mercredi 30 mars 2016

Le Tombeau d'Adam 3e partie : Le Jeu de Daniel épilogue.



Epilogue

21 mars 2510, New Paris.
Dans la demeure toute simple déjà entrevue, Tchang Wu accueillait son fils prodigue non sans une certaine froideur.
- Daniel Lin, peux-tu m’expliquer pourquoi tu nous laisses sans nouvelles ta mère et moi pendant dix-huit mois? Tous les relais subspatiaux tentent de te contacter depuis plusieurs semaines. Tu imagines ma gêne lorsque j’ai dû avouer à l’Amirauté que j’ignorais où tu étais. L’amiral Prentiss te donne le commandement du nouveau vaisseau scientifique Le Langevin. Comme tu le sais, il est capable d’entamer un voyage hors de notre Galaxie. Et toi, tu ne réponds à aucun de nos appels. Je veux bien admettre que ta dernière mission sur Mingo a été pénible, mais pas au point de risquer la cour martiale…
- Père, j’avais besoin de réfléchir en toute sérénité, loin de toute agitation, des sollicitations de la Flotte. Durant quelques mois, j’ai même envisagé la possibilité de démissionner.
- Ah? Pour faire quoi ensuite?
- Pour me consacrer à la recherche musicologique…
- Crois-tu que ce soit là une situation bien sérieuse pour un chargé de famille?
- Père, cette remarque m’étonne de votre part… comment Li Wu vous a-t-il nourri pendant cinq ans alors que vous aviez terminé vos études  avant que vous trouviez un poste pérenne sur Hellas? Grand-père n’était qu’un philosophe et un poète, or, la société de cette époque tolérait difficilement ces activités culturelles. 
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- C’est vrai. La situation a heureusement évolué depuis… mais tu fais preuve d’une certaine désinvolture insolente en me parlant ainsi… non?
- Père, je n’oserais pas… je vous suis tout dévoué… vous le savez bien…
Après avoir marqué un temps d’arrêt, Daniel Lin reprit.
- L’Institut Fermkinew de Rigel m’a proposé de prendre la tête de son département artistique qui vient de s’ouvrir…
- Oui… mais?
- Mais j’ai refusé… cela vous rassure…
- Je l’avoue. Pourquoi donc?
- Le sentiment que ce n’était pas là la destinée qui m’attendait… je pense plutôt que je m’accomplirai en explorant l’espace…
- Donc, tu vas répondre positivement à la proposition de Prentiss…
- Certes…
- Irina sera de retour dans un quart d’heure. J’espère que tu n’as pas oublié qu’elle donne un cours à la faculté de Jussieu… 
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- Non père… cela m’est impossible… je n’oublie jamais rien.
- Hum… un reproche quant à ta double nature?
- Non, pas du tout.
- Elle t’est toujours très attachée et accepte de te suivre quelle que soit ta décision. Pas seulement parce que vous avez fait un enfant ensemble…
- Un enfant conçu à l’ancienne…
- Une naissance que j’ai approuvée…
- Irina me comprend bien mieux que vous, que Catherine… je vais prendre contact avec l’amiral Prentiss de ce pas…
- Je me demande si le commandement ne va pas peser trop lourdement sur tes épaules, fils…
- Père, je croyais que nous nous étions entendu sur ce point. Si je parvenais au grade de commandant je n’aurais plus de comptes à vous rendre. Je serais enfin devenu adulte…
- Oui, je te le concède… Tu as mûri… Changé…
- En bien, j’espère.
- Le vaisseau Langevin est certes de petite taille, mais il est spécialement conçu pour l’exploration scientifique.
- Avec l’accord de l’Amirauté, je l’engagerai en direction de la Galaxie M33.
- Ce voyage prendra des années…
- Une génération, père… j’espère avoir les mains libres pour sélectionner les membres de mon équipage, les officiers supérieurs surtout…
- Tu as déjà réfléchi au problème.
- Evidemment… je compte prendre les anciens du Sakharov… Benjamin Sitruk, Lorenza di Fabbrini, Irina mon épouse, mais aussi Chtuh, Sélim Warchifi, Ahmed Chérifi, Uruhu, Kiku U Tu…
- Là, je ne suis pas d’accord…
- Oh! Mais je puis parfaitement le contrôler père. Je sais comment m’y prendre avec lui.
- Admettons. Je m’aperçois, avec tristesse, que les rapports entre nous ne sont plus les mêmes. Tu ne me respectes plus autant…
- Vous vous trompez, père. J’ai pour vous la plus grande admiration… Sans vous, votre audace, jamais je n’aurais vu le jour.
- Tu t’es émancipé…
- J’ai choisi de privilégier mon humanité.
- Cela, je le vois. Sans doute, préfères-tu Catherine à moi?
- C’est ma mère!
Justement, à cet instant, l’épouse de Tchang entra dans le bureau, toute pimpante, comme rajeunie, les bras chargés de pots et de jardinières, afin de montrer à Daniel Lin les résultats de ses dernières expériences, des greffes de fleurs d’Ankrax avec des rubans d’acier de Mingo. Cela était fort prometteur.
- Daniel Lin, vois. Toi seul es à même d’apprécier ma réussite. Tchang trouve mes efforts inutiles.
- Mais non, ma chérie, objecta l’interpellé.
- En effet, maman. C’est splendide, franchement. Prometteur aussi… les enzymes…
Le daryl androïde fit une pause puis reprit.
- Maman, tu devrais te reposer davantage. Le docteur Sitruk te l’a recommandé.
- Mais je vais beaucoup mieux… je me sens en pleine forme. Tu me connais. Je déteste rester sans occupation.
- Oh! Je le sais… soupira Daniel Lin.
- A propos, Lorenza vient dîner ce soir avec toute sa famille. Si tu doutes encore, elle te confirmera de vive voix mon rétablissement.
- Je vais donc revoir sa charmante fille Violetta et…
- Charmante, Violetta? Cela dépend du point de vue… elle prend un malin plaisir à imiter tout ce qu’elle voit. L’autre semaine, elle est parvenue à se faire passer pour moi, sourit Catherine.
- Oui, et elle m’a leurré une bonne heure, soupira Tchang.
- Cela ne m’étonne pas d’elle. Je vais enfin faire la connaissance d’Isaac. Il n’a pas hérité des talents des métamorphes puisque c’est un garçon. Mais où est donc Mathieu?
- De sortie avec sa baby-sitter. Il voulait visiter la Tour Eiffel. Elle a été restaurée.
- A deux ans, il possède une intelligence bien affirmée et un caractère docile, compléta Catherine.
- Ah! Cette Tour me poursuit décidément…
- Que veux-tu dire? Interrogea la vieille femme.
- Rien d’important, maman.
- As-tu écouté toutes les informations de ces derniers jours? Jeta Tchang.
- Vous faites sans doute allusion à l’ambassadeur Fermat.
- Je me demande pourquoi il a renoncé à faire carrière dans la Flotte et a finalement opté pour la diplomatie, remarqua Catherine.
- C’est là son secret.
- Je mets ma main au feu que tu le connais…
- Si c’était le cas, je ne le divulguerais pas.
- Fermat aurait réussi à signer un traité de paix et d’amitié avec des êtres se mouvant en deux dimensions, fit Tchang dubitatif.
- Il doit ce succès à son mystérieux conseiller et bras droit Antor, compléta Catherine. On dit de lui qu’il est un télépathe exceptionnel, bien plus puissant que Sarton lui-même…
- Revenons plutôt au dîner de ce soir, souffla le bio cybernéticien. Georges et Ariana seront également présents avec leur fille Célia.
- De grandes retrouvailles m’attendent…
- Cette perspective te réjouit-elle?
- Bien sûr, père.
- Je souhaite que nous mettions tous à profit ces quelques heures pour ne pas faire allusion à nos légers différends…
- Vous voulez dire qu’il nous faudra éviter d’évoquer certains squelettes dans nos placards…
- Quels squelettes? Lança innocemment Catherine.
- Pour qui me prenez vous, père? Pourquoi n’acceptez-vous  pas vraiment l’idée que je me sois totalement émancipé, que j’aie dépassé ma programmation…
- Que tu as choisi d’être humain, se réjouit la mère.
- Merci pour cet appui, maman.
- Daniel Lin, je souhaiterais que tu m’expliques d’où vient Antor précisément, reprit Catherine. Je me pose cette question depuis cinq ans déjà. Assurément, il n’est pas natif de ce monde…
- Il a pourtant bien vu le jour sur la Terre…
-  Hum…
- Je te l’assure. Tu sauras tout ce soir. Le docteur di Fabbrini m’autorisera certainement à dire ce que je sais à propos de mon ami. De plus, elle confirmera mon témoignage.
- Comment cela?
- Père, elle connaît aussi bien que moi les origines d’Antor. Cependant, ce qui sera dit ne devra en aucun cas sortir de cette maison…
- Bigre! Le fait de connaître cette origine pourrait donc bouleverser l’Univers? Ironisa Tchang.
- Oui, père… du moins la vision que vous en avez.
- Les arguments que vous avancerez tous les deux, le docteur et toi, devront être étayés par des preuves solides.
 - Ils le seront.

***************

Le même soir, vers vingt-deux heures et dans la même maison. 
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Le dîner donné par Tchang et Catherine s’achevait dans une ambiance détendue. Alors que tous les convives dégustaient une crème glacée façon Aldebaran, Daniel Lin mit à profit la bonne disposition de l’assistance pour raconter les mésaventures subies par la chronoligne du fait des agissements d’un certain Penta pi. Dans cet Univers alternatif, les Haäns dominaient la Galaxie avec les conséquences que l’on connaît. Il ne passa pas sous silence les actions désespérées que le commandant Fermat, Lorenza di Fabbrini, le mystérieux et improbable Antor et lui-même durent accomplir pour rétablir le cours de l’histoire humaine. Pour corroborer son récit, il disposait d’images souvenirs puisées directement dans sa mémoire car son cerveau était relié à un appareil étrange, un céphaloscope couplé à un projecteur holographique.
Lorenza, troublée par ce qu’elle voyait et reconnaissait, à son tour, accepta d’être branchée.
Certes, les situations les plus critiques et les plus mémorables furent ainsi visualisées mais malgré ce résumé, la séance de projection ne se termina qu’à plus de deux heures du matin.
Alors, un lourd silence s’établit que personne n’osa interrompre.
Enfin, Catherine se décida.
- Je pense qu’il est inutile que je pose la question concernant la véracité de ce que nous venons de voir. Vos souvenirs, à vous Lorenza et à toi, Daniel Lin, se recoupent parfaitement. Ce serait te faire injure, mon fils, de croire qu’en cet instant, tu influences l’esprit du docteur. Dans cette histoire-ci et non pas dans celle que vous nous avez montrée, vous avez été séparés une douzaine de jours après la permission prise sur Hellas. Donc, vous n’avez pu vous concerter et monter une sorte de machination… d’ailleurs, dans quel but en définitive?
- Euh… Catherine, loin de moi de vous croire paranoïaque, mais… nous n’avons pas été si rapidement séparés, fit Lorenza de sa voix douce. Vous voulez parler du second séjour et non du premier. J’ai d’abord dû regagner le vaisseau Sakharov. Je venais de passer quelques mois de vacances sur Metamorphos avec Violetta qui, alors, n’avait que dix-huit mois. Or, c’est en fait à la suite d’une mission à haut risque sur Vegas III que nous avons rallié une nouvelle fois la planète Hellas.
- Quel terrifiant destin nous avait été dévolu! Soupira Benjamin.
- Que de souffrances aussi… quelle solitude! Approuva son épouse.
- J’étais mort, reprit Sitruk, profondément touché. Je n’existais plus. Ni Chtuh, ni Sélim… comment as-tu fait pour résister, ne pas sombrer dans le désespoir le plus total?
- Je ne voulais pas perdre la raison. J’ai lutté de toutes mes forces, puisé dans mes ressources et obéi à Fermat.
- Je saisis maintenant pourquoi le commandant a préféré démissionner et s’engager dans le corps diplomatique… murmura Catherine.
- Je ne sais pas, enchaîna Benjamin, si, dans de telles circonstances, j’aurais été à la hauteur, si j’aurais pu éliminer les responsables de ce cauchemar. Tu t’y es résolue, toi… et vous également, commandant. Chapeau!
- Lieutenant, je suis loin de mériter vos félicitations, fit Daniel Lin d’une voix sourde.
- C’est pourtant votre plaidoirie qui a convaincu Penta pi.
- Je n’ai rien fait que l’obliger à changer de cibles. Il ne s’agissait que d’un marchandage bien vil à mes yeux.
- Mais, Daniel, dit Irina lentement, tu as choisi, en toute connaissance de cause. Nul, ici, ne songe à te critiquer. Nous te devons notre existence…
- Oui… mais à quel prix! Mais vous, père? Je vous trouve bien silencieux…
- Daniel Lin, je ne te juge pas. Je m’y refuse car je n’en ai pas le droit. Tout à l’heure, je t’apprendrai pourquoi. Mais, fils reprends.
- Sur Hellas, le docteur apprit sa mutation au poste de directrice du service médical de xéno biologie de Paris 23.
- Une telle opportunité dans une carrière ne se refuse pas, jeta Lorenza.
- Toutefois, à propos de Sarton… hésita le daryl androïde.
- Quelque chose te chiffonne, compléta son père. Tu l’as rencontré à Vientiane alors que tu achevais ta première année à l’Académie et que, brûlant les étapes, tu venais d’accéder au grade de cadet de première classe. J’ai visionné le film holographique de cette entrevue mémorable à plus d’un titre au moins une centaine de fois. J’en connais les moindres détails. Sarton est le scientifique que j’admire le plus…
- Père, je partage votre sentiment. Nos hôtes seront à même d’apprécier toutes les subtilités de cette unique rencontre si vous leur montrez le document.
- Oh? Oui, bien sûr. Bien plus que tu le supposes, fils.
Avec empressement, Tchang se leva de table, fouilla dans un porte-disques, en sortit une minuscule capsule transparente numérotée qu’il mit aussitôt en lecture.
Le film holographique datait de l’année 2485 mais il était en parfait état de conservation et les images tridimensionnelles qui apparurent au centre de la salle de séjour n’avaient aucun défaut.
Les convives comptabilisèrent cinq rangs de cadets, tous rangés au garde-à-vous dans leur uniforme bleu et vert impeccable. Une musique dodécaphoniste rétro retentit, l’hymne de l’Académie de Vientiane. Sous la débauche sonore, Daniel Lin ne put s’empêcher de grimacer.
L’Amiral Venge accueillait avec tous les honneurs dus à sa renommée un hôte illustre, Sarton, ancien ambassadeur, ex-conseiller de l’aréopage d’Hellas, ex-chercheur prospectiviste, celui qui, le premier, concrétisa les théories du voyage temporel amorcé par Stankin.
L’ancien chercheur avait tenu à se rendre à Vientiane pour des raisons assez obscures au commun des mortels.
Fort vieux, très chenu, presque cassé en deux, ce qui faisait disparaître sa haute taille, l’humanoïde avançait d’un pas mesuré vers les cadets, sa stature jadis imposante disparaissant presque sous les plis d’une vaste toge noire et argent, symbole de son rang actuel de sage.
Appuyé lourdement sur l’épaule compatissante de Venge, le vieillard progressait à petits pas en direction d’une seule personne. Visiblement, il recherchait quelqu’un. Son œil partiellement voilé par le grand âge, dévisageait chaque cadet.
Enfin, parvenu à la hauteur du cadet Wu, qu’il reconnut immédiatement, ce qui tenait lieu du miracle, l’Hellados n’ayant jamais rencontré le daryl androïde, il s’arrêta et prit la parole, s’adressant au jeune homme avec respect en usant du français et non du sabir basic English…
- Cadet Daniel Lin Wu, je suis grandement honoré de vous rencontrer.
Surpris, le jeune homme tenta de ne rien montrer de ses émotions. Décontenancé, il ne sut quoi répondre.
- Daniel Lin, je capte vos pensées, fit l’Hellados. Vous n’osez exprimer tout haut vote étonnement. Vous êtes abasourdi. Vous êtes en train de supposer que je perds la tête et que cela est dû à mon grand âge. N’ai-je pas atteint déjà trois cent vingt-deux de vos années?
- Euh… votre Excellence… pardonnez ma question… comment me connaissez-vous? Je n’ai encore rien accompli d’extraordinaire… peut-être me confondez-vous avec mon père, le concepteur des intelligences artificielles…
- Le biologiste doué… non, mon enfant, je ne fais pas erreur. Si vous existez, c’est grâce à moi. Je n’éprouve ni gêne ni orgueil à le reconnaître, mais aussi grâce à vous-même. Curieux paradoxe n’est-ce pas? Plus tard, vous comprendrez ce que mes paroles signifient. Daniel Lin Wu, vous accomplirez de grandes choses, de fabuleux exploits. Mes propos ont de quoi vous surprendre, vous déstabiliser, j’en ai pleinement conscience. Sachez, pour l’heure, que je vous ai vu en rêve… et ailleurs, dans un Univers dévié, capitaine de la Flotte, déchiré entre les composantes de votre double personnalité, faisant face à un douloureux, bien cruel dilemme. Lorsque vous aurez trouvé les réponses, toutes les réponses, vous irez encore plus loin. Vous vous épanouirez dans l’aboutissement du plus beau songe humain qui soit, le plus noble et le plus ancien… commandant d’un vaisseau à l’équipage remarquable, vous deviendrez le plus grand explorateur de tous les temps et vous jetterez un pont entre les différentes formes de vie et de conscience, entre les mondes et les dimensions, entre le passé et l’avenir… tous les passés et tous les avenirs…
- Votre Excellence…
- Jeune homme, il me tardait de vous rencontrer alors que vous n’étiez encore qu’un enfant  tâtonnant à la recherche de vous-même, un potentiel… demain, je ne serai plus. Ces paroles vous affligent… mais c’est là le lot commun de tous les mortels. J’aurai rejoint, serein, la longue lignée de mes ancêtres dont le plus illustre demeure Vestrak qui vous est si cher. Qu’importe ce qui m’attend… je puis mourir maintenant puisque j’ai pu vous voir et vous parler. Que Stadull soit loué pour cette entrevue et que ma bénédiction retombe sur vous et tous vos descendants, jusqu’à la fin de ce cycle et de tous les suivants. ¡ Hasta luego amigo, y buena suerte! (A bientôt mon ami et bonsoir !)
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La rencontre terminée, le disque s’arrêta. Après avoir remis en place la capsule, Tchang crut bon de compléter ce que ses hôtes venaient de voir.
- Mes amis, mes enfants, il me semble plus que nécessaire de vous révéler cette nuit le secret qui était resté enfoui en moi depuis tant d’années.
- Quel secret? Firent d’une seule et même voix Georges et Catherine.
- Vous l’avez compris, je connaissais Sarton… Mieux… j’ai travaillé avec lui… sur les préliminaires qui ont permis la naissance de Daniel Lin, le benjamin.
- Mais, objecta Catherine, j’ai toujours cru que…
- Oui, ma chérie,  Sarton a participé à la mise au point du protocole ayant abouti à la naissance de Daniel…
- Comment? Quand?
- L’Hellados était venu me rendre visite sur Nouvelle Terra peu après le deuil qui nous frappa si cruellement…
- Euh… lorsque nous avons appris la mort de…
- Oui, c’est cela… mais… comme je pensais qu’il était prématuré de tenter la voie biocybernétique,  je choisis tout d’abord de mettre au monde, plus classiquement, un autre fils… Georges, ici présent…
- Merci, père, fit l’intéressé…
- Las! Cela ne marcha pas autant que je le désirais…
- Père! Reprit Georges, quelque peu offusqué.
- Pardon, fils… c’est pour cela que j’osais enfin transgresser les interdits des manipulations génétiques. Grâce au don que me fit Sarton, grâce aux écrits secrets de Lobsang Rama, Daniel Lin vit le jour… le clone parfait de … 
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- Daniel Deng… marmonna le daryl androïde…
- Mais Sarton m’avait aussi fait un autre cadeau. Il m’avait révélé que notre Univers n’était pas unique, qu’il portait mal son nom, et que, pour exister, il avait fallu qu’il lui donne un coup de pouce.
- Ce coup de pouce devait aboutir à…? Questionna Benjamin.
- Non… ce coup de pouce serait amplifié par une nouvelle pichenette administrée par Daniel Lin. La conséquence précédant illogiquement la cause… la flèche du temps renversée… je me devais donc de créer ce fils qui serait le véritable catalyseur de notre monde… c’était une obligation absolue… un paradoxe à échelle cosmique…
- Père… Vous saviez donc… et ce, depuis le début…
- Oui, Daniel Lin, mais pas tout. Heureusement d’ailleurs. Si j’avais eu toutes les cartes en mains, je ne t’aurais pas mis au monde… les scrupules l’auraient emporté. Ce que tu as supporté… ce que tu as dû accomplir… vous aussi Lorenza… cela dépasse l’entendement, le fragile équilibre de nos esprits…
- Voici pourquoi vous ne pouvez me juger, nous juger… nous faire des reproches… quant à ma rencontre avec le sage Hellados, en fait, je ne possède ce souvenir que depuis mon retour ici, c’est-à-dire, objectivement, depuis quelques heures… mais il n’y a pas que nos actions à prendre en compte. Penta pi a fait bien plus que réparer cet Univers. Par exemple, Antor, qui, maintenant, est le bras droit du commandant Fermat - en cela, il a tenu parole - le fait que j’ai pu parler à Sarton alors que dans la précédente chronoligne, l’ex-prospectiviste était mort en l’an 2459...
- Oui, Daniel Lin, fit Irina pensive. Il a également modifié notre propre passé à la marge et concrétisé nos espoirs intimes les plus délicats. Cependant, il nous devait bien cela. Nous avions tant souffert…
- Ma chérie, tu dis vrai. Catherine, présente parmi nous, bien vivante, guérie tant sur le plan physique que psychologique…
- Mon fils, sans doute fais-tu allusion à ma mort?
- Certes, celle inscrite en 2503... Mais aussi à ta dépression effacée depuis des lustres.
- Aujourd’hui, je me porte comme un charme, grâce à une découverte médicale des plus prodigieuses.
- Encore une surprise de Penta p, compléta Georges. Les sécrétions de wiwaxidés qui ont perduré jusqu’à nos jours se sont révélées être le remède approprié dans ton cas. Autrement dit, dans le langage commun, les limaces cuirassées. 
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- Mais toi, Daniel Lin, mon fils cadet, questionna Tchang Wu, comment te sens-tu aujourd’hui alors que tu t’es affranchi des barrières que j’avais placées en toi? Tu comprends pourquoi désormais?
- Bien, père. Je ne puis que vous approuver avec le recul. Les quatre lois de la robotique sont obsolètes. Je n’en ai plus besoin. La morale humaine, mon éthique personnelle suffisent à me gouverner. Humain, pleinement humain, je puis choisir librement ma destinée. Pardonnez-moi cette indépendance si chèrement et si tardivement acquise.
- Commandant, jeta Benjamin, je crois que vous serez à la hauteur lors de cette mission vers M33. 
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Alors, l’impensable survint. Tchang serra affectueusement son fils prodigue dans ses bras, refusant toutefois d’afficher l’émotion légitime qui l’étreignait. Furtivement, il essuya une larme qui pointait. Le vieux savant acceptait désormais Daniel Lin tel qu’il était devenu, tel que l’expérience l’avait forgé et non pas tel qu’il aurait voulu qu’il fût.
À son tour, Irina se leva et embrassa Tchang, lui marquant parallèlement un profond respect, le remerciant ainsi du bonheur qu’elle vivait.
Ne voulant pas rester à l’écart, Georges s’en vint auprès de son père. Toute une famille était réconciliée.
Ce fut Catherine qui eut le dernier mot.
- Je ne sais pourquoi, mais je me sens sotte. Une coupe de champagne me semble toute indiquée pour faire passer cette impression, non?
Tous approuvèrent, y compris Ariana, qui était restée silencieuse durant toutes ces révélations. Aucun des enfants n’avait pu visionner les terribles images. À la suite de l’heure tardive, ils dormaient à l’étage d’un sommeil paisible.

***************

28 octobre  2516, selon l’ancien calendrier chrétien.
Vaisseau Langevin, à douze unités astronomiques du Soleil d’Oryx. L’engin d’exploration étudiait une ceinture d’astéroïdes, reste d’un astre qui avait explosé il y avait un peu plus de deux milliards d’années.
À bord, le quatrième quart avait débuté il y avait une dizaine de minutes et la nuit artificielle régnait dans presque tout le vaisseau sauf sur la passerelle de commandement.
Le premier lieutenant Chtuh, un petit dinosauroïde à la peau verte et aux rémiges violettes, de moins d’un mètre cinquante de hauteur, était de veille. Il visionnait attentivement les senseurs actifs afin de détecter toute présence hostile à proximité des météores les plus importants.
Quelques mètres plus loin, assise devant la console scientifique, Irina, le commandant en second, passait en revue les dernières données récoltées dans la journée. Sur un écran, défilaient les cent trente-trois éléments répertoriés constituant la nouvelle table de Mendeleïev dont les derniers numéros comprenaient le Planckium, le Broglium, l’Heisenbergium, le Dirachium, le Schrödingerium, le Poincarium, le Coppésium, l’Alvarezium, le Gennium, le Gellmanium, le Charpakium, l’Hawkinghium, le Stankinium et le Sartonium… 
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Un chuintement discret. La porte de l’ascenseur principal s’ouvrit. Irina se retourna machinalement.
- Pourquoi reviens-tu sur la passerelle? Fit-elle. Tu as déjà accompli trois quarts consécutifs et le vaisseau ne se trouve pas en statut d’alerte.
Le commandant n’était pas de service, ce que laissait comprendre le fait qu’il tenait son chat dans ses bras et qu’il avait revêtu une tenue civile.
- Repos, lieutenant Chtuh. Reprenez votre tâche.
- Bien commandant. Pour l’instant, aucune anomalie à signaler.
- Merci. Irina je venais te voir pour te demander si tu n’avais pas donné par mégarde une ration supplémentaire à Ufo. Observe-le. Il m’a tout l’air de faire une indigestion.
- Non, cela ne vient pas de moi. Tu sais, il a peut-être encore percé le secret des codes du synthétiseur de nourriture. Ou encore demande à Georges, Mathieu ou Violetta.
- Oui, ce sont de bonnes suggestions…
- Mais conduis d’abord Ufo chez le vétérinaire.
- Mersiks, notre médusoïde, lui fait peur. Je vais suivre tes recommandations. Puis je questionnerai les membres de la famille. Toutefois, je soupçonne Violetta. Elle a toujours goinfré cet animal. Et mon Ufo a le grand tort d’accepter tout ce qu’on lui donne. N’est-ce pas mon chat? Fit Daniel Lin en caressant tendrement son félin. Mon gros, tu te fais vieux et ton organisme pâtit plus qu’autrefois de tes excès.
- Miaou! Rétorqua piteusement le chat des forêts norvégiennes, tentant, en vain, d’échapper à son maître.
Un nouveau chuintement. Cette fois-ci, Georges et Violetta - cette dernière âgée d’un peu plus de treize ans - entrèrent dans le centre de commandement.
- Décidément, personne ne dort cette nuit, constata Irina.
- Dois-je t’appeler commandant ou Daniel Lin? demanda le lieutenant Wu. Je vois que tu n’es pas en uniforme.
- Cela dépend de la teneur de ta requête. Alors, Violetta, pas encore couchée malgré l’heure tardive?
- Non, oncle Daniel. En fait, je suis troublée. Je réfléchissais à ce que tu nous as racontés à Mathieu et à moi…
- Tu vois, murmura le capitaine Maïakovska… j’avais raison à propos de ce récit concernant nos mésaventures…
- Hum…  et toi, Georges, pourquoi es-tu ici?
- J’ai rencontré mademoiselle dans le corridor au niveau de ta cabine. Elle faisait les cents pas devant ta porte, pestant tout son saoul car l’ordinateur lui avait refusé l’accès à la passerelle. Elle t’attendait.
- Ma fille, qu’est-ce qui te perturbe tant? Un cauchemar… résultant de mon histoire?
- Non… Un souvenir qui m’assaille depuis que tu as achevé de raconter notre aventure.
- Ah. Lequel donc?
- C’est à propos des jumelles Liliane et Sylviane…
- Tu les as connues ailleurs et… hier. Mais c’était dans une autre vie, il y a longtemps.
- Peut-être. Or, j’ai la curieuse impression de ne les avoir quittées que depuis quelques heures… c’est là une sensation bien étrange.
- Montre-toi franche et dis-moi tout de go le fond de ta pensée. Que désires-tu?
- Daniel! Jeta Irina sévèrement. Cette enfant te demanderait de créer un Soleil et, pour lui faire plaisir, tu obtempérerais aussitôt.
- Mais non, s’exclama alors l’adolescente. Je n’en demande pas tant.
Pour l’heure, miss Violetta ressemblait à la chef géologue à la coiffure près. Elle prenait un malin plaisir à devenir son clone, ce qui agaçait l’épouse de Daniel Lin. Mais, heureusement, ce dernier, étant télépathe, savait toujours qui précisément il avait devant lui. Jamais il ne se faisait avoir.
Afin de ne pas rajouter à la colère d’Irina, la jeune fille reprit son apparence habituelle, celle d’une brunette adorable avec ses yeux verts et son nez en trompette.
- Ma demande est toute simple à satisfaire… je veux connaître le destin de mes deux amies dans cette chronoligne…
- Certes, ma chérie… mais prends conscience que Liliane et Sylviane ont disparu depuis près de cinq siècles…
- La distance temporelle ne fait rien, oncle Daniel. L’ordinateur doit bien posséder ces informations dans ses mémoires, non?
- Entendu, Violetta. Je le consulte.
Alors, Irina se leva de sa console pour céder la place à son époux. Le daryl androïde commanda en accéléré à l’IA du vaisseau de rechercher les données souhaitées dans sa banque de données. Une seconde plus tard, la voix synthétique féminine répondit.
- A la requête de Violetta Sitruk. Liliane née von Hauerstadt, devenue danseuse étoile à Covent Garden, y connut une brillante carrière. Puis, elle ouvrit une école privée de danse réputée. Elle s’éteignit en 2029. D’un mariage, elle eut deux filles qui reprirent le flambeau. La cadette se prénommait Violetta. Celle-ci compte parmi les ancêtres maternels du commandant Wu et de notre spécialiste en xéno botanique le lieutenant Georges Wu. Quant à Sylviane, elle prit la tête d’une maison de couture à vingt-huit ans à peine. Ses modèles firent un tabac dans tout le monde occidental. Elle préféra demeurer célibataire et encouragea la recherche spatiale. Elle légua tous ses biens à l’établissement qui devait devenir l’ancêtre de la Flotte interstellaire. Elle mourut en 2031. Son testament stipule, en accord avec sa sœur décédée et son défunt père, que le 5 mars 2031, une lettre accompagnée d’un CD enregistrable seront remis à Violetta Sitruk. Comme la date n’est pas encore échue, j’ignore le contenu du message, mais il m’est facile d’extrapoler puisque le commandant Daniel Lin est le testateur et le gardien de… 
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- Merci, IA, terminé, fit alors le daryl androïde d’une voix sans appel.
Violetta remarqua bien que son « oncle » avait interrompu Magdalena, l’IA. Mais elle ne s’en formalisa pas et questionna.
- Oncle Daniel, quelle peut donc être la teneur de ce message? En quoi consiste précisément ce legs? Pourquoi si tard? Imagine un peu. En 2031, j’aurai vingt-huit ans…
- Or, pour toi, c’est vieux, n’est-ce pas?
- Tu te moques de moi… pourquoi me faut-il attendre?
- Tout d’abord, ce sera la date anniversaire de la mort de Sylviane. Un demi millénaire se sera écoulé. Pile poil. Mais la raison principale en est que tu seras plus mûre, moins fantasque et plus à même de juger la valeur de ce cadeau.
- Oncle Daniel, je ne suis pas une évaporée et puis, tu me caches quelque chose… tu connais le contenu de ce legs.
- Je l’avoue… mais ne monte donc pas sur tes grands chevaux, ma fille et montre-toi patiente.
- Quinze années à attendre… enfin! Soupira la demoiselle.
Violetta marqua une pause puis fit, mi-figue mi-raisin:
- Avec le temps, peut-être me serais-je réconciliée avec mon père…
- Cela n’a pas l’air de t’enchanter… mais ce serait pourtant une bonne action, lança Irina.
- Tante Irina, tu ne peux pas comprendre, me comprendre… pff…
- Allons…
- A cette époque, mon oncle, je servirais sans doute sous tes ordres…
- Bigre! J’en frémis d’avance. À quel titre ma grande?
- En tant que conseillère psychologue traductrice ou encore en tant que diplomate attachée au Langevin.
Dans un bel ensemble Irina, Georges et Daniel Lin éclatèrent de rire. Enfin, reprenant son souffle, la chef géologue expliqua à l’adolescente les raisons de cette hilarité soudaine.
- Mon enfant, il te faudra faire preuve d’une équanimité digne de Vestrak ou de Sarton.
- J’en suis capable, tantine.
- Bravo, Violetta. Tu ne doutes de rien, lança ironiquement Daniel Lin. Laisse-moi te dire que tu as du pain sur la planche avant de parvenir à contrôler ton caractère soupe au lait.
- Je ne suis pas soupe au lait, commença la demoiselle.
Mais, devant les mines des trois adultes, elle rougit et se tut.
- Te supporter en tant que collaboratrice? Reprit le commandant Wu. Tu devras travailler dur pour réussir tes examens.
- Ben, oui… Je ne suis pas idiote. J’ai déjà de bons résultats en analyse géostratégique et en histoire spatiale.
- D’accord. Mais tu oublies un minuscule détail. Antor.
- Quoi Antor ? Pourquoi me cites-tu le nom de ton ami ?
- Il va nous rejoindre incessamment.
- Ah… Il n’est plus attaché au service d’oncle André ?
- En fait, non… les choses ont évolué ces derniers temps…
Violetta hésita un court moment entre bouder ou rire à son tour. De plus, elle brûlait d’interroger son oncle sur ce dernier mystère. Toutefois, elle choisit de ne pas mettre l’accent sur cette dernière information et embrassa Irina affectueusement. Après en avoir fait de même avec le commandant Wu, elle regagna, flanquée de Georges Wu, ses appartements situés huit niveaux au-dessous de la passerelle.
L’adolescente partie, Irina n’eut pas tant de scrupules et interrogea son mari.
- Cette information… elle te préoccupe. Pourquoi cet air sombre, Daniel Lin?
- Le message mental d’Antor remonte à moins de trente minutes. La teneur n’en est pas encore officielle.
- Tu me fais peur soudain.
- Il y a de quoi… Fermat est mort.
- Seigneur! C’est impossible. Quelle terrible nouvelle. Comment ce malheur est-il survenu ?
- Lors de la mission d’André sur Versus XVIII. Toute l’équipe diplomatique a été massacrée. Seul Antor a pu en réchapper grâce à ses talents particuliers. Il n’a rien pu faire pour le commandant et le reste du personnel. Une enquête secrète a été ouverte. Notre ami a témoigné et ses paroles non mises en doute. Pour corroborer son témoignage, il y avait le film du déroulement des événements… l’annonce du décès d’André Fermat ne sera rendue publique qu’à la fin de ce mois-ci afin d’éviter un conflit non seulement avec Versus mais également avec les Castorii qui auraient payé les assassins pour d’obscures raisons de droit commercial.
- Alors, impossible de renseigner l’équipage…
- Exactement.
- Mais Chtuh nous entend…
- Certes, mais il ne comprend pas le français, ma chérie. Or, nous nous exprimons en cette langue depuis la venue de Violetta sur la passerelle.
- Quant à ce legs, qu’en penses-tu?
- Il s’agit du translateur de Franz, bien sûr…
- Ouille.
- Il n’y a rien à craindre. Nous nous reverrons le duc et moi, pour le meilleur…
- Pas pour le pire, j’espère…
- Rassure-toi. Les prémonitions de Sarton se concrétiseront.
- Daniel Lin, je serai à tes côtés pour affronter la destinée, notre destinée, ensemble tous les deux, pour toujours et à jamais…
- La Providence fera en sorte que cela s’accomplisse.
Daniel Lin et Irina s’embrassèrent tendrement au grand mécontentement de Ufo qui, à force de se tortiller, parvint à échapper à son maître. D’un pas de velours, il s’en alla flairer les jambes du lieutenant et ronronner afin d’obtenir… à savoir quoi. Des caresses? Un supplément de nourriture? Le félin semblait avoir oublié son indigestion.
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Impassible, le lieutenant feignait de ne pas remarquer le manège du chat et ne pas voir son commandant serrer amoureusement contre lui le numéro 2 du vaisseau. Apparemment, figé telle une statue, il était fort accaparé par la surveillance des senseurs. Enfin, le commandant Wu se détacha d’Irina et reprit la parole d’une voix neutre. Cette fois-ci, il s’exprimait en basic English.
- Lieutenant Chtuh, puisqu’il n’y a rien de notable à relever, prenez le pilotage et allons observer un autre angle de la ceinture d’astéroïdes. Je pense que nous avons assez de renseignements sur ce secteur.
- A vos ordres, monsieur.
Avec un professionnalisme digne d’éloges, l’officier obéit. Le cap changea et le Langevin franchit six mille kilomètres en trois secondes à vitesse d’impulsion.
Malgré son chagrin, Daniel Lin souriait devant le spectacle incomparable offert par l’écran extérieur du centre de commandement. Irina lui tenait affectueusement la main et, la tête appuyée sur son épaule, laissait couler librement ses larmes.
Une nouvelle aventure débutait pour tout l’équipage du vaisseau… un nouveau challenge à relever…

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Or, à des milliards de kilomètres de là et dans un autre siècle, s’amorçaient les prémices d’un complot sans précédent qui aurait des répercussions sur tout le devenir de la Voie Lactée.
Sur Aruspus, une  expédition à but scientifique venait de poser…

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Il pleure dans mon cœur
Comme il pleut sur la ville,
Quelle est cette langueur
Qui pénètre mon cœur?

Ô bruit doux de la pluie
Par terre et sur les toits!
Pour un cœur qui s’ennuie
Ô le chant de la pluie!

Il pleure sans raison
Dans ce cœur qui s’écoeure.
Quoi! Nulle trahison?
Ce deuil est sans raison.

C’est bien la pire peine
De ne savoir pourquoi,
Sans amour et sans haine,
Mon cœur a tant de peine.
    
                                                                          Paul Verlaine

Oh! Je me mens… encore une fois, je me mens. Je sais pertinemment pourquoi mon cœur se serre, pourquoi le spleen m’envahit encore et encore… je suis ainsi. Je ne puis m’empêcher de tisser la toile… de la recommencer… selon mon caprice… éternel insatisfait, je sacrifie tant de choses, tant de vies, moi le Ténébreux, le Veuf, l’Inconsolé…moi qui n’ai plus ni nom ni identité, moi qui ne suis plus rien et pourtant tout, moi qui ai acquis la conscience sans le vouloir, moi qui m’interroge sur ma raison d’être…  moi qui ai tout gâché… Le Prince d’Aquitaine à la Tour abolie…
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A suivre…

samedi 12 mars 2016

Le Tombeau d'Adam 3e partie : Le Jeu de Daniel chapitre 21.



Chapitre 21

Lorsque la translation fut terminée, nos déportés du temps constatèrent avec surprise qu’ils avaient été transférés au fond d’un océan. Pourtant, ils respiraient tout à fait normalement, nullement privés d’oxygène. De plus, ils n’étaient pas écrasés par la pression phénoménale.
Quelque peu apeuré par ce décor pour lui inconnu, Ufo gémit. Daniel le prit dans ses bras et le calma en le caressant doucement.
Mais nos amis éclaircirent rapidement le mystère de leur confort relatif. Ils étaient enfermés à l’intérieur d’une bulle protectrice transparente à la matière déformante. Autres étrangetés remarquables: l’absence de poissons, la tiédeur de l’eau, l’inexistence de plantes aquatiques connues.
Fermat émit une réflexion.
- Bon sang! Que de crevettes! Toutes énormes qui plus est.
- Monsieur, pardonnez-moi, mais vous commettez une erreur d’identification. Nous nous trouvons présentement au milieu de bans de Yohoia et de Waptia. 
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- Je vous l’accorde volontiers, capitaine. Mais quelle est la signification de tout ceci?
- C’est simple commandant. Ces arthropodes vivaient dans les fonds marins de notre planète il y a plus de cinq cent trente millions d’années.
- Donc, nous sommes prisonniers au cœur du Cambrien, conclut Lorenza avec une pointe d’inquiétude. Que nous veut Penta pi? Car c’est bien à lui que nous devons notre présence en ce lieu incongru.
Soudain, Antor eut un mouvement de recul, effrayé par de stupéfiantes créatures.
- Binopâa et les Odaraïens nous attaquent, fit-il dans un souffle.
- Mais non, mon ami. Aucune inquiétude immédiate à avoir. Il s’agit tout simplement de l’espèce Opabinia.
Une voix ironique s’éleva, elle appartenait à l’entité  Penta pi.
- Exactement, capitaine. Bravo pour votre érudition. Mais je n’en attendais pas moins de vous, Daniel Lin.
L’être décadimensionnel choisit de se matérialiser sous la forme d’une statue de Zeus chryséléphantine, arborant une peau de teinte anthracite, telle une immense figure noire du peintre grec Exékias. 
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Applaudissant ostensiblement, la divinité laissa tomber son foudre à quelques mètres de nos amis. Aussitôt, le sol trembla alentours tandis que des animalcules informes prenaient la fuite.
- Qui êtes-vous? Articula froidement Fermat tout en dévisageant le démiurge.
- Comment grotesque créature? Tu ne m’as pas encore identifié? Tu ne reconnais pas l’anticréateur, le maître de la vie noire? Oh! Je sais. Tu es plus habitué à entendre parler de moi sous le nom d’Axel Sovad. Mais il ne s’agit là que d’une de mes multiples incarnations, une de celles que j’ai judicieusement choisie car elle convenait à la perfection à votre XX e siècle affairiste. Or, justement, cette apparence-ci me lasse grandement. Changeons-en.
Instantanément, Penta pi revêtit alors l’aspect d’Odin, le dieu viking borgne et barbu au corbeau. 
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/9/9f/Odin_(Manual_of_Mythology).jpg/220px-Odin_(Manual_of_Mythology).jpg
- Vous nous avez fait venir ici dans un but précis, Penta pi, répondit Daniel que toutes ces singeries n’amusaient pas. Je suppose que, à part vous jouer de nous, vous voulez autre chose…
- Ah! Dois-je donc m’abaisser à te répondre, caricature d’humain? Bah! Pourquoi pas après tout. Je suis ici pour changer le cours de l’évolution de la vie sur votre planète ridicule dont l’espèce dominante dans plus de cinq cents millions d’années croira devoir tout régenter. Je veux que vous assistiez à mon triomphe et à votre perte… voilà, je vous ai tout dit.
- Pour une fois, soyez franc, jeta Fermat. Avouez que les humains vous gênent. Vous vous prenez pour un être supérieur. Assurément, vous disposez de talents qui nous sont inconnus, mais les insectes que nous sommes à vos yeux entravent pourtant vos ambitieux projets. C’est risible, n’est-ce pas? En fait, le dieu que vous êtes apparaît dans tous les oripeaux de sa faiblesse. L’orgueil bafoué et piétiné et la mesquinerie. Vous refusez d’avouer votre prochaine défaite, tout simplement. Une défaite inscrite dans le grand livre du Multivers. Comme cela vous contrarie, vous avez décidé de changer la donne. Or, l’humanité a déjà été confrontée à de semblables défis, et, dans mon monde, elle était parvenue à triompher des démons quels qu’ils fussent.
 - A moi tout seul, rétorqua l’Entité furieuse, j’incarne le Panthéon universel. Je dispose en fait du pouvoir de création et de destruction de toutes les formes de vie de cette misérable Galaxie, démunie dimensionnellement.
- Pff… Que nenni, monsieur le fat! Siffla imprudemment Daniel Lin. Ce n’est pas parce que vous vous mouvez en dix dimensions, que vous êtes capable de travestir la réalité, que vous pouvez accomplir cela.
- Ah oui?
- Bien évidemment, poursuivit le daryl androïde. Vous n’êtes que le Maître de l’Illusion… c’est beaucoup, certes, mais cela ne suffit pas à croire pouvoir disposer du Pouvoir suprême.
- Je vois que vous avez besoin d’une petite démonstration, vermisseaux. Très bien, je vous la donne. Peut-être capitaine, préférerez-vous m’admirer sous cette apparence?
Une nouvelle fois, Penta pi modifia son image, s’incarnant momentanément en Çiva, le dieu hindou à six bras, dansant dans un cercle de flammes, engendrant ainsi le monde et écrasant les mauvais esprits. 
https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/a/a9/Nataraja.jpg
- Cet autre aspect réveille-t-il en vous quelques lointains souvenirs? Non? Toujours pas? Alors, j’opte pour ceci…
Aussitôt, l’être décadimensionnel  devint Osiris, le dieu égyptien gardien des morts, momie livide emmaillotée dans des bandelettes de papyrus, reconnaissable au pschent et à la barbe postiche.
- Pas mal, avoua Lorenza.
- Docteur, ne vous laissez pas séduire par tous ces tours de fakir, recommanda Daniel Lin.
- Oui, mais le temps des pharaons est révolu pour vous… que pensez-vous de ceci?
Cette fois-ci, nos amis eurent face à eux la réplique exacte et effrayante du dieu serpent à plumes des Mexica, Quetzalcoatl. 
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Or, toutes ces métamorphoses enchaînées agaçaient Daniel Lin. Il jugeait Penta pi puéril et immature. Comprenant que le capitaine allait parler et, redoutant la colère de l’entité, Lorenza s’exprima alors à sa place.
Haussant les épaules, elle s’adressa d’un ton détaché à Axel Sovad.
- Après tout, qu’y a-t-il là de si extraordinaire? Toute métamorphe peut en faire autant. Si vous voulez, je deviens votre pendant féminin. Isis, épouse d’Osiris, Hera, épouse de Zeus, Kali, la déesse hindoue de la mort…
- Madame, vous me navrez grandement.
À la seconde même où il achevait de parler, Penta pi emprunta l’apparence d’Aton,
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 dont les rayons ardents éblouirent ses prisonniers. Toutefois, pour Antor, cela était plus grave car le soleil le brûlait profondément. Sa peau se mit à rougir et à crépiter. Déjà, des cloques se formaient sur ses mains et son visage. Dans un geste affectueux, Daniel ôta le veston de son costume et protégea son ami du mieux qu’il le put. Désormais en colère, il apostropha sèchement l’entité, faisant fi des conséquences.
- Penta pi, cela suffit. Vous n’êtes qu’un enfant cruel qui s’amuse avec nous, nous considérant comme des marionnettes.
- Quoi? Hurla alors le démiurge, fouetté par l’insulte. Je puis vous renvoyer à l’état de quarks, de pré particules par la seule force de ma volonté. Est-ce vraiment ce que vous désirez? Si vous détestez le soleil, que direz-vous de cela?
Maintenant, l’être décadimensionnel ressemblait à Wihalia, le dieu ours de glace, mi-fauve, mi-humanoïde, originaire de la planète glaciale la plus extrême du système d’Aldebaran. Sous ces températures polaires, les prisonniers se recroquevillèrent. La bise s’abattait cruellement sur eux et, déjà, les doigts s’engourdissaient. 
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- Mais que cherchez-vous à la fin? S’écria Lorenza cédant à la fureur. Nous intimider? C’est raté. Il y a là une enfant, l’oubliez-vous? Vous allez la tuer.
- Oh! Excusez-moi donc, chère madame. Je ne veux pas être pris pour un tueur de fillettes. Ce serait dégradant pour mon statut, non? Voici de quoi la réchauffer. Admirez ma mansuétude.
Penta pi s’empressa de se métamorphoser en Stadull, le dieu du feu d’Hellas, un être pluri flammes de teinte verte. Ses cheveux, ses griffes, sa face, ses membres, bref, tout ce qui le constituait, était composé de centaines et de centaines de flammèches d’une belle couleur émeraude.
Devenue plus clémente, la température permit à Lorenza d’ôter la veste de son tailleur style 1915 revu et corrigé. En fait, dans la bulle, il régnait désormais une douce chaleur printanière helladienne, de l’ordre de trente-cinq degrés Celsius centigrades.
- Mais je constate que votre attention se disperse, il est temps de passer aux choses sérieuses, déclara avec aplomb l’entité.
- Vous en croyez-vous capable? Ricana Fermat avec audace.
- Vous tenez absolument à me fâcher, mais comme je suis d’humeur primesautière, je vous fais grâce encore une fois. Soyez maintenant particulièrement attentifs au spectacle que je vous offre. Il en vaut la peine. Comme vous le savez, la transmission de la connaissance reposa longtemps sur l’oralité, sur l’ouïe. C’est pourquoi, moi, griot cosmogonique, je vais vous conter les innombrables histoires possibles, les récits supposés d’un autre film de l’évolution sur Gaïa.
Déformé par les grandes profondeurs, un chant polyphonique pygmée s’éleva dans la mer cambrienne. Il était d’une beauté à couper le souffle. 
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Le prologue commençait. Pour ce faire, Penta pi avait revêtu l’aspect d’un sorcier Dogon dont la cosmogonie célèbre était basée sur la dualité de l’œuf primordial. Choix judicieux s’il en fallait pour expliquer les origines de l’Univers.
L’environnement dans lequel étaient emprisonnés nos amis se divisa pour devenir une sorte de blastocyste géant tandis que la voix de l’être décadimensionnel, empreinte d’une émotion soudaine, poursuivait.
- Imaginez quelle aventure ce fut de passer du mono au pluricellulaire. Apparemment, la Vie recherchait, par tâtonnements successifs, à atteindre la conscience. Jusqu’à opter pour l’anthropomorphisme. Vous vous êtes donc crus les élus, l’aboutissement de l’évolution. Quel orgueil injustifié! Homo Sapiens ne doit son existence qu’à une succession de hasards. Il aurait suffi de si peu, d’une modification si infime dans l’agencement des facteurs de la vie… voyez et méditez.
Un bref silence s’établit, rapidement rompu par la voix mélodieuse de Sovad.
- 1970 aurait pu donner ceci. Homo Neanderthalensis qu’il ne faut pas mépriser. Certes, son cerveau est plus lent que le vôtre, mais il fut le premier à découvrir l’art, à enterrer ses morts… en symbiose avec ses semblables, jamais il n’aurait gaspillé les ressources de sa maison natale, la Terre. En cette année 1970, selon votre calendrier, Fermat, apprenez qu’il maîtrise l’agriculture, et qu’il colonise peu à peu l’Amérique. Il ne deviendra une gêne pour mon peuple que dans trente-cinq à quarante mille ans. Il est patient, nous aussi.
Mais que pensez-vous de la piste Homo Erectus? Pourquoi ne pas lui donner sa chance? Où en est-il dans cet autre 1970? Il connaît le feu, sait le conserver et l’allumer, cuit sa nourriture, commence à coudre des peaux de bêtes. Il ne s’envolera hors de la planète mère que dans huit cent mille de vos années. Mais… ce scénario, m’objecterez-vous, aboutit toujours au même schéma…
- Exactement, répondit Daniel Lin avec un sourire sur ses lèvres.
- Dans ce cas, foin du genre Homo! Car, que ce soit dans quatre cents ans ou dans trente-cinq mille, ou encore dans presque un million d’années, Homo finira par nous contrarier, nous, la Dimension p. Examinons une autre hypothèse. La véritable planète des singes, dans toute la splendeur de la nature sauvage. Pour obtenir ce résultat, il suffit de modifier la tectonique des plaques, quelque part en Afrique… ainsi, selon les paléontologues, pas de rift, pas de savane. Rien que la forêt sempervirente.
Les singes de cette nouvelle année 1970 ne sont pas même parents avec les gorilles ou les chimpanzés de votre monde.
- Naturellement, approuva Lorenza. Nous ne sommes pas si ignorants.
- Hum… peut-être descendent-ils du Proconsul africanus? Mais c’est à voir… il leur faudra dix millions d’années pour accéder au premier stade de l’industrie lithique, et encore, grâce à mon intervention! En leur épargnant la chute d’une nouvelle météorite et en asséchant le climat pour les obliger à descendre des arbres. Dans soixante millions d’années, ces grands singes découvriront peut-être la machine à vapeur… j’en doute toutefois… or, ce schéma m’ennuie profondément.
Allons plus fort et plus loin dans le bouleversement du livre de la vie sur la Terre. Les mammifères doivent rester dans l’ombre. Jamais ils n’accèderont à la conscience. Telle est ma volonté. Observez le ciel. Voici la météorite d’Alvarez, celle qui, dit-on, causa la disparition des dinosaures. Je la pulvérise en pleine trajectoire. Elle ne s’écrasera pas sur votre planète…   
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Pour rendre plus concrets ses propos, l’entité téléporta le commandant Fermat et ses subordonnés dans l’espace afin que tous assistent à l’explosion du gigantesque météore. Il s’agissait d’un spectacle réellement merveilleux, dépassant en beauté et de loin, le plus grandiose des feux d’artifice.
Un milliard et deux cent millions d’années après, les dinosaures, poursuivant leur règne et leur évolution, deviendraient, dans ce scénario-là, des dinosauroïdes. 
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En hôte fort civil, Penta pi fit visiter à ses prisonniers une des villes de cette histoire alternative, peuplée de lézards terribles, bipèdes dont la taille oscillait entre un et cinq mètres de hauteur. Parallèlement, leur cerveau avait subi une augmentation conséquente de volume, ce qui leur permettait de posséder un langage mais également de manier quelques outils rudimentaires. Ainsi, l’espèce était désormais tout à fait capable de construire des sortes de pirogues primitives et de naviguer le long des rivières, mais il n’était plus question pour elle de voyager un jour dans l’espace car son évolution était trop lente. Les dinosauroïdes terrestres étaient voués à disparaître en même temps que leur planète lorsque celle-ci, englobée par le soleil devenu trop chaud et trop volumineux, deviendrait un enfer dans lequel elle se consumerait.
Croyant reconnaître Chtuh, Violetta frappa gaiement dans ses mains et se mit à rire.
- Maman! Vois! C’est Chtuh! Pourquoi ne nous dit-il pas bonjour?
- Mais non, ma fille, tu te trompes. Chtuh n’est pas natif de la Terre. Ce n’est pas lui.
- Pourtant, il lui ressemble énormément.
- Comme tout ce décor me lasse! Soupira bruyamment Axel Sovad. Il est temps pour moi de vous montrer une autre évolution possible de la vie à la surface de votre ridicule planète. Changeons donc les données de la mythique sortie des eaux. Voilà! N’est-ce pas mieux ainsi? Les vertébrés ne coloniseront jamais la terre ferme. Ils demeureront des poissons. Trouvez donc maintenant qui sont les grands vainqueurs de cette loterie truquée par mes soins… ah… mais vous hésitez…
- Le résultat en est évident, murmura Daniel Lin…
- Mais pas pour le commandant Fermat… admirez la troisième planète du système Sol peuplée par les arthropodes. Quelle étude intéressante et fascinante, non? Des insectoïdes, des scorpions géants, des mantes religieuses intelligentes… dangereuses ces charmantes bestioles… des arachnides à profusion, des crustaçoïdes à l’instar des terrifiants Odaraïens.. Des scarabées. Leur conscience collective suffit amplement à leur domination sur la biosphère. Aucune individualité possible dans ces sociétés régies selon le mode de la ruche. Seule la reine décide. Les guerriers et les ouvriers se contentent d’obéir. Ils sont programmés pour cela.
- Hum…
- Cela ne semble pas te satisfaire, daryl… mais après tout, ce schéma n’est pas plus méprisable que celui qui a prévalu dans l’histoire de ta planète. Réfléchissez tous. N’est-ce pas l’individualisme à tout crin qui explique la fin de votre civilisation?
- Parce que vous y avez imprimé votre patte, jeta le capitaine avec un rien de mépris.
Faisant comme s’il n’avait rien entendu, Penta pi poursuivit. Il commençait à s’habituer aux réflexions de Daniel Lin.
- Les insectoïdes sont tout à fait aptes à acquérir une technologie. Voyez les déjà nommés Odaraïens, mais aussi les Sunnorites d’Aldebaran, les Xylopodes de Quéras…
Au fur et à mesure que le démiurge énumérait les différentes possibilités pour Terra, les pistes à suivre, l’environnement se modifiait afin de montrer les nouvelles espèces dominantes de la planète.
Ce spectacle superbe n’en restait pas moins effrayant pour une enfant de sept ans à peine. Craintive, transpirant, le front moite, Violetta se serrait contre sa mère. Elle n’osait pas lui réclamer les bras.
Or, soudain, la mise en scène si élaborée sembla échapper à Penta p.
En effet, les nouvelles manifestations ne correspondaient plus aux souhaits de l’entité. Au lieu de Xylopodes évoluant autour de la bulle protectrice contenant nos protagonistes, figurèrent, tout à fait inattendus, quelques secondes, guère davantage, des nains de boue, atteignant péniblement un mètre de haut, émules des pré hommes d’argile du Popol Vuh. 
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Ces mystérieuses et improbables créatures combattaient des guêpes géantes tueuses dans une atmosphère chargée d’hostilité sous un ciel orangé. 
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Axel Sovad exprima sonorement son malaise. Décontenancé, il osait afficher sa faiblesse.
- Qu’est-ce là? Des Néo Mayas? Ici? Pourtant, ils n’étaient pas envisagés dans cette dimension-ci. Qui peut ainsi me court-circuiter?
- Une faille chez vous, mon cher p? remarqua fort à propos Daniel Lin. Surprenant, enchaîna-t-il toujours sur le même ton sarcastique. Notre pseudo Dieu laisse entrevoir qu’il a bel et bien un talon d’Achille.
Cinglé par ces paroles ironiques humiliantes pour lui, celui qui se voulait une déité, et pas de second ordre, se métamorphosa en siliçoïde en colère afin d’intimider ses otages. Il apparut sous la forme d’un volcan de cent mètres, crachant tout à la fois cendres et lave.
Penta pi n’avait fait que prendre l’apparence du dieu Froum, originaire du collectif de l’imaginaire des habitants de la planète de feu Hetarran, distante de quelques cinq cents années lumière du système Sol.
Puis, sa mauvaise humeur passée, il reprit le contrôle du décor et de la mise en scène. Mais comme le capitaine l’avait dit, il venait de dévoiler ses faiblesses.
Le daryl androïde fit appel à toutes ses capacités mentales afin de contrer victorieusement cette entité orgueilleuse mais pas aussi omnipotente qu’elle voulait le faire croire.
«  Il faut que j’arrive à pousser à la faute cet être décadimensionnel. Pour cela, il me faut le déstabiliser, puis, lui démontrer ses erreurs, car il va en commettre, c’est quasi certain maintenant, une probabilité de 99,98000%, mais aussi lui révéler son inaptitude voire sa sottise. Ensuite, je n’aurai plus qu’à remuer le couteau dans la plaie en lui rappelant le limogeage inévitable de son poste actuel par sa hiérarchie. Comme envisagé, il oublie de me sonder … il est trop préoccupé par ce qui vient de se passer. Il ne connaît pas les multiples embranchements, les minuscules ramures de toutes les potentialités de l’évolution terrestre. Le spécialiste ici, ce n’est pas lui, c’est moi. Orientons-le donc ».
Face à Axel Sovad qui venait juste de reprendre son aspect humanoïde habituel, Daniel Lin, désormais plein d’assurance, lui lança un défi.
- Si je vous ai bien compris, Penta pi, vous voulez vous débarrasser des humains par tous les scénarios possibles, car, ce qui ressort de vos propos, c’est que, dans un avenir indéterminé, disons quatre cents ans environ, les Terriens empièteront sur votre terrain de chasse. Vous savez… tant qu’à faire, vous n’êtes pas encore allé assez loin pour éliminer totalement le risque… Pourquoi donc ne pas oser la probabilité Zéro d’accès à la conscience de la vie sur Terre?
- Ah? Mais vous êtes en train de m’intéresser prodigieusement, Daniel Lin…
L’interpellé constata que Sovad usait maintenant du vouvoiement avec lui. Un soupçon de respect s’entendait dans sa voix.  
- Vous n’êtes donc pas si inféodé que je le croyais à vos créateurs… développez votre idée…
- Puisque vous m’accordez la parole, je m’empresse de la prendre! Vous pouvez parvenir à vos fins en deux étapes, pas davantage… primo, tuez dans l’œuf l’embranchement des chordés. Comment? En provoquant une décimation massive de leurs représentants primordiaux sur l’échelle de l’évolution. Appelez-en à tous les prédateurs du Cambrien. Multipliez-les. Ils se nourriront de ces êtres et, à leur tour, périront, remplacés alors par d’autres formes de vie inédites. 
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- Pas mal… mais… ensuite?
- Secundo, pourquoi ne pas déclencher une extinction presque totale des premiers pluricellulaires? Vous disposez de tous les moyens pour agir à n’importe quelle borne précise des débuts de la vie sur Gaïa, je veux dire entre le Précambrien et la fin du Cambrien. Une Terre réduite aux bactéries ou, même, simplement pré biotique ne vous tente donc pas? Songez un peu aux résultats… ni ADN, ni ARN… merveilleux, non?
 - Fascinant… je cède de ce pas à vos suggestions, daryl. Votre première étape est si séduisante. Ordonnons tout d’abord à toutes les étranges merveilles du Schiste de Burgess de pourchasser Pikaïa jusqu’à plus soif, jusqu’à son extinction définitive. Ensuite, effectuons un bond supplémentaire dans le passé jusqu’au curseur moins six cent millions d’années et suscitons un cataclysme encore plus important que celui que le Permien a connu, cataclysme qui détruisit 90% des espèces. Ainsi, la faune pluricellulaire d’Ediacara sera liquidée et, dans les eaux primordiales, triompheront les bactéries et les virus. Leur ère éternelle ou presque enchantera mes frères. Mais auparavant, quelle guerre acharnée ce sera entre les survivants! Voyez et applaudissez ce spectacle sanglant.
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La bulle protectrice flottait maintenant entre les deux eaux d’un Océan primitif tout grouillant d’une vie monstrueuse. La chasse à Pikaïa, le premier chordé, était ouverte. Surgis de tous les horizons, des sortes de méduses surdimensionnées, des Anomalocaris, des Sanctacaris, des Opabinia, bien sûr, des Sydneia, entamèrent la course à la curée, un scramble nouvelle manière. 
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Ces prédateurs, ignorés du commun des mortels, se mangeaient entre eux avant de dévorer la cible désignée. À la suite de ce régime, en moins de deux millions d’années, il n’y eut plus alors ni chordés ni étranges merveilles. Mais aux yeux des spectateurs, la tuerie n’avait duré que quelques secondes.
- Ah! S’extasia Penta p, tel un enfant mauvais. N’est-ce pas magnifique? J’ai toujours préféré les tableaux de mort. Quel art dans l’agonie! Quelle émotion!
Autour de nos amis, la mer était polluée par les dépouilles d’un carnage jamais vu. Des Anomalocaris avaient broyé de leurs appendices préhenseurs des nuées de Sydneia ou d’Opabinia avant d’être gobés à leur tour par des méduses géantes. À l’eau se mêlait une lymphe écoeurante d’où une odeur nauséabonde se dégageait, et, de ce liquide, retombaient des carcasses à la décomposition avancée, qui allaient se déposer sur les fonds abyssaux. Elles allaient constituer une véritable aubaine pour les micro-organismes qui proliféraient dans cet Océan.
Puis, comme espéré par Daniel Lin, les méduses moururent faute d’une nourriture substantielle qu’elles avaient épuisée. Bientôt, faute de proies, il n’y eut plus de prédateurs. Le scénario se déroulait à la perfection sous le regard joyeux de Penta pi.
- Avouez donc que mon diorama, mon bestiaire en jette! Ne vaut-il pas une tuerie banale entre loups, ours, chacals, hyènes, tigres et lions? Mais je dois maintenant passer à la deuxième phase suggérée par votre inénarrable Daniel Lin.
Retournés à l’époque de la faune d’Ediacara, nos amis durent subir une succession de violents séismes. La surrection de nouveaux continents imprévus, le volcanisme paroxysmique et sous-marin entraînant l’échauffement de l’Océan dont les eaux se mirent à bouillonner sous une température de 95°C, les coulées de lave généreuses rabotant et engloutissant les écosystèmes existants, anéantirent en quelques milliers d’années seulement de curieux êtres qui se présentaient sous l’aspect de feuilles ancrées rattachées à la terre nourricière par un pédoncule, ou encore, d’autres espèces ayant la forme de crêpes ou de serpentins qui se mouvaient avec grâce et lenteur dont l’histologie n’allait pas sans rappeler de singuliers édredons piqués, des protomollusques sans coquille, des dikinsonia, des Spriggina, des charnia… 
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Tout ce massacre aboutit… au règne sans partage du végétal. Bravo Daniel Lin! Il était imbattable dans le domaine de l’évolution de la vie sur Terre mais aussi sur plus de cent vingt mille autre mondes…
- Enfin! S’écria la daryl androïde avec une immense satisfaction.
- Mais… balbutia l’entité surprise. Comment? Ce n’est pas à cela que devait conduire mon scénario! Je ne comprends pas. Où sont passés mes virus? Mes bactéries? Que signifie ce bouleversement? Ce surgissement? Daniel Lin répondez-moi.
- Ah! Penta pi ! Axel Sovad… vous êtes une personne fort ignorante. Mais jamais vous ne le reconnaîtrez. Essayez de réfléchir une seconde… pas davantage… en vous attaquant uniquement au règne animal, vous avez libéré toutes les niches écologiques favorables au végétal. Puis, si vous éliminez également le végétal, il reste… allez, ce n’est pas difficile… oui, le règne minéral. Je vous ai battu à plate couture, non? Dans votre forfanterie, vous avez omis d’envisager l’existence pourtant avérée de planètes où la vie a dominé sous la forme intermédiaire entre l’organique et le minéral. Je pense notamment aux arbres intelligents, pourvus de conscience de la planète Fust, mais aussi aux orchidoïdes télépathes de sa jumelle Festan, ou encore aux Carbones natifs de Deltania, aux Ko-Voôns ou champignons géants de Vénis, et ainsi de suite… je pourrais encore vous citer plus de vingt mille exemples mais cela finirait par vous lasser.
- C’est impossible! Une pareille érudition est tout à fait improbable…
- Pff! Pensez vous! Je suis doté d’un cerveau positronique, Sovad, et je sais m’en servir. J’avoue que je vous ai damé le pion, poussé à l’erreur, tablant sur le fait que cela fait longtemps, trop longtemps que vous vivez parmi les humains d’un XX e siècle pas au fait de l’histoire précise de l’évolution.
- Expliquez-moi en quoi je me suis trompé.
- A vos ordres, Monseigneur… primo, l’élimination préalable des chordés et des prédateurs du Schiste de Burgess aurait, en réalité, abouti à la domination des mollusques. Alors, imaginez une Terre peuplée par des gastéropodes pieuvres, des limaces d’une taille impressionnante, ou bien encore toutes recouvertes de sclérites et de piquants, des seiches et des calamars surdimensionnés éjectant un liquide noirâtre nauséabond au gré de leurs déplacements saccadés.
- Je vois… Poursuivez…
- Quant à la suppression de la faune d’Ediacara, vous avez encore tout faux! Vous n’avez réussi qu’à provoquer la première des grandes extinctions de masse, une extinction qui avait véritablement eu lieu dans notre préhistoire. Or, la faune d’Ediacara représentait un cas unique, une tentative sans suite de multicellulaires à corps mou, dont la structure en édredons piqués ne s’est plus jamais rencontrée.
- Hum…
- Afin d’obéir à votre hiérarchie, pour mieux comprendre la mentalité des Homo Sapiens du XX e siècle, comme je le disais précédemment, vous vous êtes totalement immergé dans cette période, les soixante-dix premières années de ce siècle, et alors, inévitablement, vous vous êtes malgré vous, imprégné des théories paléontologiques en vogue… l’erreur est humaine dit un proverbe…or, vous êtes devenu trop humain… il vous fallait éviter ce bain… rester vous-même… ou alors, vous pencher sur les ouvrages de Dolf Seilacher, paléontologue d’origine germanique, enseignant à Tübingen, dont les écrits faisaient encore autorité dans mon XXVIe siècle. Toutefois, vous aviez d’autres chats à fouetter, d’autres préoccupations… grâce à nos interventions au commandant, à Antor, à Lorenza et à moi-même… Il n’empêche… vous avez raisonné d’une façon trop simpliste, trop partielle, comme si la faune d’Ediacara représentait l’origine des embranchements actuels… pour ne pas vous tromper, c’était au début de l’explosion cambrienne, après l’Ediacarien qu’il vous fallait agir. Je vous avais laissé un vaste champ temporel pourtant… mais… enfin, ce qui est fait, est fait. Vous deviez, pour réussir, anéantir la faune à petites coquilles, la première à comporter des parties dures.
- Bon… j’admets mon erreur… mais…
- Vous avez donc zéro partout, Penta pi. Vous devrez repasser votre examen. Mais sachez que je n’ai fait que vous suggérer des images due une Terre végétale. Vous m’avez sous-estimé… je suis un puissant télépathe et, avec l’aide d’Antor, j’ai pu vous tromper. Grâce à moi, apprenez donc que vous n’avez pas changé le cours de l’histoire, bien au contraire… vous l’avez aidé.
- Comment cela?
- Nul n’aurait la prétention de déclarer que Pikaïa est l’ancêtre exclusif des vertébrés. L’évolution ne procède pas par un cône de diversité croissante mais par un foisonnement simultané de multiples rameaux, entrecoupé d’extinctions imprévisibles… c’est la grande loterie comme le dirait Stephen Jay Gould… il est vrai que ses écrits n’ont commencé à paraître qu’en 1971, un an après le sommet de Sovadia Island. Donc, mon cher Axel, je vous accorde les circonstances atténuantes… vous aurez  droit à la session de rattrapage… mais, en attendant, que vont penser vos supérieurs? Quelle peine vous réserveront-ils lorsqu’ils sauront que vous avez échoué? Ah… humain, oui, décidément trop humain…  
- Certes, mais vous, vous ne l’êtes pas assez.
- Vous me le reprochez?
- Je vous reproche une intelligence qui dépasse les bornes mesurables, Daniel Lin Wu…
- Mon intelligence artificielle est pourtant bridée… Sinon… je pourrais me prendre pour un dieu… cela, je m’y refuse, absolument… je ne changerai jamais d’avis… soyez-en assuré…
Pendant ce dialogue, Penta pi arborait la plus belle mine déconfite qui soit. Lui seul connaissait précisément les cruelles punitions que les siens pouvaient lui infliger. Envolée sa superbe! Troublé par l’intelligence prodigieuse du daryl androïde, une intelligence qui se révélait, il était prêt à accepter n’importe quelle proposition de la part du capitaine Wu afin de sauver la face… il ne fallait pas qu’il fût rétrogradé au rang de 36 dans la hiérarchie de la Dimension… cela aurait signifié pour lui la perte de pouvoirs translationnels… il se serait senti nu, aussi misérable qu’un ver de terre ou encore qu’une paramécie.
Malgré les regards de plus en plus furibonds du commandant  Fermat, le daryl androïde décida de tenter le coup, d’étaler toutes ses cartes sur la table dans ce jeu de poker à l’échelle du sort des habitants de la planète Terre. Ce qu’il s’apprêtait à proposer en échange de la survie de l’humanité n’était sans doute pas très moral mais, enfin, il fallait ce qu’il fallait, non? Un marchandage qui, finalement, n’aurait certainement pas déplu au duc von Hauerstadt…
Jugez-en plutôt.
- Penta pi, je vois bien et mes amis également que vous êtes contrarié. Désormais, vous ne nous sous-estimez plus, nous, simples êtres basés sur le carbone. Vous êtes déboussolé devant ces faiblesses dissimulées que vous nous avez pourtant révélées. Nul sans doute n’avait eu connaissance de celles-ci auparavant. Je ne puis que vous conjurer d’accepter votre défaite. Là réside le véritable courage. Sachez que je ne fais preuve d’aucun orgueil en vous tenant ce langage. Moi aussi, j’ai connu de grandes défaites…
- Que pouvez-vous appréhender de mon Univers? De celui dans lequel je me meus habituellement?
- Je l’ignore mais je puis l’imaginer, du moins partiellement.
- Ce qui le constitue, ce sont des myriades et des myriades d’implications, d’intrications d’un espace décadimensionnel, avec le sentiment qu’un jour, je pourrai voyager au sein des trente-six dimensions existantes.
- Trente-six? Nos théoriciens ont pu conceptualiser un Multivers à seize dimensions…
- Trente-six en séparant les plus microscopiques, en les dissociant… Figurez-vous, dans ces dix dimensions qui me sont familières, des réseaux neuronaux labyrinthiques, des infinités de bulles plus ou moins indépendantes, insensibles à l’existence des autres, des imbrications innombrables de tubes rayonnant dans toutes les directions potentielles, des scénarios sans cesse renouvelés… et, par-delà, la conscience diffuse qu’il existe… une sorte de Supra Intelligence…
- Je comprends…
- Non, vous ne comprenez pas… comment le pourriez-vous d’ailleurs? À moins d’atteindre la transcendance… ah! Les toucher, s’immerger encore et encore dans ce bain perpétuel du changement, y vivre en symbiose, y connaître des expériences et des expériences toujours renouvelées… A mes yeux, vous n’êtes que de malheureux handicapés qui vivez dans ce monde en étant sourds et aveugles, en ne percevant pas sa réalité pleine et entière. La perception totale! Mais c’est cela ma raison d’être!
- Je vous le répète, je comprends… bien plus que vous le croyez… en moi sommeillent les capacités de l’Homunculus Danikinensis…
- Cela vous effraie…
- Oui, certes oui, mais il ne s’agit pas de la question du jour. Penta pi, si vous revenez bredouille, c’est ce pouvoir qui vous sera ôté.
- Hélas oui!
- Alors, écoutez-moi attentivement. Pesez le pour et le contre de la proposition que je vous fais. Celle-ci n’est pas dépourvue d’aspects séduisants.
Durant le marchandage qui allait être énoncé, nos héros flottaient toujours à l’intérieur de la bulle invisible, une bulle ballottée entre deux eaux d’un Océan précambrien, le Temps restant suspendu aux décisions de Penta pi.
Après une poignée de secondes nécessaire à Daniel Lin afin qu’il affermît sa pensée, le daryl androïde reprit d’une voix qui ne tremblait pas.
- Voici donc le marché. La remise en place de l’histoire humaine, celle qui nous a permis d’aboutir à un XXVIe siècle viable et vivable pour le bonheur du plus grand nombre, sans les conséquences des théories néfastes de Thaddeus von Kalmann et de ses épigones, avec, les inévitables Guerres eugéniques, oui, il n’y a pas moyen de faire autrement… c’est dur, abominable, mais… 
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- Le daryl s’exprime ici…
- Non… l’androïde… mais je poursuis… contre l’Empire Haän qui domine le quadrant delta de la Galaxie.
- C’est-à-dire?
- Cela signifie que vous pourrez « jouer » avec les représentants de Haäsucq… après tout, ce peuple ne représente-t-il pas une bien plus grande menace que le genre humain? Il possède tous nos défauts, en pire! Les Haäns sont violents, cruels, coléreux, assassins, sanguinaires, imaginatifs dans l’art d’anéantir l’ennemi, mais aussi ce sont des guerriers valeureux, courageux, ayant le sens de l’honneur, toujours conduits par l’esprit de conquête. Leur rêve ne consiste-t-il pas en la subordination entière de la Voie Lactée? Ils veulent leur revanche sur l’histoire, sur le passé. Aucun obstacle ne les effraie. Aucun scrupule ne les arrête non plus. Des scientifiques à la solde des militaires, une absence totale de liberté. Tous sont inféodés à leur Empereur. Un système de castes absolument imperméable… chez eux, la démocratie est un concept incongru, une insulte faite à l’intelligence et à l’ordre des choses. La majorité de la population survit, asservie à la haute noblesse, ne connaissant que la pauvreté, le dénuement le plus extrême, acceptant l’inconfort d’un néo moyen âge sans songer une seule minute à se révolter. Subissant le plus élaboré des lavages de cerveaux, elle croit que cette situation est normale. Il lui reste la consolation d’appartenir au peuple élu, à qui doit revenir le pouvoir sur tous les êtres vivants de la Galaxie. Les Haäns, qu’ils soient seigneurs ou marchands, mendiants ou esclaves, sont fiers de leur futur… oui, de leur futur qui leur apportera la domination sur les lâches, les veules, les efféminés, les déviants des autres planètes. Seule la caste des militaires et quelques chercheurs dévoyés ayant fait allégeance à l’Empereur vivent dans le confort technologique et cybernétique. Tsanu XII n’a-t-il pas une espérance de vie de trois cents ans au minimum? Il en va de même pour les guerriers de sa garde prétorienne et de ses conseillers. Qu’est-ce que cela sera dans trois cents ou quatre cents ans? Alors…
- Alors…
- Affrontez les Haäns.
- Ces atrophiés de l’intelligence?
- Penta pi, intervint Fermat, ne les ignorez pas, ne les sous-estimez pas. Ils ont été capables de s’approprier la technologie des Odaraïens. En un peu moins de trois cents ans, ils sont passés du néolithique à l’ère spatiale. Jouez aux échecs avec eux. Vous verrez qu’ils disposent de ressources surprenantes. L’Alliance n’en a-t-elle pas fait l’amère expérience plus d’une fois?
- Mais, objecta Sovad, ils ne raisonnent qu’en trois dimensions!
- Faux! Quatre, contra le daryl androïde. Ils sont parvenus à modifier le continuum espace-temps. Avec votre aide, j’en conviens…
- Pas seulement la mienne, marmonna Axel…
Daniel Lin ne releva pas et reprit.
- Donnez quelques siècles aux Haäns et puis, intervenez.
- Attendre quatre cents, cinq cents de vos années? Soupira le démiurge. Pour quels résultats? D’ici là, où en sera l’espèce humaine? Elle voyagera dans toutes les dimensions répertoriées.
- Cette possibilité vous terrorise. C’est surprenant. Pourquoi donc? Jeta André.
- Parce que la Dimension pi en est incapable, limitée qu’elle est dans ses dix dimensions, répondit Daniel Lin, évitant un ton goguenard.
- Nous recherchons l’équilibre, fit Axel Sovad penaud. Nous sommes les gardiens du Multivers… si l’humanité, du moins vos semblables, vos clones capitaine Wu, se mettent à voguer dans le tissu qui compose la Supra Réalité, l’existence du Panmultivers sera alors remise en cause…
- Hum… Je ne le crois pas. Au contraire, je pense que ceci est inévitable, recherché par … l’Intelligence définitive… tant pis… je suis prêt à tenir le pari…
- Vous verrez.
- Signons le traité qui nous engage tous, nous-mêmes ainsi que nos descendants. Jusqu’à la fin de ce cycle, jusqu’au rebond…
- Capitaine, réagit le commandant Fermat, vous allez trop loin. Sommes-nous, êtes-vous habilité à traiter diplomatiquement, au nom de toute l’humanité?
- Commandant, excusez-moi, mais pour l’heure, nous nous trouvons six cent millions d’années avant l’apparition du premier hominidé. En l’occurrence, l’humanité, c’est vous, c’est moi, c’est nous!
- Peut-être… mais qui nous garantira que Penta pi tiendra parole?
- Je dirais « qui me garantira que Daniel Lin Wu Grimaud tiendra parole »? Ne dépassera pas les limites autorisées, enivré par toutes les potentialités offertes par ses talents pour l’heure bridés?
- Moi, interrompit une voix enfantine. Je m’exprime par la bouche de cette enfant. Ah! N’ayez donc pas l’air si surpris, commandant Fermat. Il y a longtemps que vous vous doutez de mon identité. Je puis occuper n’importe quel corps, m’emparer de n’importe quel esprit. Ne suis-je pas intrinsèquement immatériel?
- Vous êtes l’agent temporel Michaël…
- Bien plus encore. Je porte le numéro cent trente deux mille cinq cent quarante-quatre. Je suis donc l’agent terminal, l’ultime Homo Spiritus, le gardien de la Vie.
- Soit, murmura Lorenza, troublée de voir sa fille « possédée ».
- Je vous surveille depuis votre départ de l’an 2505. Certes, je ne suis que peu intervenu, mais, à chaque fois à bon escient. Je vous ai sauvé la mise. Antor, ici présent, c’est grâce à moi que vous l’avez récupéré. Je lui ai suggéré cette évasion du centre Haän. J’ai vu qu’il vous serait indispensable, Daniel Lin…
- Pas que cela… vital pour mon équilibre mental… les torpilles à bosons, c’était vous… ou encore le rajeunissement miraculeux de Sun Wu…
- Tout à fait.
- Voici donc la cause de mon échec. Dès le début, la partie était truquée… bon sang! Expliquez-moi pourquoi, en tant que représentant, champion de la vie, vous choisissez plutôt les humains que les p?
- Mais… au nom de la diversité, Penta pi.
- Je trouve votre argument spécieux.
- Vous m’accusez de tricherie, mais vous omettez vos propres dés truqués! Vous m’avez obligé à protéger les humains de la troisième planète de Sol. En fait, croyant appliquer vos propres plans, vous n’étiez qu’un pantin entre les mains d’Humphrey Grover, le Commandeur
Suprême, IA programmée par la Mort, l’Entropie Johann van der Zelden…
- Ah! Face à de tels adversaires, je n’étais pas de taille. Je m’avoue vaincu et reconnais humblement et sportivement votre victoire. J’accepte le marché du capitaine Wu, du daryl androïde. Jamais je n’ai failli à ma parole lorsque mes partenaires étaient mes égaux ou supérieurs à moi. Durant tout le cycle de ce Multivers, vous, les humains, et vous, Daniel Lin, vous serez libres d’explorer toutes les dimensions de ce Monde, toutes ses potentialités.
Alors, Penta p amorça un mouvement de retrait.
- Attendez! La partie n’est pas tout à fait terminée. N’esquivez pas vos ultimes obligations, lança le capitaine Wu sur un ton déterminé.
- Oui, fit le commandant Fermat. Pensez-vous donc nous abandonner ici?
- Certes, Michaël peut vous ramener chez vous mais…
- Mais il vient de partir, murmura le docteur di Fabbrini en constatant que sa fille bâillait et se frottait les paupières comme si elle sortait d’un sommeil profond.
- Quelques petits détails restent à régler, enchaîna Daniel Lin. Comme ces cinq années qui se sont écoulées pour nous…
- Est-ce à dire que vous désirez retournez en 2505, comme si tout cela n’avait jamais eu lieu?
- Pas du tout. Nous préférons garder le souvenir de cette expérience, aussi douloureuse se révéla-t-elle. Nous acceptons l’inconvénient mineur de posséder une double mémoire.
- Alors?
- Logiquement, l’année 2510 s’impose; mais il va de soi que cette chronoligne aura vécu les cinq années, sans hiatus aucun. Nos contemporains nous auront donc perçus à leurs côtés.
- D’accord, ce n’est pas trop difficile. Je m’en vais vous tisser la trame d’une destinée acceptable…
-  Il y a encore quelques broutilles à régler.
- Lesquelles? Vous êtes un rude jouteur, Daniel Lin…
- Je l’admets… le mal que nous avons subi mérite réparation, Axel Sovad. Je le rappelle, la remise en place du temps alternatif généré par les actes de Sarton nécessite l’échec de Thaddeus von Kalmann, un échec sans appel, ainsi que la préservation des secrets de Danikine. Ceux-ci seront mis à profit par Albert Einstein via l’Hellados.
- Hum… En fait, vous ne voulez pas vous effacer…
- Exactement…
- Vous devez votre existence aux écrits du comte russe.
- Aux desseins de l’agent terminal… sous la pelure de Lobsang Rama…
- Vous avez appris cela également… Bigre! Vous m’épatez! Est-ce tout?
- Non, assurément, jeta Daniel Lin en fixant son ami Antor.
- Videz votre sac, souffla Penta pi familièrement.
- Le sort d’Antor me préoccupe. Je me refuse à ce qu’il soit sacrifié.
- Son existence est une aberration, capitaine.
- Il a le droit de vivre! Comme tout un chacun. Il n’a pas voulu être ce qu’il est…
- Un vampire, murmura ce dernier.
- Il est mon ami, mon seul véritable ami, mon frère…
- J’ai compris. Vous avez un cœur généreux, vous n’oubliez personne Daniel Lin Wu, sauf vous-même…
- Ma personne, du moment que je vis, respire, et suis en pleine possession de ma conscience, m’importe peu…
- Puissiez-vous ne jamais le regretter! Je rétablis donc tout d’abord le cours de l’histoire humaine à partir des actions de Sarton sur Terra en l’an 1867.
- Ouille! S’exclama Fermat.
- Merci, merci mille fois, articula le daryl androïde.
- Daniel, ne me remerciez pas. Je vous ai réservé deux ou trois surprises. Des bonnes surprises, je crois. Capitaine, l’avenir vous appartient. Tenez vos promesses, toutes vos promesses. Adieu!
L’être décadimensionnel s’estompa, s’effaça de la réalité sans coup férir. Un tourbillon né du néant s’empara des tempsnautes et les précipita dans une année 2510 corrigée, telle qu’elle aurait dû se dérouler sans l’intervention des Haäns et des p.

***************

1867, Alpes italiennes.
L’aventurier Frédéric Tellier, au fil de cette longue poursuite, se retrouva seul lancé à la poursuite du Maudit, le comte Galeazzo di Fabbrini. Bientôt, la course se révéla des plus dangereuses car l’Italien venait d’emprunter un étroit sentier de montagne, des plus escarpés, frôlant le vide, où les pierres tombaient au fond d’un profond ravin.
Refusant d’être rejoint par son ancien disciple, di Fabbrini, pourtant conscient des risques qu’il courait, redoubla son allure, en entendant distinctement derrière lui le galop du cheval de l’Artiste. 
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/8/8a/Jean_Topart.jpg/220px-Jean_Topart.jpg
Or, un passage plus difficile encore rendit sa monture nerveuse. La bête renâcla, effrayée par l’abîme tout proche. Mécontent, Galeazzo imprudent, éperonna cruellement son cheval qui, sous la douleur, rua, bien prêt de renverser son cavalier.
Alors, furieux, le comte italien, tint serrées davantage les rênes, gêné toutefois par le coffret qu’il tenait contre lui.
- Sale bête! Cria-t-il. Vas-tu continuer à la parfin?
De rage, il joua une fois de trop des éperons, labourant sauvagement les flancs de sa monture. 
L’inévitable se produisit. Le magnifique étalon, à la robe noire de jais luisante de sueur, se cabra vivement et parvint à désarçonner son tortionnaire.
Galeazzo fut précipité dans le vide.
Tout en dévalant la pente escarpée à une vitesse époustouflante, le Maudit eut le réflexe de s’agripper désespérément à une avancée rocheuse. Le visage tordu par la haine et la souffrance mêlées, mû par l’énergie surhumaine de quelqu’un qui se refusait à mourir, le comte ultramontain tenta alors l’impossible: remonter tout en tenant le coffret.
Di Fabbrini commença à grimper difficilement sur quelques mètres mais au-dessus de lui, il perçut plus distinctement que jamais le galop d’un autre cheval qui, bientôt, cessa.
Descendant de sa monture, Frédéric Tellier, se pencha au bord du précipice et vit son ennemi en mauvaise posture.
- Ah! Mon bon maître. Je vais vous tirer de là, mais, ensuite, vous devrez vous résoudre à affronter le jugement des hommes.
Galeazzo lui répondit alors en hurlant:
- Cela jamais! Tu m’entends? Jamais tu ne m’auras! Jamais je ne me livrerai à toi ou à quiconque. Tu n’auras pas les secrets de Danikine. Quant à cette stupide humanité, elle ne jouira pas avidement des péripéties et des retournements de mon procès.
- Monseigneur? Que faites-vous?
- Les écrits de Danikine, je les emporte avec moi en enfer. Adieu, fils dénaturé.
  Alors, avec un cri surhumain contenant toute la haine mais aussi toute la satisfaction du déchu échappant impunément à la justice, le comte di Fabbrini lâcha l’escarpement auquel il se retenait si âprement quelques secondes auparavant, se jetant dans l’abîme. Il avait chosi de mourir plutôt que de finir humilié et hué par ses frères les humains.
Or, dans ce suicide qui ne manquait pas de panache, je l’avoue, Galeazzo scellait du même coup le sort de l’humanité. En effet, le coffret de Danikine commença à rouler avec lui sur la pente caillouteuse qui aboutissait jusqu’au fond du ravin où la langue d’un glacier était là depuis une éternité.
Mais, cette fois-ci, fort heureusement, le précieux écrin fut retenu par un arbrisseau providentiel qui avait poussé juste à cet endroit.
Tandis que les éructations et les malédictions de cet être hors du commun des simples mortels s’amenuisaient pour cesser brutalement après ce qui parut toutefois durer des heures à Frédéric, l’Artiste eut le courage d’entamer la périlleuse descente jusqu’aux écrits si convoités.
Au bout de quinze minutes d’un effort soutenu et harassant, le Danseur de cordes mit enfin la main sur le coffret. Avant de remonter, reprenant son souffle, il jeta un ultime coup d’œil au fond du ravin, où, sur une langue glaciaire, six cents mètres plus bas, gisait, désormais pantelant et brisé, à peine visible, au milieu des pierres, de la neige et de la glace, le corps de feu le comte di Fabbrini.
Le tombeau était à la mesure de ce fou de Galeazzo. Grandiose et unique.
Avant de repartir définitivement de cet endroit maudit entre tous, le cœur se poignant sous deux sentiments contraires, la tristesse immense et le vif soulagement, l’Artiste murmura l’épitaphe du comte di Fabbrini, la seule digne de cet homme à jamais disparu.
- Ah! Monseigneur! Quelle fin dépourvue de gloire pour vous qui en étiez si friand! Les neiges éternelles seront donc votre linceul. À votre enterrement personne. Aucun son de trompette, aucun requiem… dans mon cœur et à jamais le sentiment d’une absence, d’un vide insoutenable, d’une solitude insupportable et le regret ineffaçable. Sur votre tombe chaotique à votre image, nulle inscription pour signaler au genre humain la dépouille de celui qui, un jour, voulut la détruire avec l’ambition de la régénérer. Quelle fin, Galeazzo di Fabbrini! Quelle fin!
Accablé par le remords d’avoir provoqué la mort du Maudit, le dos voûté, ayant pris dix ans en une seconde, Frédéric Tellier s’en retourna.
Mais l’essentiel était préservé, le sort de l’humanité… et même de la Galaxie.

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Automne 1927.
Les journaux du monde entier titraient sur l’incroyable succès du chercheur Albert Einstein. En effet, le physicien et mathématicien était parvenu à élaborer la théorie du Tout, réconciliant ainsi la physique quantique et la relativité générale. 
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Dieu jouait avec les dés et  le génie avait dévoilé une partie de ce que Celui-ci dissimulait à travers maints et maints détours.
Certains des scientifiques demandèrent des preuves. Elles leur furent fournies lors de nombreuses conférences et démonstrations. Niels Bohr lui-même dut en convenir.
De l’application de ce nouveau concept, résulta la mise au point de la fusion nucléaire. Désormais, l’humanité avait à sa disposition une énergie illimitée. Dans quelques décennies à peine, les espaces intersidéraux seraient à sa portée. Bien d’autres progrès découlèrent de la concrétisation des champs unifiés.
Albert avait toujours à ses côtés Sarton lorsqu’il lui fallait poursuivre les avancées concrètes de sa théorie.

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Mars 1947.
Parution en librairie de Slavery Trek de Thaddeus von Kalmann. À cause de la forfanterie de cet écrit, l’ouvrage fut rapidement ridiculisé. Il connut alors un discrédit foudroyant et sans appel. L’économiste enfonçait maladroitement le clou contre toutes les formes de manifestation de l’Etat Providence. Ses arguments spécieux qu’il développait à foison ne reposaient en effet sur aucun fondement solide. Ainsi, avec des répétitions lassantes, il accusait le keynésianisme, la social-démocratie et l’ensemble des mouvements ouvriers d’être à la base de l’hitlérisme. Or, dans la chronoligne où Sovad s’en était donné à cœur joie, c’était justement l’inverse, un libéralisme exacerbé qui avait encouragé la montée des extrêmes et les dérives racistes et totalitaires de la première moitié du XXIe siècle.
Pour l’auteur, un complot soviétique expliquait l’accession de Hitler au pouvoir en Allemagne en 1933. Il déniait toute responsabilité à von Papen, et par là, au grand capital allemand. À coups de massue répétés, von Kalmann avait l’audace d’affirmer que Keynes aussi bien que le socialisme réformiste conduisaient tout droit au totalitarisme stalinien.
Plus le mensonge est gros, plus on se montre convainquant, plus il a de chance de passer.
Mais ici, ce ne fut pas le cas…
Le livre fut fort mal reçu dans une Amérique triomphante qui était venue à bout plus facilement et plus promptement du nazisme et du Japon impérial que lors de la piste temporelle générée par les Haäns et Axel Sovad.
Quant à l’URSS, elle n’avait pu étendre son influence à l’Europe de l’Est et restait une forteresse assiégée dont l’économie, condamnée à la pénurie, finirait par s’effondrer, non pas en 1991 mais bien avant.
Pour ce monde en plein essor et empli d’espoir, elle n’apparaissait plus comme l’ennemi à abattre.
Avec une obstination courageuse, von Kalmann, qui venait de fonder la Société du Mont Cassin, mais cette fois-ci sans l’appui d’Axel Sovad, entama une série de conférences afin de promouvoir son œuvre. Les rares personnes qui y assistèrent le conspuèrent abondamment. Il fut si hué qu’il finit par renoncer à ces prestations sur tout le territoire américain et en Europe de l’Ouest, voyages harassants qui finirent par avoir raison et de son argent et de sa santé.
Dépité, l’économiste finit par démissionner de l’Université de Chicago et s’en repartit pour son pays natal, l’Autriche, où il y acheva sa vie en tant que simple conseiller en placements financiers.
À la mort de Roosevelt, qui eut lieu au début de l’année 1946, Harry Truman lui succéda. Une chasse aux sorcières secoua bien l’Amérique mais elle n’eut pas la virulence que l’on sait, et là, les victimes en furent les partisans de l’ultralibéralisme, accusés d’avoir milité en faveur de l’isolationnisme pendant la guerre, de pacifisme et d’avoir fait preuve de complaisances douteuses envers Hitler. 
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La Hoover Institution et La Société du Mont Cassin furent dissoutes en 1948.
Or, en cette même année, ladite chasse aux sorcières battait son plein et atteignait Hollywood où Thomas Tampico Taylor, mis sur la sellette, ne trouva plus la moindre embauche, y compris pour des spots publicitaires sur les chaînes de télévision. Sombrant dans les paradis artificiels, il mourut prématurément, usé par la misère et les excès. Nous étions en 1951.
Toujours en 1951, John Garfield reçut l’Oscar pour son interprétation réaliste dans le film d’Orson Welles, Au Cœur des Ténèbres, adapté de l’ouvrage de Joseph Conrad.
En Europe, la Tucker se vendait à des dizaines de milliers d’exemplaires.
Liza Freemont, en villégiature sur la Côte d’Azur, épousa l’un des plus anciens représentants des têtes couronnées européennes. Fut invitée à ses noces la famille von Hauerstadt au grand complet.
Mais revenons à plus sérieux, l’évolution de la Chine sous la dictature de Mao Ze Dong, parvenu au pouvoir en 1950, nonobstant l’opposition plus pugnace de Tchang Kaï Tchek. En 1964, Pékin maîtrisa la technique de la bombe A et, dans le plus grand secret, entama un programme de recherches eugéniques dans la province du Xinjiang, sous la direction de Sun Wu fils. Celui-ci bénéficiait d’une partie des écrits de Danikine.
Cinq ans après, le daryl Timour Singh voyait le jour.
En 1976, l’URSS s’effondra, laissant ainsi la Chine demeurer le seul pays communiste de la planète. Alors, elle commença une politique extérieure agressive, impérialiste, de fuite en avant afin de sauver son régime en proie à la famine, aux émeutes et aux forces de dislocation centrifuges, que ce soit justement au Xinjiang, au Tibet ou encore au Guandong!
Au début des années 1990, le successeur de Mao et de Lin Biao, morts respectivement en 1976 et 1981, Li Zhu, envahit Macao, Hong Kong, Taïwan et, ensuite, partit à la conquête de la Mongolie.
Ce fut dans ce contexte qu’éclata la sécession du Xinjiang, avec à sa tête, dans la capitale d’Urumqi, le daryl Timour Singh, qui se retournait contre ses maîtres.
Le but de l’humain génétiquement modifié était de placer au sommet de tous les Etats du monde ses frères, ses clones qui lui étaient totalement inféodés.
Acculé, Pékin entama une guerre contre cette dissidence mais en quelques semaines la capitale chinoise tomba aux mains du daryl tandis que ses clones parvenaient par la force au pouvoir en Inde, au Pakistan, en Birmanie et en Thailande, au Vietnam et sur la plus grande île du Japon Honshu.
Il fallait arrêter cette tornade. Ce fut à quoi s’employèrent les pays occidentaux sous la houlette des Etats-Unis. Débutèrent donc les tristes Guerres eugéniques. Nous étions en 1992. Elles durèrent quatre ans.
En 1996, alors que, pour triompher, Timour Singh envisageait d’utiliser une bombe à fusion, il fut vaincu par toutes les résistances mondiales unies, conduites par François von Hauerstadt, le fils aîné du duc.
Réfugié dans la base secrète du Vent fleuri, quelque part dans le désert du Taklamakan, il se suicida alors que son dernier clone mourait dignement en combattant à Lhassa.
La paix totale ne revint sur Terre qu’aux environs de 2050. Avec quel bilan! Cinquante-sept millions de morts.
Toutefois, la conquête spatiale avait pu reprendre, cahin-caha, avec, en 2018, le premier vol habité en direction de Titan. Quelques décennies plus tard, les Helladoï entrèrent en contact avec les gouvernements terrestres afin de leur apporter leur aide. Nous étions en 2061.
Pendant ce temps, Penta pi accomplissait sa part du marché. En 2967, il assassina l’Empereur légitime des Haäns, Tsanu XV, puis s’arrangea pour déclencher une révolte générale dans tout l’Empire. Les différents clans Haäns passèrent les mille années suivantes à se combattre et à s’entretuer.
Out l’Empire Haän! La Galaxie était sauvée… du moins en apparence… car un autre danger se profilait… la menace Asturkruk …
Sarton n’eut personne en face de lui pour contrecarrer ses légers coups de pouce au destin de la Terre, et, dans ce temps remis en place, en fait, une chronoligne alternative désormais consolidée, il put s’épargner la mise à mort de Meg Winter, Thomas Tampico Taylor, Thaddeus von Kalmann et de bien d’autres encore. Il se contenta de réceptionner le coffret contenant les écrits de Danikine des mains mêmes de Frédéric Tellier. Il en offrit une partie à la Chine - les recherches eugéniques concernant l’Homunculus, mais amputées - et l’autre à Albert Einstein - la théorie des Champs unifiés -.
Dieu ne joue pas aux dés, mais parfois… au bilboquet… cette trame-ci me fascinait, m’attirait, et, stupidement, je la tissais, apportant le plus grand soin aux minuscules détails la constituant. Je peaufinais mon scénario encore et encore jusqu’à ce que je m’en montre relativement satisfait… oubliant que cette création anticipation-ci allait voir souffrir des êtres pensants… stupidement, je m’y octroyais le rôle du héros sans peur et sans reproche…
On ne se refait pas, n’est-ce pas…
 
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