Ainsi, des personnages qui n’avaient aucun rapport avec l’Einstein apparaissaient dans la cabine pour s’effacer une milliseconde plus tard. Un porcinoïde- le célèbre scientifique Kontiko -un escrimeur noir vêtu à la mode de Louis XVI portant une perruque poudrée, compositeur et espion à ses heures, Napoléon Premier en personne, mais un Napoléon âgé de près de soixante ans, encore en vie en 1826, le spectre du tant haï et redouté comte Galeazzo di Fabbrini, un être infernal au regard sombre mais perçant, aux tempes dégagées, aux cheveux noirs, au visage légèrement empâté, à la bouche fine et cruelle.
Or, la Némésis de Frédéric Tellier fixait intensément les trois Daniel, tentant de les hypnotiser. Ces derniers semblaient plier sous la volonté de fer de Galeazzo! Le plus jeune des daryls, celui qui, en tant que capitaine, avait dû jeter aux orties les lois de la robotique, s’effondra et se mit en position fœtale, incapable d’affronter victorieusement l’incarnation du mal absolu.
Alors, un Antor translucide, coincé entre l’être et le non être, essaya vainement de porter secours à son ami. Il commit l’erreur de se tromper de Daniel.
Mais les deux commandants, les jumeaux mentaux se reprirent et agirent de concert. Devant la console de pilotage, leurs deux voix ralentissant, s’enchevêtrant et se chevauchant, lancèrent des ordres à l’IA inaudibles pour une oreille humaine normalement constituée. L’ordinateur du vaisseau entama aussitôt une procédure risquée de correction de déphasage.
Après quelques soubresauts, quelques retournements non aléatoires, l’Einstein fut enfermé à l’intérieur d’un nœud de confluence de temps alternatifs, entre les « plis » de la bulle mille feuilles!
Sa tâche accomplie le doppelganger de l’androïde, s’effaça…
Expliquer comment Daniel Lin et son alter ego étaient parvenus à redresser la trajectoire de la navette tout d’abord, et ensuite et surtout à reconfigurer la réalité du Multivers de manière à retrouver la chrono ligne adéquate, dépassait l’entendement et les capacités d’un humain amélioré. Le daryl ne possédait pas assez de mots pour dire ce qu’ ’il avait effectivement accompli… Un prodige? Bien plus encore! Il avait réussi cet exploit improbable, cela lui suffisait… pour l’instant. Il n’était pas prêt ni mentalement ni physiquement à reproduire une telle expérience! Une souffrance, un écartèlement proche du Néant, voilà ce qu’il avait ressenti!
L’Einstein réintégra donc paisiblement l’Univers 1722. Bientôt, il flotta au-dessus de la clairière bavaroise. De son côté, ailleurs, le capitaine Sitruk échappa de justesse à la hache meurtrière du K’Tou. Chacun récupéra son intégrité sa mémoire, sa personnalité, sa temporalité.
Irina, légèrement secouée, pénétra en tanguant dans la cabine de pilotage.
- Que s’est-il passé? Demanda la jeune femme platement. Un instant, j’ai cru être absorbée par un… trou noir! Tu es livide, Daniel!
- Les Pi sont passés à l’attaque! Pour nous sortir de leur piège, j’ai dû partiellement débrider ma faculté transdimensionnelle! Mais… je n’étais pas seul.
- Je ne saisis pas, reprit la Russe devenant aussi pâle que son époux.
- J’avais à mes côtés le Daniel de l’Univers 1721 bis, celui qui a affronté les Asturkruks. La Dimension m’a testé et…
- Et elle n’a pu que constater que tu as passé l’épreuve avec succès!
- En quelque sorte…
- Ah! Soupira Fermat qui reprenait conscience.
- Bref, Irina, les Pi me convoitent plus que jamais car ils sont dépourvus de matérialité biologique et tu sais ce que cela implique.
- Quel mal au crâne de chien! Sacré bon sang de bonsoir! Jura André.
- Oui, les enveloppes humaines qu’ils empruntent ne sont que des artefacts, des leurres, murmura Irina.
- Euh… Commandant, marmonna Hillerman d’une voix rauque sur un ton alarmé, nous ne sommes plus aux coordonnées pré établies mais quinze jours plus tard!
- Merritt nous aura donc devancés…
- Bien entendu, ma chérie. Lieutenant?
- Oui, monsieur!
- L’écran du chrono vision ?
- Fonctionnel, monsieur!
- Localisez Zoël Amsq ou à défaut, son complice, Charles Merritt!
Après quelques secondes de manipulations délicates, le Noir fournit les renseignements attendus. Pendant ce temps, Daniel s’était étiré puis avait laissé le pilotage à Antor. Violetta et Raoul ne pipaient mot.
- Monsieur, l’Anglais n’est pas encore arrivé chez Von Hauerstadt. Par contre, il vous cherche…
L’écran tridimensionnel représentait sir Charles flanqué de Cornelis et de Zoël en train de montrer une photographie du commandant Wu semblant dater du XIX e siècle à un bonhomme jovial et enveloppé, l’aubergiste de l’Aubépine fleurie.
- Manifestement, Zoël craint que je n’arrive à contacter Franz avant lui! Lança Daniel presque soulagé.
- Il n’est pas le seul adversaire sur les lieux, monsieur! D’autres tempsnautes sont en quête de votre personne et, bien sûr, de Von Hauerstadt.
- Oui, le temps presse! IA, occultation du vaisseau, temps local 0,001%
- Ordre exécuté! Répliqua froidement la voix artificielle.
- Descendons-nous maintenant? S’inquiéta Irina.
- Franz est en danger, je le sens! Tout mon être vibre et c’est une sensation des plus inconfortables, je te l’assure! Et s’il meurt…
- Tu n’existes pas! S’écria la Russe émue.
- Non, je suis … autre!
Le chrono vision présentait quelques limites. Ainsi, il ne pouvait signaler la présence de Pavel Pavlovitch Fouchine et de ses hommes puisqu’ils appartenaient tous au temps local. Pour mémoire, le bras droit de Paldomirov avait reçu pour mission de mettre la main sur un translateur en état de marche et d’en finir avec le dénommé Franz Von Hauerstadt, ennemi déclaré du communisme! Par la même occasion, Pavel vengerait la mort de son frère Igor s’il réussissait! Tant pis pour tous ceux qui croiseraient son chemin l’empêchant de parvenir à ses fins!

***************

Geoffroy, Ivan et Pacal étaient arrivés en 1961 le jour où Franz et sa famille devaient dîner à l’auberge de l’Aubépine fleurie. Après leur transfert temporel, les adolescents s’étaient aperçus qu’un rayon presque identique au leur se matérialisait à proximité de leur atterrissage. Promptement, ils se mirent à l’abri. Là, derrière des fourrés enneigés, ils virent tout un groupe d’Asiatiques fort disciplinés se matérialiser. Toujours dissimulés et muets, les trois jeunes gens attendirent que tout redevînt calme. Les Asiatiques s’étant éloignés, Ivan allait se relever mais Geoffroy le saisit par le bras et lui dit:
- Attention! Ce n’est pas fini! Quelqu’un d’autre arrive!
- Oui, tu as tout à fait raison! Mais le rayon n’est pas le même que le précédent! Il ressemble quelque peu à celui d’un téléporteur de la série américaine Star Trek que nous avons vue aux States l’été dernier!
- Pour moi, ça ressemble plutôt à un escalier de lumière, souffla Pacal accroupi derrière une souche de chêne.
- En tout cas, ils sont moins nombreux et moins exotiques que les autres, constata le blond adolescent.
Effectivement, six personnes venaient enfin de poser le pied sur la neige. Parmi elles, un albinos de grande taille, aux bras un soupçon trop longs, une jeune fille rousse et un garçon de seize ans.
Les membres de l’Einstein avaient pris la précaution de se vêtir en recherchant l’authentique ou, du moins, de s’en approcher. Ainsi, Irina portait avec élégance un ensemble de tweed à gros carreaux écossais ainsi qu’une veste large en faux vison, des bottines à talons pointus fourrées, chaussures peu confortables vu son état!
Fermat s’était contenté d’un costume trois pièces gris anthracite et d’un chapeau mou couleur chamois, ce qui détonait quelque peu! Antor avait revêtu une canadienne dont il avait relevé le col et avait coiffé une casquette de bûcheron dont les rabats recouvraient ses oreilles.
Violetta, de son côté, avait tenté de rester sobre. Des pantalons fuseaux bleu électrique, une parka, un foulard de laine et des bottes à talons plats avaient fait son affaire. Raoul, quant à lui, avait opté pour un gros pull irlandais, passé par-dessus un maillot de corps et un pantalon assez large avec des chaussettes et des chaussures noires. Guère sensible au froid, il allait tête nue.
Daniel était resté dans le ton. Il arborait un pardessus bleu gris, un pantalon sombre, une cagoule, une grosse écharpe et des gants rouge cerise sans oublier des bottillons à fermeture éclair de teinte marron!
- Que faisons-nous? Questionna discrètement Geoffroy.
- Je pense qu’on doit encore rester cachés! Conseilla Pacal. Ces gens me paraissent encore plus anachroniques que nous si possible!
- Mmm… C’est vrai! Jeta Ivan. On les croirait sortis tout droit d’une BD!
- Ouais, tout à fait! Leurs informations sur la mode de 1961 semblent incomplètes voire fantaisistes! Nous, à part notre coupe de cheveux un peu longue, nous pouvons facilement passer pour des autochtones. Chez eux, leurs habits sentent le reconstitué d’une lieue! Conclut Geoffroy.
- Cela signifie peut-être qu’ils viennent d’un temps plus éloigné que nous! Marmonna logiquement Ivan.
- Pensez-vous qu’ils recherchent la même personne que nous? Fit Pacal dubitatif. Ici, c’est rudement fréquenté! Je suggère de raser les murs, de nous faire les plus discrets possibles et d’essayer de contacter le duc au plus vite.
- D’accord! Lui répondirent en chœur ses deux amis.
Une fois les derniers tempsnautes partis, le trio décida de descendre au village le plus proche plutôt que d’installer tout d’abord la tente. Mais démunis de tout moyen de transport, les adolescents n’eurent d’autre choix que de faire du stop. A cette époque, les routes étaient beaucoup plus sûres et on y parlait peu d’agression ou de vol. Deux Ford Taunus 17M
http://www.zisch.ch/openmedia_custom/files/BXMediaOne220655file.jpg
leur passèrent sous le nez, les ignorant ainsi qu’une BMW, une MG sport, une grosse Opel Kapitan, - celle de Fouchine-, une autre Opel mais Rekord, une Alfa Roméo, une DS19 et, pour terminer une Facel Vega.
http://www.facel-vega.com/fvpix/hifrog601.jpg
Enfin, alors que le trio commençait à s’impatienter, une modeste 2CV grise à toile bâchée à l’arrière, poussive, avec le « cache-poussière » de protection de calandre noir aux deux chevrons peints en blanc stoppa près de lui. La voiture était conduite par un prêtre français à l’aspect jovial, qui arborait une figure ronde et qui était âgé de quarante ans environ. Sa calvitie prononcée était dissimulée par la capuche d’un anorak noir, vêtement de circonstance passé par-dessus une soutane lustrée si vieille que le tissu luisait. Tout en fumant la pipe, le curé abaissa la vitre de son véhicule et fit:
« Was wollen Sie, bitte? » avec un accent étranger à la langue de Goethe.
Dans un allemand quelque peu laborieux, Ivan remercia le curé de campagne de s’être arrêté et lui demanda fort obligeamment de conduire le trio jusqu’au village le plus proche. Avec ironie, Geoffroy interrompit brutalement son ami qui s’embrouillait dans la construction de ses phrases.
- Mon vieux, te fatigue pas! C’est un prêtre français! Tu n’as pas remarqué la plaque d’immatriculation?
- Des compatriotes! Fit joyeux l’ecclésiastique. Installez-vous au mieux, jeunes gens!
Après les présentations d’usage, nos amis apprirent que le conducteur répondait au nom de Bordier.
Et, tandis que la 2CV repartait, Geoffroy expliqua les raisons de la présence du trio en Bavière à cette époque de l’année. Fort adroitement, il conta un mensonge qui tenait la route. A son tour, le père Gérard donna quelques renseignements. Mais lui ne disait que la stricte vérité.
- Je suis un archéologue et un paléontologue amateur. Suivant les traces de l’abbé Breuil, je considère que la foi est compatible avec la science. Comme Pierre Teilhard de Chardin, j’adhère au transformisme. Mais je ne crains pas les foudres vaticanes car le bon pape Jean XXIII paraît mû par l’envie d’ouvrir les portes de notre Sainte Mère l’Église. Aujourd’hui, je me rends à un colloque scientifique privé organisé par le duc et mécène Von Hauerstadt.
- Ah! Soupira Ivan.
- Vous connaissez le duc? S’enquit le prêtre devant la réaction du blond jeune homme.
- De réputation! Se hâta de répondre Geoffroy.
- Mais les interventions prévues lors de ce symposium ne commenceront pas avant deux ou trois jours je pense, reprit le curé. J’espère y rencontrer l’abbé Lemaître.
Cette fois-ci, Pacal faillit trahir des connaissances que, normalement, des adolescents comme lui ne pouvaient posséder en 1961. Il se retint juste à temps.
- Un autre prêtre à ce colloque! Jeta innocemment Ivan. Pourquoi pas!
Après maints cahots, la 2CV atteignit le village tant espéré. Le trio fut déposé dans la rue principale. Nos amis pensaient disposer d’assez de temps après les informations fournies par le père Bordier. C’est pourquoi les adolescents passèrent les heures suivantes à du lèche-vitrine et à admirer les maisons pittoresques du coin. Incidemment, ils glanèrent également quelques renseignements complémentaires.
Le soir finit par tomber. Maintenant, Ivan, Pacal et Geoffroy avaient faim. Disposant d’assez d’argent pour un repas convenable, ils entrèrent donc d’un pas décidé dans la cour de l’auberge pimpante d’Otto Grass, alléchés certainement par les bonnes odeurs qui s’en échappaient. Sur le parking, ils ne firent cas, comment l’auraient-ils pu d’ailleurs?, ni de la Mercedes 220 SE du duc ni de l’Opel de Pavel Pavlovitch Fouchine!

***************

Avec l’aide des Pi qui lui avaient fourni les translateurs, tous volés dans des temps parallèles, ainsi que la documentation concernant Franz Von Hauerstadt et Daniel Wu, les ennemis à abattre, ceux qui, par leur agissement pouvaient entraver l’expansion de l’ultralibéralisme et du pan capitalisme, voire d’anéantir ces deux mamelles de la prospérité d’une poignée, TQT avait particulièrement fignolé son expédition pour 1961!
Le gouverneur du Nouveau-Mexique, fort du soutien matériel des entités déca dimensionnelles, croyait, certes, en son succès prochain, mais une petite voix en lui murmurait, lui susurrait une autre chanson. Pourquoi les Pi l’aidaient-ils gracieusement? Comment, surtout, expliquer toute cette série de disparitions brutales qui affectait gravement les rangs de son camp alors qu’aucune présence du commandant Wu n’était enregistrée dans ce 1999 ci? La Dimension lui mentait-elle? Que lui dissimulait-elle?
Chassant ces sombres pensées, TQT récapitulait donc tous les détails de sa future expédition. Il avait recruté, grâce à sa fortune, un régiment entier composé de soldats d’élite, supervisé la construction accélérée d’un translateur cargo capable de transporter à la fois sa petite armée, les armes adéquates et un véhicule automobile d’époque, un petit bijou de collection, entièrement restauré, une splendide Ford Thunderbird rouge dernier cri pour le début des années 1960, bref une Américaine qui en jetait plein la vue, et, qui, selon notre Sudiste, lui permettrait de passer inaperçu chez les « sauvages » de l’époque! TQT avait le sens du décorum et de la mesure.
Notre gaffeur grand style s’imaginait déjà en digne successeur non seulement de son père, le célèbre TTT mais aussi en celui d’Alexandre, ou, pourquoi pas plus simplement, en émule de César, Gengis Khan et Napoléon! Depuis peu, l’homme politique républicain conservateur s’était mis à compulser de longues biographies de ces personnages et, dorénavant, il possédait un léger vernis culturel qui lui permettait de briller auprès de ses proches.
Qu’était-il donc advenu des amis du gouverneur? Qui avait eu l’audace de les éliminer?
La première victime était de nationalité française. Le vidame Hubert de La Coueste Bonnetière, chef du patronat français, dont les ancêtres avaient été anoblis par Louis-Philippe, avait été décapité proprement à bord de sa Ferrari préférée alors qu’il s’engageait hors de sa propriété à une modeste et raisonnable vitesse de 250km/h!
Au passage du bolide, le mécanisme automatique de la barrière s’était malencontreusement rabaissé sans que l’ordre en fût donné! Or, il est bon de savoir, cher lecteur, que l’électronicien d’origine chinoise qui avait achevé la révision du système le matin même de l’accident était demeuré introuvable! Seul indice que la police put se mettre sous les dents: le technicien aurait fait partie de la discrète et innocente confraternité du Dragon de Jade! Mais celle-ci avait été dissoute une vingtaine d’années auparavant. C’était à n’y rien comprendre!
Puis vint le tour de Thomas Pitt Taylor, TPT, le neveu de TQT, un être imbu de lui-même, persuadé être bien supérieur au reste de l’humanité, placé par sa naissance et non par ses mérites et ses talents à la tête d’une transnationale agroalimentaire répondant au doux nom vaguement germaniste d’Heiligenberg. Cette compagnie s’était rendue célèbre jadis pour avoir inventé un pesticide imparable qui gênait, gentil euphémisme, les traditions agricoles des PMA et qui condamnait des millions de petits paysans des pays pauvres à la famine, que ce soit au Ghana, au Sierra Leone, au Zaïre, au Pérou ou en Équateur!
A bord de son jet personnel, ledit TPT eut la malencontreuse malchance de subir une soudaine dépressurisation. Son corps éclata alors que son pilote originaire de Hong Kong, Liu Mai, eut lui, le temps de s’éjecter, ayant la judicieuse idée de revêtir son parachute quelques minutes auparavant! Bien évidemment, après son saut réussi, on perdit sa trace!
Pour clore cette courte liste, le président du CIO, Joao Da Silva Figueira, ancien baron du Salazarisme finissant, fringant jeune homme de quatre-vingt-deux ans, promoteur du sport fric à outrance, qui avait été arrosé par des litres et des litres de pots de vin de la part de TQT et de Tobias Nobengula pour barrer la route de JO à l’Afrique du Sud et qui avait également fourni des athlètes trafiqués comme soldats d’élite pour les expéditions temporelles des ultralibéraux, tomba à son tour dans les rets du Dragon de Jade. Le cadavre du Portugais, coupé en deux, paraissait avoir été tranché net par une manchette de karaté administrée par un adepte des arts martiaux quinzième dan pour le moins ou alors par une resucée des cybernautes chers à Chapeau Melon! La vérité était bien plus prosaïque. Joao avait rencontré un certain Gong Ziao Jin, le tueur patenté hors pair du Dragon de Jade! Le Chinois avait été surnommé « couperet d’acier » par ses confrères du milieu.
Toujours est-il que le jour prévu, TQT, ignorant superbement ces fâcheux contretemps, partit pour 1961 à bord du translateur cargo opérationnel accompagné d’Heinrich Hinckel le Tyrolien, de ses féaux et séides et de son armée privée. Parmi les hommes de main du gouverneur, on comptait nombre d’agents de la NSA, vêtus de façon passe muraille: costume noir quelque peu étriqué, chaussures de la même teinte à semelles épaisses, chemise blanche immaculée en coton ou en polyester, oreillette discrète à l’oreille, lunettes noires, arme automatique au flanc, kriss malais dissimulé derrière les reins, pochette de survie comprenant un stylo piégé projetant soit des dards empoisonnés soit des mini bombes, une panoplie qui n’avait rien à envier à celle de James Bond comme vous pouvez le voir!
Objectif de tout ce beau monde: éliminer coûte que coûte Franz Von Hauerstadt et Daniel Wu!
… ironie du sort! Les principaux protagonistes de cette intrigue se croisèrent à l’auberge de l’Aubépine fleurie! Tandis que le commandant Fouchine rejetait une partie de son dîner dans les toilettes pour hommes, ratant ainsi une scène clef, TQT et Heinrich s’installaient en toute quiétude pour savourer un bon repas typique sans même prêter attention à Franz Von Hauerstadt et à sa famille. En effet, rappelez-vous, le duc s’apprêtait à quitter les lieux après avoir reçu les chaleureuses démonstrations d’amitié d’Otto Grass. Peu importait également à l’Américain ce trio d’adolescents mal fagoté qui s’attabla peu après sans oublier ce Russe malingre au teint bilieux et aux vêtements tristounets passe-partout coupés dans un tissu ordinaire!
Alors qu’Otto Grass, un sourire commercial aux lèvres, prenait la commande d’Hinckel et de son ami, TQT constatait avec dépit que le temps se gâtait. Il goûtait peu le froid et encore moins la neige à moins qu’il ne fût chaussé de skis!
Un peu plus tard, tout en mangeant, les deux ultras réactionnaires commencèrent à interroger le patron de l’auberge, croyant agir avec une certaine habileté. Mais Otto, pas né de la dernière pluie, rapidement sur ses gardes, ne dit que ce qu’il trouvait sans importance. L’ex-sergent de la Wehrmacht n’aimait pas l’attitude arrogante ou condescendante de Hinckel et encore moins le ton et l’air de m’as-tu-vu du Yankee qui se comportait dans ce lieu comme il faut comme en pays conquis! Heinrich s’exprimait pourtant avec une douceur feinte, une politesse mielleuse où transparaissaient régulièrement des signes d’agacement lorsqu’il ne recevait pas les réponses désirées. L’Autrichien commença ainsi:
- Mein Herr, auriez-vous parmi vos habitués ou, à défaut, comme client de passage un individu d’assez haute stature, aux yeux gris bleu, d’allure distinguée et nonchalante à la fois? Il possède une petite bourse de soie emplie de diamants. Ah! J’oubliais! Il se fait appeler Daniel Grimaud. Mais son véritable nom est Daniel Wu...
Grass fronça les sourcils et réfléchit à toute vitesse. Ce nom lui disait quelque chose… Oui! Cet Anglais l’autre jour qui cherchait le même homme… mais, il n’allait pas révéler le peu qu’il savait à cet inconnu fouineur d’autant plus qu’il n’avait jamais vu ledit Herr Grimaud Wu… Dans cette histoire, il sentait un coup fourré puant les services secrets et la guerre froide…
- Heilige Blut! Mais qu’ont-ils donc tous à courir après cet inconnu? Que je sache, il n’est jamais venu ici! Pensait ce brave Otto.
Contrarié mais affichant toujours son sourire artificiel, l’aubergiste répondit en toute sincérité.
- Navré, messieurs, mais je n’ai jamais rencontré cet homme!
- Tant pis! Lança Hinckel retenant un geste de colère.
Néanmoins, Heinrich n’avait nullement l’intention de rester sur cet échec. Après tout, sa deuxième cible s’appelait Von Hauerstadt. Flairant en l’aubergiste l’ancien combattant de la Wehrmacht, sans doute nostalgique à cause du port d’un insigne discret de cette ancienne armée sur le col de la chemise, l’Autrichien réorienta la conversation sur le cinéma d’aventure et de guerre. Poliment, s’attardant, Otto l’écouta, sentant venir un lièvre.
- Actuellement, il n’y en a plus sur les écrans que pour Hollywood et les coproductions internationales à dominantes britanniques ou italiennes! Personnellement, je n’aime ni le Pont de la rivière Kwaï ni les péplums de Cinecittà! J’ai entendu parler de la prochaine coproduction avec Gregory Peck, les Canons de Navarone. Quel massacre cela va être de la réalité! Les Alliés vont encore tirer la couverture à eux!
- Monsieur, je ne m’intéresse pas à ce genre de films.
- Vous faites bien! Je vous approuve totalement! Les cinémas allemand et italien d’avant-guerre étaient supérieurs à ces sottises. Les films étaient alors traversés par un souffle épique authentique.
- Monsieur, mes activités professionnelles m’accaparent beaucoup. Je n’ai guère l’occasion de fréquenter les salles obscures. Loin de m’en plaindre, au contraire! Cela prouve que mon auberge marche bien. Lorsque je dispose de quelques loisirs, je me contente de la télé…
- Ah! Certes! Passés les films policiers de Mabuse, que reste-t-il du cinéma allemand? Rien! Aujourd’hui, les films de montagne de Leni Riefenstahl et du docteur Fanck comme la Montagne sacrée sont désormais, hélas, bien oubliés! Qui cite encore les chefs-d’œuvre d’action et d’exaltation de la volonté que furent les réalisations du guide de montagne germano-italien Luis Trenker?
http://www.technikmuseum-online.de/homepage_dateien/beitrag_10_dateien/trenker.jpg
Der Rebel, l’Empereur de Californie, le Condottiere…? et j’en oublie…
Pendant que TQT dévorait pour deux, ne pipant mot à la conversation, Otto dissimulait tant bien que mal son impatience et sa colère. Il était certain d’avoir devant lui un Autrichien nostalgique du III ème Reich, peut-être même, qui sait? Un criminel de guerre! Devait-il en référer au duc?
- Heilige Gott! Faut-il que je le dénonce à mon ancien colonel?
Juste à cet instant, l’Américain éleva la voix, mélangeant l’anglais et ce qui passait pour de l’allemand. Il s’embrouillait dans les règles de déclinaison, l’ordre des propositions et le rejet des verbes. Ses cours accélérés de la langue de Goethe n’avaient pas porté leurs fruits. Cinquante mille dollars jetés à la mer!
- Sans doute avez-vous servi en France? Bafouilla-t-il.
- En effet, reprit Grass qui parvint néanmoins à comprendre le Sudiste. En Normandie, exactement, compléta-t-il, restant sur le qui-vive.
- La Normandie? J’envisage d’y faire un tour justement…
- Sous les ordres de quel capitaine ou de quel colonel étiez-vous? Enchaîna fort à propos Hinckel.
- Sous les ordres de L’Oberstleutenant Franz Von Hauerstadt! Déclara fièrement et imprudemment Otto.
- Intéressant! Lança l’Autrichien. D’après mes souvenirs un héros de l’Afrikakorps et de Stalingrad!
- Mais surtout un des rescapés de cette boucherie! Renchérit l’ex-sergent sciemment.
Pas démonté par cette réplique, Hinckel poursuivit.
- Vous semblez vouer à cet officier une admiration sans bornes… A juste titre, je crois!
- C’est un type qui, pour vous sauver, peut se jeter dans les flammes de l’enfer… et… en revenir!
- Certes! J’ai ouï dire que sa famille était originaire de la région.
Pas dupe, Otto répliqua du tac au tac.
- Messieurs, pardonnez-moi, mais si vous voulez savoir si j’ai gardé le contact avec ce noble officier, dans tous les sens du terme, cet homme vraiment hors du commun, remarquable par son courage, son abnégation et sa lucidité, hélas non! Le fossé social qui nous séparait était bien trop large! Mentit Grass avec aplomb.
TQT ne put retenir une grimace. Notre Sudiste avait saisi le dernier mot, « nein »…
- Bastard! Fuck! Marmonna-t-il, furieux.
Cependant, doutant, Hinckel insista.
- Vous ne l’avez réellement plus croisé depuis la guerre?
- La Bavière est vaste, monsieur! Même si la renommée de mon auberge attire une clientèle de choix, jamais la noblesse, la vraie, n’a dîné chez moi!
Pendant ce temps, le trio d’adolescents, les oreilles aux aguets, tout en avalant une choucroute, avait compris l’essentiel de la conversation, surtout depuis que le nom de Von Hauerstadt avait été prononcé. Si Ivan peinait à s’exprimer en allemand, il saisissait néanmoins le sens général des phrases. Geoffroy, plus doué, ne se débrouillait pas trop mal grâce à sa prodigieuse mémoire et à son oreille musicale. Après tout, il n’avait mis que deux mois pour s’approprier le français du XX e siècle et ce, avec toutes les nuances!
Ivan, fort à propos, appela l’hôte pour lui réclamer un supplément de légumes, des Kartofeln! Geoffroy se lança.
- Pardonnez ma curiosité, fit-il de sa voix lente et grave, cherchant un peu ses mots, mais, je vois que votre auberge est fréquentée par de nombreux touristes… venus de tous les horizons…
- C’est bien vrai! S’exclama Otto, là ne se méfiant pas des trois jeunes gens, insoupçonnables à ses yeux d’appartenir à une quelconque agence…
Après une pause, l’ex-sergent reprit.
- Devant vous, il y a un Américain et un Autrichien…
- J’avais identifié la nationalité de ce dernier… Souffla Geoffroy avec malice.
- Tout à l’heure, c’était un Russe, bien qu’il pût passer pour un Allemand, mais on ne trompe pas un vieux briscard comme moi! Certains grasseyements trahissent les Slaves.
- Ah! Je veux bien vous croire…
- Ce midi, j’avais deux couples d’origine anglaise et une famille danoise… Quant à vous, vous êtes français…
- Nous ne nous en cachons pas! Malgré moi, tantôt, j’ai entendu que vous parliez d’un chasseur de nazis célèbres, hasarda le jeune comte.
Poussé par son instinct, Grass baissa aussitôt la voix et répondit.
- Oui, monsieur! Pourquoi? Vous le cherchez également? Teufel!
- Nous avouons! Reconnut Geoffroy. Mais nous n’avons pas de mauvaises intentions à son encontre…
- Attendez… Il est plus prudent de changer d’idiome… Je vais chercher ma femme Nina. Elle est française… Ce sera plus simple pour vous et surtout… moins dangereux!
- Ah! Que craignez-vous?
- Qui plutôt! Ces deux lascars qui puent les nazis nostalgiques!
Deux minutes plus tard, la conversation reprit, mais en français cette fois, Nina servant de traductrice, penchée à l’oreille de son mari.
- Croyez-vous que ces deux hommes puissent s’en prendre personnellement au duc ou à sa famille?
- Poser ces questions, c’est y répondre! Je connais Franz Von Hauerstadt. Nos relations sont restées régulières et cordiales…
- Nous, nous souhaitons simplement le rencontrer et le mettre en garde contre des ennemis puissants qui se servent des nazis nostalgiques pour l’approcher!
- Ah! J’avais deviné!
- Nous sommes mandatés par un scientifique français que nous ne pouvons nommer car il ne nous a pas autorisés à le faire! Dit Ivan avec aplomb.
- L’Autrichien devait appartenir dans sa jeunesse à la SS, sans doute avec le grade d’Obersturmführer! Il en a la morgue! Je suis prêt à parier que ses aisselles portent le tatouage de son numéro prouvant sa filiation à la « race » aryenne! Mais… pardonnez-moi, mes jeunes clients… Vous ne paraissez pas avoir plus de dix-sept ans… C’est un peu tôt pour vous retrouver mêlés à d’aussi sombres histoires!
- Hé bien! Soupira Geoffroy. Nous agissons pour le compte d’un professeur mort dans des circonstances mystérieuses. Nous avons juré de traquer ses assassins…
- Il s’agissait d’un vieil érudit, un bonhomme sympathique, délicieux, répondant au nom de Tournefort. Compléta Ivan quelque peu imprudent.
- Vous savez, nous avons fait un long trajet pour mettre en garde le duc qui entretenait une correspondance avec notre vieux maître, fit Pacal doucement.
- Soit, dit Otto. Je ne sais pas pourquoi, mais je vous fais confiance! Hé bien vous avez croisé le duc tout à l’heure, lors de votre arrivée! Il partait, accompagné de sa femme et de ses deux fils.
- Dans ce cas, répliqua l’Amérindien, conservant son calme, pourriez-vous vous charger de prévenir le duc et de lui expliquer que nous souhaitons le voir le plus rapidement possible?
- Je suis Ivan Despalions, et voici mon frère Pacal…
- Je m’appelle Geoffroy d’Évreux, renseigna le brun adolescent.
- Tiens! Vous êtes Normand! Jeta Nina.
Geoffroy ne releva pas.
- Entendu, jeunes gens, acquiesça l’aubergiste. Vous m’avez d’autant plus convaincu que vous m’avez donné vos noms. Acceptez-vous de passer la nuit ici?
- C’est-à-dire, murmura Geoffroy, que nous avons d’autres projets…
L’adolescent avait l’intention d’économiser l’argent fourni par le professeur Giroux. Cette expédition temporelle coûtait assez cher comme cela!
Nina Grass rejoignit juste à temps la réception pour accueillir un nouveau client qui désirait une chambre alors qu’à l’extérieur la tempête de neige se renforçait. L’homme signa le registre tendu par la jeune femme et, en retour, reçut une clé. Puis, il monta à l’étage, chargé d’une sacoche tandis qu’un employé se saisissait de sa lourde valise. Nina ne prit pas garde à la signature de son client: Adelphe Fiacre de Tournefort. Heureusement pour le trio car son identité démolissait le récit de Geoffroy d’Évreux!
Or, de son côté, Pacal avait remarqué l’arrivée du scientifique excentrique. Nullement troublé, il marmonna:
- Les pièces du puzzle se rassemblent, dirait-on… Ainsi, il a participé au colloque organisé par Von Hauerstadt et il nous a caché ce détail…

***************

Quelques heures s’étaient écoulées. Franz et sa famille avaient réchappé de justesse à l’attentat organisé par le commandant Fouchine. Puis, le duc avait reçu le coup de fil d’Otto Grass l’informant de la présence de deux étrangers suspects en quête de sa personne ainsi que de celle d’un certain Daniel Grimaud. Il n’avait pas omis de parler du trio même s’il avait un peu arrangé la vérité. Franz accepta de recevoir les jeunes gens prochainement.
Lorsque Thomas lui présenta le bristol signé Daniel Wu Grimaud, le duc sourit et s’assura de la présence d’une arme à proximité. Ensuite, il commanda au domestique d’introduire les visiteurs malgré l’heure plus que tardive.
Franz, grâce à son expérience, s’attendait à tout… mais pas à ce qui suivit!
Daniel et ses amis avaient passé la journée à régler quelques menus problèmes d’intendance. Changer par exemple contre des Deutschemarks quelques babioles du genre lingots d’or et de platine, pierres précieuses comme diamants, émeraudes et rubis dans des officines plus ou moins légales, ou encore acheter une Mercedes 220S verte à toit beige, d’occasion, s’équiper en vêtements, se rendre à la bibliothèque afin de compulser la presse et mettre à jour les informations historiques concernant ce temps parallèle, et ainsi de suite…
Le commandant et presque toute son équipe pratiquaient couramment l’allemand. Raoul, lui, se débrouillait. D’ici quelques années, il serait un parfait polyglotte. Cependant, il avait fallu briefer sévèrement le jeune homme qui avait tendance à s’émerveiller devant le moindre objet. Comme il se doit, il était resté en extase devant l’automobile et avait voulu ensuite faire l’achat d’un poste de radio transistor. Enfin, il s’était arrêté cinq minutes devant des écrans de télévision qui diffusaient en noir et blanc la célèbre série Rintintin!
http://www.monbergerallemand.ca/gif/lebergerallemand/rintintin.jpg
- Bof! Il y a mieux à bord de l’Einstein! Avait soufflé blasée Violetta.
Ce fut à six que l’équipe de Daniel se présenta chez les Von Hauerstadt ce soir-là, aux alentours de minuit trente. Les présentations commencèrent dans les règles et en français.
- Daniel Wu Grimaud, commandant…
Notre daryl se garda bien de préciser de quelle armée. Ses compagnons l’imitèrent.
- Irina Maïakovska Wu, capitaine…
- André Fermat, à la retraite… mais ambassadeur honoraire…
- Antor, un simple ami de la famille…
- Violetta Sitruk Di Fabbrini, nièce de Daniel…
- Euh… Raoul d’Arminville, un touriste, voyageant de ci de là…
A ce nom, Franz retint un sursaut de surprise.
- Mein Gott! Pensa-t-il. S’agirait-il de mon père biologique? J’ai vu des photos de lui alors qu’il avait une quarantaine d’années. Ce jeune homme lui ressemble... Indubitablement… Ainsi, ces personnes seraient des voyageurs du temps…
Antor et Daniel captaient les pensées tumultueuses du duc sans aucune difficulté. Surpris également, le commandant réfléchissait.
« Tiens donc! Raoul est le père de Franz… Il est donc aussi mon ancêtre! Ça! Amélie de Malicourt… je ne la pensais pas capable de commettre un adultère! Situation cocasse… Franz est troublé et Raoul gêné par l’examen prolongé du duc. Allons… Peut-être serons-nous crus plus rapidement que prévu! Dans ce cas, entrons maintenant dans le vif du sujet!
- Monsieur, fit poliment Daniel, nous sommes ici pour une raison bien particulière…
- Oui, je m’en doute. Mais je vous demande quelques instants avant de vous expliquer. Monsieur d’Arminville, avez-vous une pièce d’identité prouvant qui vous êtes?
- Une pièce d’identité? Euh… Un passeport… cela ira?
- Très bien!
- Voici, répondit le jeune homme avec une moue d’inquiétude tendant une feuille contenant son signalement.
Après quelques secondes, Franz murmura:
- La description correspond à ce que je vois… Toutefois, l’année de naissance et le tampon de la préfecture m’intriguent…
- Je suis effectivement né le 16 avril 1874 et ce passeport a été établi le 15 juin 1890... J’ai tout à fait conscience de cette incongruité, monsieur…
- Quant à moi, j’ignorais qu’on pouvait voyager dans le temps en 1890!
- Monsieur le duc, Raoul vient du passé et nous du futur… renseigna alors Fermat.
- Ah! Mais… je ne vais pas dire que cela est impossible… Vous êtes venus me trouver… dans quel but?
- Nous n’avons aucune intention malhonnête, soyez-en assuré! Reprit alors Daniel. Nous ne sommes pas des espions soviétiques.
- Bien que madame soit de nationalité russe?
- Je descends d’une famille tout à fait honorable! Lança fièrement Irina.
- Je vous l’accorde volontiers. De quand venez-vous?
- L’année en elle-même n’a aucune espèce d’importance par rapport à la vôtre… mais comme vous semblez insister… 2517... Tous les adultes ici présents appartiennent activement ou honorairement à la flotte interstellaire de l’Alliance des 1045 planètes. Violetta, quant à elle, est enseigne stagiaire sur mon vaisseau. Vous ne nous avez jamais vus. Du moins en êtes-vous persuadé. En fait, pour nous, il n’en est rien! Nous vous avons rencontré ailleurs, en France, dans la propriété que vous tenez de vos ancêtres maternels, les Malicourt… C’était dans notre passé… dans votre futur pour vous… Du moins j’avance cela pour simplifier…
- Beau paradoxe par ma foi! Jeta Franz avec ironie. Vous ne craignez pas de modifier le continuum espace temps en venant me voir?
- Ah! Franz… permettez-moi de vous appeler ainsi… Vous le savez ou du moins vous le pressentez. Il n’y a pas qu’un seul cours de l’histoire. Les chronos lignes existent à l’infini, les Univers également!
- Wunderbar!
- Ne jouez pas le sceptique! Michael Xidrù vous en a touché deux mots en 1959!
- Vous connaissez le nom de l’agent temporel… puis-je supposer que…
- Pas dans cette piste, Franz!
- Pourquoi justement me rendre visite cette nuit alors que je viens précisément d’échapper à un attentat?
- Déjà? S’inquiéta le daryl.
- Vous me saviez donc menacé!
- Je le reconnais! Voici la raison de notre prise de contact. Mais nous avons été manifestement devancés. Vous avez des ennemis fort nombreux, Franz. Il m’appartient ainsi qu’à mes amis de vous protéger!
- Ah! Bah! Pourquoi? J’aurais tendance à vous croire car votre visage respire l’honnêteté. Je ne sais pourquoi mais je ressens de la sympathie pour vous… cependant, avez-vous des preuves de votre bonne foi? Tant de personnes ont convoité le premier translateur, voyez-vous!
- Pff! Souffla alors Violetta. Vous en construirez un autre qui me reviendra par héritage!
- Stupide gamine, murmura Antor à l’oreille de l’adolescente. Ne pourrais-tu pas te taire pour une fois?
- Je n’aime pas rester une potiche silencieuse, mon cher!
- Franz, je puis prouver ce que j’avance. Reprit Daniel avec un sourire dénonçant son assurance désinvolte. Je n’ai besoin que de votre appareil de projection et d’un écran! Je vais vous montrer un film non truqué, je vous le jure!
Après que Thomas eut apporté les encombrants objets désirés, le commandant Wu installa le projecteur à sa convenance. Fermat souriait intérieurement de voir son ancien capitaine se débattre avec des appareils cinématographiques tout à fait antédiluviens.
« Après tout, il ne se débrouille pas trop mal! Il a dû déjà manipuler de telles antiquités. Remonter en film 8mm primitif un extrait des archives holographiques de Sarton du XXIVe siècle, il faut le faire! Quelle audace! Cependant, notre Prodige de la Galaxie a commis une légère erreur. Il a ajouté une piste sonore! Sacré Daniel Lin! Il a voulu une fois encore trop bien faire! Naturellement, le duc s’étonne non de ce qu’il voit sur l’écran, mais de ce qu’il entend! Un autre détail turlupine notre hôte. L’image qui défile est trop nette, les couleurs trop parfaites et pas aussi foncées qu’elles l’auraient été sur une pellicule Kodak datant de 1947. D’un 1947 parallèle, bien sûr! »
Que montrait donc l’écran?
A première vue, rien d’extraordinaire. Un pavillon comme il y en avait tant dans la banlieue de Detroit. Une Lincoln 1946 ajoutant à l’authenticité du film mais aussi la coupe de la robe d’Elisabeth, un peu avant le New Look, avec un ourlet qui venait de légèrement rallonger tandis que les épaules restaient carrées. Cécile, la fille aînée, nourrisson, emmitouflée dans une couverture de laine rose et blanche s’agitait joyeusement, remuant ses bras, souriant de toutes ses bonnes joues. François, deux ans à peine, gambadait dans le jardin en culottes courtes, ses langes gonflant ses fesses. Bientôt, il n’en aurait plus besoin.
L’image ne tressautait pas, présentant une haute définition! Un instant, on devina la présence d’Otto Möll. Aucun doute! C’était bien lui, cet homme bedonnant et chauve, paraissant ébloui par le soleil.
Franz se souvenait fort bien de la visite de son ami ce jour-là, mais, qui tenait donc la caméra puisque lui, le duc, apparaissait aux côtés d’Otto? Intriguant! Plus! Beaucoup plus! Déstabilisant.
Tout était conforme aux souvenirs de Von Hauerstadt… sauf… le son, la qualité de l’image et… l’inconnu dont maintenant on entendait la voix. L’homme s’exprimait sans accent, sans la moindre inflexion.
« Messieurs, un peu plus de naturel devant l’objectif! ».
- Ah! Sacré nom de Dieu! Éclata Franz. Qui filme? Je pensais que c’était moi! J’ai conservé la pellicule… Je vais une nouvelle fois sonner Thomas et nous pourrons alors confronter les deux versions!
- Attendez un peu! C’est inutile, monsieur Von Hauerstadt commanda Fermat. Voilà: maintenant, c’est vous qui tenez la caméra. Et là, celui qui filmait précédemment.
- Aber… je n’ai jamais vu cet homme! Comment peut-il être si intime avec Otto qui ne se lie pas facilement? Et avec moi-même?
Désormais, sur l’écran, Sarton, Dick Simmons pour les autochtones, prenait François sur ses épaules et lui servait de cavalier.
- L’ami que vous ne connaissez pas ici, dans cet Univers, se nomme Sarton, renseigna Fermat. Il est originaire de la planète Hellas, du moins, nous les humains, la nommons-nous ainsi. Il a quitté son monde en 2222 pour empêcher un peuple belliqueux, les Haäns de conquérir la galaxie, le système Epsilon Eridani où se situe sa planète, et le nôtre avec comme cerise sur le gâteau, la Terre!
- Ce que j’entends s’apparente à un mauvais feuilleton du style Flash Gordon! Jeta Franz acerbe.
- Hélas, ce n’est pourtant que la stricte vérité. La Terre n’est pas la seule planète habitée par des formes de vie intelligentes.
- Prouvez-le-moi, là, tout de suite!
- Immédiatement! Violetta!
- Enfin, on a besoin de moi! Oui, oncle André?
- Démontre donc à cet incrédule que tu n’es pas entièrement humaine! Prends la forme générique du peuple de ta mère!
- Beuh! Pas longtemps alors! J’ai horreur de ressembler à une espèce de bubble-gum géant argent! C’est d’un moche pas possible!
Pourtant, en deux secondes, la jolie adolescente rousse fut remplacée par une grosse balle collante argentée qui s’agrippait au tapis. Une voix grésillante se fit entendre, une fois la métamorphose achevée.
- J’espère que ça suffira! Non? Ben, là, monsieur, vous exagérez!
Tous reconnurent les inflexions de Violetta!
- Convaincu? Lança André avec ironie.
- A peu près, monsieur Fermat. A moins que vous ne m’ayez hypnotisé…
- Absolument pas, je vous l’assure! Jeta l’adolescente. Vous savez, je ne reprends cette forme que lorsque je suis très malade. Brr... Ce n’est pas que je renie mon héritage! Mais les métamorphes à l’état naturel, ce n’est pas le pied!
Comme tous, Raoul avait assisté à la transformation, médusé et dégoûté.
« Quelle déception! Je ne me pense pas capable de l’inviter à un dîner romantique! Moi qui en pinçais déjà pour elle! »
Pour se remettre de ses émotions, le jeune homme s’approcha de la bibliothèque, et, attiré par un éléphant sculpté dans l’ivoire, il s’empara de l’objet précieux avec une fluidité et une rapidité dignes tout éloge! Toutefois, il n’eut pas le loisir de dissimuler son larcin. Une main de fer broya son bras!
- Remets ça en place! Lui ordonna Antor dans un murmure. Pas de vol ici! Cela ne se fait pas! Ne nous déçois pas Daniel et moi-même! Sinon, nous te renvoyons en 1890 illico presto faire un tour à la prison de la Santé!
- Bon! J’ai compris! On ne se fâche pas, m’sieur Antor!
N’ayant pas le choix, Raoul obtempéra. Mais Franz avait vu la manœuvre.
- Décidément, mon père n’a rien d’un gentleman! Changera-t-il? Si oui, comment?
- Il va s’améliorer, émit mentalement le commandant Wu. Il n’est pas aussi crapuleux qu’il y paraît. Certes, sa morale est plutôt élastique, mais son cœur est généreux! Plus tard, il ne s’attaquera qu’aux escrocs et aux trafiquants de grande envergure…
- Vous êtes télépathe!
- Oui, mais écoutez plutôt la suite exposée par Fermat!
- A cette époque, Sarton pressentait déjà la multiplicité des harmoniques temporelles, mais il ne pouvait accepter la domination Haän même dans une seule chrono ligne! Il entreprit donc de changer le cours de l’histoire et ainsi, permit à Albert Einstein de formuler clairement la théorie des champs unitaires. Bref, il réconcilia la physique quantique, refusée par Albert, et la relativité générale.
- Un rêve… murmura Franz.
- Certes, mais rendu possible par l’Hellados. Cette théorie, mise en pratique, donne accès à la multitude des temps alternatifs. Dans notre chrono ligne, l’humanité progresse plus rapidement techniquement et spirituellement. Elle évite les aléas de la guerre froide. Nous venons de ce cours de l’histoire où la Seconde Guerre mondiale s’est achevée en 1943 et où l’URSS est restée une forteresse assiégée. Quelques années plus tard, le danger vint… de Chine!
- De Chine? Une Chine communiste comme ici?
- Non! J’y reviendrai. Auparavant, en Occident, grâce à une technologie spatiale plus aboutie, induite par la théorie de la Grande Unification, utilisation dans un premier temps du moteur ionique et ensuite de celui maîtrisant à la fois l’antimatière et le principe de la pliure de l’espace temps, le genre humain est parvenu peu à peu au stade du voyage interstellaire. A la fin du XXI e siècle, il a fondé une sorte d’association fédérale comprenant plus de mille planètes. Disons, une ONU à l’échelle de la Voie Lactée. La Terre, Hellas, Marnous, Mingo, Mondani, Platerus, et bien d’autres mondes en font partie.
- Ah! Mais pas la planète des Haäns! Émit le duc.
- Tout à fait! Disons que Haäsucq connaît un certain retard sur le plan éthique! Mais l’Empire Haän n’en demeure pas moins puissant et dangereux même après les agissements de Sarton.
- Vous avez fait allusion au danger chinois. Pourquoi?
- Il me faut revenir au XX e siècle. L’URSS, rapidement ruinée, faute de satellites à l’Est de l’Europe à exploiter et à piller, mais faute aussi d’alliés dans le reste du monde, Cuba, la Chine, la Corée du Nord, le Vietnam du Nord, une partie de l’Afrique et tant d’autres, s’effondra et laissa la place à une Russie reconvertie à une économie de marché tempérée mue selon les principes rooseveltiens et keynésiens. Alors, la Chine s’enferma dans des guerres régionales peu après la chute de Tchang Kai Chek. Quant à Mao Tse Toung, il finit assassiné. Toutefois, son successeur parvint à s’emparer de tout le pays. Mais après vingt ans d’une atroce guerre civile. Ensuite, il s’engouffra dans la voie des recherches interdites.
- Je ne saisis pas…
- Le génie génétique. Deng Xiao Ping créa une race de surhommes; Timour Singh, leur leader, souleva une partie du pays, fit sécession à Urumchi puis prit le pouvoir à Pékin. En dix-huit mois à peine, les surhommes conquirent presque toute l’Asie. Ensuite, ils s’attaquèrent à la planète tout entière! Ce fut ce que nous nommons le début des Guerres eugéniques. Nous étions en 1992. Tous les États libres s’unirent face au danger eugénique. Après quatre ans d’une guerre impitoyable et barbare, l’humanité put vaincre ces démons. La capitulation intervint le 29 octobre 1996.
- Au prix de 57 millions de morts! Compléta Daniel en soupirant tristement.
Franz se montrait assez sceptique devant ce conte de fées si mal commencé. Mais ses interlocuteurs avaient prévu les objections éventuelles. Maintenant, sur l’écran, défilaient les images d’un documentaire historique et non pas les effets spéciaux d’une superproduction hollywoodienne! Les troupes de Timour Singh, acculées dans les bunkers de la Cité interdite, combattaient avec acharnement couloir après couloir à l’aide de canons ERM. Puis, leur chef suprême, le Très Précieux, se sacrifiant avec ses plus dévoués, faisait sauter l’impressionnante forteresse, dont les murs, en s’abattant, dégageaient des tonnes de poussière. Des cadavres atrocement brûlés et défigurés jonchaient le sol, tous difficilement reconnaissables.
- Non… ces images ne sont pas truquées! S’exclama Franz. Dans cette horreur, il y a trop de réalisme! Cela me rappelle Stalingrad! Mais ces tremblements? A quoi sont-ils dus?
- Aux explosions! Ce film est le résultat des archives chinoises, helladiennes et indiennes.
- Un montage donc…
- Ceci est notre passé.
- Mais si Sarton n’était pas intervenu? Quel aurait été alors le sort de la Terre? Celui d’une Troisième Guerre mondiale en 1993 à la suite des manipulations de Johann van der Zelden?
- Un sort plus terrible encore, Franz! Jeta Daniel sinistre. Voici ce que le chrono vision de Sarton nous a révélés. Ce temps-ci, trituré, aboutit à l’esclavage de l’humanité et à son extinction. Dans cette chrono ligne le pan capitalisme encouragé par les Haäns et les Pi, triompha, mais creusa également sa propre tombe au profit du fondamentalisme musulman le plus obscur. Au début du XXIIe siècle, la Terre connut la montée des eaux, puis, ce fut la conquête Haän.
L’écran dévoila une autre partie des archives personnelles de Sarton. Les images montraient des abominations équivalentes à celles de la précédente chrono ligne.
- Comment l’humanité put-elle descendre à un tel degré de barbarie? Jeta Franz retourné par une émotion des plus compréhensibles. Ces hommes ont perdu jusqu’au langage!
- Réduits à l’état de bétail, oui, c’est exact! Cela est arrivé parce que le modèle alternatif alter mondialiste a été refusé par tous les dirigeants de tous les États pour le plus grand profit éphémère de quelques uns. La horde de Velociraptors libres put chasser à satiété et choisir ses proies à loisir dans le troupeau d’iguanodons libres! Les Velociraptors, ce sont les spéculateurs, les dirigeants des multinationales, les détenteurs de stocks options, les manageurs et traders de la haute finance, les iguanodons, les employés lambda, les ouvriers des pays dits riches mais aussi la main-d’œuvre des pays pauvres. Telle était la situation en l’an 2000! Et elle empira encore! Un Jurassic Park à l’échelle d’abord des États, puis des régions du monde, et, enfin, de la planète!
A la fin du XX e siècle, après la chute du modèle soviétique, intervenu en 1991, les EU, seule hyper puissance survivante, étaient devenus… comment dirais-je? Un État totalitaire qui refusait cette étiquette, une URSS mondialisée et privatisée imposant sa pensée unique, son ultralibéralisme au reste du monde! Partout, les États-Unis traquaient et éliminaient impitoyablement tous les dissidents et les déviants de l’ordre pan capitaliste rêvé par Thaddeus Von Kalmann et Jonathan Samuel, ces économistes maudits qui, par leurs écrits, réussirent ainsi à mettre en péril tout le vivant de la Terre!
En quelques années, après la faillite provoquée des États, les intellectuels et les forces vives de toutes les nations exsangues ou achetés, il ne resta plus comme opposition capable de combattre ce Léviathan que l’Islam le plus arriéré! Les parias, convertis, prosélytes fanatiques car récemment convertis, se soulevèrent. La guerre, mais d’une autre dimension, s’acheva lors de ce jour fatidique de l’année 2105... Par la montée généralisée des eaux. Un nouveau Déluge! Genève, à feu et à sang, finit engloutie! Les rares rescapés, qui ne savaient ni cultiver, où d’abord, quelle terre, et quoi? Avec quels instruments aratoires? Ni construire, comment? Avec quels outils? Quels matériaux? Car partout, il n’y avait plus rien sauf cette eau, cet océan déchaîné sous d’effroyables tempêtes, les rescapés disais-je, qui ne savaient et ne pouvaient que tuer, régressèrent jusqu’au cannibalisme. Leur survie était à ce prix!
Lorsque les eaux refluèrent, se retirèrent partiellement, la Terre était devenue un mets de choix pour les Haäns qui n’attendaient que cela depuis tantôt trois cents ans! Au XXX e siècle, le dernier humain dégénéré mourut…
- Le chrono vision peut donc également montrer le futur, fit Franz d’une voix atone.
- Les futurs, Franz, lui répondit Daniel sur le même mode.
- Oh! Comme je désire vous croire! De toutes mes forces! Dans votre voix, je perçois un désespoir immense, une détresse incommensurable!
- C’est parce qu’ailleurs, tous ici, nous avons été confrontés à cette terrible issue! Je préfère ne pas m’étendre là-dessus!
- Ce fut une rude épreuve, acquiesça Fermat.
- Prouvez-moi concrètement l’existence d’autres temps alternatifs, murmura Franz les yeux rêveurs.
- Regardez donc l’écran avec une attention nouvelle. Ce qui suit est plus réjouissant!
Pour prouver matériellement qu’il existait bien des temps alternatifs multiples, Daniel avait fait preuve d’humour. Il fallait réchauffer l’atmosphère! Le daryl androïde n’aimait pas se complaire dans la sinistrose. Il avait donc puisé dans la collection personnelle de Violetta. Celle-ci, en effet, possédait tous les exemplaires parus d’un hebdomadaire pour la jeunesse franco belge Spirou et ce, dans toutes les pistes parallèles où il existait, c’est-à-dire de la chrono ligne 1653 à la chrono ligne 1758, sans oublier les bis et les ter!
Sur l’écran, toute l’assistance put identifier trois numéros 2215 dissemblables, datés de septembre 1980, trois 1980 différents! Violetta feuilletait ces journaux avec une certaine nonchalance. Le premier exemplaire appartenait à la piste où Franz n’avait pas rencontré Sarton. Les dessinateurs Noël Bissot et Salvérius étaient encore en vie. L’aventure des Tuniques bleues « Blue Retro » débutait dès ce numéro sous les signatures Salvé Cauvin. Le deuxième 2215 était originaire de la piste ultralibérale dans laquelle ni Sarton ni Daniel n’étaient intervenus! Ce 2215 venait donc d’un temps sans Troisième Guerre mondiale en 1993, sans guerres eugéniques débutées en 1992! Il était marqué par l’absence des dessinateurs précités décédés en 1972. Lambil avait repris les Tuniques bleues avec succès. Enfin, le troisième numéro 2215 faisait partie de la chrono ligne de l’Alliance des 1045 Planètes. Le sommaire, comme il se doit, différait fortement de ses faux jumeaux. Un second épisode de Lance était en cours de publication, une deuxième histoire de Michel Brazier de Chéret et Charlier, plus un récit complet de Jarry, le héros tennisman de Raymond Reding. Fournier, ici avait continué à dessiner les aventures de Spirou jusqu’en 1985. Jijé
http://www.interet-general.info/IMG/Joseph-Gillain-2.jpg
n’était pas mort en 1980, la médecine, comme les autres sciences ayant fait de fabuleux progrès. De plus, un reportage sur l’exploration martienne détaillait fort opportunément la technologie sur laquelle reposaient les robots qui devaient bientôt partir à la découverte de la planète, des robots qui avaient seize ans d’avance par rapport à ceux de la piste ultralibérale! Mais des astronautes se préparaient aussi en vue d’une mission pour l’horizon 1985 car le moteur ionique avait été testé sans anicroche dans la banlieue de la Lune!
- Oh! Tout cela fait très plausible sur l’écran! Mais j’aimerais toucher ces preuves!
- Tenez! Répliqua Daniel avec un demi-sourire. J’avais prévu votre réticence. Prenez-en bien soin! Ces numéros sont fort précieux et Violetta y est particulièrement attachée.
Avec mille précautions, le commandant Wu sortit de sa petite sacoche en cuir deux Spirou encore plus anciens que ceux de l’écran. Les exemplaires, dans un état de conservation remarquable, étaient protégés par une fine pellicule de plastacier. Lorsque Franz les ouvrit, une légère odeur de vieux papier s’en échappa et s’en vint effleurer ses narines. S’il s’agissait de faux, l’imitation était irréprochable! Le papier, jauni, craquelait et dégageait ce parfum d’authenticité qui vous emplissait de nostalgie lorsque vous vous mettiez à fouiller à l’intérieur de malles en osier entreposées dans les greniers poussiéreux de vos grands-parents!
Franz consulta les numéros avec un sentiment mêlé de curiosité et d’acceptation de l’impensable réalité. Ces deux exemplaires, portant la même date, mais provenant de deux pistes parallèles, présentaient en couverture, en ce mois de juillet 1961 QRM sur Bretzelburg de Franquin. Dans la première version QRM s’intitulait normalement QRM et était publié au compte-goutte car l’auteur peinait à trouver un scénario. Par contre, la seconde version, QRM contre Z avait comme protagoniste malfaisant le maladroit et génial Zorglub, remis de son malencontreux coup de Zorglonde, plus gaffeur que jamais! Le savant dévoyé intervenait sur le nez radiophonique du Marsupilami.
- Prodigieusement intéressant! Lança Von Hauerstadt amusé malgré lui. J’ai justement rencontré Franquin l’été dernier. Amicalement, il m’a dédicacé une planche inédite de « l’ombre du Z ». Indubitablement, il s’agit de son dessin. Mais comment expliquez-vous ces différences de péripéties?
- Oh! Dans ces deux temps alternatifs, les individus n’ont pas forcément les mêmes inspirations! Dans l’un, l’éditeur, Charles Dupuis, ne veut plus entendre parler de Zorglub, pensant, peut-être à tort, que les lecteurs sont saturés de sa présence; s’y rajoute aussi le fait qu’André Franquin, surmené, va devoir bientôt se reposer. Il ne reprendra QRM qu’en 1963 et en fera un petit chef d’œuvre d’humour. Vous vous trouvez dans cette chrono ligne. Dans l’autre, aucun obstacle ne vient brider l’imagination du dessinateur. Quant à moi, je préfère votre version! La patte de Greg se fait sentir dans le scénario.
- Bien… Que voulez-vous exactement? Pourquoi êtes-vous venus? Pour me protéger? Je puis me défendre, croyez-moi!
- Le 1er février 1958 l’a parfaitement démontré! Jeta Fermat avec une sombre ironie.
- Ah! Vous savez! Vous connaissez l’existence de nombreux temps parallèles et, apparemment, vous vous y déplacez sans aucun problème… Alors, dans ce cas, pourquoi cette prise de contact? A cause de mon translateur?
- Pas tout à fait! Répliqua Daniel Wu tout aussi ferme que le duc. Comme vous l’avez fait sous-entendre tout à l’heure, voici deux ans, les Soviétiques vous ont volé un modèle de translateur que vous aviez rendu non fonctionnel. Or, le sabotage est si subtil qu’il échappe aux physiciens russes! Si nous vous fournissons les matériaux adéquats, vous pourrez alors reconstruire un exemplaire de cet appareil. Mais…
- Vous devez avoir dépassé ce stade technologique depuis longtemps déjà! Dit Franz en coupant la parole au daryl. Mon engin dispose de capacités assez limitées…
- Certes, mais la reconstruction d’un translateur s’inscrit dans une géostratégie à l’échelle galactique! Écoutez-moi au lieu de m’interrompre! Nous avons besoin d’un allié averti contre Charles Merritt, complice d’un chercheur Haän! Cet Anglais originaire du XIXe siècle possède un génie digne de Machiavel, Johann van der Zelden, Galeazzo di Fabbrini, Pierre Duval, Paldomirov, tous réunis en un seul homme! Il est parvenu à s’acoquiner avec Zoël Amsq, un scientifique Haän qui vit habituellement au XXXe siècle. Sous la conduite de l’Empereur Tsanu XV, le peuple guerrier et vindicatif de Haäsucq rêve de retrouver son hégémonie sur la galaxie, hégémonie que j’ai mise à mal une première fois, il y a près de dix ans. Notre monde du XXVIe siècle est encore menacé par la coalition des Haäns, des Pi, des êtres immatériels transdimensionnels capables de se mouvoir dans dix dimensions, et des dissidents Castorii qui ont remis en cause leur adhésion à l’Alliance, adhésion pourtant signée il y a quatre-vingts ans. Dans ces ennemis, il me faut rajouter les Velkriss, des insectoïdes intelligents dont le but semble être nécessairement l’existence d’un Pan Multivers dominé par leur seule forme de vie, et ce qui reste de la bande de Sir Charles Merritt. Zoël Amsq, connaissant tout ce qui touche à ma personne et à ma famille, vous a désigné comme cible majeure.
- Tiens donc! Étrange! Il a donc anticipé votre prise de contact…
- Oui et non. Ailleurs, nous étions amis. Mais le lien le plus fort réside en notre parenté. Vous appartenez à la ligne directe maternelle de mes ascendants. Et, ainsi, vous vous retrouvez mêlé à cette histoire. Ce qui fait que votre vie est aussi menacée que la mienne.
- Je vois. On vous tue, vous disparaissez!
- En quelque sorte. Plus exactement, je change de personnalité. Le neutre annihilé laisse libres certaines facultés qu’il vaut mieux maintenir bridées.
Franz afficha une moue d’incompréhension. Irina compléta alors les informations de Daniel.
- Mon mari est convoité par toutes les puissances ennemies de l’Alliance des 1045 Planètes parce qu’il est à la fois humain et cyborg.
- Vous n’avez rien d’une … machine! Tantôt, vous avez affiché des sentiments, des émotions. Passeriez-vous avec succès les tests de Turing?
- Oh! Certes! Vous correspondez régulièrement avec l’écrivain américain Isaac Asimov. Vous l’avez d’ailleurs invité à votre colloque.
- Précisément!
- Je sais qu’il doit arriver après-demain. Voyez: mon cerveau est en partie « positronique », même si ce terme est scientifiquement erroné. De plus Michael Xidrù a dû vous révéler que vous étiez le Neutre de cette époque-ci et de cet Univers. Il en va de même pour moi.
- Vous dites que je suis votre aïeul, mais vous n’appartenez pourtant pas au même monde… alors…
- Alors, vous vous retrouvez en danger dans tous les Univers déviés déduits de celui-ci! De tous les temps résultants de mes actions passées et futures qui conduisent à consolider la chrono ligne 1722!
- Soit! Mais 1722 chrono lignes!
- Il y en a une infinité!
- Je rajouterai, déclara Fermat, que la coalition adverse qui utilise le mathématicien Charles Merritt, cherche non seulement à vous nuire, mais aussi à reconstituer un bio translateur, inventé, malencontreusement, par Stankin, le mentor de Sarton! L’Hellados, pourchassé, est parvenu à disperser l’appareil sur plusieurs époques et pistes parallèles avant de disparaître dans le passé de la Terre. Ledit bio translateur véritable boîte de Pandore, allie la biologie, l’informatique, comme mon ami Daniel, mais également la transdimensionnalité et la transtemporalité! Or, trois éléments de cet engin sont déjà en possession de Zoël Amsq! Bien évidemment, dans cette véritable course au trésor, il va tenter de s’emparer du quatrième élément, l’intelligence artificielle qui a la forme d’un cube. L’IA a été localisée en 1936, du côté d’Hollywood et serait la propriété des Johnson, les célèbres cinéastes documentaristes.
- Mis à part le fait que je sois l’inventeur du premier translateur, mais aussi l’ancêtre de monsieur Wu…
- Daniel, s’il vous plaît…
- Pourquoi me plonger dans cette aventure? J’ai bien assez d’ennemis! Je sais me défendre. Tantôt, dois-je insister, ma famille et moi-même avons réchappé de peu à un guet-apens. Je soupçonne fortement le KGB, manipulé par Paldomirov
- Oh! Mais Paldomirov n’est qu’un troisième larron dans cette course, et pas le plus dangereux!
- Serait-ce du cynisme ou de l’inconscience de votre part? Derrière Paldomirov se dissimulent le Commandeur Suprême et l’Entité Johann.
- Je le sais et mes amis également.
- Alors, il est temps de vous informer qu’un Anglais a déjà flairé votre piste.
- Comment cela?
- Grass, l’aubergiste de l’Aubépine fleurie, qui fut autrefois sergent sous mes ordres, m’a raconté qu’un représentant britannique, vêtu anachroniquement, en avait après vous et vous cherchait. Il lui a présenté une photo sur laquelle vous figuriez. Otto m’a également signalé la présence d’un trio d’adolescents qui s’était enquis de votre personne sans oublier un Américain accompagné d’un Autrichien pro nazi, tous deux très imbus d’eux-mêmes. Tout ce beau monde nous recherche tous les deux.
- Dans cette liste, vous avez omis les Chinois du Dragon de Jade!
- Jamais entendu parler…
- Il vaut mieux. Toutefois je pense que nous rencontrerons bientôt cette bande.
- Une Triade? Il ne manquait plus que cela! Soupira le Germano-américain. Qui l’a renseignée?
- Je l’ignore. Toutefois, les  seraient tout à fait capables de jouer sur plusieurs tableaux. Bref, vous l’avez compris, tout ce petit monde veut forger un Univers à sa convenance. Merritt souhaite s’enrichir davantage encore en s’emparant des trésors et des richesses d’autres civilisations et mener à bien des affaires crapuleuses dépassant l’entendement. Amsq travaille à reconstruire la puissance de l’Empire Haän au profit de son bien-aimé Empereur Tsanu. Du moins le prétend-il… Je crois qu’il joue sa propre partie. Les Velkriss, comme je l’ai déjà dit, envisagent un Pan Multivers entièrement arthropoïde dans lequel toute vie humanoïde aura disparu. Enfin, Hinckel, l’Autrichien, oui, je connais son nom grâce à l’usage intensif du chrono vision, et son ami américain poursuivent deux buts contraires, le rétablissement du Troisième Reich pour le premier, la domination planétaire et éternelle de l’ultralibéralisme pour l’autre. En attendant de s’affronter, ils se soutiennent et s’entraident.
- Et les Russes dans toutes ces machinations?
- Comme vous avez pu le voir, Franz, vous existez dans plusieurs chrono lignes. Au premier abord, les Soviétiques et le Commandeur Suprême poursuivent bien l’objectif auquel vous pensez en cet instant. Mais, en creusant davantage le raisonnement, l’URSS n’est plus qu’un décor pour la Sphère noire et ses clones, Ici Pierre Duval et ses alter egos. L’omniscience du Commandeur lui a permis de saisir l’importance stratégique de l’existence du bio translateur; Paldomirov va donc utiliser le KGB pour s’en emparer et le détruire ensuite.
- Pourquoi?
- Parce que d’autres peuples vivant dans les autres chrono lignes qui parviendraient à en maîtriser le fonctionnement pourraient ainsi créer les potentialités infinies ruinant l’hégémonie pan temporelle de l’Entité. Or, la finalité du Pan Multivers…
- …est l’Entropie selon la deuxième loi de la thermodynamique…
Franz réfléchit encore quelques secondes.
- Je pense que le trio d’adolescents à ma recherche ne représente aucun danger, déclara-t-il ensuite. Il me reste à apprendre pourquoi ils veulent me parler. De qui sont-ils les porte-parole?
- Aucune idée! Jeta Daniel à son tour.
- Et les Chinois? N’est-ce pas là votre nationalité?
- Euh… je l’admets. Or, le chef du Dragon de Jade, Sun Wu, est le père du chercheur qui donna la vie à Timour Singh.
- Wu, tout comme vous! Émit Franz, circonspect.
- Un lointain, très lointain cousin, soyez-en persuadé, fit le daryl gêné aux entournures. Qui n’a pas de squelette dans son placard?
- Vous avez lu dans mes pensées, soupira le duc. Durant tout ce temps?
- Je l’avoue, mais je ne puis m’en empêcher… Pardon pour ce manque de savoir-vivre.
- Daniel n’est pas le seul télépathe ici, déclara Antor froidement.
- Mmm. Dois-je vraiment vous accorder ma confiance?
- Vous n’avez pas le choix, lança Fermat, la bataille, que vous le vouliez ou non, a déjà commencé!
- Bien! Dans ce cas, je vous confie la sécurité de cette demeure et de tous ceux qui y logeront. Dans trois jours, le colloque débutera. Je pense que tous nos ennemis communs attendent cela pour passer à l’action…
- Merci pour votre compréhension, reprit le vampire. Nous serons bien plus efficaces que vos domestiques et que la… police! Je fais venir les autres membres de notre navette afin que vous ne soyez pas surpris de les voir déambuler dans votre parc.
Laissant en maintenance automatique l’Einstein, Kiku U Tu, Tony Hillerman et Uruhu se matérialisèrent dans le salon. Quant à Ufo, il s’était invité d’office! Se dégageant des bras du Noir, il vint se frotter contre les jambes du duc. Le chat ronronnait d’aise.
- Il me connaît? S’étonna Von Hauerstadt.
- Oh oui! Il est même amoureux de votre cuisine, fit Daniel en récupérant son animal favori.
Depuis le début, Franz avait constaté l’étrangeté d’Antor. Ce dernier évitait la proximité de la lumière. De plus, lorsque le bras droit de l’ambassadeur Fermat s’était exprimé, Von Hauerstadt avait cru entrapercevoir chez lui des dents caractéristiques. Mais il préféra hausser mentalement les épaules.
« Allons, pensa-t-il, je dois me tromper assurément! Les vampires n’existent que dans les romans ou encore dans les films de la Hammer! ».
Mais Antor préféra mettre les choses au point.
- Hélas, monsieur, je suis bel et bien un vampire! Je ne suis pas responsable de cela. Les Haäns m’ont crée par manipulations génétiques dans une chrono ligne où ils avaient triomphé. Daniel et ses amis m’ont sauvé.
- Je ne juge pas.
Poliment, Tony Hillerman se présenta.
- … et j’occupe la fonction de xéno historien à bord du Langevin, le vaisseau mère.
Puis, ce fut le tour de Kiku U Tu. Le Troodon prenait cela comme une corvée. Il se trouvait à l’étroit dans la pièce, et, à sa décharge, le froid l’incommodait. De plus, il savait pertinemment que son aspect repoussant pour les humanoïdes non avertis effrayait les humains de ce siècle lointain et arriéré.
Franz, malgré tout son sang-froid, n’avait d’ailleurs pu retenir un mouvement de surprise horrifiée. Pensez donc! Un dinosauroïde pourvu d’une tête de crocodile et d’une queue de Velociraptor qui s’exprimait en un anglais bizarre! Intrigué, il osa une question.
- Sans doute appartenez-vous à un temps parallèle où les dinosaures n’ont pas disparu de la Terre et où ils ont pu évoluer jusqu’à la conscience? Votre queue ne traîne point sur le sol non plus…
Sous l’humiliation, le lieutenant U Tu rugit. Néanmoins, grâce à son traducteur universel, il se fit comprendre.
- Monsieur…, on sentait que le Kronkos se forçait à rester aimable, la Troisième Planète de Sol n’est pas mon monde natal! Quant à ma queue, elle me sert de balancier pour me maintenir en équilibre. Cela va de soi, non? Seul un stupide humain des temps dégénérés ne peut le comprendre! Me rabaisser ainsi…
Brutalement, le Troodon cessa sa diatribe et recula, mis en garde mentalement par son commandant.
- Excusez mes propos abrupts! Jeta-t-il après dix secondes en bégayant.
« Holà! Il me faudra éviter au maximum ce lézard mal dégrossi! Pensa Von Hauerstadt. Pourtant, il ne doit pas y avoir de danger puisque Violetta pouffe de rire dans son coin… ».
Enfin, Uruhu s’exprima, mais timidement. Si le lieutenant de la sécurité frissonnait, lui, en sueur, était prêt à dégrafer le col de son uniforme. Comme à l’accoutumée, la voix grave et rauque du pilote hésitait, cherchant ses mots.
- Je m’appelle Uruhu et je sers en tant que pilote en chef sur le vaisseau Langevin. J’ai le grade de lieutenant. Je pense qu’il est inutile de vous cacher que je suis un plus ancien Allemand que vous. Les vôtres ont appelé mon espèce les Néandertaliens. Je suis fier de revendiquer le titre de K’Tou!
- J’imaginais nos ancêtres différemment.
- Monsieur, les K’Tous ne sont pas les ancêtres des Niek’Tous! A part ma dérive frontale sus-orbitaire, issue de Pi’Ou, ou des premiers singes dressés, je ne ressemble en rien à une bête! J’appartiens au genre Homo, tout comme vous! Je parle, crois en des divinités protectrices, vénère mes ancêtres, enterre mes morts, pratique la musique, fabrique des colliers de fleurs… j’aime ce qui est beau!
- Gotthimmel! Nos paléontologues sont en train de se fourvoyer gravement! S’exclama Von Hauerstadt. Toutes nos reconstitutions doivent être revues et corrigées!
- Elles le seront, Franz! Souffla Daniel.
- Il est bien tard, je vous offre l’hospitalité.
- Merci. Certains d’entre nous monteront la garde.
Malgré le froid, Kiku se chargea de rôder dans le parc, secondé par Uruhu. Les autres membres de l’Einstein partirent se coucher dans les chambres mises à leur disposition. Devant l’une d’entre elles, le duc demanda au commandant Wu de l’accompagner le lendemain jusqu’à la gare de Munich prendre l’abbé Lemaître qui devait arriver à onze heures.
- Je vous servirai volontiers de garde du corps, répondit le daryl en s’inclinant poliment.
- Je sais me battre et je m’entraîne régulièrement. Mais c’est pour l’abbé. Au fait, dans cette flotte…
- Nous pratiquons tous les arts martiaux, et, pas seulement!
- Cette Alliance n’a donc pas que des bases pacifiques!
- En théorie… En pratique, c’est un tout petit peu plus compliqué. L’Alliance a commis quelques erreurs. Toutefois, les droits et les besoins de chacun de ses membres sont respectés.
- Dans l’ensemble, Daniel, soupira Irina.
- Lorsque j’aurai quelques minutes, pourriez-vous m’éclairer sur ce point?
- Je n’y manquerai pas et je me montrerai honnête.
Sur ce, Franz prit congé du couple. S’en retournant dans ses appartements, il méditait.
« Un commandant mi Chinois mi Français, pas entièrement humain, un ambassadeur français, apparemment normal, une Russe enceinte, un Américain intellectuel, à moins qu’il ne soit Kenyan… une italienne métamorphe, partiellement extra-terrestre, un vampire, un Troodon, un homme préhistorique venant du Paléolithique moyen, et… mon père adolescent! Quel équipage hétéroclite! Je crois que je n’ai pas encore tout vu! Par instant, j’ai l’impression de rêver… mais non! Tout cela est bien réel! ».

***************

A l’extérieur, assez loin, camouflés par les conifères enneigés et les haies de troènes, les espions du KGB, munis de jumelles à longue portée et de radios, postés à proximité du chalet, épiaient depuis deux heures déjà toutes les allées et venues de la demeure principale des Von Hauerstadt. Ils signalèrent les visiteurs tardifs du duc à qui de droit, puis firent part au commandant Fouchine que les intrus s’installaient pour la nuit dans le grand pavillon. Mécontent, Pavel Pavlovitch brusqua ses troupes.
- Combien sont-ils? A quoi ressemblent-ils?
- Six au moins…
- Comment? Mais précisez!
- C’est difficile! Il y a eu d’abord six personnes. Deux jeunes, une femme enceinte rousse, ressemblant à Ingrid Bergman, un grand type maigre à l’allure et à la démarche d’un vieux briscard, un albinos au teint pâle et aux cheveux de lin, et un châtain roux qui ne présentait rien de spécial hormis une mèche rebelle et des yeux bleu gris fureteurs. Puis, dans le salon, il s’est passé quelque chose de bizarre. Après un flash, trois individus supplémentaires sont apparus. Un Noir sportif et distingué à la fois, un Cosaque très blond avec une déformation frontale des plus étranges, et… vous allez dire que je perds la raison, commandant!
- Igor, dégoisez!
- Euh, s’est matérialisé un crocodile qui marche sur deux pattes de trois mètres de hauteur et muni d’une queue à balancier! Après un nouveau flash qui a fait disparaître le Noir, ils sont tous montés se coucher sauf le crocodile et le Cosaque, si c’en est bien un. Maintenant, tous deux patrouillent secondés des domestiques de la cible principale.
- Bande d’incapables! Rugit Fouchine. L’ennemi est désormais sur place et sur ses gardes! Votre incurie rend la partie très difficile!
- Commandant, ce suppôt du capitalisme conduit mieux que Fangio lui-même! « Haddock » est mort, « Sponz » et « Rastapopoulos » blessés! Rasta est parvenu à me contacter. Nous devons récupérer les survivants.
- Franz est aussi dur à cuire que l’a dit le colonel. Quant aux renforts, je vais appeler toute l’unité spéciale. En attendant, Igor, restez en faction tout en vous montrant prudent. Vous recevrez bientôt de nouveaux ordres. Communication terminée.
Dans sa voiture, une Opel Kapitan, Pavel Pavlovitch se rongeait les ongles de contrariété. Une haine farouche l’animait. Il se remémorait ce premier février 1958 où son frère jumeau Igor Pavlovitch était mort de la main de ce foutu capitaliste mâtiné de nazi, Von Hauerstadt! Igor avait été le plus dévoué séide de Paldomirov. Ses états de service, remarquables, impressionnaient. Il avait organisé avec succès les actions d’éclat contre les amis d’Otto Möll entre le premier et le trois octobre 1957, décimant ainsi les rangs des alliés de Franz. Mais ce dernier s’était magistralement vengé! Non! Il fallait garder la tête froide pour obtenir la victoire! Dans cette bataille, les enjeux dépassaient le « Kriegspiel » habituel.
Pendant que Fouchine méditait, Igor, alias « Kaloma », puisqu’il portait le masque du chef des Arumbayas de L’oreille cassée des aventures de Tintin, éteignit la radio. C’est alors qu’il sentit comme un doux frôlement. Prenant son poignard d’ordonnance à la lame effilée silencieusement mortelle, il scruta les buissons. Mais il était déjà bien trop tard! Un autre sifflement ténu, un écarquillement des yeux marquant la stupeur la plus profonde… et plus rien qu’un écran noir! Exit Igor. Une fléchette au curare qui lui avait transpercé la gorge avait eu raison de lui. Tous ses centres nerveux paralysés, le Soviétique ne mit que quelques secondes à mourir.
Avec moult précautions, Varami sortit des fourrés qui le dissimulaient, sa sarbacane encore en main. Certes, l’Achuar avait revêtu une canadienne fourrée, munie d’une capuche, mais son visage portait les peintures rituelles de guerre. L’ocre rouge et le charbon de bois alternaient sur sa face, la rendant effrayante. A la ceinture de l’Amérindien pendaient deux tsantsas, autrement dit des têtes réduites Jivaro! Bref, tout le bataclan pour se faire remarquer dans un parc moins que désert malgré la nuit, le froid et la neige!
Mais l’Achuar avait l’art de passer inaperçu. A moins que Kiku U Tu et Uruhu utilisassent leurs détecteurs de présence biologique, Varami réussirait à se faufiler entre les mailles du filet. Avec circonspection, suivant scrupuleusement les ordres de Merritt, l’Amérindien fouilla le cadavre tout chaud. Notre tueur était protégé par Jean-Claude Le Gouzic, le para belgo breton, en couverture à quinze mètres derrière, prêt à égorger tout intervenant n’appartenant pas aux sbires de l’Anglais.
Tout à sa tâche, le « pur Indien » pensait:
« Homme blanc, tu n’as eu que le sort que tu méritais! Avec ce masque, tu déshonorais mon peuple! ».
Au bout de dix secondes de fouille, Varami s’empara des papiers d’identité d’Igor en alphabet cyrillique bien évidemment, ainsi que d’une plaque métallique indiquant clairement que l’individu appartenait aux services extérieurs du KGB! Quelle imprudence! D’autant plus qu’Igor avait franchi frauduleusement la frontière entre la RDA et la RFA! Parlez d’une discrétion! S’il n’était pas déjà mort, Fouchine l’aurait achevé!
Une ombre étrangère se profila. Varami s’éclipsa aussitôt et rejoignit sans difficultés sa cachette. Il eut un bref frisson en identifiant le nouvel arrivant qui, outre la tenue différente des paras en déroute du Corse Serrucci, treillis de camouflage blanc, arborait un masque simiesque bien plus inquiétant que les faciès réels des feux Améranthropoïde et Orang Pendek. Le nouveau venu présentait en fait le visage du Migou de Tintin au Tibet. Avisant le cadavre de l’Ivan, et n’apercevant nulle part son tueur, le « yéti », se pensant en sécurité, ôta alors le visage de caoutchouc.
Varami retint son souffle. L’homme était un Chinois, ou plus exactement un collaborateur tibétain, partisan du Pantchen lama comme l’aurait interprété sûrement Daniel Wu s’il l’avait vu! En réalité, Tsering ne servait qu’un seul maître: le Grand Dragon de Jade, Sun Wu!
Décidément, ce parc s’était transformé en boulevard très couru! Le Troodon et le Néandertalien ne protégeaient en fait qu’un périmètre restreint.


***************

Malgré les conseils de Pacal et de Geoffroy, Ivan s’entêtait. Il voulait camper à la dure!
- Mon vieux, tu as tort de refuser de m’écouter, fit le brun adolescent en haussant ses épaules larges. Il neige beaucoup trop fort, crois-en mon expérience!
- Ah! Parce que tu as déjà bivouaqué sous la tempête?
- Évidemment! Cela faisait partie de l’entraînement du futur châtelain!
- Eh bien, tu t’es ramolli depuis, non? De la part de Pacal, je comprends ses objections. Lui, vu son pays natal, n’aime pas le froid.
- Tu le prends bien mal, Ivan! Heureusement, je ne suis pas d’humeur à me disputer.
- Bon sang, les gars, nous en avons vu d’autres! Oubliez-vous nos mésaventures dans les Pyrénées alors qu’il y avait eu un hiver nucléaire? Nous avons rétabli le cours du temps de justesse!
- L’expédition avait présenté un défi technique, émit doucement Pacal. Le professeur Giroux avait dû agir en deux étapes. Le premier voyage avait consisté à envoyer le matériel en 2080 et le second à nous expédier juste les derniers jours précédant l’Explosion! Et nous avons failli rester coincés entre ce futur peu accueillant et notre présent.
- Et notre excursion involontaire celle-là grâce à un raccourci temporel chez les néo Néolithiques de l’an 6000 ou plus?
- Des Néolithiques humanoïdes mais cannibales! J’en frémis encore! Jeta l’Amérindien.
- A l’aspect repoussant à l’extrême. Compléta Geoffroy. Des géants roux tout mangés de poils…
- Alors? Questionna le blond adolescent.
- Alors, je cède, souffla Geoffroy dans un soupir.
La tente déjà installée et close, le trio s’engouffra dans les douillets sacs de couchage. Pacal, telle une marmotte, s’endormit rapidement malgré la tempête. Mais celle-ci redoublait d’ardeur et la neige lourde et humide, s’accumulait sur la toile tendue, préparant une bien mauvaise surprise à nos trois téméraires!
Comme craint par Geoffroy, la tente s’effondra d’un seul coup sur nos imprudents aventuriers vers les trois heures du matin! L’Amérindien, à demi enseveli, ne réchappa à la mort que d’extrême justesse, grâce à la force du rescapé du XIIIe siècle qui parvint à tirer son ami du tas de neige. Cependant, il fallut lui faire le bouche à bouche. Enfin, Pacal ouvrit les yeux. Quant à Ivan, il s’était luxé le poignet en récupérant le plus gros du matériel de camping. Mais voilà: la tente était bonne à jeter!
Mouillé, grelottant, le trio devait trouver au plus vite un refuge pour s’abriter jusqu’au matin. Courageusement, les adolescents prirent donc la direction de la propriété du duc Von Hauerstadt mais le chemin paraissait bien long! Seul point positif, les flocons diminuaient en taille et en quantité.
Dans la nuit sombre, des ululements troublaient la quiétude ouatée. Mais ces cris de chouettes ne semblaient pas naturels à Geoffroy qui avait l’oreille exercée.
- Si nous étions au XIIIe siècle, marmonna l’adolescent au bout d’un moment, je dirais que nous avons affaire à des signaux émis par des détrousseurs, des bandes de pillards commandées par des hobereaux sans foi ni loi!
- Bref, peu te chaut!
- Il est vrai que marcher près de vingt kilomètres avec ces appels étranges, dans l’obscurité, n’a rien de rassurant, déclara Pacal avec une logique imparable.
Posant son sac fort lourd sur le sentier, Ivan demanda:
- Que proposes-tu donc Geoffroy?
- Nous sommes dans une zone de chasse! Du moins c’est ce qu’il y avait d’écrit dans notre guide vert que nous avons consulté afin de préparer cette expédition! Et, d’après la borne kilométrique que nous avons dépassée il n’y a pas cinq minutes, il y a un refuge de chasseurs à deux kilomètres à peine sur notre droite.
- Enfin un renseignement utile! Bravo pour ta mémoire, mon vieux! Tâchons donc de trouver cette cabane. Nous y passerons le reste de la nuit et nous aviserons demain matin.
- Oh! Oui! Approuva Pacal. Nous pourrons allumer un bon feu! Je suis gelé!
Un quart d’heure plus tard, les adolescents découvraient ledit refuge. Comme de bien entendu, la porte n’était pas fermée à clef. Avec un soulagement compréhensible, le trio pénétra à l’intérieur de l’étroite bâtisse en bois. Néanmoins, la pièce possédait tout le confort nécessaire pour un court séjour: lampe à alcool, boîtes d’allumettes, réserve de bûches, lits couchettes, table, sièges, couvertures épaisses, placard avec conserves et ustensiles de cuisine, petit réchaud, etc.
Le dernier occupant des lieux avait laissé négligemment quelques traces qui révélaient son identité ou sa nationalité: un bol non lavé sur lequel adhéraient encore quelques grains de riz, une paire de baguettes, mais, surtout, un masque de carnaval en caoutchouc, reprenant à la perfection les traits d’un personnage célèbre de la bande dessinée Tintin, Spalding. A noter que la bande du Dragon de Jade avait eu la même idée lumineuse que les espions de Fouchine; Se cacher en se déguisant avec des masques des héros d’Hergé!
- Bof! Un masque de Spalding! Jeta Ivan, peu intéressé par cette découverte. Il y a des adeptes du déguisement par ici! Sans doute à cause du carnaval…
Geoffroy réagit bien plus à propos.
- C’est tout ce que tu remarques? Lança-t-il sur un ton inquiet.
- Oui, et alors? Il s’agit là d’un innocent masque de carnaval, normal à la date où nous sommes! Vieux, écoute! Je suis crevé, je n’ai pas l’intention de me creuser davantage les méninges.
- Petite nature! Le sommeil te rend idiot! Spalding, c’est un personnage de Vol 714 pour Sydney… Le traître! Dois-je poursuivre et te rappeler que l’album ne paraîtra en France et en Belgique qu’en 1968? Or, ici, présentement, nous nous trouvons en 1961!
- OK! J’ai compris!
- D’autres voyageurs temporels suivent la même piste que nous! Dit Pacal en fermant les yeux.
- Peut-être ces Chinois que nous avons vus arriver hier matin, conclut Geoffroy avec raison.
- On repart et on sonne chez le duc? Proposa Ivan.
- A quatre heures du matin, il va nous tirer dessus! On verra plus tard! Conseilla l’Amérindien.
- Ouais! Bon! Pour l’instant, nous ne risquons rien… Du moins, c’est mon avis.
- Mais Von Hauerstadt? Insista Geoffroy.
- J’ai trop sommeil, vieille branche! Au dodo!
Croulant sous la fatigue, les trois garçons allumèrent une bonne flambée et se couchèrent. Ils dormirent comme des souches jusqu’à dix heures du matin!

***************

A bord du vaisseau Langevin, vingt-quatre heures s’étaient écoulées depuis la condamnation du niveau de l’arboretum. Le vaisseau mère des Velkriss ne s’était plus manifesté. Fallait-il s’en réjouir? Benjamin, lui, en connaissait la raison.
Les gardes de la sécurité patrouillaient, armés jusqu’aux dents, protégés par des combinaisons anticontamination. Cependant, les civils tentaient de mener une vie normale.
Ainsi, Marie Wu et Bing, le chien de Violetta, qui affectionnait particulièrement la fillette, se rendaient à la piscine afin d’y faire quelques brasses. Le fox terrier adorait l’eau! Lorsqu’il nageait, il frétillait de contentement et se montrait alors assez espiègle. L’animal conservait le souvenir des vastes piscines californiennes où son précédent maître, le crooner Bing Crosby, s’affichait, entre le tournage d’un film et une partie de golf!
Au-dessus des vestiaires, on localisait des « tunnels » d’aération comme d’ailleurs un peu partout sur le Langevin. Tout le monde, sauf le personnel d’entretien, avait fini par oublier leur existence.
Bing entra joyeusement dans ces vestiaires, impatient de se jeter dans l’eau tiède, à vingt-deux degrés. Il voulait patauger, faire des farces à Marie. Cependant, bien éduqué, il attendait la fillette, reniflant un peu partout, portant sa truffe sur le dallage et sur les murs.
Or, tandis que celle-ci se dévêtait pour passer un mignon maillot de bain une pièce rose à pois blancs, le fox terrier perçut des crissements réguliers incongrus, provenant manifestement des plafonds. Tous ses sens en alerte, le chien trotta juste au-dessus où les bruits étranges étaient les plus forts. Se postant là comme une sentinelle, il aboya frénétiquement. Sous une rage soudaine, ses poils se hérissaient, sa fureur alimentée par des effluves douçâtres qui allaient ramper jusqu’au sol. De plus, sous une pression inconnue, la grille d’aération était en train de céder! Elle se tordait et soudain, s’abattit avec fracas sur le dallage.
Des cataractes d’un liquide visqueux se précipitèrent sur notre malheureux Bing, au risque d’engloutir le courageux animal. Mais le chien eut le réflexe de reculer. Cet incident renforça sa colère. Maintenant, devant lui, quelque chose de mou et de gluant se tortillait, rampait sur les carreaux de plastacier imitant le marbre.
Mais, rendu fou furieux devant ce phénomène, toute prudence enfuie, Bing commença à mordre et à déchirer la masse blanchâtre qui se contorsionnait de plus belle. De l’ouverture créée par les crocs du chien jaillit une créature tout à fait répugnante: une nymphe d’insectoïde en phase terminale, prenant peu à peu sa coloration d’imago, qui s’extrayait de son cocon. Parallèlement, une pluie de chrysalides émergea du conduit. L’invasion s’accélérait!
http://www.linternaute.com/temoignage/image_temoignage/400/mante-religieuse-plus-belles-photos-insectes_234708.jpg
Une fois à terre, les Velkriss émirent d’inquiétants bruits de mandibules qui renforcèrent la rage du chien. Les insectoïdes, achevés, découpaient leur cocon afin de sortir pour aussitôt aller s’enquérir de leurs proies!
C’en fut trop pour notre animal téméraire. Désormais, sa fureur enfuie, il tremblait, émettait de piteux « kaï kaï » qui révélaient sa terreur. Mais Bing était loin d’être paralysé par la panique. Bien au contraire, il déboula à toute vitesse vers le bassin de la piscine dans l’eau de laquelle Marie barbotait déjà.
- Tu en as mis du temps! Lança la fillette à son adresse. C’est toi qui fais tout ce bruit?
Bing se moquait du ton de reproche de l’enfant. Il se mit à aboyer avec régularité, tentant de faire comprendre à sa petite maîtresse qu’il y avait un grave danger et que le temps pressait! L’animal insistait tandis que Marie se bouchait les oreilles la bouche pincée. Finalement, agacée devant le comportement inhabituel du fox terrier, elle se décida à grimper la margelle et fit:
- Que veux-tu donc me montrer Bing? Allez! Je te suis!
Mais le chien eut alors une attitude incompréhensible. Il se mit à reculer. Marie, devant cette frayeur, se retourna et vit l’impensable. Horrifiée, poussée par son instinct, elle quitta précipitamment la piscine, le fox sur ses talons, rabattit de toutes ses forces la porte du centre omnisports du vaisseau et courut à perdre haleine jusqu’au poste de sécurité le plus proche!
Or, dans les eaux de la piscine, un maître-nageur marnousien sommeillait, loin du bassin où se tenait précédemment l’enfant. C’était un cousin au douzième degré de Gronkt, le sergent grognon. Il répondait au nom de Girrk. Avec retard, il sortit de sa torpeur et prit conscience que quelque chose clochait. Il amorça le geste de se redresser afin de rejoindre l’interphone dans le but de prévenir les officiers supérieurs que quelqu’un s’était introduit dans le centre, mais il n’eut pas le temps de sortir de l’eau tiède.
Deux soldats Velkriss, nouvellement éclos, dont la chitine n’avait pas fini de foncer et encore recouverte par des fragments de cocon, le geste gauche, se saisirent de la proie succulente représentée par le Marnousien, déchiquetèrent son corps et s’en nourrirent avec une rapidité dénonçant leur faim.

***************