dimanche 14 mars 2010

La gloire de Rama 4 : l'apothéose du Migou : épilogue.

EPILOGUE


Tous les nouveaux embarqués étaient maintenant affectés dans leurs quartiers. Dans la salle de réunion, le commandant Wu avait réunis tous les chefs de sections de son vaisseau ainsi que les délégués diplomatiques impliqués dans l’Affaire des Asturkruks. Chacun se sentait mal à l’aise, plus ou moins conscient de posséder une double mémoire voire une triple avec des souvenirs incompatibles. En fait, Daniel Wu, lui, paraissait avoir pris son parti de cela et, détendu, présentait une humeur affable.
Après avoir réclamé et obtenu le silence, le commandant du Langevin commença son long exposé d’un ton calme, usant d’un langage clair, accessible à tous, mesurant le sens de chacune de ses paroles. Daniel Wu présidait la séance extraordinaire, placé au centre de la table de forme ovale, faisant face à la salle, ayant à sa droite l’ambassadeur Fermat et, à sa gauche, son ami de toujours l’énigmatique Antor. Puis venaient son officier en second et épouse, le capitaine Irina Maïakovska, le capitaine Benjamin Sitruk, Marie André Delcourt et Aure-Elise, sa jeune femme, le docteur Lorenza di Fabbrini, le lieutenant Uruhu, chef pilote du Langevin, Violetta Sitruk et le professeur médusoïde Schlffpt pour qui on avait aménagé un bassin portatif des plus confortables.
- Si je vous ai tous réunis, ici, ce soir, débuta le commandant Wu, c’est parce que j’ai estimé que des explications s’imposaient. Si je demandais à chacun d’entre vous de me faire part de ses souvenirs, de me raconter les derniers jours, je suis tout à fait certain que j’obtiendrais des récits confus, des réticences à s’ouvrir, un sentiment de trouble et de gêne. Tous vos récits se rejoindraient néanmoins sur un point : l’impossibilité de décrire précisément ses faits et gestes depuis… deux mois. Je vais tenter d’être bref car, certains, ici présents, ont déjà vécu un phénomène analogue.
Disant cela, Daniel esquissa un sourire rapide tandis que ses yeux bleu gris, amusés, se tournaient vers Antor d’abord, puis vers André et Lorenza. Enfin, il croisa le regard malicieux de Violetta. L’adolescente lui rendit son sourire espiègle.
- Bien, poursuivit-il plus sérieux. Voilà ce qui s’est réellement passé! Une fois encore, une fois de plus, une fois de trop pour moi et pour tout le Pan multivers, le cours de l’histoire de cette chrono ligne a été manipulé et la trame du continuum spatiotemporel, trop tendue et maintes fois reprisée, a souffert de la remise en place des événements. J’entre maintenant dans les détails : qu’évoque exactement pour vous le nom des Asturkruks?
Benjamin se gratta la barbe d’un air perplexe puis se décida.
- J’ai vaguement souvenir qu’il s’agit ou plutôt s’agissait d’une race guerrière, terriblement agressive, bionique, mi humanoïde mi calmaroïde. Je crois qu’elle nous disputait l’hégémonie de la Galaxie, usant de moyens prohibés par le Traité du Mowelle.
- Est-ce tout, capitaine Sitruk?
- Oh! Je déteste les paradoxes temporels! Ils me donnent la migraine! Je préfère ne pas creuser!
- Quant à moi, rétorqua Daniel, eh bien, je n’ai pas de tels scrupules! Vous avez mis le doigt où cela fait mal, néanmoins, Benjamin! Les Asturkruks étaient nos plus dangereux adversaires, plus encore que les Haäns!
- Tout à fait, compléta Fermat avec assurance. Plusieurs fois, l’Alliance a dû les affronter. Ils s’en sont pris directement au Sakharov que je commandais il n’y a pas si longtemps encore puis à ce vaisseau même, le Langevin! Et puis, ils ont disparu soudainement, silencieusement, comme s’ils n’avaient jamais existé! Nos mémoires ont été chamboulées à la suite de leur évaporation inexplicable, pour l’instant, mais pas totalement effacées!
Mais il y a plus grave encore! Fit l’ambassadeur après une pause imperceptible. L’Empire Haän, malgré ses importants problèmes intérieurs, ses coups d’État innombrables, ses assassinats, ses révolutions, garde des griffes acérées! Ainsi, il a récupéré le bagne de Penkloss aux Velkriss! 30% du peuple Castorii s’est rebellé contre l’Alliance et a rejoint l’Empire Haän, arguant du fait que notre gouvernement n’a pas satisfait les revendications territoriales légitimes de nos partenaires! Des raids pirates Otnikaï se multiplient dans le secteur d’Ophicius et notre président Marnousien se complait dans ses atermoiements!
Antor compléta ce sombre tableau de la situation.
- D’extrême justesse Naor a rejoint l’Alliance des 1045 planètes. Je rappelle que les Naoriens sont un peuple pacifiste de plantes télépathes capables de parasiter néanmoins n’importe quel humanoïde dans le but d’essaimer dans toute la Galaxie. Leurs ennemis héréditaires sont les représentants de Velkriss, espèce insectoïde semblable à des sauterelles, ou encore, pour la caste militaire dominante, à des mantes religieuses. Notre président Bigst a reçu dernièrement un message troublant émanant d’un illustre membre du monde des Pi… message qu’il ne faut pas prendre à la légère!
- Exactement, reprit Fermat. Si vous désirez plus de détails, apprenez que Penta Pi a demandé l’asile politique sur Terra! Le Président Bigst lui a accordé un statut provisoire, naturellement, sous condition, mais sans mesurer les conséquences politiques et autres de son geste de mansuétude!
- Sans doute cette condition consiste-t-elle à ne pas user de ses pouvoirs transdimensionnels? Demanda Lorenza sceptique. Autant demander à un alcoolique de promettre de ne plus s’enivrer!
- Effectivement, dit Daniel Wu. J’approuve votre méfiance. Cependant, permettez moi de reformuler la promesse d’Axel Sovad dans un langage bien plus direct : Penta Pi a juré sur l’équilibre du Pan trans Multivers de ne pas le foutre en l’air. Il a dit craindre de « mourir »!
Se croisant les doigts d’une façon qui dénotait ses préoccupations, Marie André, à son tour, prit la parole.
- Résumons plutôt la situation géo spatio stratégique de l’Alliance! Il appert que le pacte informel avec la dimension Pi est désormais rompu! Par notre faute, vous l’admettrez tous, ou du moins par la légèreté dont s’est rendu coupable notre Président! Les Haäns se montrent plus menaçants que jamais… des rumeurs circulent quant à un possible partenariat qui les lierait aux Velkriss de Shi-Kaa-A-Ta…
- Mais pas autant que dans la chrono ligne source 1721... Souffla subrepticement Daniel Lin.
Delcourt poursuivit, préférant ne pas tenir compte de la réflexion du commandant Wu.
- Les Castorii, en leur entier, quitteront tôt ou tard une Alliance qui jamais ne les a satisfaits.
- A propos, jeta Antor, nous soupçonnons le dénommé Kilius, malgré ses relations avec Denis O’Rourke, d’être un espion au service du Praetor Castorii. Ceci dit, Denis est d’accord pour surveiller son ami et de nous rapporter tout ce qui lui semblera suspect…
- Bien évidemment! Soupira Violetta narquoise! O’Rourke ne tient pas à se faire renvoyer comme un malpropre de la flotte pour trahison et de finir sur une planète en terraformation!
- Merci, mademoiselle Sitruk! Lança Delcourt d’un air pincé. Permettez que je reprenne! Les Velkriss, vous le savez tous, rêvent de ne faire qu’une bouchée de la planète Naor. Or, le traité que nous avons signé avec ses habitants, nous oblige à les protéger coûte que coûte, quel qu’en soit le prix.
- Bref, mesdames et messieurs, répliqua Daniel Wu sarcastique, vous préférez manifestement la situation antérieure même si vous ignorez dans les grandes largeurs en quoi elle consistait! De plus, vous me reprochez, à mots couverts, d’avoir interféré dans le cours de cette chrono ligne d’une manière désinvolte! Cependant, je vous rappelle que je n’ai pas agi seul et que je n’ai fait réparer qu’une erreur ancienne!
- Ne prenez pas la mouche! Proféra Fermat. Commandant Wu, vos subordonnés ne saisissent pas exactement la situation. La Supra Réalité quantique les effraie! Moi seul peux vous soutenir sans réserves et déclarer froidement: nous n’avions pas le choix! Une fois pour toutes, il nous fallait anéantir les Asturkruks et leurs succédanés, les Alphaego. C’étaient eux ou nous.
- Les Alphaego? S’étonna Irina. Je croyais qu’il s’agissait d’une race éteinte depuis au moins un million d’années. D’après nos études concernant la planète Aruspus, cette espèce se serait détruite par auto vampirisme…
- Capitaine, fit Lorenza, vous ne présentez qu’un aspect du problème!
- Effectivement! Renchérit l’ambassadeur en titre. La nouvelle race des Alphaego était issue des manipulations génétiques des Asturkruks. Et ces manipulations avaient pour but d’annihiler à terme l’Alliance.
- Je répète, marmonna Daniel distinctement que lesdits Asturkruks n’auraient jamais dû voir le jour sans un incident malencontreux provoqué par notre ignorance.
- Incident découlant de nos tentatives maladroites de matérialisations d’Odaraïens et de guerriers Haäns dans la piste 1721 originelle, compléta Fermat.
- Nous pouvons nous poser cette question cruciale, résuma alors Antor : avons-nous, dans notre désir compréhensible de nous défendre, créé un mal pour un bien? Désormais, il suffirait que les Haäns trouvent leur Dioclétien…
A ce nom d’Empereur romain, Benjamin tressaillit. Le commandant Wu remarqua aussitôt le trouble de son subordonné. Cependant, Antor poursuivait comme si de rien n’était.
- … qui mettrait fin à la guerre civile de l’Empire de Haasucq. Ce dernier n’aurait plus alors qu’à signer toute une série de traités d’assistance mutuelle avec les Velkriss, ensuite avec les Castorii et, pourquoi pas la dimension pour que les 1045 planètes se retrouvent isolées et contestées. Notre Alliance demeure fragile ; elle peut disparaître à tout moment! Là, je ne prends pas comme exemple l’Empire romain, mais je fais appel à la logique. Pensez comme ce serait facile à tous nos adversaires, unis, de nous détruire en s’en prenant à Hellas et à la Terre. Pour parvenir à ce but, ils n’auraient que la peine de chercher dans nos passé tumultueux un esprit maléfique qui amènerait nos deux peuples à s’affronter jusqu’à l’anéantissement!
- Pensez qu’il serait si simple pour les Haäns de bénéficier de l’appui de van der Zelden! Jeta Fermat.
Tous frissonnèrent sans en comprendre véritablement la raison. Toutefois, Violetta, qui avait conservé plus de souvenirs de son deuxième moi que le reste de l’assistance, objecta de sa voix pointue:
- Oncle André, je ne suis pas d’accord! Pas d’accord du tout! La Mort ne joue que sa propre partie!
Avec un haussement d’épaules, l’ambassadeur préféra ne pas tenir compte de cette interruption. Pragmatique, la capitaine Maïakovska voulut des détails supplémentaires.
- Supposons que la chrono ligne 1721 originelle n’ait jamais été modifiée, que serait-il advenu de nous tous?
Daniel rectifia tout en remettant en place sa mèche rebelle.
- Nous? Aucun d’entre nous n’existerait et n’aurait jamais existé sauf pour une vague Entité obligée de composer avec la nécessité… Par contre les Alphaego transgéniques et les homunculi « frères » de Pamela Johnson issus du cube de Möbius rouvert accidentellement, du fait même de l’échec de Sarton, auraient anéanti la civilisation Haän, puis auraient parasité le Pan Multivers en son entier! L’étape finale aurait inévitablement conduit à une guerre Asturkruks/Pi, qui aurait abouti à la victoire de ces derniers au grand dam de l’agent temporel Michaël…
- Holà! Il n’y a rien d’éthique dans toutes ses guerres! S’écria Lorenza. Nous n’agirions tous que poussés par la crainte de ne plus exister ou survivre?
- Hélas, c’est là le véritable moteur de l’Univers! La conservation! Pas que de l’information! Soupira Daniel Lin mélancolique.
Irina souleva un paradoxe, se remémorant le fait que son mari avait été involontairement à la source de la création des Asturkruks.
- Si les humains se retrouvent réduits en esclavage, ils ne pourront en aucun cas « créer » les fameux Asturkruks! La ligne temporelle issue de l’échec de Sarton ne devrait pas même exister. Je me trompe ou pas?
- Irina une seconde! Fit le commandant Wu, ses yeux étincelants. Tu ne maîtrises que partiellement la Théorie des Quanta! Les Haäns et les Asturkruks se sont rencontrés quelque part sur une ligne temporelle déviée ou pas… dans le Pan trans multivers quantique, tout est connecté… comme au sein d’un super cerveau, d’une Supra Intelligence… Rien ne se perd, rien ne se crée… Tu connais l’adage…
Pour une fois, le docteur di Fabbrini mit sa morale de côté et osa hasarder:
- Si une Alliance entre , Haäns, Castorii et Velkriss se nouait, ne nous faudrait-il pas intervenir dans l’espace-temps, cela m’est difficile de l’admettre, soyez en assurés, en 1867, je crois, pour empêcher tous nos adversaires d’entrer en contact avec mon ancêtre indirect le comte Galeazzo di Fabbrini, cet être maléfique, dépourvu de tout scrupule?
- Certes, lui répondit le commandant Wu… Mais j’ai déjà soupesé les conséquences d’une possible intervention de notre part à cette époque… j’ai alerté les Helladoï et les ai mis en garde à ce sujet. Ceux-ci ont bien voulu prendre en charge la surveillance transtemporelle de quelques personnes qui ont approché le comte, notamment Frédéric Tellier, Louise de Frontignac, Ignace Loiseau, Guillaume Mortot, et ainsi de suite…
- Ah! Oui! Le choix de Galeazzo, son approche par nos ennemis potentiels entraînerait automatiquement la confrontation avec l’Artiste et Sarton! Acquiesça alors la doctoresse.
- Euh… Siffla alors Violetta, là, je m’avoue dépassée… ce Sarton, est-il mort, en vie? Dans cette dernière hypothèse, duquel s’agit-il?
- Ma grande, le conseiller privé de notre dimension, la renseigna Daniel Lin, est mort en 2485. D’une manière ou d’une autre, nous serons obligés de prendre langue avec lui… Qu’il appartienne directement à notre chrono ligne ou pas…
Aure-Elise Delcourt s’ennuyait ferme. Elle ne comprenait rien ou presque aux échanges qui duraient beaucoup trop longtemps à son goût. L’esprit troublé par des souvenirs brumeux, elle se permit de couper la parole à l’ambassadeur adjoint qui était en train de dire :
-Il n’y a pas que le sinistre Galeazzo qui pourrait être contacté par les Haäns et consorts… Souvenez-vous de ma captivité dans le Londres des années 1890, captivité dont je vous ai fait longuement le récit… Ce britannique qui répond au nom de Sir Charles…
- S’il vous plaît, lança Aure-Elise, vous discourez tous depuis plus d’une heure sans expliquer vraiment pourquoi nous éprouvons tous un mal être plus ou moins prononcé. Dans ma tête, se bousculent d’étranges images semblant appartenir à une autre vie, à un double, une autre Aure-Elise, qui me ressemble comme une goutte d’eau, qui est moi et n’est pas moi pourtant. Pourquoi?
- Précisez, très chère… Demanda la Russe.
- Ce matin encore, j’ai éprouvé la même sensation. Une autre moi-même, mais étrangère, me dévisageait à travers le miroir. Je me brossais les cheveux devant ma coiffeuse et, soudain, l’image qui se reflétait dans la glace ne portait plus les mêmes vêtements. De plus, elle paraissait légèrement plus jeune, plus… naïve! Mon double, les cheveux libres, était vêtue d’un tailleur extrêmement cintré, d’un chemisier à jabot, comme auraient pu en porter les femmes vers… je ne sais pas, moi, vers? 1900? Mais le plus déstabilisent ce n’est pas cela! J’ai à peine vingt ans; je suis donc née en 2497... Or, les souvenirs de mon enfance sur Mars sont comme brouillés, occultés… A leur place, je vois des boulevards pavés, des avenues ombragées, un sol irréguliers où mes pieds chaussés de bottines noires glissent souvent, des véhicules hippomobiles, des fiacres tirés par des chevaux qui n’hésitent pas à lâcher leur crottin. Des exhalaisons d’égout chatouillent désagréablement mes narines pourtant habituées à pareilles senteurs fortes. Notre-Dame est noire! Parfois, dans mon petit salon, j’entends des airs désuets, du Fauré, du Debussy ou… du Satie joués maladroitement sur un piano passablement désaccordé…
Marie André renchérit :
- Tu n’es pas la seule à être victime de ce phénomène bizarre. Moi, il m’arrive de me croire en train de parcourir la salle des pas perdus du Palais de Justice de Paris, ou bien encore, je me vois me balader quai des Tournelles, ou flânant dans les allées du marché aux fleurs un matin de mai, puis aller admirer les peintures et les vitraux de la Sainte Chapelle. Or, je ne suis pas natif de Paris, et ce Paris que je décris et que j’ai l’air de connaître comme ma poche, n’existe plus depuis bien longtemps. Qui peut m’expliquer cela?
Sitruk prit la parole, lui aussi désirant révéler ce qui le tracassait depuis le début de cet échange.
- Puisque nous en sommes aux aveux publics, je viens ajouter ma contribution. Ma désorientation ne va pas aussi loin, du moins dans l’espace car, moi, je suis bien né sur la planète Terre. Par contre, dans le temps, je vous bats tous de loin! La pourpre et les ors de palais antiques de Rome, de Vienne, de Milan, de Nicomédie et d’Alexandrie me sont plus que familiers. Souvent, je crois chevaucher, une lourde et peu commode cuirasse emprisonnant mon torse, un casque muni d’un cimier rouge protégeant mon chef, à la tête d’une légion romaine, entouré de mes légats et de mes préfets, fier des enseignes impériales, allant apporter l’ordre et la paix de mon Empire!
Violetta, à cette description qui ne manquait pas de panache et d’orgueil, éclata de rire d’une manière tout à fait rafraîchissante.
- Papa! Cela ne m’étonne pas! Si je ne me trompe pas avec tous ces souvenirs imbriqués, un instant, tu as été dans la peau de Maximien! Tu t’es comporté comme lui!
Le pilote néandertalien leva timidement la main afin de prendre part à la conversation.
- Euh… je pense être victime des mêmes étranges distorsions mémorielles que vous… Mes souvenirs ne me montrent pas des villes en pierres ou en marbre anciennes, des palais tous plus fastueux les uns que les autres, mais de vastes plaines glacées enneigées, des cieux encore non violés hormis par divers volatiles, éclairés la nuit par des étoiles à profusion qui brillent d’un éclat inconnu. Dans l’air froid nocturne et serein, à peine réchauffé par un maigre feu bien magique à mes yeux, s’élève le chœur des Anciens de ma tribu. Les hommes psalmodient un chant mélancolique aux paroles perdues dans les profondeurs des siècles. Un langage oublié de tous ou presque, que, pourtant, je parle encore. Une langue qui m’émeut par-delà les mots… Faite de cris, de claquements, de hululements, d’onomatopées, de crissements, de grincements…
Ce nom, K’Tou que je porte, la véritable appellation de mon espèce, j’en suis fier! K’Tou! Cela sonne comme le son d’une trompe! Cela claque au vent comme le défi relevé par ceux qui marchent debout, ceux qui pensent, les hommes, enfin! Ceux qui savent tailler la pierre, allumer et conserver le feu, ceux qui chassent, qui enterrent les morts, qui le soir, à la veillée, racontent les fabuleux récits des divinités de la nature, ceux qui, au fond de leur cœur, vénèrent le dieu unificateur du Grand Tout! Le dieu des Dieux qui les a faits frères des éléphants laineux, des ours vaillants, des rennes et des redoutables lions des cavernes! Pi’Ou Minga Brohor Palk Chiiga! Les K’Tous, ce sont les fils du singe dressé, les enfants de Pi’Ou, Pi’Ou le vénéré, qui, le premier marcha debout, dressé, qui, le premier, prit une pierre pour la tailler!
- Lieutenant, je comprends tout à fait votre désarroi, fit amicalement Lorenza. Vous êtes l’unique rescapé d’une espèce disparue depuis des millénaires. Vous ne pouvez expliquer comment vous avez atterri dans ce XXVI e siècle hyper technologique. Vous préférez passer votre temps libre dans l’arboretum, auprès de votre ami Gllump. Ainsi, vous êtes devenu l’interprète attitré de l’orang-outan, notre laborantin. Vous seul maîtrisez le langage du grand singe roux et êtes capable d’en distinguer toutes les nuances.
- Pourquoi tous ces accrocs dans notre mémoire? Pourquoi tous ces échos? Questionna l’adolescente. Qui va répondre? Oncle André? Oncle Daniel?
- Je me dévoue, dit Fermat avec chaleur, ce qui était plutôt rare chez lui. Docteur di Fabbrini, Violetta, Daniel Lin, Antor, et bien évidemment moi-même , nous nous sommes retrouvés munis, à notre corps défendant, d’une triple mémoire… Cela est arrivé il y a quelques jours à peine. Quant aux autres espèces intelligentes, à l’équipage du Langevin, aux Haäns et consorts, ils sont tous maintenant confrontés à une mémoire double. Le problème se résume ainsi: notre monde avec les Asturkruks ou sans les Asturkruks. Pourquoi? Parce que tout simplement cet équipage-ci a dû réagir pour rétablir une histoire de la Galaxie sans les Calmaroïdes afin de survivre!
- Quant à moi, ajouta Antor, je suis le seul témoin direct du temps alternatif de la domination Haän. Détail supplémentaire: je connais très bien Charles Merritt mon geôlier au XIX e siècle, notre adversaire potentiel. Malgré moi, je ne pardonne pas à Penta  ce que j’ai dû supporter durant les deux mois de mon existence en ces temps barbares! Dois-je rajouter quelque chose?
- Inutile, acquiesça Daniel avec compréhension et empathie. Tes souffrances doivent rester intimes…
-Merci Daniel Lin, mais la façon dont j’ai été délivré est encore à venir pour vous…
- Restons-en là! Affirma avec force le commandant Wu, gêné aux entournures. Ne nous quittons pas sur cette note douce amère. Ce soir, je vous invite dans mes quartiers à assister à un divertissement musical impromptu… Violetta, Benjamin et moi-même espérons vous réjouir et vous réchauffer l’âme avec des œuvres du grand Jean Sébastien Bach, de Mozart, de Liszt, puis nous prendrons le thé que je servirai selon l’antique cérémonial, et, si ce concert vous a plus, je ferai en sorte qu’il ne reste pas unique!
Tous approuvèrent, mais Benjamin moins chaudement que les autres car il se voyait déjà s’exercer tant et plus sur sa flûte!

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Le concert eut naturellement un franc succès. Le duo flûte harpe (Mozart), avait enchanté l’assistance, de même que la flûte solo ( Syrinx de Debussy), le duo clavecin flûte ( Bach), le piano (Jeux d’eau de la Villa d’Este), les suites anglaises n° 5 et 6 et, pour terminer en beauté, la grande Chaconne transcrite pour clavier.
Dans le salon privé des appartements de Daniel Wu, il y avait un coin exclusivement réservé à la cérémonie du thé. Vêtu de soie noire, jade et orange, l’hôte recevait ses invités, André Fermat, le couple Delcourt et Lorenza. Le quatuor s’assit autour de la table basse. Sur une desserte se trouvaient la bouilloire, le réchaud et les accessoires. A gauche de la petite table, un récipient faisait office de crachoir. Nullement nécessaire, il figurait cependant afin de respecter le cérémonial multiséculaire.
Daniel prit place à son tour. Il avait près de lui la petite théière dressée sur son bateau. Celui-ci était posé sur le plat à thé. Naturellement, autour de la théière figuraient de minuscules tasses en porcelaine fine, translucides, ainsi que la boîte à thé et le support pour la bouilloire.
Daniel avait veillé à ce qu’il ne manque ni le plateau avec la serviette pliée ni la cuiller pour chacun des invités.
Les cinq amis discutaient de choses et d’autres lorsque enfin le couvercle de la bouilloire se souleva ; le commandant put donc montrer sa maîtrise dans l’art de servir le thé.
Après avoir versé minutieusement l’eau bouillante dans la théière, Daniel y jeta quelques feuilles de thé genre puits du Dragon ( Lung-Ching). Délicatement, il remit le couvercle, inspira et expira trois fois avant de verser le thé dans les tasses. Les invités ne bougèrent pas encore, conscients que la cérémonie commençait à peine.
Calculant tous ses gestes, le commandant reversa immédiatement le contenu des tasses dans la théière, tout cela dans un silence religieux. Enfin, après avoir attendu encore le temps de trois nouvelles respirations, le daryl servit le thé à ses invités qui retenaient leur impatience.
Fermat avala doucement son breuvage, gorgée près gorgée, savourant le goût délicatement parfumé de la boisson, imité par les Delcourt et Lorenza. Entre la première et la deuxième tasse, les amis se permirent de reprendre leur conversation. Respectant eux aussi le cérémonial, Lorenza, Marie André, Aure-Elise, et l’ambassadeur avaient pris grand soin de se vêtir de longues tenues de soie aux couleurs chatoyantes. La doctoresse fit un compliment sincère à son hôte.
- Daniel, permettez-moi de vous dire que vous représentez véritablement la quintessence de l’art ancestral du thé. Avec vous, la tradition ne peut se perdre. Sans doute, cette connaissance vous vient-elle de votre grand-père?
- Plus ou moins, fit l’intéressé. Je dirai plutôt de l’holo simulation de Li Wu car, voyez-vous, je me suis entraîné durement ces derniers jours!
- Je croyais que c’était inné!
- Quant à moi, soupira Fermat, je préfère de loin cette cérémonie à celle du repas rituel guerrier Kronkos! Dire qu’hier, j’ai dû me soumettre aux exigences de Kiku U Tu!
- Vous ne fûtes pas le seul! Lança Aure-Elise.
- Ambassadeur, comme je vous comprends! Fit Lorenza. Les Troodons dévorent leurs défunts afin de pallier toute pénurie! Votre charge n’est pas une sinécure!
- Regrettez-vous votre poste de commandant? Hasarda le secrétaire d’ambassade.
- Parfois! Reconnut André. Il m’arrive d’avoir la nostalgie de la passerelle, du temps où je pouvais dire : en avant toute! Et tout droit jusqu’à l’étoile du matin!
Daniel sourit mais répliqua.
- La citation exacte ne serait-elle pas plutôt: « en avant jusqu’au matin »?
Constatant la mine renfrognée de son ancien supérieur, le commandant Wu préféra ne pas insister. Lorenza eut le mot de la fin :
- Quant à notre mission d’exploration de la Galaxie M 33, celle-ci commence à peine! Si, à cause de la situation du quadrant, les amiraux Venge et Prentiss ne changent pas d’avis, nous allons vivre ensemble durant vingt années une merveilleuse aventure en bonne compagnie!

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La barge venait de s’arrêter, lourdement chargée, sur les rives de Birghâh, le fleuve principal du continent Binkq de la planète Haasucq. Une théorie de paysans débarqua, puis ce furent quelques riches marchands qui espéraient vendre leurs produits rares et précieux lors de la foire annuelle. Par miracle, la capitale était en paix depuis deux ans déjà. Ce fait n’empêchait pas la garde impériale de contrôler activement tout voyageur qui accostait. Les soldats affichaient un air hautain et prenaient leur tâche avec cœur. Il y avait une bonne raison à cela ; le dernier Empereur, intronisé il y avait six mois à peine, Kuruk Premier le Valeureux, en fait un usurpateur de première classe, exigeait une surveillance et une fouille strictes. Il craignait à juste titre d’être renversé par un coup d’état ou encore de finir son existence avec un poignard à double lame Haän entre les omoplates! C’était ainsi qu’effectivement avaient péri ses vingt-quatre prédécesseurs immédiats durant les dernières cinquante années!
Les Haäns, qui, par les manigances de Penta , connaissaient l’anarchie depuis le XXVIe siècle, avaient renoncé à comptabiliser leurs despotes. Certains chefs de guerre n’étaient reconnus que par une minime fraction de l’Empire et s’affrontaient donc en des guerres incessantes. L’Empereur actuel avait réussi l’exploit de se faire introniser par toutes les colonies!
Si craintif qu’il fût, Kuruk ne pouvait cependant se douter que, de la barge, débarquait le futur grand Empereur réunificateur de tous les Haäns, le dénommé baron Opalaanka, rescapé du bagne de Penkloss et de multiples manipulations temporelles. Il avait retenu à la perfection les leçons d’histoire d’un certain Maximien. Le Romain lui avait raconté les heurs et malheurs de l’Empire du IIIe siècle. Ainsi donc, notre noble personnage avait la conviction profondément ancrée en lui d’être l’élu de l’Empereur divinisé Tsanu 1er. Son esprit ne l’avait-il pas chargé de rendre la grandeur et la gloire à toute la nation Haän?
- Je serai le nouveau Tsanu de l’Empire! Se murmurait sans cesse tel un mantra le baron, tout en se laissant fouiller impassible par un géant roux qui puait la mauvaise bière Haän.
Celui qui allait régner sous le nom de l’Empereur Tsanu XIII Gaachak, le Réunificateur, passa avec succès les contrôles et s’enfonça dans les ruelles sombres et étroites de la capitale. En années standard, nous étions le 2 juin 2753. Le futur était en marche et l’alliance humano helladienne était en danger.


A SUIVRE DANS « MEXAFRICA »….