dimanche 11 mars 2012

Le nouvel envol de l'Aigle : 1ere partie : El Desdichado chapitre 8 2e partie.

Au-dessus du désert du Takla-Makan, le vaisseau poussif stationnait, presque immobile, insensible à la tempête qui faisait rage cinq mille mètres plus bas.

Fermat se demandait comment faire la jonction avec Aure-Elise d’Elcourt restée en 2517. Comment le Prodige de la Galaxie allait-il s’y prendre pour sortir de cette impasse? Quel lapin pouvait-il sortir de son chapeau? Bien évidemment, il n’était pas question que lui, André, lui apportât une aide dépassant le génie humain. Il s’inquiétait donc et affichait discrètement sa mauvaise humeur.

À l’inverse, le capitaine d’écumoire grommelait dans sa barbe broussailleuse et se retenait de cracher sur le sol métallique de son vaisseau. Le plancher du Vaillant était assez sale comme cela, surtout depuis qu’Ufo marquait son territoire en urinant un peu partout. Décidément, ce félin avait besoin d’un peu d’éducation!

- Ah! Geignait le Cachalot du Système Sol, si nous avions des réserves d’énergie en suffisance, je brancherais illico presto ce damné chrono vision pour savoir comment nous tirer de ce pétrin! Mais, bon, il ne faut pas rêver…

- Capitaine, constata le maître espion, ce que vous dîtes est illogique. C’est justement parce que nous avons trop peu de charpakium que nous sommes présentement coincés à cette époque.

- Mon colo, il en va de votre faute après tout! Rétorqua Symphorien. N’est-ce pas vous qui avez encouragé Daniel lin Wu à effectuer ce stupide saut temporel? Et pourquoi? Pour sauver une obsédée du sexe!

- Capitaine Craddock, veuillez garder la mesure sinon…

- Sinon quoi?

- Je vous fais taire!

- Ah! Je voudrais bien voir ça! Si vous croyez que ça va régler notre problème…

- Pourtant la solution doit bien exister quelque part, émit Violetta espérant calmer l’humeur des deux hommes.

- Miss Grimaud, allez donc supplier votre génie de père…

Submergé par la rage et envahi par l’amertume, le vieux baroudeur tapa violemment du poing contre le montant de la couchette la plus proche.

Le résultat ne se fit pas attendre.

- Aïe! Ouille! Je vaux mon pesant de bêtises aujourd’hui!

- C’est bien vrai, jeta l’adolescente avec sarcasme. Il n’empêche. Je trouve que papa s’attarde un peu trop dans la soute, non? Cela fait déjà trente minutes qu’il dresse l’inventaire de nos maigres provisions et réserves.

- Ah! Quelle naïveté! Soupira Symphorien, levant les yeux au plafond.

- Ben, quoi, qu’ai-je dit de si stupide? Gwenaëlle l’aide, oui mais…

- Oh oui, c’est exact, jeune métamorphe… mais à dresser autre chose.

- Capitaine! Gronda durement Fermat.

Sous le regard désapprobateur du vice amiral, Craddock n’explicita pas davantage le sous-entendu graveleux. De toute manière, Daniel Lin était justement en train de remonter vivement les marches d’acier encastrées. Derrière lui, la Celte qui avait perdu son air effarouché, suivait docilement tout en remettant de l’ordre dans ses oripeaux. Immédiatement, le daryl androïde perçut l’hostilité sourde de ses compagnons.

- Oh! Oh! Il y a de l’orage dans l’air… fit Daniel Lin mi amusé mi chagriné.

- Commandant Wu, lança le vice amiral sévèrement, reconnaissez que vous agissez plutôt légèrement depuis hier.

- Depuis que Gwen va mieux? Pensez-vous que je m’amuse, réellement? Non… je réfléchis. Mais j’admets que ma méthode n’est pas orthodoxe… nous sommes en mesure de fabriquer ce qui nous fait défaut cruellement, c’est-à-dire les cristaux d’orona.

- Alors, là, il vous manque vraiment une case, génie! Réagit Craddock.

- Fabriquer, c’est… impossible, commença Fermat. Vous voulez dire des cristaux artificiels… à moins que dans votre chronoligne d’origine…

- Amiral, techniquement, je sais le faire. Pour réussir la synthèse, il suffit de disposer de tritium, de deutérium, de lithium, d’uranium, et de césium dans certaines proportions. Ensuite, il faut solidifier le tout, le rendre stable et… le tour est joué! Le cristaux de charpakium seront à nous.

- Bel optimisme! Mais quelle inconscience! Siffla Fermat. Êtes-vous si certain de maîtriser toutes les étapes de cette délicate fabrication?

- André, attendez avant de me juger si sévèrement. Bien évidemment, fabriquer de l’orona va exiger de nous un peu de temps, de sueur et d’attention.

- Vous m’en voyez heureux… Ainsi vous n’êtes pas si coupé de la réalité et de ses contingences… poursuivit le maître espion avec une ironie blessante. Daniel Lin, vous ne doutez ni de vous, ni de notre disponibilité et de nos talents. Et, pour solidifier et stabiliser ce mélange détonant, comment comptez-vous vous y prendre? À part la magie, la prière ou autre billevesée, je ne vois pas…

- Une surfusion à l’envers…

- Bigre! Mais pourquoi pas après tout… avec quelle technologie?

- Hum… c’est là où le bât blesse, compléta Symphorien.

- Permettez capitaine, articula Fermat les sourcils froncés… laissez-moi continuer de démontrer à notre fol que cette fabrication relève du défi irréalisable. Commandant, Wu, je vous rappelle que pour réussir une surfusion inversée, nous avons besoin d’une chambre intermix en état de marche, mais, dans ce cas-ci, fonctionnant comme un énorme refroidisseur, entre autre chose…

- Oui, c’est tout à fait cela, amiral! Répondit Daniel lin du tac au tac, avec un enthousiasme marqué. Bravo! Vous avez compris en quoi consistait le défi! Hé bien avec quelques branchements ad hoc, nous devrions nous en sortir. Pour moi, le problème est d’abord de récolter les matériaux nécessaires à la cristallisation artificielle.

- Peuh! Broutilles par rapport à tout le reste! Siffla Symphorien en se grattant la barbe.

- En fait, capitaine, vous avez raison de ne pas vous en faire… reprit le Génie. Présentement, j’ai en mémoire les emplacements exacts des gisements d’uranium… naturellement, il nous faudra forer, mais le travail manuel ne vous effraie pas, non?

- Non, mon gars. Je creusais déjà le sol de Mingo bien avant que tu mouilles tes couches.

- S’il vous plaît, Craddock, veuillez garder vos distances.

- Bien apparemment, ce problème semble réglé. Et si nous nous mettions en quête dès maintenant des fameux gisements? Suggéra Fermat. Ne serait-ce que pour tester votre mémoire… votre entretien vous a dopé au lieu de vous vider, Daniel Lin…

- Effectivement, rétorqua l’intéressé avec aplomb. Gwen est un atout précieux. À son contact, je recouvre toutes mes connaissances d’autrefois, celles de mon précédent avatar…

- J’aurais vraiment tout entendu dans ma foutue et trop longue existence! Conclut le Cachalot du Système Sol en haussant les épaules.

Intérieurement, celui qui avait pour nom humain André Fermat exultait. Comme escompté, Gwenaëlle était indispensable au Surgeon. Elle lui servait de catalyseur.

Comme l’avait dit le daryl androïde, les recherches de minerais radioactifs et les modifications de la chambre intermix en super refroidisseur prirent douze jours, seulement douze jours. Ce laps de temps fut bien rempli. Personne ne fut porté pâle. Chacun dut donner un coup de main en fonction de ses capacités.

Enfin, une nouvelle fois, le Vaillant se projeta avec succès dans les anneaux du temps; avec autant de péripéties, mais, désormais, notre capitaine de passoire à roulettes était vacciné et savait à quoi s’attendre avec un tel voyage. Seule Gwenaëlle, terrorisée, eut besoin d’un calmant pour affronter cette épreuve. L’hypnose béate dans laquelle la plongea son amant suffit au moment crucial.

***************

Ailleurs et nulle part à la fois, dans les interstices inappréhendables d’un Pantransmultivers encore en gésine, les super cordes ou ce qui pouvait passer pour tel, vibraient, frémissaient, pensaient et conversaient dans une symphonie multiple et atonale. Les pré particules restaient insaisissables dans un instant suspendu et prolongé, dans un temps immuable car non existant. Au sein et à l’extérieur du pré mondes, de l’a-mondes, les Juges tenaient « conseil ».

Multitude infinie, indescriptible, légions indiscernables où toute lumière était absente, pas encore conceptualisée, aucune senteur, aucune sensation, aucune couleur. Le RIEN intégral dans son splendide Néant.

Et pourtant, cette conscience unique et indénombrable à la fois, cette non -chose totalement immatérielle mais pleine d’énergie, planait dans et autour de ce qui devait advenir un jour, une attoseconde.

Le murmure inaudible, polysonance merveilleuse, s’élevait par vagues au sein de l’Outre lieu , rebondissait pour se répercuter contre les parois du Tout et du Rien, le conditionnel, l’aléatoire, le prévu, le possible, l’éventuel et le virtuel, la réalité…

Oniù était enfin de retour parmi les siens, après un long exil nécessaire dans un corps inférieur, une matérialité abjecte, dégradante, une mortalité tout à fait insupportable. Mais l’Observateur en chef, celui dont le rang et la fonction étaient convoités par les plus hardis, acceptait toujours les missions les plus difficiles. L’équilibre de l’Unicité exigeait ce sacrifice et la cause était entendue depuis des éons, depuis une femto seconde.

Les parties discutaient de ce qu’accomplissait l’Autre, le flamboyant Surgeon.

- Le laisserons-nous donc agir librement, au risque de tout remettre en question?

- Voix Commune, je suggère, je conseille vivement de museler et d’enfermer l’Enfant dans une Prison de laquelle il ne pourra s’évader.

Oniù à son tour, donna son avis. Il avait fait l’expérience de l’inventivité de l’Autre.

Il est bien entendu qu’ici, les termes comme « à son tour », « désormais », « maintenant », « jadis », « déjà », « ailleurs », « là », « proche », « à côté », « à proximité », « loin », « au-delà des mondes » et ainsi de suite n’ont absolument aucun sens. Les verbes conjugués au présent, au passé ou au futur non plus. En fait, notre langue humaine est impuissante à rendre la complexité d’un tel dialogue.

- Il nous faut réduire l’Expérimentateur par excellence, le proscrit au stade d’un planétoïde végétatif dans la configuration déjà envisagée! Asséna durement Oniù.

- Quelle proposition saugrenue! Toute matière même immobile, même ignoble finit par penser puisqu’elle est issue de Nous!

- Mais nous devons d’une façon ou d’une autre lui tenir la bride! Son Expérience est en train de dérailler, et vous refusez de l’admettre, vous tous…

- Hum… elle est courageuse… c’est là une solution intéressante…

- Vous appuyez donc la conclusion de Gana-El…

- Nous ne sommes pas d’accord. Nous n’estimons pas Gana-El.

- Il a encouragé, soutenu l’Exilé dans son expérience hasardeuse et l’a accompagné au sein de la virtualité.

- Certes, mais pour mieux le surveiller et pour constater que l’essai irait à son terme sans accident.

- Or, ce n’est manifestement pas le cas. Quelqu’un, ici, triche!

- Oui, c’est notre Observateur neutre qui triche! La preuve: cette Gwenaëlle…

- Il nuance le test pour notre sauvegarde à tous.

- Mais nous sommes le Tout; nous forgeons nos propres lois, nos propres règles. Nous décidons de nos limites.

- Nous ne sommes plus le Tout! Nous nous sommes amputés de notre meilleure part, la plus déterminée, la plus enthousiaste, la plus inventive aussi.

- Non!

- Nous avons eu grand tort d’écouter le Surgeon, de céder à son caprice.

- Nous avons eu tort avant tout de l’exiler.

- Maintenant, nous ne sommes plus entiers. Nous sommes devenus faibles…

- Mais lui aussi est amputé et faible. Antor lui manque.

- Antor est loin et si proche à la fois.

- Dispersé, éparpillé dans le Rien. Quel sort cruel nous lui avons réservé!

- Il sent, écoute, comprend, pense, se souvient et a choisi.

- Qu’importe!

- Certes. Mais il va faire sa jonction avec l’Exilé, avec l’Autre, et ce, trop précocement.

- Nous aurons alors perdu notre pari.

- Nous serons perdus, tout simplement.

- Et il n’y aura pas de Pantransmultivers…

- Jamais…

- Ceci nous est insupportable.

- Vous oubliez, Grand Tout, que Gana-El veille et freine les ardeurs inconsidérées du Prodige.

- Mais s’il se laisse encore une fois persuader par l’Expérimentateur, s’il cède…

- Pourquoi envisager l’échec?

- Passons un accord avec le Dragon Noir, l’Autre inversé…

- Lui ouvrir la porte? Nous abaisser ainsi? Les Mondes ne pourront être pérennisés…

- Nous ne pouvons pas nous entendre avec le Ying Lung inversé. Sans Dana-El, Dan El présentement, nous ne sommes rien , moins que la poussière dont nous ferons les étoiles. Notre Jugement est altéré et nous nous refusons à l’admettre.

- Mais c’est justement pour ne pas succomber à sa nature que Dan El tente la Suprême Expérience…

- Pour nous gagner à sa cause, plutôt!

- Ah! Les petites vies… ces petites vies stupides dont il est allé s’enticher. Si présomptueuses, si orgueilleuses. Elles croient saisir le monde, elles veulent s’en accaparer et elles souillent, dégradent et cassent tout…

- Comme Dana-El autrefois…

- Elles ont déteint sur leur Créateur… Comme lui, elles se veulent des dieux. Or, elles aussi seront emportées par les Tempêtes du Temps. Elles s’effaceront comme tout ce qui est matériel, car tel est leur lot… leur Protecteur ne parviendra à prouver qu’une seule chose: qu’elles n’étaient pas dignes de l’éternité.

- Unicité, nous commettons une grave erreur. Les humains nous expliquent la Vie, dans toutes ses facettes, l’Amour, le Beau, la Joie, le Bien, la Sérénité, l’Amitié, le Don, le Partage, la Communauté, l’Union…

- Mais également leurs contraires. La Mort, la Haine, la Laideur, le Mal, la Tristesse, la Colère, l’Égoïsme, la Solitude, l’Enfermement…

- Des concepts inutiles…

- La Compassion, la Communion…

- Nous n’avons nul besoin de ces intangibles et non créatifs schèmes dans la conception du Monde… tout cela n’est que superfétatoire.

- Erreur… ces humains magnifiques et pitoyables, splendides et méprisables, attachants et veules, écrivent ou écriront de si belles choses pour exprimer leurs émotions. Ils inventent ou inventeront des chansons, peignent ou peindront des tableaux, composeront des musiques qui valent celles de nos sphères, de nos branes et de nos cordes… écoutez, Unicité, partagez Chœur Multiple, comprenez, Maître…

« Je suis le Ténébreux, le Veuf, l’Inconsolé,

Le Prince d’Aquitaine à la Tour abolie,

Ma Seule Étoile est morte et mon luth constellé

Porte le Soleil Noir de la Mélancolie ».

Une autre voix enchaîna aussitôt:

« Il vint des soldats de la garde républicaine;

Ô nuit

Troupeau de regards langoureux de femmes

Ô nuit

Toi ma douleur et mon attente vaine

-J’entends mourir le son d’une flûte lointaine ».

Puis encore un autre chant:

« Et plus tard un Ange, entrouvrant les portes,

Viendra ranimer, fidèle et joyeux,

Les miroirs ternis et les flammes mortes. »

- Contagion! Hurla la Voix Commune. Contagion…

- Infestation… Rejet…

- Non, Unicité!

- L’amputation définitive s’impose au plus vite.

- Encore et le Pantransmultivers chavirera. Rien ne sera; la Vie n’apparaîtra pas.

- Nous serons absorbés, renchérit un toron.

- Reniement de ce que nous avons déjà fait ou ferons…

- Renoncement…

- Inacceptable…

- Perte…

- Oui, perte, de tout, de la conscience, du Pantransmultivers qui nous est nécessaire pour comprendre ce que Nous Sommes!

- Un Pantransmultivers désormais improbable et incréé.

- Cédons une ultime fois à Dan El, le téméraire. Accordons-lui la confiance promise, pleine et entière, sans restriction. Nous aviserons au fur et à mesure que le Test ultime se déroulera.

L’accord survenu, l’étrange polyphonie sublime et toujours aussi inaudible cessa, les Yings Lungs s’immobilisant dans l’attente du succès et de l’accomplissement du Dernier d’entre eux.

***************

Dans le yacht luxueux du Sardanapale du bagne de Bolsa de basura dos, la jonction avait été établie avec Aure-Elise d’Elcourt. La jeune femme avait observé la nouvelle venue sans a priori. Immédiatement, elle avait saisi quels liens existaient entre la Celte et l’ex-commandant Wu. Résignée, elle avait décidée de devenir l’amie de Gwenaëlle.

Or, celle-ci, sur le qui-vive, se demandait si Aure-Elise n’était pas une rivale potentielle. Voulant se rassurer sur ce point, elle avait interrogé Daniel Lin le soir même. Et la rescapée du chalcolithique savait que son partenaire ne pouvait rien lui celer lors de l’accouplement.

Pour l’instant, tout le petit groupe ou presque participait à une discussion technique. Que fallait-il envisager afin de n’avoir plus aucun service spécial aux trousses? Où s’installer pour être totalement à l’abri?

- Récapitulons donc, dit le vice amiral, fort concentré, les doigts croisés sous son menton. Nous venons de conclure à la nécessité de nous établir dans le passé.

- Pas dans n’importe quel passé, André, corrigea Daniel Lin. Dans celui qui correspond à la chronoligne 1721 originelle.

- Celle où le dénommé Sarton a échoué. J’ai bien enregistré l’information, répliqua Fermat sèchement.

- Euh, ce Sarton, demanda Violetta innocemment, n’était-il pas un lettré, un philosophe exégète de Stankin? Je me rappelle avoir lu « Lettres à un ami lointain » au centre de formation des futurs officiers.

- Oh, il ne s’agissait que de quelques extraits traduits fort mal en français ma grande! Et cela enlevait beaucoup de valeur et de charme à l’œuvre d’une poésie feutrée. Mais dans la piste où nous nous rendrons, compléta le daryl androïde, les deux Helladoï ont eu un autre destin professionnel. Ils se sont spécialisés dans la physique temporelle.

- Tout à fait, ajouta le maître espion. D’ailleurs ledit Sarton m’a fait don de son chrono vision personnel.

Ce mensonge éhonté fut asséné avec aplomb.

- Génial! S’exclama l’adolescente. Le Sarton de la chronoligne source!

- Hum… fit Daniel Lin réfléchissant. Il n’y a pas de chronoligne source… l’Hellados disposait donc d’un translateur ou d’un matérialisateur temporel.

- Je le pense, proféra André. Mais, commandant, n’envisagez-vous pas vous-même de construire un tel appareil?

- Certes, mais plus tard, amiral.

- Je vous fais entièrement confiance pour réinventer ce téléporteur spécial! Soupira sombrement l’espion en rupture de ban. Il sentait les difficultés poindre et craignait par-dessus tout de ne plus pouvoir gérer le Surgeon. À quelle date et où précisément nous translaterons-nous?

- Au XXIIe siècle, vers 2150-2152, au Xinjiang. Notre but est d’investir la base ultrasecrète qui a servi aux recherches sur la mise au point des surhommes chinois. Connue prosaïquement sous le nom de « Rot du Dragon », en quelque sorte le dos du monde ou… presque.

- En 2150, s’inquiéta Craddock, la Terre n’est-elle pas submergée par les océans?

- Pas entièrement, capitaine. Le Tibet ainsi que le désert du Takla-Makan restent accessibles. Ils forment une immense île mais avec un climat polaire sec.

- Brrr… je gèle d’avance! On ne part pas effectuer une excursion pour touristes gras et douillets, choyés et chouchoutés! Siffla Symphorien mécontent. Pas de bière Castorii, de petit remontant dans le coin, bien sûr!

- Il n’est pas question que vous vous alcoolisiez, capitaine! Jeta le vice amiral avec une colère sourde. Vous devrez rester sobre.

- Pour le reste de mon existence? Et puis quoi encore? C’est trop dur! Je démissionne.

- Vous préférez donc avoir les pandores à vos trousses. C’est un choix courageux, émit Fermat.

- Comment ça?

- Hé bien, d’après les dernières infos subspatiales, toute cette partie de la Galaxie sait que vous êtes entré en contact avec Violetta Grimaud, la fille de l’homme le plus recherché, après moi, par les Napoléonides!

- Qui a fourni ce tuyau aux autorités? Qui a osé? Rugit Craddock furieux, tapant du poing sur la table de duracier.

- Moi! Jeta le maître espion, défiant Symphorien du regard. Un renseignement anonyme, il va de soi. Pour mieux vous tenir et garantir ainsi votre fidélité.

- Amiral, je ne sais plus lequel de vous deux est un salopard de première. Vous mériteriez de rôtir en enfer s’il y en avait un! Articula le Cachalot de l’espace lentement avec une froideur calculée.

Pour une fois, ni André ni Daniel Lin ne s’offusquèrent de l’insulte.

- Revenons à ce qui nous préoccupe tout d’abord, reprit le daryl androïde sans émotion apparente.

- D’accord, approuva Fermat. Commandant, comment envisagez-vous de passer d’un feuillet à l’autre du Pantransmultivers? Cette fois-ci, un simple saut quantique dans le temps ne suffira pas. Or, le Vaillant est peu outillé pour un tel exploit et lorsque nous avons effectué le voyage en pleine ère néolithique, ce ne fut pas sans séquelles pour le vaisseau… et, dois-je ajouter que nous sommes toujours démuni de translateur?

- Mais j’ai déjà résolu ce problème! Nous remonterons le temps jusqu’à un « point chaud », identifié grâce au recours du chrono vision.

- Pister un point chaud du Multivers revient à essayer de trouver une aiguille dans des milliers de bottes de foin! Objecta André. Daniel Lin, nous serons totalement aveugles au cœur même d’un labyrinthe de la taille du Pantransmultivers!

- Pas tout à fait, André. Permettez-moi de vous rappeler que les points chauds du Multivers se signalent dans l’hyper espace par des tempêtes anentropiques de tailles et de puissances variées. Chacune d’entre elles, qui plus est, émet des rayonnements spécifiques plus ou moins proches du rayonnement originel du Big Bang, du moins du Big Bang dans lequel notre monde a vu le jour.

- Oui… je vois… Vous connaissez le bon rayonnement, vous êtes capable d’identifier la bonne « fréquence ».

- En quelque sorte. Je peux la traquer à loisir à condition d’être connecté en permanence avec le chrono vision.

- Daniel Lin, s’écria Aure-Elise, tremblante, n’est-ce pas dangereux pour toi?

La jeune femme était si troublée qu’elle était passée au tutoiement.

- Le risque est acceptable, Aure-Elise. Six pour cent seulement de voir mon cerveau transformé en bouillie! Je te fais grâce des décimales, répliqua le commandant Wu pince-sans-rire.

Pendant cet échange, Gwenaëlle se rongeait les ongles ou caressait Ufo qui avait fait ami amie avec la Celte. Mais lorsqu’elle vit l’ancienne épouse de l’ambassadeur d’Elcourt pâlir aux propos prononcés par celui qu’elle n’appelait plus que »mon maître », elle fronça les sourcils et se fit plus attentive tentant de comprendre le sens des paroles prononcées.

- Supposons ce « détail » réglé, reprit Fermat, partiellement convaincu. Il reste la résistance des superstructures du Vaillant et du yacht. Puis, encore et toujours l’approvisionnement en énergie…

- André, nous n’avons pas le choix… nous devons sacrifier ce yacht afin de reconfigurer le vaisseau de Craddock.

- Je m’en doutais. De toute manière, je n’y tiens pas particulièrement. Mais l’orona?

- Nous récupérerons celui de cette navette. Je sais qu’il en reste quatre malheureux grammes. Nous les dupliquerons et… hop! Nous effectuerons notre voyage transtemporel.

- Dit sur ce ton, cela a l’air simple comme tout! Marmonna Symphorien. Mais bigre de bougre de diable cornu! Dupliquer? Qu’est-ce à dire? Mille putes bavaroises! Je veux voir cet exploit…

Apparemment, la colère du Vieux Loup décati de l’espace s’était envolée.

- Capitaine, fit le daryl androïde sur le mode ironique, n’avez-vous jamais entendu parler de cristaux synthétiques, de matérialisation forcée et inversée?

- Foutre non! Je m’en souviendrais. D’où tirez-vous toutes ces billevesées fort savantes et fort folles, mon gars?

- De tout ce que je suis et de tout ce que j’étais là-bas, ailleurs…

- Ah! Et exactement… à part un officier militaire des plus doués en physique absurde?

- Un physicien, oui, mais également un bio informaticien, un généticien, un xéno biologiste, un astrophysicien, un chimiste, un musicien, vivant dans l’Alliance des 1045 Planètes, en 2517, tout comme vous. Ah! J’oubliais également de rajouter que je naquis dans une cuve et que mon cerveau était et est encore, par le miracle de la fusion, à cinquante pour cent artificiel, positronique. Parmi mes ancêtres les plus fameux, je compte le duc Franz Von Hauerstadt, l’inventeur humain du premier translateur historiquement… et un certain Michaël Xidrù, l’ultime agent temporel de la chronoligne 1720, un Homo Spiritus m’a légué la connaissance intégrale de l’histoire de l’humanité….

- Daniel Lin Wu Grimaud, murmura doucement Aure-Elise émerveillée…

- L’unique daryl androïde de la Voie Lactée, du moins à ma connaissance, doté d’une espérance de vie de plus de mille années terrestres, pouvant se déplacer en hyper vitesse, télépathe hors normes, capable de sauter cent étages de hauteur, de supporter des températures de l’ordre de 3000°C ou de vivre dans un milieu où l’oxygène ne représente que 0, 01% de l’atmosphère, et qui rêve pourtant et toujours d’avoir une vie normale, des plus ordinaires, avec une épouse, des enfants, des amis, un Ami, un Frère, un Double, un autre moi-même… ah! Je sacrifierais volontiers tous ces dons octroyés par un Shaitan moqueur pour n’être qu’un humain parmi tant d’autres…mais mon Karma n’en a pas voulu ainsi.

Chose stupéfiante, prodigieuse! Dans la cabine outrageusement luxueuse, tous se turent par pudeur. Chacun avait saisi quels pouvaient être le déchirement et l’accablement de celui qui, jadis, avait été surnommé par jalousie et avec dérision « Le Génie de la Galaxie ».

Fermat savait pertinemment à quoi s’en tenir exactement sur les talents du Surgeon. Mais comme les autres humains, il choisit de se taire. Les dons tant décriés de Daniel Lin n’avaient qu’un but. Lui permettre de réussir l’ultime expérience.

Timidement, Aure-Elise se décida à prendre la main du daryl androïde et la serra dans les siennes. Naturellement, ce geste n’échappa pas à Gwenaëlle. La Celte se mordit les lèvres jusqu’au sang et se promit de questionner son amant. Quant à Violetta, bouche bée, elle se posait la question de savoir si son « père » n’était pas fou, oh, juste un tout petit peu.

« Bah! Je le préfère à l’autre! Je gagne au change, je pense! »

Alors, l’adolescente arbora un sourire confiant et, se levant, alla quémander un bisou. Jamais Daniel Lucien Napoléon ne l’aurait embrassée ainsi en public. Or, ce fut pourtant ce que fit le commandant Wu.

***************

Les rescapés du monde des Napoléonides avaient trouvé leurs marques dans le centre de recherches du Xinjiang. Depuis un mois qu’il y séjournaient, ils avaient progressé dans leurs travaux et grâce à leurs efforts la base devenait à peu près confortable. Les serres hydroponiques prospéraient, les capteurs solaires, malgré les tempêtes, fournissaient de l’énergie en quantité suffisante pour satisfaire les besoins ordinaires, c’est-à-dire la ventilation et l’aération des souterrains, l’éclairage, la cuisson des aliments, le chauffage et l’eau chaude, l’épuration des eaux usées et ainsi de suite. Seule la nourriture manquait partiellement. La chasse était donc pratiquée et la cueillette non négligée. Mais il fallait toutefois parcourir de longues distances, parfois des milliers de kilomètres pour s’approvisionner.

Aux pieds de ce qui restait des Carpates poussaient des roseaux et des bambous. Une bananeraie sauvage s’étalait dans toute sa splendeur sur le flanc sud de l’Etna. Plus au nord, Paris connaissait le climat de notre Groenland actuel mais cela importait peu à nos tempsnautes car la ville Lumière était désormais ennoyée par les débordements de la Manche et de la mer du Nord qui, bien que gelées, ne s’étaient pas retirées.

La cristallisation du charpakium avait exigé la sollicitation presque constante d’une chambre intermix où se déroulait l’échange matière antimatière. Et celle-ci avait dû être construite dans la plus grande hâte à près de cent mètres sous terre. Cela avait été la principale tâche d’André Fermat qui excellait en tant qu’ingénieur. Il avait eu à cœur de respecter les normes de sécurités malgré les maigres moyens dont il disposait. Et, à juste titre, il considérait cette chambre comme son domaine réservé. C’était tout juste s’il tolérait la présence de Craddock dans ce sanctuaire.

Parfois, Daniel Lin venait l’y rejoindre pour vérifier si tout fonctionnait bien. Les consoles de surveillance suffisaient mais l’ex-commandant Wu aimait à retrouver la compagnie d’André. En effet, il considérait ce dernier comme son mentor et son guide et parvenait à lui pardonner sa raideur, sa rigueur et les critiques dont il n’était pas avare vis-à-vis du plus jeune. Au contraire, Daniel Lin était stimulé. Tenant parole, il n’avait pas cherché à établir un contact télépathique avec le vice amiral, attendant une demande clairement exprimée de la part de celui-ci.

De son côté, le daryl androïde n’hésitait pas à confier ses espoirs, à dévoiler ses sentiments à l’officier supérieur.

- Alors, comment vous sentez-vous aujourd’hui? Commença Fermat aimablement. Une faculté supplémentaire recouvrée?

- Mon centre…

- Votre centre? Fit André qui comprenait fort bien de quoi il était question.

- Je suis encore à sa recherche, asséna Daniel Lin soucieux. J’envie le temps où je parvenais à la sérénité.

- Donc, ce n’est plus le cas. Daniel Lin, votre côté bouddhiste vous envahit.

- J’aimerais bien… mais … enfin, tant que ma logique n’est pas entamée…

- Vous pensez encore à ce transfert brutal et à cette Irina…

- Je le reconnais. Gwenaëlle me le reproche suffisamment.

- Ah… Gwenaëlle! Soupira le maître espion.

- André, vous ne l’appréciez pas.

- C’est un euphémisme! Mentit le Ying Lung qui avait pourtant mis le commandant Wu sur son chemin.

- Pourquoi cette hostilité à son égard? Parce qu’elle se montre très nature? Ne sait pas dissimuler? Qu’elle réclame mon attention?

- Parce qu’elle me donne l’impression de vous phagocyter!

- Vous vous trompez, André. Je sais garder la tête froide en sa présence. Je sépare parfaitement mes devoirs, mes obligations de mon plaisir.

- Ah! Alors, vous pourrez m’expliquer pourquoi Gwenaëlle qui vous est si attachée, qui vous donne du « mon maître » par-ci et par-là, a tenté de me séduire il y a trois jours alors qu’elle me craint.

- Ma compagne ma’ raconté cet incident. En fait, je m’étais refusé à elle cette nuit-là. Et je n’ai pas usé d’hypnose non plus.

- Ah ça! Elle était donc insatisfaite. Mais pourquoi tant de rudesse tout à coup?

- J’avais besoin de me concentrer, de réfléchir parce que je devais élaborer des équations d’une complexité inouïe. Or, ces équations sont la première étape de la construction du téléporteur transtemporel. Jugez de la difficulté.

- Je vois. Cependant, j’espère que votre compagne ne m’importunera plus et ne tentera plus de m’agresser…

- Aucun risque. Je lui ai fait la leçon… Qui plus est, je l’ai mise enceinte… annonça calmement Daniel Lin comme s’il parlait de la pluie et du beau temps.

- Quoi? S’exclama Fermat.

- Je comprends votre surprise et je sens votre réprobation également.

- Mais c’est beaucoup trop tôt Daniel Lin pour que vous le sachiez… y compris pour Gwenaëlle d’ailleurs.

- Une… intuition disons… je me suis senti obligé de le faire non par égoïsme mais bien pour des raisons… logiques.

Fermat retint à grand peine un éclat de rire à cette tentative embrouillée d’explication du Surgeon. Gana-El savait parfaitement pourquoi le Paria avait agi ainsi, avec une certaine légèreté. Il voulait avant tout calmer les ardeurs sexuelles de la Celte. Le deuxième objectif n’était guère plus altruiste. D’ailleurs, Daniel Lin le développait maladroitement.

- André, Gwen est une chamane dotée de facultés extraordinaires qu’il me fallait réveiller pour le bien de notre petite communauté. Sa mère était semblable à elle, tout aussi talentueuse. Lorsqu’elle attendait un enfant, elle pouvait accomplir de véritables prodiges. C’Est-ce que m’a avoué Gwen il y a déjà quinze jours. Alors, je me suis dit qu’il me fallait mettre ses dons à profit. Ma compagne peut projeter son esprit dans les potentialités futures concernant ses proches, mais également dans les passés non advenus de notre chronoligne…

- Oui, et…

- J’ai attendu le moment favorable pour la féconder…

- Daniel lin vous avez pris une grande responsabilité.

- J’en ai conscience, André…

- Je n’en suis pas si certain. Nos conditions présentes d’existence ne sont pas excellentes, et je pèse mes mots. Alors pour un bébé…

- Elles peuvent sembler exécrables. Mais d’ici l’accouchement, les choses se seront nettement améliorées. Je m’y emploie et vous également.

- Bel optimisme! Admettez toutefois que vos enfants de l’autre réalité vous manquent.

- Marie surtout…

- Sur le Lagrange, vous aviez Maria.

- Elle ne ressemble que peu à ma petite Chinoise rousse. Lorenza est en train d’en faire son clone.

- Hum… Daniel Lin vous êtes venu m’entretenir d’un autre sujet, n’est-ce pas?

- Mes épanchements et mes confidences vous pèsent…

- Oh non… après tout, je me suis proposé pour jouer votre confident. Alors, qu’aviez-vous à me dire?

- Il y a tantôt deux mois que j’ai reçu un appel émanant de Frédéric Tellier, l’Artiste.

- Le bras droit de Galeazzo di Fabbrini jadis.

- Mais il s’est repenti et s’est rangé du côté du Bien. Inexplicablement, il a ressenti le basculement de la chronoligne. Et il réclame mon aide. Pour éclairer cette énigme tout d’abord.

- Il souhaite rétablir l’ancien univers?

- Il veut surtout empêcher le comte ultramontain de nuire davantage.

- Donc il sait et a compris…

- En partie;

- Tellier partage notre objectif… à moins que vous ne désiriez aller plus loin, vous venger par exemple?

- Non André, je ne veux et ne dois pas succomber à une émotion aussi triviale; je suis capable de dominer mes envies et ma colère.

- Je me refuse à douter de vous sur ce point, Daniel Lin.

- Merci. Je pense que nous serons bientôt dans la mesure de rejoindre Frédéric. Je suis parvenu à maintenir un lien mental sporadique avec lui et ma compagne y est pour beaucoup.

- Ah! Lorsque vous…

- C’est cela, lorsque je m’accouple et que je satisfais mon désir..

- Commandant, je suis prêt à tenter avec vous la première translation avec le Vaillant reconfiguré et réaménagé. Mais le téléporteur transtemporel ne me paraît pas si urgent, Daniel lin!

- Je ne partage pas votre point de vue. Je veux agrandir notre communauté. J’en ressens la nécessité. Elle me taraude, me pousse… bien au-delà de ce que vous pouvez imaginer.

- Mais les provisions manquent!

- Je le sais parfaitement. Mais la présence de Lobsang Jacinto nous sera bénéfique.

- Vous avez surtout envie de sauver l’Amérindien bouddhiste de l’invasion Haän.

- Pas seulement lui… Tous les habitants de son paisible village aussi. Je crois que je dois réparer une erreur, non, une faute. Je paie un karma très perturbé. Cette faute remonte à des milliers et des milliers d’éons, je crois. Je ne puis m’expliquer davantage car tout demeure encore flou bien que le deuxième voile se soit déchiré lorsque ma semence a fécondé Gwenaëlle qui était pourtant stérile… tandis que j’atteignais le climax du plaisir, j’ai alors connu une petite mort. Je me suis senti fondre dans la Lumière, absorbé par l’Éternité. La douleur s’est substituée à l’extase… le Déchirement m’a flagellé et le Vide s’est établi en moi, en mon Centre… la perte, la punition? Mais surtout l’Exil… j’ai pleuré, oui, je n’ai pas honte à l’avouer, j’ai pleuré tant j’ai cru être abandonné de tous… mes larmes se sont déversées tels des torrents de désespoir. Gwen avait beau me parler tendrement, user des mots les plus doux, me consoler, rien n’y a fait. Je ne suis pas parvenu à stopper mes stupides sanglots, à tarir mes larmes. Quelle situation absurde, ridicule! Quelle image j’ai donnée de moi à ma compagne! C’est cela le courageux guerrier, le sorcier qui a défié les dieux de la mort s’est-elle alors dit?

- Daniel Lin…

- Ah vous devez croire que je suis un être faible, que je cède au spleen…mon attitude doit vous ôter tout courage de me suivre. Mais non, je ne fais que révéler ce qui se bat au fond de moi, ce qui s’agite… sur mes épaules pèse l’obligation ardente de préserver l’humanité. Pourquoi moi? N’y a-t-il donc personne d’autre? Ai-je le choix? L’ai-je jamais eu ? Les chrétiens parlent de libre arbitre? En ai-je disposé jadis?

« Mon beau navire, ô ma mémoire!

Avons-nous assez navigué

Dans une onde mauvaise à boire?

Avons-nous assez divagué

- De la belle aube au triste soir ? », enchaîna André machinalement sans réfléchir.

Daniel Lin Wu était trop ému en cet instant pour remarquer qu’il était anormal que le vice amiral connût ces vers d’Apollinaire. Dans le monde des Napoléonides, le poète n’avait jamais vu le jour et l’explication d’un usage immodéré du chrono vision n’expliquait pas ce savoir de la part de celui qui se disait simplement humain. Mais le cerveau positronique du daryl androïde enregistrait tout, y compris lorsqu’il n’était pas sollicité… cela aurait de terribles conséquences pour le Génie de la Galaxie.

***************

À bord du Cornwallis, Irina informait son mari qu’elle avait reçu pour mission de rejoindre au plus vite la Sibérie orientale. Elle serait accompagné de Warchifi, Chérifi et du garde de la sécurité, l’imposant Stunk. Ainsi, l’Alliance avec la Chine atteignait un nouveau stade et se concrétisait. Irrité, Sitruk demandait des explications.

- D’où viennent ces ordres?

- De l’amiral Dolgouroï lui-même. Je ne puis m’y soustraire.

- Hum… Attends un peu. Officiellement, notre supérieur à tous deux est l’amiral Humes. Même en tant qu’officier détaché de l’Empire russe, tu dépends des Britanniques. À moins que ton appartenances aux services secrets de l’Okrhana…

- Tu as compris. Dolgouroï a barre sur Humes.

- Soit. Mais pourquoi l’amiral russe exige-t-il aussi les présence de Warchifi, Chérifi et Stunk? Dans le contexte géopolitique actuel, ils vont faire cruellement défaut au Cornwallis.

- J’en ai conscience Benjamin. Je ne puis t’en dire davantage. Mais sache que la mission qui nous incombe à tous quatre est d’une importance vitale. Notre nouvel allié, l’Empereur Fu Qin est en mesure de nous assurer une suprématie définitive sur les Napoléonides.

- Des promesses, des mirages, encore et toujours! Soupira Sitruk.

- Que non pas! Tu étais plus enthousiaste l’autre mois lorsque nous avons accueilli le Chinois.

- Parce que depuis rien n’a changé.

- Justement, les choses s’accélèrent. Je pars pour changer la donne. Si ma mission se déroule avec le succès escompté, hé bien, nous aurons gagné militairement, stratégiquement et politiquement cette guerre tiède qui s’éternise bien avant la prochaine bataille rangée contre la totalité de la flotte française.

- Admettons. Risqueras-tu ta vie au cours de cette mission?

- L’affrontement sera plus feutré, moins physique, Benjamin.

- Les enfants…

- Je leur ai dit que je m’absentais pour effectuer une simple mission diplomatique. Après tout, il ne s’agit que d’un demi mensonge. Nous nous reverrons dans deux mois tout au plus et alors tu approuveras ce que tes officiers et moi-même aurons entrepris et réussi.

- Deux mois, c’est bien long, Irina.

- Oh! Mais nous avons déjà été séparés durant plusieurs mois. Rappelle-toi. C’était il y a cinq ans; nous traquions trois agents français de la section 51.

- Oui, et si nous sommes parvenus à en capturer deux, André Fermat, lui, nous a glissé entre les doigts.

- Grâce à une entourloupe de première grandeur.

- Oser une telle manœuvre avec un vaisseau d’appoint! Lancer les moteurs quantiques à dix mille kilomètres à peine d’une Lune.

- Je m’incline devant cette folle témérité. Son épigone, Daniel Grimaud, nous a rejoué un scénario quasi identique il y a presque deux mois.

- Daniel Grimaud, condamné au bagne pour d’obscures raisons de trahison, a disparu dans des conditions plus que mystérieuses peu de temps après son transfert sur la sinistre station de Bolsa de basura dos. Cela n’a pas empêché les Napoléonides de lancer toutes les polices parallèles à sa poursuite et, plus tard aussi aux trousses du vice amiral.

- Pourquoi ce dernier a-t-il fait défection?

- Bizarre. Crois-tu que les deux hommes aient fait leur jonction?

- Tout est possible.

Sur ce, Irina se rapprocha de son mari et, chose rarissime, l’embrassa avec tendresse. Dans son for intérieur, le commandant britannique se sentit troublé. Un mauvais pressentiment le gagnait. Il était convaincu qu’il ne reverrait pas sa femme vivante.

***************

En cette fin du mois de mai 1868, c’était l’effervescence à la rédaction du quotidien Le Matin. Tous les journalistes s’étaient retrouvés afin d’évoquer non pas l’actualité ou encore les derniers bruits de la Cour, mais bien pour s’entretenir de l’attitude à leurs yeux incompréhensible de leur directeur, le célèbre Victor Martin. Qui plus est, le rédacteur en chef André Levasseur semblait également souffrir du même mal. En effet, chaque soir, depuis près d’un mois, l’un ou l’autre de ces messieurs, pourtant posés et sérieux, partait jusqu’à la Tour Saint-Jacques et guettait du haut de son sommet on ne savait quel phénomène ou signe.

- Peut-être, jeta un instant Gros Bertrand, notre rédac chef espère-t-il ainsi établir un contact occulte avec une haute pointure de la pègre? Ce dernier lui aura fixé rendez-vous là-bas…

- Hum… et il se fait désirer! Jeta un spécialiste des courses.

- Ou alors, suggéra Bernard Ventre, le patron a des entrevues avec une ponte du ministère de la Guerre. Et il ne veut pas que cela se sache.

- Il a eu beau faire de se cacher, nous avons fini par remarquer son manège.

- Levasseur s’est montré maladroit.

- Mais nous n’avons rien appris de plus. Chaque matin, nos deux supérieurs reviennent bredouilles, le visage fermé, le pas plus lourd, davantage découragés.

- Quel secret peuvent-ils partager? Une histoire d’amour? Fit Gustave Landrin, celui qui, justement, était en charge des potins mondains autorisés.

- Ah! Mais je vois mal Levasseur impliqué dans des histoires de cœur. Surtout depuis que son épouse, la belle Clémence, lui a donné un héritier. Il n’a aucun intérêt à courir la prétentaine!

- D’autant plus que c’est beau-papa qui a l’argent. Siffla Gros Bertrand à qui était dévolue la rubrique des chiens écrasés et qui se trouvait réduit à faire souvent le siège des commissariats de police à des heures indues et quel que soit le temps. Le quadragénaire jalousait au plus haut point le jeune Levasseur qui jouissait de toute la confiance du grand patron.

- N’y a-t-il pas eu un événement imprévu du côté du Palais ces dernières semaines?

- En tout cas, rien n’a filtré! Asséna Landrin. Et Victor Martin n’est pas du genre à laisser passer un « scoop ».

- Toi aussi tu es atteint d’anglomanie? Désapprouva Gros Bertrand.

- Une idée farfelue vient de m’effleurer l’esprit. Notre patron attend tout simplement un message provenant de la Lune! Les Sélènes doivent bien exister, non?

- Pff! N’importe quoi! Tu prends trop au sérieux les fantaisies de monsieur Jules Vernes, dit Ventre avec ironie.

Soudain, comme par magie, le silence se rétablit dans la salle de rédaction. Les journalistes, pris en faute, s’empressèrent de regagner leur siège. Vite, ils firent semblant de travailler, absorbés par une tâche fort prenante.

Pourquoi cette hâte et ce zèle?

Victor Martin lui-même venait d’entrer dans l’immense pièce, accompagné par une femme blonde, le visage dissimulé par une élégante voilette noire, qui sentait le boulevard Saint-Germain d’une lieue et par un inconnu de bonne taille, de quelques centimètres à peine moins élevé que le longiligne directeur. L’étranger était doté d’une figure quelconque qui ne disait rien à personne avec cependant le nez un peu long, les yeux bleu gris clair et les cheveux auburn. Il portait un habit noir à la coupe impeccable, digne des ors de Buckingham Palace!

- Suivez-moi donc dans mon bureau privé, monsieur Grimaud, dit civilement le directeur du Matin.

Cependant, se faisant, il n’oublia pas de s’effacer devant la femme de haute noblesse.

- Certes. Je n’aimerais pas que vos subordonnés écoutassent nos propos derrière la porte. Même s’ils sont en anglais.

- Ne vous inquiétez pas; ma porte est capitonnée.

Sous les regards intrigués des journalistes, les trois personnages s’engouffrèrent dans le bureau de Victor Martin. Ladite porte fut refermée avec le plus grand soin; la rédaction en serait quitte pour poursuivre discrètement ses spéculations fantaisistes.

Quelques minutes plus tard, tout en dégustant une tasse d’un excellent café, Frédéric Tellier, Louise de Frontignac et Daniel Lin Wu s’entretenaient enfin, tous trois confortablement installés dans de profonds fauteuils club.

- J’ai cru que jamais vous ne viendriez, monsieur Grimaud, soupira l’Artiste. Je m’inquiétais de ce retard…

- Le délai n’a pourtant pas été dépassé.

- D’extrême justesse.

- Au fait, laissez tomber le « monsieur Grimaud » et appelez-moi simplement Daniel Lin.

- Comme vous voudrez. Pourquoi avez-vous attendu la limite que vous m’aviez vous-même fixée?

- Parce que cela a été bien plus difficile que je le pensais de vous rejoindre!

- Cependant, la dernière fois que je vous vis, les moyens techniques ne vous manquaient pas.

- Les choses ont changé d’une manière drastique.

- Vous aussi, vous avez connu de grands bouleversements.

- Le terme est fort approprié. Mais j’emploierais celui de manipulations.

- Vous avez souffert et durement, remarqua Brelan avec douceur.

- Là n’est pas le problème. Je n’aime pas parler de moi. Ce 1868 n’a plus rien à voir avec le 1868 « normal », le précédent tout au moins, dont vous conservez le souvenir…

- Vous aussi manifestement.

- C’est exact, Louise, je m’en souviens trop bien. J’ai tant voyagé à travers le temps, parcouru des dizaines et des dizaines de mondes parallèles. Mais ce qui me choque ici, c’est avant tout cette pollution! Comment parvenez-vous à respirer cet air empuanti par les vapeurs d’essence, de gasoil et les poussières de charbon?

- Nous nous y sommes habitués, je pense.

- Je dirais plutôt que vous le croyez.

- Si nous entrions maintenant dans le vif du sujet? Proposa le danseur de cordes.

- Bonne idée. Je ne dispose pas tant de temps que cela, ironique non? Là-haut, on doit s’impatienter.

- Vous n’êtes pas venu seul…

- Non.

Chacun résuma brièvement ce qu’il connaissait de la situation nouvelle; les détails viendraient plus tard.

- Ainsi donc Galeazzo a sévi encore une fois, comme nous l’avions subodoré Louise et moi.

- Ce qui est plus grave, la preuve, l’ampleur de sa réussite, c’est qu’il a bénéficié d’une aide puissante. Rajouta Brelan tristement.

- Frédéric et vous, Louise, vous êtes conscients que je ne puis rétablir la précédente chronoligne…

- Nous n’en demandons pas tant, répondit l’ancienne courtisane.

- Vous n’êtes pas de taille, jeta l’Artiste.

- Cela reste à voir, répliqua Daniel Lin froidement.

- Hum… Après tout, tenta de rattraper Frédéric, ces modifications ne nous gênent pas excessivement. Je reste le directeur d’un journal qui tire à 200 000 exemplaires et les meilleurs jours à 500 000.

- Pas mal.

- Oui. Louise et moi voulons savoir jusqu’à quel point ces changements ont pu profiter au Maudit. Qu’en a-t-il tiré? Que cherchait-il en agissant ainsi?

- Frédéric et moi sommes toujours en vie dans ce monde autre.

- Il en va de même pour vous, rajouta l’aventurier.

- Mais il semblerait, murmura Louise, que vous ayez été affecté plus profondément que nous…

- Avez-vous nui à Galeazzo récemment? Fit l’Artiste en terminant sa tasse.

- Pas à lui directement, mais à son puissant allié. Tout d’abord, j’ai pensé à une sombre vengeance.

- Mais vous avez fini par repousser cette idée.

- Oui, Frédéric, car le désir de vengeance de Johann van der Zelden n’explique pas tout. Pour comprendre les raisons d’une telle manipulation, il va me falloir remonter à la source. Acceptez-vous tous deux de participer à cette aventure? Je ne puis vous celer que le danger sera partout… Un danger invisible en premier lieu.

- Oui, vous pouvez compter sur mon soutien, jeta Tellier avec fermeté.

- Moi aussi je veux être à vos côtés, avança Brelan sur un ton sans répliques.

- Merci. Je savais pouvoir compter sur vous. Mais nous ne partirons pas dès ce soir pour le passé. Celui où Galeazzo a agi… auparavant, il y a beaucoup de choses à régler.

- Oh! Nous ne sommes pas naïfs à ce point pour ne pas avoir conscience des problèmes d’intendance, dit Louise avec simplicité.

- Très bien, je vois que nous nous comprenons. Tout d’abord, j’ai besoin de comptabiliser tout ce que vous pourrez mettre à ma disposition.

- Tout ce que vous voudrez, offrit l’Artiste qui ne manquait pas de ressources. Argent, hommes, matériel…

- Avant tout, Frédéric, des outils, des produits chimiques, du bois, des graines, des tubercules, des plantes, du fil, du tissu, et j’en oublie…

- Seigneur! S’écria la blonde jeune femme. Vous manquez donc de tout là où vous vivez.

- Un euphémisme, ma chère.

- Votre XXVIe siècle connaît une telle pénurie? S’étonna le danseur de cordes.

- Pas mon XXVIe siècle, rétorqua Daniel Lin. Je vous ai dit au début de notre entretien que j’avais rencontré quelques difficultés. Actuellement, André Fermat que vous rencontrâtes jadis, quelques amis et moi-même avons trouvé refuge dans un XXIIe siècle assez cauchemardesque.

- Qui vous accompagne présentement?

- Le capitaine Craddock, le propriétaire du vaisseau dans lequel j’ai franchi l’espace et le temps et Gwenaëlle ont choisi de venir jusqu’ici.

- Le vaisseau… où est-il?

- Il tourne en orbite autour de la Terre, Frédéric.

- Gwenaëlle, fit Brelan rêveuse. Celle qui était votre épouse ailleurs portait un autre prénom, russe, je crois…

- Louise, je vous en prie, murmura Daniel Lin. N’évoquez plus ma femme. Elle m’est définitivement inaccessible. Je vous sais bonne et compréhensive. Alors, j’ose vous solliciter…

- Ah? Bien. Quel service puis-je vous rendre, Daniel lin?

- Hum… C’est si difficile à exprimer… tant pis… je me lance… apprenez à Gwenaëlle à se tenir en société, à se montrer moins nature…

- Quelle demande surprenante! Ne put s’empêcher de constater Brelan.

- Laissez-moi m’expliquer… Vous allez saisir la difficulté et la gêne… j’ai sorti Gwenaëlle de son époque lointaine, celle du néolithique, alors qu’elle tentait d’échapper à une bande de fous furieux armés jusqu’aux dents…

- N’en dites pas plus… vous l’avez sauvée et, inévitablement, ensuite, vous en êtes tombé amoureux…

- Pour simplifier, on peut résumer les choses ainsi, en effet. J’aimerais que vous veniez avec moi à Shangri La. Vous cerneriez mieux la situation.

- Hum… Tout de suite?

- Je sais faire taire mon impatience Louise.

- Shangri La, la cité mythique, le Paradis perdu, quelque part au Tibet, non? Questionna l’Artiste.

- En tout cas, elle n’en est pas si éloignée géographiquement… mais sur le plan matériel, le chemin sera long pour la rendre semblable à son modèle…

- Vous vous attelez à une tâche non impossible mais fort délicate, jeta Frédéric.

- Faites-vous cela pour Gwenaëlle? Reprit Louise.

- Ce serait égoïste… Non, je veux le faire pour mes amis, pour l’humanité…

- Combien de personnes peuvent embarquer à bord de votre vaisseau sidéral? Demanda Tellier avec pragmatisme.

- En n’étant pas regardant sur le confort, six au maximum. Il faudra nous serrer.

- Bien. Disons que nous partons dans deux jours.

- Ce délai m’agrée.

- En plus de Brelan et de moi-même, vous aurez le renfort de Pieds Légers, un jeune homme plein de ressources. Nous prendrons la mesure de vos besoins et nous retournerons chercher le matériel, voilà tout…

- Merci pour votre offre généreuse, Frédéric. Ce Pieds Légers, son sobriquet me dit quelque chose…

- Son véritable nom est Guillaume Mortot, renseigna Louise.

- Oh! Je vois. Un de mes amis l’a croisé dans une autre chronoligne… mais il était plus âgé… quant au Vaillant, qui doit nous transporter tous, il devra se translater au moins vingt fois avant de satisfaire les besoins de première nécessité de mon petit groupe.

- Vous semblez redouter ces « translations », je me trompe?

- Louise, lorsque vous ferez l’expérience des sauts quantiques, les conditions dans lesquelles ils se déroulent, hé bien, vous vous mettrez à prier Dieu, la Vierge et tous les saints…

- Vous ne me rassurez guère…

- Je préfère la franchise. Craddock vous narrera le premier saut de son vaisseau. Il en garde un souvenir cuisant.

- Hum… en attendant, vous connaissez le proverbe, « à chaque jour suffit sa peine », conclut Brelan.

*******************

En exil à Southampton en ce mois de septembre 1821, celui qui revendiquait le titre de Louis XVIII, recevait ce soir-là sa favorite, Zoé Victoire, comtesse du Cayla, fille d’Omer Talon, ancien procureur au Châtelet.


La jeune femme était parvenue à séduire le souverain putatif de la France par un désintéressement marqué pour les faveurs, l’argent et les bijoux.

Le Comte de Provence, malgré son impotence et son impuissance, n’en était pas moins homme. Il aimait la beauté des jeunes femmes fraîches, et appréciait particulièrement leur blondeur et leur candeur affichée.

Zoé Victoire, après avoir embrassé tendrement son Louis, s’empressa de lui conter les dernières frasques du frère cadet, Charles d’Artois mais aussi celles de son deuxième fils, le duc de Berry, - impétueux, coléreux et cyclothymique -, qui menait grand train à Londres grâce à la générosité du souverain britannique. Le père approuvait les égarements de son rejeton et l’imitait parfois avec autant de panache, oubliant qu’il était sexagénaire depuis quelques années déjà.

Tout en suçotant un biscuit à la cuiller trempé dans deux doigts de champagne, le roi opinait de la tête lorsque les remarques pleines d’humour de la belle faisaient tilt.

Après cet intermède réjouissant, Louis dut cependant passer aux choses sérieuses.

La maîtresse ne rechigna point à se laisser admirer et tripoter par le vieux podagre qui atteignait soixante-six ans au compteur de la vie mais qui en paraissait largement dix de plus.

Ah! La jeune femme avait réellement du mérite à agir ainsi et à accepter l’intimité de ce vieillard gras, adipeux, et, qui plus est, souffrant de la gangrène. Un partenaire peu ragoûtant. Les jambes du Comte de Provence pourrissaient lentement, dégageant des effluves de chair putrescente à vous soulever le cœur.

Mais Zoé Victoire s’acquittait de son ingrate tâche avec un zèle exemplaire. Sans doute attendait-elle une récompense de taille, le don d’une propriété par exemple…

Au fait, vous a-t-on dit que la comtesse du Cayla, mandatée par le Ministre de la police, Savary en personne - son amant de cœur - était en service commandé?

Ce matin-là, notre courageuse Zoé Victoire avait reçu un billet « anonyme » lui demandant de hâter la mort du podagre royal.

Mais diable, comment allait-elle accomplir sa mission sans que celle-ci lui nuise? La mort du « souverain légitime » de la France devait paraître tout à fait naturelle. Aucune autopsie ne devait être pratiquée.

Notre Zoé Victoire réfléchit à cet épineux problème plusieurs heures. Enfin, elle entrevit une solution.

Lorsque la comtesse se retira fort tard des appartements privés du Comte de Provence, louis, comblé, soupirait. Il sonna son valet de chambre, les yeux embués.

- Ces jeux ne sont décidément plus de mon âge. Mais je ne puis m’en passer. Ce n’est pas maintenant que je vais changer. J’ai trop lu Voltaire sous le manteau dans ma jeunesse.

Tandis qu’Antoine préparait le monarque putatif pour la nuit, Louis se détendait, oubliant les jalousies et les mesquineries de son cadet, le comte d’Artois qui, il y avait peu, lui avait jeté en pleine face:

« Mon frère, à votre place, je prierais la Sainte Vierge de m’accorder la grâce de mourir au plus vite ».

Charles était-il donc si pressé d’hériter, non du trône, mais du titre de roi de France?

Jamais les deux frères ne s’étaient entendus. Lorsque l’usurpateur s’était emparé du pouvoir, chacun, sans se préoccuper de l’autre, avait fui de son côté.

Mais comme l’Ogre Corse grignotait l’Europe, Charles et Louis avaient fini par se rejoindre en Angleterre. L’un résidait à la Cour, aux basques de l’Anglais, l’autre avait préféré opter pour une certaine discrétion.

Cependant, les espions patentés de Napoléon le Grand n’ignoraient rien des faits et gestes de la famille des Bourbons. Quant aux Orléans, itou. Le dénommé Louis-Philippe avait trouvé refuge en Amérique. Il y prospérait et oubliait peu à peu ses rêves dynastiques.

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