samedi 13 juillet 2013

Le Nouvel Envol de l'Aigle 3e partie : Nouvelle Révolution française chapitre 26 4e partie.



Les Pi, ayant désormais perdu leur libre arbitre, marionnettes pitoyables entre les griffes du Dragon Noir, recrachés, ne pouvaient avoir conscience de la perte qu’ils venaient de subir. En complotant contre l’espèce humaine, ils ne se rendaient pas compte qu’ils se sacrifiaient eux-mêmes par la même occasion. En effet, lorsque toutes ces manigances auraient conduit à la victoire de Fu, Mani Aniang et consorts ne seraient plus rien, pas même la trace fugitive d’un fragile souvenir évoqué, pas même un trait de crayon tracé malhabilement sur une feuille puis effacé, pas même une ombre impalpable d’une existence passée.
Gommés de la Supra Réalité, les p n’auraient jamais, véritablement jamais vécu, pensé, rêvé, comploté, souffert, gagné ou perdu. Leur victoire ou leur défaite n’aurait pas, plus ce goût d’amertume qui titille les papilles et reste longtemps en bouche. Inanité de l’orgueil… Rien ne m’est rien. Rien, le Néant total, absolu et éternel…
Vienne la nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont je demeure.
Aurait pu penser et triompher Fu le Suprême s’il avait été sensible à la beauté des mots, à la musique des vers d’Apollinaire. 
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Or, fort loin de cet Outre-Lieu, inaccessible, le véritable souverain Dan El qui avait écrasé le mal toujours renaissant, qui avait dompté l’Hydre surgescente, goûtait quant à lui pleinement la saveur particulière et ironique présentement de cette strophe du poète mort trop tôt.
Les démons du hasard selon
Le chant du firmament nous mènent
A sons perdus leurs violons
Font danser notre race humaine
Sur la descente à reculons…
Moi qui sais des lais pour les reines
Les complaintes de mes années
Les hymnes d’esclaves aux murènes
La romance du mal-aimé
Et des chansons pour les sirènes.
Après avoir achevé de matérialiser le chef-d’œuvre d’Apollinaire, le jeune Ying Lung interpréta sur son Steinway la deuxième gymnopédie de Satie puis enchaîna avec la deuxième Gnossienne du même compositeur tout en conservant dans ses yeux et ses lèvres pâles un sourire ironique et désenchanté qui en disait long sur ses états d’âme. 
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- Tout le monde s’accorde à dire que la vie est absurde. Je partage cet avis… mais rien ne peut la remplacer… Aucune expérience virtuelle, aucune simulation…
A ses côtés, Gwen lui fit tendrement à l’oreille:
- Encore tes idées noires, mon maître? Pourquoi ne les laisses-tu pas se noyer au fin fond du gouffre de feu?
- Ne t’inquiète donc pas tant, mon amour. Elles se sont enfuies bien loin à ta vue, ma princesse, ma Rosamundi.
- Rosamundi? Je ne comprends pas…
- Rosamonde, Rose du Monde, rose de mon monde, de mon Univers, mon amour…
- Mais je m’appelle…
- Chut… tu portes tous les noms qui te conviennent, Gwen, tous ceux que je veux… Tu es le résumé de toutes tes sœurs humaines…
Très doucement, la Celte  déposa un nombre incalculable de baisers dans le cou, sur le front et les paupières de son amant avant d’y atteindre les lèvres.
- Demain, nous irons planter un arbre, dit Daniel Lin à sa tendre et belle.
- Où cela, mon maître? Répondit Gwen tout en continuant son manège.
- En Bretagne, dans la mythique forêt de Brocéliande. Vois-tu, durant son existence, chaque humain devrait nous imiter.
- Certes… mais… Ensuite?
- Oh! Ensuite, hé bien, nous irons à la rencontre de vieux amis que j’ai négligés ces derniers temps, articula Dan El, se méprenant volontairement sur les attentes de la jeune femme. Merlin, Viviane, Morgane, Arthur Pendragon… 
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- Daniel Lin… Encore un voyage… je ne…
- Ma mie, ma douce, ma moitié… Gwen, oh ma Gwen… tu n’es pas d’accord… cela n’a aucune importance… je t’aime…
- Je t’aime moi aussi mais…
- Là-bas, dans ce monde magique, nous incarnerons Morgane et Merlin un instant, une seconde, une Eternité. Les descendants des témoins de nos prodiges chanteront pour la postérité nos exploits, en broderont un conte sans fin…
- Daniel Lin, tu ne peux rester en place… tu es incorrigible. Oublies-tu que je suis grosse de plus de huit mois et que…
- Tu es belle comme la promesse d’une nouvelle vie, Gwen. En fait, je me contentais de formuler un souhait, de t’avouer mon rêve. Je le sais bien que nous ne pouvons nous permettre présentement une escapade.
- Gana-El n’est pas rétabli.
- Il est encore faible, ma chérie. Je ne puis exiger de lui qu’il prenne en charge la cité.
- Tu restes ici alors, avec moi…
- Gwen, rien ne vaut ton amour. «  Pour toi, je donnerais toutes les fleurs du monde, Tous les lilas blancs et mauves, Oui, pour toi… ». Tu es la plus belle et la plus enivrante des fleurs…
Daniel Lin n’acheva pas les vers d’un poème encore à écrire. Il avait trop à faire. Nouria accouchait. Le nouveau vaisseau d’Albriss décollait justement en cette seconde pour un premier essai et Craddock s’en revenait d’une virée aux Caraïbes. De plus, Gwenaëlle, malgré sa grossesse bien avancée, réclamait sa part de tendresse et de plaisir.
Avec mille précautions, le jeune Ying Lung entreprit de la satisfaire. Il ne fallait pas faire de mal au bébé Anaëlle et précipiter l’accouchement. Lui aussi donc, se laissa emporter par le désir. Quelques minutes plus tard, il fut comblé. Pour autant, il était parvenu à la fois à préserver la fillette et à faire en sorte que la K’Toue, à l’infirmerie, ne ressentît pas excessivement les douleurs de l’enfantement. Désormais, Shangri-La comptait deux Néandertaliens de plus, deux adorables vies nouvelles, pleines de  gentillesse venaient enrichir la communauté. Dan El s’en réjouit tout en jouissant une nouvelle fois.
Avant de sombrer dans le sommeil, Gwen entendit les vers de ce rondeau.
Le temps a laissé son manteau
De vent, de froidure et de pluie,
Et s’est vêtu de broderie,
De soleil luisant, clair et beau.
Il n’y a bête, ni oiseau,
Qu’en son jargon ne chante ou crie:
Le temps a laissé son manteau!
Rivière, fontaine et ruisseau
Portent, en livrée jolie
Gouttes d’argent d’orfèvrerie,
Chacun s’habille de nouveau:
Le temps a laissé son manteau.
Avant d’abaisser ses paupières ourlées de longs cils, la future mère put entrapercevoir, désormais accroché, face au lit, sur un mur de lumière, le célèbre tableau de Botticelli, Le Printemps. 
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- Mon maître, Dan El, c’est toi qui…
- En ton honneur, ma tendre Gwen. Un simple emprunt. Dors maintenant. Tu en as besoin.
- Merci, mon ami…
- Non, merci à toi, mon amour. Tu me donnes tout le bonheur du monde. Je m’en vais rejoindre Alban et Guillaume. Ils veulent me voir pour mettre au point une holo simulation sur le Paris de Charles VII.
Après un dernier baiser, le jeune Ying Lung, tout fringant et plus régénéré que jamais, s’évapora de la chambre où la Celte venait de s’endormir. Bientôt, elle rêverait d’une contrée fleurie, toute parfumée, au ciel d’un bleu parfait, seulement agrémenté de quelques petits nuages blancs pour faire joli et rompre la monotonie, d’un pays où les biches non craintives quémandaient dans les mains des femmes rousses ou blondes leur nourriture.

***************

Shah Jahan, chevauchant le Baphomet, affrontait les impitoyables tempêtes du temps. Devant son véhicule et tout autour de lui, des tourbillons noirs, menaçants et monstrueux prenaient forme, s’étiraient et s’étendaient pour s’amalgamer et se fondre en un ouragan affamé. Notre intrépide cavalier, aussi aguerri et  courageux fût-il, peinait à conserver un équilibre de plus en plus précaire. Le maelstrom infernal spiralait en bouches géantes et goulues, augmentant davantage sa vitesse de rotation à chaque seconde qui passait, lançait des tentacules préhensibles en direction de tout ce qui passait à sa portée pour l’engloutir tel le gosier jamais rassasié d’un ogre gargantuesque.
Naturellement, ce cyclone était artificiel.
Dans son périple mouvementé, le prince Moghol voyait s’ouvrir périodiquement d’énormes gueules dentées qui émettaient des grognements inarticulés et furieux  qui lui étaient destinés. Mais les sons assourdissants se fractionnaient, déphasés. Ces rugissements, comme passés au travers d’un prisme sonore a-temporel, devenaient inopinément matériels, tangibles, miroitaient, s’effeuillaient et réapparaissaient ailleurs, dans un lointain inaccessible, par-delà les dimensions et les réalités, pour revenir soudain à toute vitesse comme des boomerangs désaxés afin d’assaillir le valeureux souverain. 
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Mitraillé, criblé de toute part, Shah Jahan n’avait d’autre recours que de courber les épaules et d’enfoncer la tête dans ses mains afin d’échapper au maximum à ces coups de boutoir, tandis que ses vêtements, déchirés par les vents quantiques devenaient hardes, haillons multiséculaires, loques informes, exposant la chair du malheureux téméraire aux myriades de morsures anentropiques.
Mais bientôt, le corps mis entièrement à nu, lacéré, sanglant, fustigé par le knout des puissants et furibonds tourbillons temporels, épuisé, le prince s’effondrerait pour basculer dans la gorge démultipliée à l’infini du perfide Dragon Vengeur dont l’opalescence anthracite se devinait à chaque souffle furieux de la tempête ensorcelée.
Tapi, dissimulé derrière une improbable nébuleuse, partout et nulle part à la fois, Fu savourait par anticipation son triomphe inéluctable. Pour lui, faire souffrir Shah Jahan, le traquer ainsi, ce n’était qu’un jeu cruel, un amusement enfantin, une distraction sans conséquence. Cet humain sans talent particulier, qui avait pourtant réussi à s’approprier ce véhicule interdit, devait être puni, pour le fun!
L’Incomparable Fragrance sombre et délétère savait qu’en s’en prenant au Grand Moghol, en s’acharnant sur lui, elle affaiblissait et l’humanité tout entière et l’Exilé volontaire.
Désormais, les sons encore plus fragmentés, ce qui aurait paru impensable il y a une attoseconde encore, débités à une cadence infernale, bombardaient en rafales houleuses, sur un staccato accéléré le prince aventureux. Encore une femto seconde, pas plus, et c’en serait trop tard pour le fou amoureux, l’inconséquente petite vie qui avait osé défier l’Equilibre du Pantransmultivers projeté.
Torturé au-delà de tout entendement, le visage tordu par la douleur, Shah Jahan avait fermé les yeux et ses paupières closes laissaient perler des larmes de honte et de souffrance mêlées. N’y avait-il personne, aucun dieu miséricordieux pour faire cesser cette cruauté?
Or, la mort se dérobait à l’appel du prince. L’audacieux Moghol ne devait escompter aucun soutien, pas même le néant. Pourtant, son serviteur fidèle l’attendait là-bas, en son Palais et dormait, à n’en pas douter d’un sommeil confiant et paisible. Allah le Grand ignorait les tourments du présomptueux. Depuis longtemps, lassé de ces défis, il l’avait abandonné. Tant pis pour toi. Tu as bien cherché ce qu’il t’arrive! Tu as nargué les forces obscures, leur as fait un pied-de-nez… maintenant, les djinns se vengent. Tombe et succombe… oui, là, en cet instant!
Mais l’inévitable ne survint pas. Les perfides et meurtriers traits, les cascades aiguillons, les flèches blessantes disparurent d’un seul coup. La souffrance subie n’avait jamais été prodiguée.
Choqué, ne croyant nullement qu’il était tiré d’affaire, Shah Jahan rouvrit ses yeux noirs, persuadé être le jouet d’une illusion. Les gueules avaient pourtant laissé la place à des spirales serpentiformes, d’une luminescence surbrillante. Désormais, les torons scintillants caressaient avec tendresse le corps si éprouvé du prince amoureux. Le jasmin et la rose, répandus en abondance sur le Grand Moghol, mêlaient leurs senteurs parfumées, masquant ainsi l’odeur âcre et acide du sang qui gouttait encore des innombrables plaies du martyr.
- Me comprenez-vous? Fit une voix en farsi.
- Oui… je… êtes-vous Vishnou, Shiva ou un vénéré hadj? Je ne vous vois point. Où êtes-vous?
- Autour de vous. Je ne vais pas tarder à apparaître. Dès que j’aurai rassemblé les lambeaux de mon avatar. Il y a si longtemps que je n’avais revêtu forme humaine! Vous me voyez maintenant, non?
- En effet, je vous distingue parfaitement. Vous êtes assis à mes côtés. Cependant, je ne vous connais pas, je ne vous ai jamais rencontré durant tous mes voyages. Vous m’avez sauvé mais vous n’êtes pas un dieu.
- Je m’appelle Antor. Tel fut mon nom jadis, dans un futur à venir qui, pour moi, appartient au passé. J’étais en route pour rejoindre un ami, mon frère parmi les étoiles, un autre moi-même perdu depuis des éons, un frère que j’avais presque oublié. Présentement, il a besoin de moi… je vous ai croisé sur mon chemin subissant la colère de…
- De?
- Laissons là son identité. J’ai osé m’interposer, espérant être de taille. Alors, ne provoquons pas davantage votre tourmenteur, voulez-vous? Je pense que nous nous rendons dans le même lieu et à la même époque. Plessis-Lès-Tours en l’an 1473 de l’ère chrétienne.
- C’est cela, en effet. Vos yeux, vos cheveux, votre teint, vos habits… tout en vous est étrange! Votre corps n’a aucune substance. Êtes-vous donc un djinn échappé d’un conte arabe?
- Je n’ai pas achevé ma matérialisation, prince, voilà tout. Pour moi, cet exercice est désormais plus difficile que de maintenir à distance l’Ennemi, le Seul et Unique. En fait, vous avez à vos côtés l’image de celui que je fus un instant autrefois. Un Albinos d’origine occidentale. Quant au Baphomet qui vous conduit, je l’ai longtemps cherché. Ainsi, c’était vous qui le déteniez!
- Allez-vous me le reprendre?
- N’ayez aucune crainte, Shah Jahan. Je n’en ai nulle utilité maintenant. Contez-moi plutôt comment ce véhicule vous a échu.
- Il s’agit d’une longue histoire prince Antor.
- Antor, tout court. Mais ici, nous disposons de tout le temps nécessaire.
Avec un sourire fort mélancolique, Shah Jahan exécuta donc.
Depuis toujours, le prince avait été fasciné par les récits merveilleux de l’Orient arabe et par les contes des Mille et Une Nuits. À la tête d’une fortune incalculable, aimant par-dessus tout la beauté, il rêvait de posséder les objets les plus rares, les plus raffinés, empreints d’une magique et attrayante puissance.
Après avoir accumulé les vases précieux, les gemmes de toutes tailles et de toutes couleurs, les perles, les statues, les coquillages, les livres magnifiquement ouvragés et illustrés, les ivoires et les jades, il était tombé amoureux d’une jeune femme aux yeux en amande, au teint d’un exquis velouté, au teint de pêche, aux dents semblables à des perles fines et nacrées, aux cheveux soyeux couleur d’ambre doré.
Son père s’était rendu à son désir et il avait pu épouser Mumtaz Mahal. 
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Son bonheur avait duré longtemps. Mumtaz lui avait donné une nombreuse progéniture.
Devenu souverain régnant à son tour, il en avait oublié sa charge et ses devoirs, refusant de se consacrer à la conduite d’un peuple tumultueux.
Avec Mumtaz Mahal, il passait des jours entiers dans les jardins et les appartements d’un luxe raffiné de son amour, de son autre moitié. Ainsi, il paressait à l’ombre des arbres, trempant ses doigts dans l’eau des bassins tout décorés de nénuphars.
Sans cesse, après l’amour, il offrait à son élue des roses, des magnolias, des fuchsias ou du jasmin. Ses ministres s’inquiétaient, à juste titre, lui rappelant les tristes et trop lourdes affaires de l’Etat. Lui s’en moquait, soupirait auprès de l’Aimée, envoûté par son charme, se perdant dans sa contemplation, ne parvenant pas à la quitter.
- Que voudrais-tu, ce jourd’hui, ma mie?
- Cet oiseau-lyre, ce ruisseau qui vient danser à mes pieds…
- Mais encore?
- La lune en son croissant, ces musiciennes jouant si joliment de la flûte et de la cithare.
- Ma douce, je dois me rendre en mon Conseil…
- Non! Reste et donne-moi ces mousselines légères, ton cœur et ta présence…
Alors, fou d’amour, jamais rassasié, le prince cédait d’autant plus volontiers que la santé de Mumtaz s’était dégradée à la suite de grossesses à répétition. Épuisée, la jeune femme demeurait allongée sur des coussins de soie, s’apprêtant à donner encore la vie.
Mais, lors de l’accouchement, tout se passa très mal. L’insidieuse et cruelle fièvre s’empara d’elle.
Un soir sinistre, inoubliable et maudit, alors que la pluie fouettait durement le sol, le transformant en bourbier gras et nauséabond, que de putrides senteurs envahissaient le Palais, Mumtaz Mahal jeta son dernier soupir en même temps qu’elle expulsait, dans un suprême effort, son fruit mort hors de ses entrailles.
Accablé, fou de chagrin, Shah Jahan hurla des nuits entières, refusant de s’alimenter, sombrant ensuite dans l’aphasie. Puis, pris d’une activité désordonnée et fébrile, il se mit à lire tous les récits qui lui venaient d’Alep et d’Alexandrie, de Damas et d’Ispahan.
Il finit par tomber sur ces quelques lignes fort étranges mais au contenu bien explicite:
«  Avec lui, Temps et Mort n’imposeront plus leur loi d’airain.
Figure bicéphale, il indique la Voie des non humains.
Du fond des Âges, il délivre l’homme
Et de la sagesse, il ne se montre prud’homme ».
Après d’autres nuits sans sommeil, relisant sans cesse le texte, Shah Jahan fit venir tous les astrologues, magiciens et fakirs, tous les nécromants et les alchimistes, les sorciers et les charlatans du Ponant, du Levant et du Septentrion.
Enfin, un certain Ismaïl Oban lui dit que cette description se rapportait au Baphomet.
- Au Baphomet? Trouve-le!
- Splendeur de l’Orient, le Baphomet a disparu depuis des lustres, lors du Djihad contre les Roumis, les Francs, du temps de la poussée des Turcs Seldjoukides, bien avant que Stamboul devînt la ville capitale du calife ottoman.
- J’ai dit: trouve-le! Puise dans mes coffres, va aussi loin que le monde est vaste, franchis les frontières du royaume de Chine s’il le faut, celles de l’Afghanistan, de la Perse et de l’Egypte, passe la mer océane! Tu seras récompensé au-delà de toute attente.
Oban obéit. Il partit près de cinq ans. Pendant ce temps-là, le Taj Mahal blanc s’éleva près d’Agra, ses murs se reflétant dans les eaux moirées du ruisseau dompté, assagi et canalisé. 
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Au retour d’Ismaïl avec ledit Baphomet, le Grand Moghol n’afficha aucune satisfaction. Il avait tant attendu et l’expédition lui coûtait près de cinq ans de revenus et près de trois cents hommes!
Mais là, désormais, sous les yeux froids du Prince, l’étrange idole brillait sous la lumière des torches et semblait dotée de vie.
Dans l’expectative, suspicieux et prudent, Shah Jahan chassa alors de la chambre tout son entourage et s’attela à trouver comment fonctionnait le Baphomet.
Cher lecteur anxieux, il est bon qu’auparavant tu saches quelle récompense reçut le dévoué Ismaël Oban. Hé bien! Sa tête fut tranchée nette par le yatagan personnel du Prince. Shah Jahan était ainsi! Qui a cru naïvement que nous racontions un conte de fée, une mièvrerie sentimentale dont Hollywood se repaissait? Bon sang! Nous ne sommes pas dans un dessin animé estampillé Disney!
Après de longues heures de réflexions, de tâtonnements et d’essais malheureux, le Grand Moghol sut enfin se servir de la maléfique ou bénéfique idole, ce portail ouvert sur tous les mondes, tous les potentiels réalisés.
Mais, là, tout se compliqua. Le fruit empoisonné, le délice inaccessible! Voyager dans le temps, ce n’est pas comme prendre l’omnibus ou le métro! Marier à la fois l’islam saint et l’hindouisme non plus. Effacer la mort de Mumtaz Mahal, un rêve de plus en plus fumeux malgré les nombreux chemins empruntés. Une songerie d’un mangeur d’opium, voilà comment se concrétisait la quête du prince.
Malgré les sauts répétés et enchaînés, les voyages recommencés, le Taj Mahal subsistait, ou se dédoublait au profit de son jumeau, le Taj Mahal noir. C’était à en perdre la raison.
En dehors du Palais, la révolte grondait, devenait menaçante. Pendant ce temps, les tablettes de l’Histoire se fragmentaient, les croisades sombraient dans le néant ou, encore, voyaient la victoire des mécréants.
Des pluies de météorites foudroyaient le royaume, incendiant aussi bien les villes que leurs habitants, répandant partout la terreur.
Dans le ciel enténébré, la Lune gondolait, se contorsionnait en une danse étrange, rapetissait ou,  au contraire, se rapprochait.
Maintenant, l’Afrique tout entière avait été conquise par les Romains à une date lointaine mais, pourtant, le Taj Mahal toujours s’obstinait à se dresser, insolent dans sa beauté.
Pour l’heure, l’Inde était sous la botte de la Perse, la Chine dominait jusqu’à la Mer Rouge, Gengis Kahn s’était perdu dans les méandres du Temps, ce dieu protéiforme. Là-bas, en occident, à présent, un Plantagenêt régnait tandis que Londres, Paris et Rome accueillaient triomphalement leur souverain légitime.
Malgré ces bouleversements, le Taj Mahal persistait à défier le chagrin inextinguible de Shah Jahan!
- Tous ces efforts, cette quête… n’ont mené à rien. Que d’erreurs j’ai commises!
- En fait, vous n’avez réussi qu’à perturber les chronolignes 1717 à 1730 de la Supra- Réalité, conclut Antor avec justesse. Seul mon ami Daniel Lin pourra remettre un peu d’ordre dans les pistes temporelles chamboulées.
- Ce métis, cet hybride… c’est lui que je poursuis et que j’essaie de protéger. Des forces obscures le traquent, voulant sa perte. Déjà, je suis intervenu, ou, du moins, ai-je essayé… ainsi, je me suis rendu dans un lieu indescriptible. Il y avait un éléphant de bronze gigantesque, qui, sous mes yeux, s’est changé en plâtre! Puis, un de mes hommes a disparu dans le futur, à une distance de plus d’un siècle de mon époque. Une femme rousse, la Mort incarnée, le pourchasse.
- Je sais tout cela, prince. Unis, ensemble, nous serons plus forts que le Dragon Inversé. Ayez confiance.
- Mais Mumtaz Mahal? La retrouverais-je?
- Je ne vous promets rien. Sachez toutefois que tout est possible à l’Exilé. Il lui suffit de triompher.

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Un triste matin d’automne débutait. Le ciel, chargé de lourds nuages, devenait gris plombé. Désemparé, un homme errait dans les rues de Milan. Son costume de soie, de satin et de brocart dégoulinait sous la pluie battante. Il y avait longtemps que ses chaussures de cour, en cuir délicat, avaient rendu l’âme. Quant à ses bas, maculés et souillés d’une boue infâme, tirebouchonnaient sur ses mollets amaigris. Quant à ses pieds, ils pataugeaient dans les flaques d’eau glacée.
L’homme, qui tremblait de froid et de fatigue, levait parfois la tête en direction du ciel, observaient les maisons qui encadraient les rues, les ruelles plutôt, puis proféraient des imprécations venimeuses en langue corse et, enfin, se mordait les poings sous une rage incontrôlée.
L’inconnu avait faim, son estomac gargouillait et sa tête tournait. Mais voilà, il n’avait sur lui pas la plus petite pièce de monnaie, aucun ducat, aucune pistole! Pas même du billon ou des blanches! Sort-on comme un vulgaire bourgeois avec une bourse en poche lorsqu’on est Empereur et que l’on règne sur la moitié de l’Europe?
Non, évidemment! 
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Pour Napoléon Premier le Grand, tout était gratuit. Hélas! Pas pour le métèque, l’étranger nommé Napoleone Buonaparte dans ce monde fou dans lequel les Bourbons, Incompréhensiblement perduraient!
Voilà pourquoi le piteux ex-souverain, le ventre criant famine, traînait ses basques dans ce Milan métamorphosé, n’osant mendier un quignon de pain. Parfois, la lassitude s’emparait de lui, l’accablant davantage encore si possible. Jamais il n’avait ressenti une telle fatigue, même pas après Eylau. Ce n’était pas normal!
Un tavernier eut pitié du malheureux. Il lui permit de s’asseoir sur un humble banc de bois, lui apportant une soupe de fèves et un broc empli d’eau. Chose surprenante: le mendiant, au lieu de remercier abondamment son bienfaiteur, l’insulta vivement dans son patois. Il y mêla des mots de français et d’italien que l’autochtone reconnut.
- Pour qui me prends-tu, variqueux vérolé? Pour un quelconque miséreux? Pour un laissé-pour-compte? Va te faire foutre sur la première borne! Tu pues tellement l’ail et le graillon que ta maritorne doit t’encorner chaque matin! Ta charité, je m’assois dessus. Sais-tu à qui tu fais l’aumône d’un verre d’eau? À Napoléon Premier lui-même! Le tsar me mange dans la main. Pareil pour l’Empereur d’Autriche que je maintiens en captivité à Lyon. Je ne te cite pas le pape Pie VII, ce jean-foutre qui tourne en rond dans sa prison de Valence. Oui, je règne sur l’Europe! Alors, ce roi Bourbon, cet usurpateur, il peut crever! Avec la bénédiction du diable!
La faim et le désespoir avaient eu raison de Napoléon. Ne contenant plus sa fureur, il hurla et fracassa la fragile vaisselle, renversa le banc et la table pour, finalement, se jeter au cou de Paolo et, tout bonnement, tenter de l’étrangler.    
Heureusement, dix gendarmes, qui patrouillaient encapuchonnés dans de vastes manteaux cirés, entrèrent dans la taverne pour ceinturer illico presto le forcené. Assommé promptement, le fou sombra dans une inconscience bienvenue. Ensuite, le panier à salade transporta la troupe jusqu’à un pavillon isolé sur une colline. La construction présentait la particularité d’être entourée et protégée par de hauts murs à moellons irréguliers. On accédait à la propriété par de solides grilles. Sur le fronton du bâtiment, on pouvait y lire l’inscription suivante: maison de force pour les aliénés.

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La salle commune dans laquelle allaient et venaient les malades mentaux et les laissés-pour-compte de cette civilisation occidentale dominée par les Bourbons-Tudors, était tout à la fois sinistre et sordide. Une puanteur insoutenable se dégageait du carrelage souillé d’excréments et ces effluves nauséabonds s’exhalaient par les fenêtres grandes ouvertes malgré le temps maussade, ouvertures grillagées et munies d’épais barreaux en acier. 
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Beaucoup d’aliénés, presque nus, bavaient, roulaient des yeux, rugissaient, se frappaient la tête contre des murs maculés de taches suspectes, se mutilaient avec leurs dents, se jetaient et se roulaient sur le dallage infect, ou encore, se battaient malgré la présence de sévères gardiens. Les gardes et les aides-soignants faisaient claquer régulièrement leurs fouets sur le dos des forcenés, afin de les calmer, mais en vain.
Cependant, parmi toute cette agitation, un nouveau venu détonait. En retrait, prostré, il fermait obstinément les yeux. La barbe lui mangeait le visage et des parasites nombreux couraient sur son corps, se nourrissant de sa chair et se repaissant de son sang. Lui aussi puait, mais il n’en avait cure.
En fait, il se demandait comment s’extraire de ce cauchemar qui s’éternisait. Il se sentait tel un papillon enfermé dans une bouteille en verre et il devait affronter un monde inconnu, hostile et effrayant. L’angoisse lui nouait les entrailles tandis que sa respiration saccadée devenait sourde et de plus en plus ténue.
Soudain, un aliéné de taille respectable se jeta sur Napoléon et se mit à le rouer de coups. Tant bien que mal, l’ex-empereur essaya de répliquer à son assaillant. Mais il était trop petit et manquait d’énergie.
Alors, n’ayant pas le choix, le Corse usa de l’arme des faibles. Il griffa et mordit le colosse, tentant par la même occasion de lui arracher les yeux et lui tordre le nez. En résumé, il se battait comme une femme.
Hélas, tous les efforts de Napoléon s’avérèrent inutiles. Inexorablement, l’ancien souverain voyait ses forces fondre. Bientôt, il ne lui resta plus qu’une solution honteuse: l’appel au secours.
Humilié, il s’y résolut. Quatre gardiens accoururent et séparèrent brutalement les deux lutteurs. Sauvagement, ils assénèrent également des coups violents sur la nuque des forcenés, sans distinction, les obligeant ainsi au silence.
Une inconscience bénie s’abattit sur Napoléon. Il oublia tout, la nausée qui l’envahissait, le bruissement de son sang qui l’assourdissait, ce monde sens dessus dessous dans lequel il s’était retrouvé.
Le gardien-chef ordonna d’enfermer les deux fous dans d’étroits réduits qui servaient de cellules de contention. Napoléon fut alors jeté sans ménagement dans l’un d’entre eux. Les heures passèrent, une nouvelle journée débuta.
Lorsqu’on se soucia enfin de sortir le patient inconnu de la cellule, on ne retrouva sur le dallage grossier, glacé et nauséabond, qu’une large flaque d’un liquide verdâtre. L’exilé du temps s’était, non évaporé, mais bel et bien transmuté en fluides. Il avait fondu comme un cornet glacé sous le soleil de juin.
Cette dimension avait eu raison de Napoléon Bonaparte. Elle l’avait rejeté tel un intrus indésirable et inadapté. La chronoligne 1717 refusait les paradoxes temporels.

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Dans le 1476 dévié, la France des Valois avait connu la Troisième Ligue du Bien public deux années auparavant à la suite de la loi salique cassée par Louis XI de Valois. Ainsi, la jeune princesse Anne avait été déclarée seule héritière légitime du royaume. Alors, avait officiellement pris la tête de la ligue, le duc d’Orléans, à peine âgé  de douze ans. En fait, celle-ci était conduite par Charles, l’impétueux duc de Bourgogne. Ce dernier, qui avait tout intérêt à affaiblir un tant soit peu le roi de France, avait fait courir le bruit que le souverain avait commandé l’empoisonnement de son terrible frère, Monsieur Charles, duc de Berry puis de Guyenne. 
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Cependant, Louis n’était pas resté sans appui dans cette guerre qui ensanglantait une nouvelle fois son royaume. Il était parvenu à conclure un accord secret avec sa Sainteté, le pape Sixte IV.
Or, en cette année 1476, le sire Philippe de Commynes était justement pressenti comme ambassadeur à Florence. Il avait pour mission de nouer une alliance avec les Médicis contre la Ligue du Bien public. Laurent aurait-il l’intelligence de refuser ou de s’abstenir, évitant ainsi l’internationalisation  d’un conflit qui, après tout, ne concernait que la France et la Bourgogne?
De son côté, le pape n’était pas de cet avis. Il méditait un complot contre Laurent de Médicis, anticipant ainsi de quatre années sur la chronoligne source 1721 ses manigances à l’encontre de Florence. Si Commynes échouait dans son ambassade, il avait l’accord tacite de Louis XI.
Après ce bref cours d’histoire parallèle nécessaire pour comprendre ce qui va suivre, rendons-nous chez Philippe de Commynes. 
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Dans la salle à vivre, pièce centrale de la gentilhommière du sire d’Argenton, Charles Maurice restaurait ses forces en déjeunant tardivement d’un énorme pâté de jambon arrosé d’un petit rosé pétillant et léger, accompagné de gaufres au miel. Tandis que le prince de Bénévent bâfrait ainsi, paraissant oublier son savoir-vivre, son hôte se contentait d’un austère plat de fèves. Cependant, tout en mangeant, les deux hommes devisaient fort civilement. L’Hellados racontait ce qui était advenu à la Cour de France depuis l’année fatidique 1473.
- Tout d’abord, cette année-là débuta bien mal, faisait Spénéloss d’une voix sans timbre. Le dauphin tomba malade. Or, le roi venait juste de perdre son deuxième fils de la tuberculose. Puis, il advint une tempête sans précédent qui détruisit l’antique palais du Louvre. Quelques mois plus tard, le petit Charles succomba à son tour d’une fièvre tierce, d’après les médicastres. En fait, la phtisie avait aussi fait son œuvre chez cet enfançon.
- Je vois. Sa Majesté se retrouva donc sans hoir.
- Sans hoir mâle. Mais il restait le duc de Berry et de Guyenne, Monsieur Charles, comme potentiel successeur légitime.
- Le jeune frère du roi. Combien de fois n’a-t-il pas comploté, celui-ci? Attendez un peu… un détail ne va pas! Ce Charles-là mourait en 1472, pas en 1473, si mes souvenirs sont bons.
- Monsieur, sans doute votre mémoire a-t-elle été altérée par le saut quantique…
- Peut-être. Mais poursuivez votre récit.
- Louis XI pria et pria encore. Charles disparu à son tour à la fin de l’été 1473, le roi n’eut d’autre recours que de casser la loi salique.
- Cela n’a pas dû être facile. Mais je comprends fort bien les enjeux. Le plus proche parent mâle du Valois n’est autre que le jeune duc d’Orléans, Louis…
- Tout à fait. Vous savez ce qui en a résulté.
- En tout cas, je le devine. Les Etats Généraux ont entériné l’édit royal. L’héritière est désormais la princesse Anne.
- Unie à Pierre de Beaujeu. 
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- Donc, le royaume, en ce jour, affronte une énième guerre des Grands.
- Plus précisément, une Troisième Ligue du Bien public.
- Joli nom pour qualifier des ambitions personnelles, inavouables! Osa lancer sans rire Talleyrand.
- Officiellement, à sa tête se trouve le jeune duc d’Orléans. En réalité…
- Charles de Bourgogne mène le bal.
- Peste monsieur! Votre mémoire est bien meilleure que je le pensais. À moins que… un temps autre… une déchirure dans le continuum… Par Stadull, comment est-ce possible? Mais laissons cela pour l’instant. Aujourd’hui, mon souverain est décrié dans tout l’Occident. Seule Sa Sainteté, le pape Sixte IV n’a pas accordé foi aux rumeurs que Charles le Téméraire fait courir à propos de l’empoisonnement supposé du duc de Berry par Louis le Onzième.
- Dites-moi, messire de Commynes, vous semblez en savoir beaucoup sur les affaires de l’Etat. Vous avez assurément l’oreille du roi, mais plus encore… je me trompe?
Spénéloss conserva son impassibilité. Or, il était détenteur d’un secret qu’il ne pouvait révéler à l’ancien évêque. Ce fut pourquoi il se contenta de reconnaître ce qui suit.
- J’ai mené, il y a quelques mois, une ambassade auprès de la papauté de Rome. Puis, je me suis rendu à Milan, et, enfin, à Florence. J’ai pris bouche avec Laurent le Magnifique. Hélas! Le Médicis a préféré l’alliance avec Orléans et Bourgogne.
- Cependant, vous ne vous êtes pas avoué vaincu.
- Effectivement, je suis retourné à Rome où une affaire est en cours…
À ces mots, Charles Maurice ne put s’empêcher d’esquisser un sourire tandis que ses yeux brillaient d’amusement.
- Une affaire… hum! Un euphémisme, cher Spénéloss! Avouez donc qu’un complot visant à renverser Laurent est en train! Or, ce complot a pour âme le pape en personne.
- Oui-da. La dissimulation n’est pas mon fort, monsieur de Talleyrand. Vous l’avez tout de suite compris. Sixte IV prévoit la fin du Médicis pour décembre au plus tard.
- Ainsi, Louis assure l’assise du trône de France à Anne de Beaujeu.
- Oh! À condition de gagner la campagne contre le Téméraire! Actuellement, deux de nos armées marchent sur la Bourgogne. De plus, Sixte IV a mis à la disposition du roi Valois quatre mille hommes à pied, deux cents cavaliers et vingt-cinq bombardes. 
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- En me révélant cela, vous paraissez contrarié.
- Un Hellados le serait à moins! Mon espèce déteste la guerre et la violence. Mais j’ai des instructions et je m’y conforme.
- Des instructions? Émanant de quelle autorité?
- Du conseil des observateurs. Pérenniser les Valois sur le trône de France grâce à une alliance avec la papauté. Plus tard, les Bourbons règneront.
- Cette fin-là, je la connais.
- Bien. À votre tour de me conter votre Histoire de France.
Sans hésiter, Charles Maurice  s’exécuta tout en avalant la dernière gaufre.

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Tapi dans le fond du ciel, Fu traquait Charles Maurice de Talleyrand. Quel sort lui réservait-il? Sans effort aucun, il percevait tous les sentiments contradictoires qui se bousculaient dans la tête du prince de Bénévent. Le Dragon Noir affûtait ses armes. Il allait jouer avec cette ridicule petite vie, l’obliger à commettre faute sur faute. Puis, lorsque la stupide créature humaine serait à bout, il se nourrirait de son essence. Mais voilà! Talleyrand possédait le génie du ressort. Toujours, il s’en tirait, quelle que fût la situation.

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Ce soir-là, un nouveau concert était donné dans la cité de l’Agartha. Dans le grand patio, la foule prenait place sur les gradins tout en échangeant des propos joyeux. Qui donc se produisait pour attirer tant de monde? Tout d’abord, un sympathique groupe de jazz formé de Chtuh, Uruhu, Benjamin, Chérifi et Hillerman. Puis, venait Louise de Frontignac accompagnée au piano par Daniel Lin dans des mélodies de Schubert et de Brahms. Dans un troisième temps, précédant l’entracte, Craddock lui-même se commettait à la cornemuse dans un pot-pourri de musiques traditionnelles écossaises.
La deuxième partie s’avérait encore plus éclectique. En duo, à la harpe helladienne Stamon et Albriss. Enfin, des pièces à quatre mains ou des arrangements pour claviers de Debussy, Bach, Civaliriuu - un Castorii du XX e siècle terrestre - du Ravel, du Mozart et du Satie, bien sûr, avec Morceau en forme de poire, Gnossiennes 1 à 3, Gymnopédies 1 et 2. Fort à l’aise, Aure-Elise faisait merveille avec son partenaire Daniel Lin. La complicité entre les deux musiciens atteignait la perfection. Tous  deux se complétaient admirablement. 
Enthousiaste, Lorenza n’en revenait pas. Elle marqua son admiration bruyamment.
- Quelle virtuosité! Quelle musicalité! Aure-Elise a bien changé.
- Disons qu’elle pris plus d’assurance, répliqua Nadine Lancet sotto-voce.
- Elle s’est révélée, confirma Raeva, l’époux de la concertiste.
- Les bis, maintenant, dit Violetta avec impatience. Les Suites anglaises, ce me semble.
- Je dirai plutôt un arrangement de la Grande Chaconne de Bach, murmura O’Rourke, connaisseur.
- Vous avez raison Denis, conclut la doctoresse.
Lorsque le concert s’acheva, ce fut sous de folles acclamations, tout à fait impensables lors d’une représentation traditionnelle en Occident. Ivan, Pacal et Geoffroy ne furent pas les derniers à applaudir, au contraire. Depuis ses débuts dans la cité, le trio avait mûri et s’était aguerri. Désormais le blond jeune homme et son compère le brun affichaient tous deux vingt-cinq ans et l’Amérindien vingt-quatre. Pour expliquer ce vieillissement assumé, il n’y avait pas plus simple. De nombreux séjours prolongés dans les multiples pistes temporelles. Cependant, nos trois aventuriers allaient mettre les pouces. Ils s’installaient en pères de famille. Mais l’aventure allait vite rappeler l’un d’entre eux.
Lorsque tous les interprètes vinrent saluer l’assistance, certains rougissant, émus, d’autres ne dissimulant point leurs larmes de joie, des hourras les accueillirent. Ce fut un succès sans précédent, les ovations méritées refusant de s’éteindre durant de longues minutes.
Violetta, montée sur la scène, offrit un magnifique bouquet de fleurs à Aure-Elise. Maria, habituellement maussade, agit de même vis-à-vis de Louise avec un sourire sincère. Toute la durée du concert, elle avait eu Alban à ses côtés.
La soirée mémorable s’acheva par quelques échanges verbaux impromptus, nombreux étant les spectateurs s’attardant dans le patio.
Michel Simon, ses yeux emplis d’ironie, bavardait avec Craddock et Pierre Fresnay. Frédéric Tellier et Paracelse devisaient sans façon avec Gaston de la Renardière et Brelan. Alexandre Dumas, Guillaume et Alban ne quittaient plus Benjamin et Albriss au bras de Renate.
De son côté, Lorenza félicitait Aure-Elise, lui demandant des détails sur son interprétation toute en retenue et en nuances des pièces de Debussy. Détendue, la jeune femme répondait volontiers à toutes les questions.
En retrait, André Fermat ne partageait pas la liesse générale. Daniel Lin s’approcha de son géniteur.
- Pourquoi cette mine si sombre? Mon père, il faut savoir profiter de l’instant, surtout lorsqu’il est aussi riche et heureux.
- Certes, Surgeon. Mais je n’ai pas votre expérience en la matière. Ce n’est pas facile pour moi de savoir que…
- Mais André, rien n’est définitif! Surtout ici! Vous voici humain, entièrement, or cet état ne durera pas.
- Hum… je veux bien vous croire… désormais, je suis mortel et doté d’un corps fragile. Pour prolonger cette piètre existence, je ne puis plus m’attarder dans les différentes chronolignes du Pantransmultivers.
- Autrefois, jadis, vous aviez expérimenté la mort des milliers et des milliers de fois…
- Dans des simulations, tout comme vous! Je savais inconsciemment que je renaîtrais et que ma mémoire se réveillerait, intacte, le jour anniversaire de mes treize ans. Or, je n’ai plus même cet espoir puisque la Simulation est terminée. Ce corps-ci périra et mon essence avec lui. Voilà tout.
- Votre Avatar. Vous avez sacrifié votre Eternité Infinité mais…
- Mais?
- Mais ne suis-je pas l’Ultime Gardien? En tant que dernier des Yings Lungs, je puis me rendre une fois encore Outre-Nulle-Part plaider votre cause auprès du Chœur Multiple. Bien sûr, il faudra attendre qu’il soit rétabli de son engloutissement.
- Dan El, je vous le déconseille vivement.
- Mon père, vous viendrez avec moi.
- Mendier n’est pas dans ma nature, Surgeon!
- Dans la mienne non plus! Rétorqua Daniel Lin fermement. Toutes mes mésaventures en témoignent. Mais je saurai plaider votre cause et l’Unicité ne fera que vous rendre justice.
- Pénétrer Outre-Lieu une fois encore? Vous semblez perdre de vue que vous ne pouvez vous décharger de votre rôle de Préservateur de l’Agartha et que…
- … et que je ne suis pas encore entièrement apte après mon affrontement de l’autre jour, André. J’en ai parfaitement conscience. Mais cette absence, fort brève, n’est pas à l’ordre du jour.
- Qu’entendez-vous par là?
- Comptez en temps réel, dix puissance moins cinquante-et-une secondes avant le Big Bang…
- Chut, Dan El… Nous nous exprimons à haute voix…
- Personne ne comprend ce que nous disons. Nous discutons en langue Haän de la première caste depuis que vous m’avez donné mon véritable nom.
- Donc, le délai est conséquent. Dois-je m’en réjouir?
- Vraiment, mon père, il faudrait savoir ce que vous voulez! Vous redoutez ce retour, vous craignez une mort définitive, mais, parallèlement, vous estimez le délai trop long et vous piaffez d’impatience.
- Décidément, mon fils, je ne puis rien vous celer.
- Pourtant, je me garde bien présentement de lire dans votre psyché. Cependant, vos réactions et vos sentiments sont si faciles à interpréter.
- Ah! Dan El, vous m’avez dépassé, et de loin, alors que vous atteignez seize ans en terme dévolution mentale. Vous êtes  meilleur que moi.
- Mon père, permettez-moi de vous contredire. Vous restez le modèle par excellence. Ce que je suis devenu, c’est à vous que je le dois. Cela, je ne l’oublierai jamais! Vous m’avez forgé, j’ai parfois regimbé, je l’avoue, mais aujourd’hui, je vous en suis sincèrement reconnaissant.
- Les êtres d’exception ne naissent que dans la souffrance.
- Hem… cette fois-ci, je suis d’accord. Bien. Ne restez pas à l’écart de mes amis. Acceptez donc ce jus de mangue.
- Du simple jus de mangue, Daniel Lin, vraiment?
- Craddock a bien essayé tantôt de le relever en y ajoutant du rhum.
- Oui, cela ne m’étonne pas de lui. Alors?
- Euh… j’avoue que je l’ai laissé faire.
- Bravo Daniel Lin! Vous devenez plus humain que moi.
- C’est possible.
- Au fait, votre mariage…
- Vous désapprouvez?
- Absolument pas! Sur ce point, je suis même conservateur.
- Mon mariage aura lieu la semaine prochaine, mercredi.
- Surgeon, j’ai hâte de voir les différentes cérémonies prévues.
- Ne m’en parlez pas! Un marathon! Je ne veux décevoir personne.
- Bien sûr; ce n’est pas votre style.
- Tout à fait.
- Gwen, comment prend-elle la chose?
- Elle a un peu fait la moue mais elle a fini par se rendre à mon point de vue.
- Comme toujours. Vous avez usé d’une arme imparable…
- C’est cela.
- Que sait-elle à votre propos?
- Tout! Ma nature, mon âge réel, ma fonction dans le Pantransmultivers, ma véritable apparence…
- Elle n’a pas peur de vous?
- Pas du tout. Elle m’adore littéralement.
- Je vois. Vous êtes un dieu à ses yeux naïfs.
- Un dieu incarné qui la comble et qui jamais ne l’abandonnera.
Alors, le commandant Wu éclata d’un rire jeune et franc puis embrassa son père avec une affection toute filiale. Puis, les deux hommes  rejoignirent Gwenaëlle et Uruhu qui discutaient amicalement. Bras dessus bras dessous, ils participèrent sans arrière-pensée à la conversation.

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Paris, fin septembre 1782, quelque part dans les catacombes de Cluny. Depuis plusieurs jours, Galeazzo s’y terrait. Il avait réchappé de peu à l’ire de l’Artiste. Certes, ce dernier l’avait proprement embroché avec son épée, croyant ainsi lui infliger une blessure mortelle. Mais le comte di Fabbrini, en émule du phénix, n’avait reçu qu’un simple coup qui n’avait atteint aucun des organes vitaux. Notre ultramontain avait la chance d’avoir son cœur positionné à droite. En fait, il y avait eu beaucoup de sang pour pas grand-chose! 
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Durant presque une semaine, Galeazzo avait repris des forces, et, sa blessure, cicatrisée partiellement, l’empêchant d’explorer plus avant son refuge, il avait dû se contenter d’eau suintante et de pain rassis pour boisson et nourriture. Pas du tout dégoûté non plus, il était parvenu à tordre le cou à quelques vieux rats dont il avait fait rôtir les dépouilles sur un feu qu’il entretenait tant bien que mal. Comme nous le voyons, le sire di Fabbrini aurait mérité la médaille de la survie et de l’opiniâtreté.
À la nuit tombante, Galeazzo s’aventurait parfois dans le quartier pour y dérober les déchets des maraîchers, des fruits, des salades et des racines, oubliant ses manières policées. N’ayant pas le choix, il se comportait donc comme un vulgaire crève-la-faim et non comme un comte titré riche à millions. Toutefois, il ne s’abaissait pas jusqu’à pousser jusqu’au marché aux poissons, non à cause de son aversion pour ces mets, mais bien parce que la fraîcheur halieutique de ces aliments laissait à désirer.
Mais la chasse à la nourriture laissait à notre comte de nombreux loisirs puisqu’il ne pouvait s’aérer qu’à la nuit. La journée, il s’occupait selon son humeur. Il sommeillait ou explorait les aîtres, étant maintenant remis de sa blessure. De plus, sa vue s’était habituée à la pénombre.
Ainsi, ce matin-là, date mémorable, le survivant découvrit le pilier des nautes entrevu précédemment mais plus tard dans la chronoligne 1730. Intrigué, il se mit à palper la colonne, poussé sans doute par une intuition et, en tâtant la représentation d’Esus, il déclencha l’ouverture d’un passage secret qui dévoila un long escalier de briques, un opus testaceum donc, s’enfonçant dans l’inconnu. Sans le savoir, Galeazzo précédait ainsi le comédien Olibrius de plus de quarante années.
Après une cinquantaine de marches, le Maudit aboutit à une galerie en plein cintre. Cette galerie avait la particularité d’être maçonnée en opus caementicium. Malgré la vison nyctalope dont il était doté, di Fabbrini avait pris soin de se munir d’un rat de cave. Pour éviter toute mauvaise surprise, il l’alluma et ce fut à cette lueur tremblotante qu’il remarqua quelques fresques, fort belles au demeurant.
Certaines figuraient de la gent volatile: paon semi endormi, pinsons, tourterelles tenant en leur bec des rameaux d’olivier. Un peu plus loin, une mer avec des vagues hautes, et, au milieu de cette étendue d’eau, des baleines ainsi que d’étranges poissons volants aux nageoires irisées en forme d’ailes de libellule. Bien que le temps se fût écoulé - plus de quinze siècles - les couleurs de ces fresques restaient vives et s’animaient sous le fanal précaire de Galeazzo.
Après une trentaine de mètres, la galerie formait un coude et se terminait par un escalier à vis qui comptait exactement quatre-vingt-et-une marches creusées dans le roc. Sans appréhension aucune, le comte s’y engagea. Il avait l’âme d’un explorateur. Les parois luisaient de concrétions calcaires, de jaspe et de mica. Tout en bas, un réseau de couloirs s’amorçait. Certains embranchements étaient impraticables car éboulés. D’autres, fragiles, à peine étançonnés. Quelques uns, rares, paraissaient plus sûrs. Sur les murs, un paléontologue averti aurait atteint le septième ciel en détaillant les trésors qui y étaient encastrés: des dizaines et des dizaines de fossiles comme des nautiles, des trilobites, ou encore des méduses, Opabinia, 
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Odontogriphus,
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 même des graptolites.
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 Le tout dans le plus grand désordre chronologique.
Toujours muni de son quinquet, Galeazzo emprunta un couloir étroit, différent de celui pris par Olibrius quarante-trois ans plus tard. L’Ultramontain allait de découverte en découverte. Bien souvent, émerveillé, il s’arrêtait devant des fresques et des mosaïques de toute beauté, celles du Bon Pasteur, des Justes dans le sein d’Abraham, de l’Arche de Noé, de Jonas et la baleine. Les silhouettes noires se détachaient tandis que les beiges, les ocres et les bleus dominaient. Des personnages étaient peints dans le style particulier des portraits du Fayoum. Leurs noms étaient inscrits en graffiti latins. Jacques, frère du Seigneur, Luc, Paul, Jean de Patmos, mais aussi des identités qui étaient plutôt connues pour leurs tendances gnostiques ou déviantes. Marie-Madeleine, Jean le Baptiste, Valentin, Basilide, Marcion…
La fresque la plus surprenante représentait un prophète ou chef d’école inconnu, Cléophradès recevant les quatre épiphanies. Debout, de face, en position d’orant, il était nimbé et barbu. De chaque côté, l’encadraient deux colombes placées au niveau des mains et des pieds. Elles apportaient au prophète ou à l’orant des rameaux de paix. En réalité, elles figuraient l’Esprit Saint venant sanctifier Cléophradès. Son nom était écrit en grec. 
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La scène qui s’enchaînait était plus surprenante encore. La foudre abattait les ennemis de l’orant et ceux-ci étaient désignés en inscriptions latines. On pouvait y lire les noms d’Antoninus Imperator, Justinus, Ireneus… et bien d’autres encore.
Puis venait, sous forme de mosaïque cette fois, une représentation des débuts de la Genèse, aux citations latines antérieures au texte de la Vulgate de saint Jérôme.
Tenebrae super faciem abyssi.
Et spiritus Dei ferebatur super aquas.        
Chose tout à fait anormale, ici, la colombe de l’Esprit Saint se multipliait en quatre sosies.
Enfin, après ces magnifiques représentations et étranges figurations, la nécropole proprement dite venait. Là, s’y accumulaient des sarcophages en marbre, tous sculptés, des inscriptions funéraires encore parfaitement lisibles sur des plaques, mais aussi de surprenants et inattendus cercueils de plomb rappelant ceux des Martres d’Auvergne, plus précisément pour un spécialiste les Martres-de-Veyre, d’où émergeaient des corps plus ou moins bien conservés, revêtus de leurs vêtements métissés gaulois et romains, aux cheveux coiffés en tresses et aux chaussures adhérant aux pieds. 
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Mais ce n’était pas tout, loin de là!
Il y avait également des alignements de statues ex-voto de pierre de facture plus ou moins grossière, de tailles diverses, certaines représentant explicitement la guérison d’affections sexuelles touchant les femmes enceintes avec les figurations naïves de fœtus sculptés à l’intérieur des ventres. Alternant avec les fresques et les mosaïques, des niches contenaient des restes d’ossements dans différents états de conservation. Quelques crânes sortaient du lot et se caractérisaient par des déformations rituelles spécifiques. 
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Dans cette atmosphère assez lourde, une vague odeur de pourriture flottait. À savoir depuis quand quelqu’un s’était aventuré dans cette galerie désormais oubliée des hommes? La poussière des siècles s’entassait sur le sol et, au fur et à mesure de la progression de Galeazzo, elle venait se déposer sur ses bottes de chasse.
Au fond de la nécropole, le passage donnait sur une salle circulaire d’une superficie de vingt mètres carrés environ. Maintenant, les relents douceâtres et légèrement écœurants du début de l’exploration se faisaient insoutenables. Toutefois, l’atmosphère quasi méphitique du lieu ne découragea point le comte conduit par une curiosité studieuse qui, souventes fois, le caractérisait. Ah! S’il avait utilisé son intelligence dans la recherche désintéressée du passé de la Terre!
Les vapeurs délétères et nauséabondes étaient émises par des dépouilles décomposées partiellement incorporées à la roche calcaire. Malgré toute sa volonté pour poursuivre, Galeazzo fut obligé de sortir un mouchoir d’une de ses poches et de se protéger avec ce bout de tissu le bas de son visage.
Au centre de la salle se dressait un autel à l’antique sur lequel reposait une niche comportant sept codex. Avec précaution, l’Ultramontain s’approcha du petit édifice et sortit un à un les précieux volumes. Ébahis, ses yeux parcoururent un texte considéré comme perdu depuis mille cinq cents ans. Contre les chrétiens, du jeune Celse, écrit en latin vers 178.
De plus en plus fébrile, on le comprend, le piémontais ouvrit un autre codex, la Tetra Epiphanie de Cléophradès d’Hydaspe. Ayant effectué brillamment ses humanités, notre comte n’eut aucune difficulté à déchiffrer le psaume d’ouverture rédigé en grec. Ce texte va vous rappeler quelque chose.
Dans le Un se tient le Grand Tout.
Dans le Un se tient Pan Zoon.
Dans le Un se tient Pan Phusis.
Dans le Un se tient Pan Chronos.
Dans le Un se tient Pan Logos.
Inconsciemment, en lisant ainsi à haute voix, Galeazzo avait retrouvé la rythmique et l’orchestique grecques. Inévitablement, la mélopée scandée sur le rythme d’invocation de la divinité déclencha un phénomène dépassant la raison et la logique cartésienne restrictive.
De rien naquit un souffle noir qui, prenant forme rapidement, vint s’enrouler et tourbillonner autour de l’humain bien hardi. Puis, la chose indescriptible se scinda en trois portails distincts. L’un s’ouvrit sur le Taj Mahal blanc qui s’élevait vers 1637 sur le site d’Agra au bord de la Yamunâ. Cette œuvre était le fruit de plusieurs architectes dont le plus connu se nommait Ustad Ahmad Lahori. Or, dans l’eau de la Yamunâ se reflétait le Taj Mahal noir. Le deuxième donna sur l’antre souterrain du Roi du Monde, dans un univers et une dimension indéterminés tandis que le troisième aboutissait à la Lutèce des Antonins.
Trop ému par ce qu’il voyait, le comte en négligea les autres codex, les Evangiles de Judas, de Thomas, de Philippe et de Marie. Quant au dernier recueil, pas moins inintéressant, il s’agissait des épîtres de Cléophradès adressées à Justin, Marcion, Tryphon et Celse.
Maintenant, une substance humide et inconnue humectait le visage du comte. Or chaque gouttelette de vapeur gémissait, murmurant en anglais:
- Galeazzo… oh! Galeazzo! Galeazzo, I am nothing! I am nobody!
Toutes ces supplications avaient les intonations de Johan Van der Zelden, la défunte Entropie.
Tandis que le comte faisait cette découverte renversante, il ne pouvait se rendre compte que le temps s’abolissait, se contractant et subissait une ellipse. Qui la provoquait?

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