vendredi 18 décembre 2009

La gloire de Rama 4 : l'apothéose du Migou chapitre 29

Chapitre 29

Sur la passerelle de commandement du Langevin, Lorenza di Fabbrini tentait en vain de communiquer avec Uruhu. Celui-ci, effrayé par une menace invisible que lui seul percevait, cédait à la panique.

- Uruhu! Faites un effort! Je vous en prie! Que voyez-vous? Décrivez-le clairement…

Irina Maïakovska vint à la rescousse de la doctoresse car elle s’exprimait couramment en langue K’Toue. Elle traduisit donc en langage paléolithique les paroles de la métamorphe.

- Uruhu décrivez donc ce que vous voyez! C’est un ordre!

Le Néandertalien s’exécuta.

- Les frères de Pi’Ou, partout! Les grands singes roux debout! Dans les forêts, sur les collines… Dans la chaleur et dans le froid… Il n’y a plus ni K’Tous ni Niek’Tous! La déesse noire a fait cela! La guerrière, humiliée par l’homme aux yeux de nuit, a pris sa revanche. Et la Terre a alors grondé sa colère. La gloire de Rama! Le rameau a forci. Plus de K’Tous… Plus de Niek’Tous! Mais les étoiles sont vides… vides!

Se recroquevillant sous la désespérante vision, le Néandertalien cacha sa tête entre ses mains puissantes et se mit à frissonner. Irina reprit en basic English les paroles d’Uruhu pour que l’équipage comprît ce qui se passait.

- Tout cela a-t-il un sens? Demanda la Russe ensuite.

- Certainement! Répondit Lorenza. Uruhu n’a-t-il pas déjà fait preuve de facultés médiumniques remarquables?

- Certes oui! Émit Schlffpt. J’ai capté les images générées par le cerveau du K’Tou. La Terre qu’il décrit maladroitement est une sorte de mosaïque, une planète kaléidoscope où les formes de vie les plus abouties appartiennent à l’espèce des grands singes roux, des Orang-outan évolués.

- Cette vision rejoint donc les préoccupations de Daniel, compléta Irina. Avant la mission du Langevin, mon mari enquêtait déjà sur un univers dans lequel les Orangs-outans régnaient sans partage, où Ramapithèque avait gagné en Asie, où le Yéti Migou remplaçait l’homme…

- Irina, il ressort de tes propos que Pamela Johnson l’aurait emporté, s’inquiéta Antor.

La Russe répliqua par une question sur un ton formel.

- Ambassadeur, quel objectif poursuivait réellement l’agent Asturkruk?

- Tout simplement, elle recherchait le meilleur moyen d’aboutir à la disparition complète de l’espèce Homo sapiens moderne, principale adversaire de l’expansion Asturkruk.

- Tout à fait, reprit Schlffpt. Maintenant, nous sommes confrontés à des problèmes concrets. Quand sommes-nous, dans quel univers?

- Je hasarderais que, si aucun des occupants actuels du Langevin n’a ressenti physiquement les conséquences des manipulations de Johnson, c’est que notre vaisseau se trouve en amont de celles-ci! Déclara Lorenza.

Le visage d’Irina se ferma aussitôt.

- Docteur, vous rendez-vous compte de ce que vous venez d’énoncer?

- La vérité ne doit pas être dissimulée. Cependant, il ne s’agit encore que d’une hypothèse qu’il nous faudra confirmer ou infirmer, répondit froidement Di Fabbrini.

- Nous aurions été projetés à 5 millions d’années dans le passé, au minimum?

- Je rappelle, fit Antor, qu’Aruspus est à peu près situé à 10 000 années lumières du système Sol.

Logiquement, nous aurions dû être frappés de plein fouet par les modifications temporelles.

- Certes, mais pour échapper à l’Archontat, pensa le médusoïde, nous avons été contraints d’effectuer plusieurs sauts quantiques à l’aveuglette. Cela nous a protégés.

- Dans ce cas, s’inquiéta Irina, Daniel et Benjamin peuvent-ils nous retrouver dans ce monde antédiluvien?

- Ma chère, ils sont munis du chrono vision asséna Antor.

- Oui, mais n’ont-ils pas subi les manipulations de Johnson?

- Cette pensée me fait frémir… Reverrai-je Marie et Mathieu?

- Vous êtes le capitaine du Langevin. Vous devez vous montrer…

- …Positive et efficace, je sais ambassadeur.

- Restons optimistes, reprit Schlffpt. L’épidémie est enrayée. Les coraux cristaux, nos alliés, ont mis hors d’état de nuire les Alphaego, et ce pour longtemps. Ce qui me rassure au contraire de vous, capitaine, c’est que nous avons remonté si loin dans le temps que les Asturkruks n’auront pas l’idée de nous y chercher. Ensuite, nos ennemis calmaroïdes de l’époque n'ont pas encore acquis l’intelligence et la technologie.

Réfléchissant silencieusement quelques secondes, le médusoïde poursuivit :

- Avons-nous à bord un officier scientifique historien?

- Une jeune aspirante Castorii qui a bien supporté le vaccin, pourrait officier à nos côtés dans le centre de commandement, en tant que documentaliste. Elle se nomme Celsia, renseigna Maïakovska.

- Capitaine, permettez, dit Antor. Nous allons faire le point avec elle. Peut-être nous apprendra-t-elle la présence d’une civilisation dans cette partie de la galaxie, civilisation que nous pourrions contacter au cas où…

Irina acquiesça mettant de côté ses réticences. La directive première était depuis longtemps bafouée.

**************

Dans son penthouse, au sommet de son gratte-ciel particulier, dans la chrono ligne 1720, en l’an 1995, Johann Van der Zelden, un cigare aux lèvres, établissait ses plans pour le lendemain. Il songeait à se rendre à sa villa patio espagnol afin de vérifier l’état d’avancement de ses clones. Avec délectation, il prit un autre havane, le huma puis en découpa la pointe tout en retardant le plaisir de l’allumer. Il était un peu plus de 19 heures. Au loin, le soleil couchant embrasait le ciel. Et puis, soudain, un infime détail vint perturber sa sérénité. Dans l’inter monde, le Commandeur Suprême hurlait, virant du violet au noir.

- Alerte totale! Je perds la conscience!

Alors, la réalité bascula, tout s’effaça.

Pourtant, incompréhensiblement, l’Entité savait qu’elle existait encore. Absurdement, Johann restait suspendu à 150 mètres de hauteur, désormais planant au-dessus d’un désert, dans un ciel lapis lazuli à la beauté renversante. Ce que la créature connaissait si bien avait disparu : les gratte-ciel, les usines, les autoroutes, les autos et les humains aussi! A quatre miles à l’ouest, l’Océan Pacifique, apparemment immuable, reflétait paisiblement ses eaux tandis que des mouettes criaillaient du haut d’une colline. Un peu plus loin, cette fois vers l’est, Van der Zelden avisa des cactus bouteilles sous lesquels quelques serpents avaient trouvé refuge. Encore plus loin, s’enfonçant dans les terres vierges, par-delà les montagnes, un immense troupeau de bisons composé de centaines de milliers de bêtes broutait tranquillement, tandis que près d’un point d’eau, un mastodonte poussait un long barrissement avant de s’abreuver. Le cri avait pour but d’effrayer une horde de coyotes. Eux aussi voulaient se désaltérer.

L’énorme mammifère se figea lorsque son ouïe capta un faible craquement. De dessous les broussailles, un tatou géant sortait.

http://www.many-miniatures.com/prime/inventory/pvc/animals/ph09.jpg

Il avait soif. Avant de s’approcher du marigot, il huma l’herbe avec circonspection. En effet, il ne vivait pas en bons termes de voisinage avec le mastodonte.

http://www.barrameda.com.ar/noticias/oct03/mastodont.jpg

Du haut du ciel, l’Entité Johann fulminait.

« Maudit Michaël! Cette fois-ci, il s’est montré plus malin que moi, puisqu’il a été capable de me projeter dans le passé bien avant la présence des Amérindiens sur le continent… Mais non, je me trompe! Même les S n’auraient osé n’accomplir pareil exploit! Je suis toujours en 1995, mes repères me le disent haut et fort! Je n’ai pas effectué un saut temporel mais une translation d’une histoire alternative à une autre! Là, c’est signé Pamela! Bravo homuncula!

Maintenant, réfléchissons, souvenons-nous. Les K’Tous possédaient-ils l’art de la navigation? Je vais m’approcher davantage afin de vérifier s’il n’y a ici aucune forme d’intelligence, ensuite, je regagnerai mon univers. Puisque Pamela, en voulant piéger Daniel, m’a attrapé dans ses rets, elle va avoir quelques surprises… Un pan multivers éternel, cela n’existe pas…parce que je suis!

****************

Revenons en arrière à bord de la navette Einstein, un peu avant la récupération du capitaine Sitruk. Sur un point, au moins, Fermat n’avait pas changé. Toujours aussi froid et cassant, d’une insensibilité quasi surhumaine, il ne parvenait pas à accepter l’idée, pour lui absurde, de la nécessité de retourner dans un 1900 dévié pour y chercher et sauver ainsi deux inconnus dont il jugeait la présence inopportune au XXVIe siècle. De plus, le problème posé par un Uruhu plus jeune de vingt ans se rajoutait.

- Daniel, j’admets que vous soyez le maître à bord. L’amiral Prentiss ne vous a pas accordé le grade de commandant sur un coup de tête. Même dans cet Univers, certaines constantes demeurent inchangées après tout! Alors, nous récupérerons, bien entendu, Benjamin Sitruk. Il n’a évidemment pas sa place dans une histoire romaine retournée, bouleversée.

- Oh! Ce n’est pas simplement pour cela que je vais chercher Benjamin! Plus que mon subordonné, il est mon ami! Ne perdons pas de vue, non plus, la donne Maximien! Lui, au XXVIIIe siècle, a modifié l’histoire de la Galaxie! Il est parvenu, d’après le chrono vision, à se mettre à dos les Asturkruks. Certes, le Multivers est malléable! Mais… j’ai constaté exactement la même chose que vous, Fermat. L’Empire est devenu trop militarisé, bien plus que celui de la Seconde Histoire dont vous êtes originaire! Et, je l’avoue, mon alter ego vice amiral ne m’a guère plu!

- Je vous ai dit que je ne discutais pas ce point! Mais, Dieu du ciel, pourquoi s’encombrer de ce Marie André Delcourt, de cette oie blanche prénommée Aure-Elise et d’Uruhu? Ce dernier, vous ne pourrez le nier, représente un danger certain! Il fait preuve incontestablement de violence, d’agressivité! Parviendrez-vous toujours à le contrôler? Il y a ici trois enfants!

- J’en suis parfaitement conscient, André! Cependant, la peur du Néandertalien qui explique sa violence, diminue. Peu à peu, il accepte ma présence ainsi que son nouvel environnement.

- Cela ne me suffit pas et…

- Bien, je vous explique alors mes raisons. En soustrayant Uruhu à son monde, j’ai permis, en fait, à un cercle de se fermer. Logiquement, il fallait que mon chef pilote vienne de quelque part! Lorsque je rencontrais pour la première fois le jeune Néandertalien placé dans une clinique de réadaptation, il me connaissait déjà! C’était en 2497, un peu avant mon affectation à bord du Sakharov, sou votre commandement. J’effectuais ce que je croyais une visite de routine. Lorsque Uruhu me vit, il se précipita vers moi, s’agenouilla et m’embrassa les jambes avec des transports de joie et de respect tout en me disant, en basic English, mais avec lenteur, de sa voix si particulière, « tu es revenu! ». Intrigué, je demandais des explications au directeur de la clinique. Mais celui-ci resta très mystérieux. J’hésitais à le sonder télépathiquement afin d’en savoir plus. Néanmoins, je me hasardais à effleurer ses pensées superficielles.

- Ah! Surprenant de votre part! Poursuivez.

- Ainsi, en additionnant ce que j’avais capté et ses rares propos, je déduisis que c’était moi-même qui avais amené ce Néandertalien dans cette clinique dix-huit mois auparavant afin qu’il soit rééduqué. Mais il s’agissait d’un moi plus âgé.

- Bien évidemment! Mais pour ces deux humains de l’aube du XXe siècle? Sans doute agissez-vous par altruisme! Toujours vos instincts de saint Bernard! Pendant que vous y êtes, pourquoi ne pas sauver toute l’humanité de ce 1900 fascisant? Les destins de Delcourt et de mademoiselle Gronet les conduisaient à mourir lors de la guerre de 1916, non?

- Absolument pas, André. Marie André deviendra, dans ce continuum-ci, le Président de l’Alliance en 2541. Voilà ce qu’ a révélé le chrono vision.

- Holà! Je veux bien vous croire, mais cet appareil peut également générer des virtualités…

-…qui deviennent réalité dans la totalité du pan multivers.

- Admettons. Daniel Wu, reconnaissez donc que vous éprouvez de l’affection pour ces deux jeunes gens.

- Euh…

- S’adapteront-ils?

- Sans problème particulier. Ils savent déjà que je viens du futur.

- Vous avez violé la directive première, encore une fois!

- Je n’ai pas eu le choix.

- Décidément! Vous savez quelle est votre faiblesse? Vous êtes beaucoup trop …humain.

- Merci pour le compliment.

- Dans ma bouche, ce n’en était pas un. Comme je vous le disais, cette navette vous appartient. Vous agissez en votre âme et conscience. Mais je subodore une multitude d’ennuis. Une fois ces deux jeunes gens à bord, qu’allez-vous en faire?

- Les conduire dans ma propriété à Hokkaido en 2517.

- Comment, comme cela? Et le Langevin?

- Je le rejoindrai un peu plus tard. Cela me sera facile de le localiser, bien plus qu’ici.

- Espérons… Fermat n’en dit pas plus et soupira.

- André, puisque vous semblez accepter par défaut mon point de vue, je vous demande de prendre le pilotage pendant l’ajustement du translateur.

- D’accord.

*****************

Benjamin obtempéra à la suggestion d’André et s’assit sur le siège du co-pilote. D’une voix émue qui tremblait un peu, il demanda des explications que Fermat lui fournit rapidement en phrases brèves et sèches. Le commandant résuma donc comment, dans un premier temps, il avait atterri dans un 1963 parallèle qui ne correspondait pas au passé qu’il connaissait. Puis, il en arriva à sa récupération par Daniel Wu.

- Si je comprends bien, dit Sitruk, vous n’appartenez pas à la première histoire! Vous faites partie du cours tumultueux du temps qui a d’abord vu l’échec de Sarton.

- Effectivement!

- Quelle situation compliquée! Je n’ai jamais apprécié les paradoxes temporels!

- Vous en avez vu d’autres, non?

- Euh… oui, commandant. Permettez-moi de vous poser une question.

Fermat acquiesça

- Comment acceptez-vous le fait de revoir votre ancien capitaine à un poste de responsabilité aussi élevé? D’après le récit de Lorenza…

Fermat fronça les sourcils et coupa brutalement la parole à Benjamin.

- Décidément! Dans cette dimension, vous tous faites preuve d’une familiarité pour le moins surprenante! Sans parler d’une curiosité déplacée! Pensez-vous réellement que je vais répondre à une question qui concerne mon intimité? S’il existe un différend entre le commandant Wu et moi-même, en aucun cas il ne vous appartient de vous immiscer dans celui-ci et de le régler!

- Compris, commandant! Déclara Benjamin penaud.

Dans son for intérieur, le capitaine n’en pensait pas moins.

« C’est plus difficile que prévu! Ce Fermat a tout d’une peau de vache! Nous ne rirons pas tous les jours avec lui. »

Cependant, André reprit la parole et orienta la conversation dans une autre direction.

- Que pensez-vous d’Uruhu, le pilote néandertalien?

- C’est un officier qui a sa place à bord du Langevin. Dans son domaine, il se montre fort efficace, remarquable même.

- S’est-il bien adapté au XXVIe siècle?

- Il me semble!

- Comment se comporte-t-il vis-à-vis des autres membres de l’équipage? Particulièrement avec les Sapiens?

- Ma foi, je n’ai remarqué aucune tension, aucun heurt avec les officiers ou les engagés. Aucune agressivité non plus de sa part. Par instant, certes…

- Ah!

- Je n’ai pas terminé, commandant! Uruhu montre parfois un certain stress, dirai-je… Mais cela peut s’expliquer. Notre Néandertalien a développé des dons médiumniques latents…

- D’accord. Daniel m’avait caché ce détail.

***************

Quelques heures plus tard, dans la cabine centrale qui servait à la fois de salle de séjour, de cuisine, de chambre à coucher et de lieu de détente, alors que la navette Einstein tournait autour de la planète Mars comme si elle était en orbite géostationnaire, tous les rescapés du temps prenaient une légère collation avant de repartir pour un nouveau voyage transdimensionnel.

Uruhu avait refusé de s’attabler. Assis adossé contre une paroi de plastacier, les jambes croisées en tailleur sur le sol, il avait d’abord flairé avec méfiance le succédané de viande craché par le synthétiseur de nourriture présenté par Daniel. Puis, rassuré, il s’était précipité, affamé, sur ledit quartier de viande et avait commencé à le mâcher goulûment. Le synthétiseur était parvenu à reproduire la texture et le goût de la viande de renne.

Fermat avait jeté un coup d’œil méprisant sur le Néandertalien, doutant de son évolution future. Le daryl androïde captait involontairement une partie des pensées d’André.

- Je vous assure, commandant, qu’Uruhu sera bientôt aussi civilisé que vous ou moi!

- L’espoir fait vivre! En attendant, il mange sans retenue, d’une manière écoeurante!

- Oh! Pas plus que nos ancêtres!

- Mm… les Néandertaliens ne sont pas nos ascendants directs. N’appartiennent-ils pas à une espèce régionale eurasienne d’Erectus?

- Oui, en partie… je me permets de vous rappeler que les hommes modernes descendent d’une espèce régionale africaine d’Erectus! Vous me paraissez bien informé sur ce sujet, André.

- Le peu que je sais en ce domaine, c’est à votre double que je le dois! Ne vous souvenez-vous pas de votre cours sur la musique et le chant néandertaliens? C’était peu après l’envoi de Konstantin Maïerdine au Paléolithique moyen.

- Vaguement.

- Tenez. Il me revient une anecdote amusante.

- Racontez-là donc, commandant, dit Benjamin après s’être essuyé la barbe.

S’arrêtant quelques instants, Fermat se désaltéra en avalant un jus de pamplemousse. Puis, il reprit, pince-sans-rire.

- Les quelques heures que j’ai passées en France dans le château des Malicourt m’ont permis de me détendre en lisant quelques exemplaires du « Journal de Mickey ».

Marie se mêla à la conversation.

- C’est vrai, ça! Oncle André m’avait fauché les numéros prêtés par les jumelles!

Daniel sourit intérieurement. Benjamin préféra se taire, se délectant d’un poisson farci.

- Il y avait une histoire abracadabrante avec le brigadier Dugommier et une espèce d’homme préhistorique appelé Onkr! Cette histoire racontait, sur le mode humoristique, bien évidemment, comment un rescapé de l’âge de la pierre se débrouillait au XXe siècle. Il ne commettait, naturellement, que des bévues, des gaffes catastrophiques.

- Vous voulez me mettre en garde, répliqua Daniel Wu d’un ton neutre, car, vous supposez, à tort, qu’Uruhu agira de même!

- Ce n’est pas qu’une supposition! Fit Fermat. Pour moi, c’est une certitude! La preuve!

Assis à même le plancher de la cabine, Uruhu venait de cesser de manger. Son visage exprimait tout à la fois la peur, la colère et la menace. Il dévoilait ses dents puissantes tout simplement parce que Ufo, la bête familière de Daniel était venu s’asseoir près de lui dans le but évident de quémander un bout de viande! Le félin ne craignait pas le Néandertalien, accoutumé à sa présence. A bord du Langevin, souvent, il allait se reposer dans ses quartiers. Une sorte d’entente tacite s’était nouée. En effet, Uruhu avait toujours pour lui une gâterie, un poisson cru, de la chair de baleine, ou encore un morceau d’aurochs. Le tout synthétisé bien entendu!

Mais cette fois-ci, cela ne se passa pas comme d’habitude. Uruhu ne reconnaissait pas Ufo. La réaction de l’homme du Paléolithique était… surprenante. Et dangereuse. En position d’attaque, le Néandertalien menaçait le félin. Il grognait des paroles incompréhensibles.

Pour intimider son nouvel ennemi, Ufo hérissa ses poils mi-longs, ce qui le fit doubler de volume! Ensuite, il montra ses crocs et feula.

Uruhu, lui, se posait la question de savoir s’il allait ou non se saisir de l’animal. Après tout, la bête présentait une petite taille relative. Il lui suffisait d’éviter les griffes acérées du fauve ainsi que ses crocs. Enfin, le Néandertalien se décida. Il allait prendre Ufo par la peau du cou lorsqu’une poigne énergique l’immobilisa. Uruhu stoppa son geste et fixa celui qui s’interposait ainsi. Il lui dit dans sa langue primitive.

- Un petit du lion des cavernes! Il me faut le tuer!

- Non, Uruhu, émit Daniel mentalement. Il s’agit d’un chat, pas d’un lion! Tu n’as rien à craindre de lui. Ne le menace pas, c’est tout. Il va se calmer. Rassieds-toi et finis ton repas.

- Toi, chef K’Tou Niek’Tou! Toi commander, moi obéir!

Le K’Tou se rassit tandis qu’Ufo, dépité, profondément déçu, s’éloignait. Comme on le voit, l’adolescent respectait déjà Daniel Wu, non seulement pour sa force prodigieuse, mais aussi pour sa facilité à communiquer et à s’exprimer dans le langage des hommes qui marchent debout. Uruhu, dans sa naïveté, croyait avoir affaire à un demi-dieu. Il s’était résigné à ne plus revoir les siens, les membres de son clan, mais, en contrepartie, jamais il n’avait été aussi bien nourri! En une journée à peine, il avait eu droit à trois repas abondants. Ce qu’il ne recevait pas en une semaine, lorsque le soleil était bas sur l’horizon! Et puis, il ne souffrait plus du froid, bien au contraire! Il ne grelottait plus dans sa cabane précaire ouverte à tous les vents. Certes, il y avait quelques inconvénients. Malgré sa résistance, il avait dû passer sous la douche. Puis, il avait été épouillé, déparasité et vacciné! La tête lui avait un peu tourné, mais maintenant, son inconfort était oublié, il se sentait fort! Daniel Wu avait pris la précaution de lui injecter quelques cocktails vitaminés et des oligo-éléments afin de combattre ses carences.

L’incident clos, le commandant Wu revint s’attabler.

- Comment avez-vous réussi cet exploit? S’informa Fermat. Vous n’avez pas prononcé un mot.

- A votre avis?

- Vous avez utilisé la télépathie. Mais… je croyais que vous n’aimiez pas cela.

- L’autre Daniel, pas moi! Je vous avais dit que j’allais vous surprendre.

Après quelques secondes de silence, la conversation repartit sur de nouveaux rails.

- Oncle André, déclara Violetta, le Langevin vous plaira sûrement.

- Qui te dit que l’État-Major va m’affecter sur ce vaisseau? Il a déjà un commandant! De plus, je ne suis pas un scientifique. Pour l’Empire, je suis mort!

- Minuscule détail qui sera vite réglé après notre retour définitif en 2517, fit Daniel.

- Oui, nous devons d’abord récupérer Marie André Delcourt et Aure-Elise, ajouta Violetta avec force.

- Je ne le sais que trop bien! Soupira André.

- Tu verras papa, poursuivit l’adolescente, combien Aure-Elise est pédante et snobe! Quant au jeune avocat, il est plus abordable. Il rêve d’aventures. Il nous a tirés d’un mauvais pas en 1900, peu après l’affrontement entre Oncle Daniel et Pamela. Tout cela pour sauver Mathieu.

- Oui, je suis au courant, j’ai lu le journal de bord. Ce Marie André me semble valoir le détour, en effet.

Fermat se contenta de marmonner.

- Quand les poules auront des dents, je serai de l’avis du commandant Wu.

Daniel ne rétorqua point, préférant ne pas envenimer une situation tendue.

Une idée vint à Benjamin.

- Commandant Wu, et Pamela ? Elle va se manifester, inévitablement!

- Elle fourbit ses armes, indubitablement. Elle n’a d’autre choix que de passer à l’attaque car elle a lancé un défi à Johann van der Zelden ainsi qu’à moi-même. Elle ne peut se permettre de perdre la face. Mais quand cette attaque aura-t-elle lieu? Je ne puis que le pressentir. A nous de brouiller les pistes.

- Vous réagissez avec un détachement qui frise la désinvolture, Daniel.

- Plutôt avec philosophie, André.

- L’introduction de van der Zelden dans cette histoire est ma faute, reconnut Fermat. Parce que vous m’avez sauvé en 1963, il est intervenu.

- Il l’aurait fait tôt ou tard. Auparavant, j’avais dû affronter un clone de son bras droit, le pseudo Humphrey Grover. C’est pour cela que je cours le risque de me retrouver confronté une nouvelle fois à cette Entité.

- Malgré la présence des enfants? Objecta Benjamin.

- Je n’ai guère le choix, capitaine Sitruk, et vous non plus, ce me semble. Ceci dit, je connais le raisonnement de Pamela. Je puis me mettre aisément à sa place. Dommage toutefois que je n’aie pas réussi à la convaincre que le combat qu’elle menait était vain! Dois-je vous l’avouer? Une milliseconde, j’ai cru l’avoir retournée. Lorsque les Asturkruks s’étaient effacés pour régresser à l’état de calmars et de pieuvres ordinaires. Alors Pamela était si désemparée, qu’elle m’a inspiré de la pitié. Mais, hélas, bien trop rapidement, son incommensurable orgueil a repris le dessus!

***************

Il était dix heures du matin en ce 30 juillet 1900. Déjà, la chaleur se faisait sentir et, dans le salon, madame Gronet, fort soucieuse, additionnait une longue colonne de chiffres sur un cahier d’écoliers. Adeline mettait à jour les dépenses de la pension. Elle grommelait contre la nouvelle cuisinière, trop dépensière à ses yeux. Un léger coup de sonnette, il s’agissait plutôt ici d’un petit coup de clochette, vint interrompre sa tâche fastidieuse. Tout en maugréant, la logeuse se leva pour aller ouvrir la porte de service.

- Monsieur… Wu! Venez-vous me rendre une visite de politesse? Comment avez-vous réussi à recouvrer votre liberté? Mais… Comme vous voilà vêtu d’une façon si surprenante et si… inélégante! Est-ce là une tenue à la mode chez vous?

Daniel Wu, qui se tenait sur le seuil de la porte, sourit malicieusement puis répondit d’un ton détaché.

- Je ne porte que l’uniforme en vigueur dans la flotte interstellaire dans laquelle je sers.

- Ah oui! Je me souviens. Vous y avez le grade de commandant. Il n’empêche! Quel mauvais goût vestimentaire!

- Pas plus à mes yeux que le pantalon garance et la veste bleue de vos soldats!

En quoi consistait précisément l’uniforme d’un officier commandant au XXVI e siècle? Imaginez-vous une combinaison coupée dans un tissu souple et brillant à la fois qui épousait parfaitement le corps et qui, sous la lumière solaire ou artificielle, s’irisait comme les mille facettes d’un diamant. Le grade n’apparaissait que sur les bordures des manches où s’affichaient quatre minces filets dorés correspondant aux galons de commandant.

Tout en faisant semblant d’être choquée, Adeline n’en détaillait pas moins l’étrange costume.

- Dieu du ciel! Cela ressemble furieusement à un pyjama ou encore à une sorte de… je n’ose en prononcer le nom ici. Il commence par un c.

- Madame Gronet, que de pudibonderie! Bien hypocrite par ailleurs! Si j’offense la bienséance, en me laissant palabrer ainsi sur ce trottoir, vous aggravez mon cas!

- Oh! Pardonnez-moi! Vous avez raison, évidemment! Entrez. Vous m’expliquerez le pourquoi de votre visite devant une tasse de café.

Après avoir servi son hôte assez volontiers, Adeline attendit avec impatience les explications de son ancien cuisinier. En quelques phrases rapides, Daniel révéla qu’il était venu chercher Aure-Elise ainsi que Marie André Delcourt.

- Pour mon pensionnaire, je n’y vois aucun inconvénient. Ce jeune homme est majeur et donc libre de partir si ça lui chante! De plus, je trouve qu’il tourne un peu trop autour de ma fille! Vous comprenez… il n’a pas encore de situation. Et Aure-Elise n’a que dix-huit ans! Elle peut attendre encore quelques années avant de songer au mariage…

- Je vois, fit Daniel qui, effectivement, sondant l’esprit de son hôtesse, savait que cette dernière constituait une dot correcte à sa benjamine.

- Mais, pour ma fille, je refuse catégoriquement! Elle est sous ma responsabilité! Je me dois de la protéger. Partir à l’aventure, pour l’inconnu, non!

- Madame Gronet, vous lisez la presse, les faits divers dont vous êtes si friande…

- Certes, je le reconnais. Mais j’interdis cela à Aure-Elise; elle est trop jeune!

- Bien sûr. Je vais essayer d’être clair. Vous êtes au courant de la mystérieuse et terrible épidémie qui a débuté d’abord à Versailles.

- Oui, assurément. Le « Figaro » de ce matin cite quatre nouveaux cas à Chatou. Y seriez-vous pour quelque chose?

- Indirectement et involontairement à mon grand regret.

- Alors, pourquoi ne tentez-vous pas d’enrayer cette malédiction?

- Je ne dispose pas ici des moyens adéquats ni d’assez de temps.

- C’est trop simple! Vous regrettez, dites-vous, mais vous vous dérobez!

- Pas de la façon dont vous le pensez. L’histoire qui m’a conduit ici est fort compliquée et…

- Pour une fois, ne me dissimulez rien!

- Cette épidémie va se répandre.

- Dans toute la France? S’écria Adeline effrayée. Et vous nous abandonnez?

- Sur la planète entière! Nul ne parviendra à l’arrêter. Ce monde est déjà condamné. Jamais, il n’aurait dû voir le jour.

- Vous rendez-vous compte du cynisme de vos paroles?

- Hélas, trop bien! Si je suis revenu à Paris, en ce mois de juillet, c’est pour au moins soustraire Aure-Elise à ce triste sort. Je ne puis faire plus, croyez-moi.

- Dois-je vous chasser de chez moi, monsieur Wu, ou me contenter de ce que vous m’offrez?

- C’est à vous de décider!

- Et votre siècle, est-il atteint lui aussi?

- Tout comme le vôtre. Néanmoins, j’y ai là-bas des amis qui travaillent sur ce problème avec de grandes chances de succès. Il m’est interdit d’en révéler plus. En venant avec moi, votre fille et Marie André ont 98% de chance de survivre.

- Il n’y a pas à dire! Vous savez convaincre vos interlocuteurs malgré votre absence de tact et de scrupule.

- Comme Monsieur Déroulède par exemple.

- Le foin que cela a fait! Deux jours après votre rencontre avec le président du Conseil, tout le gouvernement démissionnait. Que lui avez-vous révélé?

- La même chose qu’à vous.

- Je me demandais ce qu’il vous était arrivé depuis. Ici, nous sommes en pleine crise politique. Le Président de la République, monsieur Félix Faure, recherche, sans succès, une équipe gouvernementale stable. Aux dernières nouvelles, il a proposé le poste, à - Dieu nous garde! - monsieur Georges Clemenceau! Pour l’instant, ce rusé matou, qui sort tout juste des geôles de Mazas, n’a dit ni oui ni non. Il sait se faire désirer! Les politiciens expérimentés, quant à eux, misent sur le sieur Delcassé. Jamais entendu parler!

- Dommage! Pour ma part, je pense que ce sera le meilleur choix. Ce diplomate, patriote sincère et réfléchi, à l’esprit pondéré, peut réussir à retarder l’échéance de la guerre avec l’Allemagne de quelques années.

- Je me méfie de vos annonces…

- Adeline, si mon vaisseau était assez grand… mais il ne peut recycler suffisamment d’oxygène et… j’ai dû choisir…

- Combien êtes-vous donc à bord?

- Le commandant Fermat, Benjamin le père de Violetta, Violetta elle-même, Mathieu et Marie, mon futur chef pilote Uruhu, Ufo et Bing… Avec moi, cela fait neuf. Or, la navette n’est conçue que pour huit êtres vivants.

- Je vous proposerais bien d’abandonner vos animaux familiers, ce chien stupide et ce chat ventre à pattes! Mais jamais vous ne vous y résoudrez! Vous estimez leurs existences plus précieuses que la mienne! Alors, tant pis pour moi!

- Oh! Adeline ne croyez pas cela! Je ne suis pas dépourvu de tout sentiment humain! Il y a que vous ne mourrez pas des suites de l’épidémie mais de la sottise de ces nationalistes de tout crin… je m’en suis assuré.

- Pour vous, je ne suis qu’un détail dans la tapisserie de l’histoire, reconnaissez-le une fois pour toutes!

- Je ne sais que dire…

- Je préfère ce silence, Daniel Wu… Vous pouvez demander à ma fille si elle désire venir avec vous. Ne la forcez pas, cependant. Laissez-lui le libre choix. Aure-Elise se trouve dans le salon du rez-de-chaussée en train d’apprendre un nouvel air de Debussy je pense…

- Je capte distinctement les mesures de « children’s corner ». Merci Adeline, très sincèrement…

- Ne vous changerez vous pas avant de la rejoindre?

- Ma tenue n’a rien d’indécent. Sur l’Einstein, Aure-Elise devra s’y habituer.

- La promiscuité avec des adultes mâles…

- Mais nous savons-nous tenir, madame Gronet!

- Monsieur Delcourt aussi, sans doute, si vous le surveillez!

***************

Après quelques minutes de négociations, le commandant Wu avait pu persuader Aure-Elise Gronet de le rejoindre, sans forcer son talent. La jeune fille, convaincue qu’il en allait de sa vie, avait cédé non sans regret. Elle avait d’autant plus vite accepté qu’elle savait que Marie André serait du voyage.

Pour l’heure, le jeune homme profitait de la belle matinée chaude et ensoleillée de cette fin juillet. Après avoir flâné sur les boulevards, pris un café à une terrasse, il avait assisté à la fin de l’entretien. Lui aussi, il lui tardait de quitter ce monde morne où l’aventure était absente. Aucune attache ne le retenait sérieusement.

Ne sachant toutefois pas trop à quoi l’univers du commandant Wu ressemblait, Marie André avait demandé et obtenu un délai d’une dizaine d’heures afin d’effectuer quelques emplettes avant de faire le grand saut dans l’inconnu avec les meilleurs atouts. Or, une partie de ses achats allait trouver son utilité…

***************

Les deux jeunes gens, vêtus comme deux parfaits explorateurs, venaient de se rematérialiser sur la plate-forme de télé portation de la navette Einstein. Benjamin Sitruk, qui s’était occupé du transfert, les accueillit aimablement non sans afficher sa surprise de voir à leurs pieds une de ces immenses malles comme il en existait à l’époque. Il s’exclama en basic English, ses paroles instantanément traduites par le traducteur électronique du bord.

- Bonté divine! Certes, vous m’aviez prévenu que vous ameniez quelques bagages! Mais là, vous exagérez! Le commandant Wu ne vous a-t-il pas mis en garde contre l’excédent de poids?

- Euh… Est-ce si grave? Bégaya Marie André.

- Mm. C’est à la limite! Que transportez-vous donc de si précieux?

- Il n’y a là-dedans que du matériel de survie le plus courant! Lampes tempête, allumettes, fusils de chasse, cartouches, revolvers, fusées d’alarme, quinine, quintonine, biscuits militaires, boîtes de conserves, ouvre-boîtes, effets de toilette, linges de rechange, casques coloniaux, anti-poison, moustiquaires, lotions, dentifrice, brosses à dents, éponges, savons à barbe, savonnettes, et quelques autres petites bricoles comme des pelles, des pioches, du cordage…

A cette énumération fantastique, Benjamin préféra éclater de rire.

- Vous vous arrangerez avec mon supérieur, fit-il goguenard. Après tout, c’est lui qui décide. En attendant, laissez votre malle ici et passez dans la cabine à côté. Elle est bien plus confortable. Ah! J’oubliais! Ne vous montrez pas effrayés par ce que vous verrez. Je vous ouvre le chemin, il vaut mieux.

La porte coulissa comme par magie. Marie André, derrière Sitruk, suivi d’Aure-Elise, se retrouva donc dans la cabine principale du vaisseau scout. Au centre de celle-ci, il remarqua aussitôt une table basse, - il ignorait qu’on pouvait la monter ou la descendre à volonté-, deux animaux familiers qu’il reconnut, Bing et Ufo dormant sagement côte à côte sur une natte, mais, aussi, et, surtout, à une huitaine de mètres environ, une espèce de « sauvage » des Îles Andaman… or, ni la taille ni la couleur de la peau ne correspondaient.

- Ah! Tiens! Fit-il naïvement, vous avez à bord un « boy » sibérien ou himalayen?

- Pas du tout! Uruhu n’est qu’un adolescent préhistorique.

- Entendant son nom, le Néandertalien réagit aussitôt en relevant la tête. Il abandonna son occupation première, l’affûtage méticuleux d’une pointe de silex et avisant les deux nouveaux venus, il cria joyeusement:

- K’Tou n’dolong Niek’Tous ark Taarg! ( le K’Tou salue les Niek’Tous.)

Aure-Elise recula de quelques pas, apeurée.

- Ciel! Il s’agit d’un être mi-homme mi-bête! Un monstre… un anthropopithèque! Que crie-t-il, Seigneur? Il va attaquer! Je veux descendre! Au secours!

- Mademoiselle, ne paniquez donc pas, je vous en prie! Vous allez affoler Uruhu! Je vous assure que vous n’avez absolument rien à craindre de lui. Ce Néandertalien n’est pas dangereux. Bien au contraire! Il vous salue dans sa langue et vous souhaite la bienvenue tout simplement.

- Dois-je vous croire? S’exclama Marie André.

- Vous appelez ces bruits et ces borborygmes un langage! Reprit Aure-Elise.

- Oui, naturellement. Or, comme le traducteur est actuellement calibré sur le français, vous ne pouvez comprendre ce qu’il dit. Je parle votre langue, mais encore maladroitement, pas comme le commandant;

- Quelle est donc votre langue maternelle? Questionna le jeune homme.

- Le basic English. Mais aussi l’hébreu. Je suis originaire de Toronto, issu d’une famille juive et je suis né au XXV e siècle. Notre futur chef pilote, lui, vient tout droit du Paléolithique moyen, c’est-à-dire quelques cinquante mille ans dans le passé. A mes yeux, il s’adapte relativement et remarquablement vite.

- Soit, monsieur, je vous accorde ce point. Cependant, je constate que vous avez omis de vous présenter.

- Excusez cet impair, mademoiselle. Je m’appelle Benjamin Sitruk et comme mon uniforme ne vous est pas familier, sachez que j’ai le grade de capitaine.

- Merci. Voici mademoiselle Aure-Elise Gronet, et, quant à moi, je réponds au nom de Marie André Delcourt.

- Enchanté.

- N’y a-t-il que vous à bord? S’inquiéta la jeune fille.

- Oh! Non! Le commandant Wu est en train de réviser les relais électro bioniques du translateur couplés à nos moteurs trans distorsionnels.

- Je ne comprends rien à vos propos, capitaine!

- Et les enfants? Violetta?

- En ce moment, aux côtés du commandant Fermat dans la cabine de pilotage. Ils attendent impatiemment le départ. Notre pilote doit recevoir le feu vert avant de quitter l’orbite terrestre.

- Nous sommes autour de la Terre?

- Bien sûr, monsieur Delcourt. Pour partir, voyez-vous, il faut que nos moteurs auxiliaires soient sous tension. Ensuite, nous passerons près du Soleil et nous quitterons le système solaire; alors, seulement, nos moteurs trans distorsionnels en fonction, nous effectuerons le saut quantique nous permettant de rejoindre mon année 2517. A ce prix, nous réussirons; et encore parce que le commandant Wu prendra la relève de Fermat. Notre IA, voyez-vous, ne suffit pas à la tâche. Elle n’est pas assez sophistiquée. Sans Daniel Wu, nous risquerions de plonger dans un mini trou de ver et…

- Cessez donc là vos explications, monsieur Sitruk! Soupira Aure-Elise agacée. Tous ces détails techniques m’échappent ainsi qu’à mon compagnon. A propos, et le reste de l’équipage?

- Comment cela?

- Oui! Deux commandants, un capitaine… N’y a-t-il donc pas sur votre navire des quartiers-maîtres, des premières classes, des matelots, des soutiers…. Que sais-je encore?

- Holà! Mademoiselle, une seconde! Où vous croyez-vous? A bord d’un cargo à vapeur ou encore d’un paquebot transatlantique à moteur diesel? Ce vaisseau est un vaisseau interstellaire d’appoint. Il ne navigue pas sur l’Océan. Sa capacité est limitée à huit personnes. Avec vous, nous atteignons la limite de sécurité…

- Voici donc pourquoi mère ne nous a pas suivis! Conclut Aure-Elise amèrement.

***************

Dans la cabine de pilotage, entre le Système Sol et celui d’Alpha du Centaure, Daniel s’apprêtait à effectuer le si redouté saut quantique, secondé par André. L’objectif, avec toutes les coordonnées précises, s’affichait sur l’écran de contrôle: Hokkaido, 19 mai 2517.
Tous les signaux ok, l’ordinateur semblait suivre. Malgré tout, la manœuvre restait suprêmement délicate et le Français ne pouvait s’empêcher de ressentir une sourde inquiétude. Sans le daryl androïde, il n’aurait pas essayé.

Fermat observait son ancien subordonné, se demandant si celui-ci éprouvait ce qu’on pouvait nommer vulgairement le trac. Or, heureusement, rien ne transparaissait dans l’attitude de Daniel Lin. Mieux! Pour le commandant Wu, il semblait accomplir une simple manœuvre de routine. Ah! Pourquoi donc ne s’était-il pas connecté directement à l’IA du bord, comme il l’avait déjà fait auparavant, naguère, sur le Sakharov?

« Apparemment, il ne doit pas en avoir besoin ». Réfléchit André.

Cependant, sans transition, le petit vaisseau Einstein, sauta au sein d’un Univers où les lois habituelles de la physique ne s’appliquaient plus. Le Français eut soudain la désagréable sensation de tomber brutalement dans un puits sans fin. La chute durait, durait, s’éternisait… Le repas du commandant lui remontait au bord des lèvres alors que la vitesse, toujours, augmentait et devenait effroyable.

Maintenant, le puits s’était mué, un maintenant fort relatif, en une succession de « couloirs labyrinthiques » à l’intérieur desquels aucune lumière ne pénétrait, avec, hélas pour l’estomac tout retourné d’André, des coudes brusques, des montées soudaines, des descentes abruptes, des sauts de l’ange, des accélérations inattendues, bref un résumé des « montagnes russes » des fêtes foraines du XXe siècle, mais en mille fois plus violent. Pourtant, les stabilisateurs inertiels fonctionnaient à plein régime! Sans quoi les occupants de la navette auraient été réduits à l’état de bouillies sanguinolentes.

Sans qu’il comprît comment un tel phénomène était possible, Fermat entendit, chose tout à fait surprenante, une pétarade de motocyclette! Puis, le mirage sonore se poursuivant et gagnant en réalité, il vit, surgissant du maelström, un motard tout vêtu de noir et casqué, chevauchant un side-car qui filait à une allure vertigineuse et tout à fait invraisemblable dans les couloirs du temps.

Cahin caha, l’Einstein suivait le motard et, au fur et à mesure que les deux véhicules progressaient à l’intérieur de ce « boyau » immatériel, les corridors non empruntés s’effaçaient dans le néant, tandis que d’autres, au contraire, tels des réseaux de neurones, se matérialisaient.

Une incongruité nouvelle se produisit une fois encore! Le motard ralentit, se rangea sagement sur la droite pour laisser passer le vaisseau scout! Lorsque celui-ci le croisa puis le dépassa, l’inconnu salua poliment les occupants du navire interstellaire. C’en était trop pour Fermat qui explosa.

- Qui est cet individu qui se moque de nous?

- Mon double, mon alter ego. Une image fantasmatique. Ce que vous voyez n’est pas réel, en fait. Concentrez-vous plutôt sur les paramètres affichés par les consoles des systèmes environnementaux et celles de l’ingénierie!

- Entendu! Fit André qui avait compris le reproche implicite. Toutefois, j’aimerais savoir à qui nous devons cette farce!

- Ne cherchez pas! Johann van der Zelden. Je crains le pire!

Le commandant Wu se crispa alors.

- Que se passe-t-il? Souffrez-vous?

- Ce n’est pas cela, répliqua Daniel, le visage fermé, luttant visiblement contre une agression invisible.

Le daryl androïde sentait peu à peu les coordonnées différer par rapport à l’objectif à atteindre.

- Bon sang! Puis-je vous aider?

- Non! Attendez! Je n’ai pas assez de puissance. Une entité est en train de prendre les commandes du vaisseau. L’IA ne répond plus à mes ordres. Tout m’échappe. Je ne contrôle plus rien!

- Passez sur d’autres circuits et neutralisez l’IA!

- Je tente de le faire depuis déjà trois longues secondes, André!

Fermat grimaça, comprenant que la situation s’aggravait. Qu’allait-il advenir des occupants de l’Einstein?

A cet instant, comme prisonnier d’un rêve éveillé ou encore comme à l’intérieur d’une holo reconstitution historique, le vaisseau scout, tel un Spitfire britannique de la Seconde Guerre mondiale, de looping en looping s’enchaînant à un rythme diabolique, subit « coup d’air » sur « coup d’air », accumulant les vrilles, comme si un incendie ravageait tout à bord, et, comme si l’avion, perdant mille cinq cents mètres d’altitude en un temps record, alors que ses extincteurs étaient en panne, allait s’écraser au fond d’une vallée.

Le ululement qui retentissait aux oreilles de Fermat, les faisant saigner, ne pouvait le tromper. Il croyait fermement être en train de jeter dans une antique radio cet appel désespéré « Mayday! Mayday! ». Véritablement, il était devenu un capitaine de la RAF, victime du tir meurtrier d’un Messerschmitt 109! L’illusion s’amplifiait à chaque instant davantage. Désormais, André croyait dur comme du fer porter l’uniforme de l’époque avec le casque d’aviateur en cuir si caractéristique, les lunettes et l’inévitable combinaison de toile. Blessé à la gorge, il avait la cruelle sensation d’étouffer.

Instinctivement, tout à son rôle d’un pilote britannique vivant ses derniers instants, le commandant tendit ses mains en direction de l’hypothétique manche à balai, dans l’ultime geste qui lui permettrait de redresser son appareil. Mais il n’eut pas le temps d’aller jusqu’au bout! Une lueur éblouissante, équivalant à celle émise par une lampe de cent mille watts, l’aveugla durant une longue, trop longue minute! La chaleur intolérable de ce flash l’entoura et l’embrasa, rendant la douleur insupportable.

Et… Soudain, tout cessa! L’intolérable sensation de chute vertigineuse… Rien! Le vide! Puis, un bang assourdissant retentit et les oreilles de Fermat se mirent à saigner.

Comme si rien ne s’était passé, la navette Einstein venait de se poser avec une précision remarquable au centre de la pelouse du jardin de la propriété familiale des Wu, sur l’île d’Hokkaido. Fermat, étourdi, coupé de ses repères, mit quinze secondes à récupérer de ce voyage hors normes. Enfin, après avoir dégluti péniblement, il jeta d’une voix rauque à peine reconnaissable:

- Hé bien! Chaque fois que je vous laisse le pilotage, je m’en repents!

- André, fit Daniel sur un ton inhabituel, presque tourmenté. Ne plaisantez pas, je vous prie. Quelque chose ne va pas. J’ai actionné l’écran extérieur. Ne remarquez-vous rien?

- Qui y a-t-il donc? Dehors, il neige. C’est l’hiver, voilà tout! Devant nous, une immense plaine immaculée. Là, sur la gauche, un groupe de macaques s’est réfugié sous les arbres. Je ne vois rien d’anormal qui explique votre détresse!

- Ces arbres, justement! Ils ne devraient pas s’élever ici! Habituellement, se dressent les laboratoires de mon père et, plus loin, la demeure familiale, reconnaissable à sa coupole transparente. Or, il n’y a aucun de ces bâtiments sur l’écran! De plus, souvenez-vous que j’avais programmé la date : mai 2517. Maintenant, l’horloge du translateur indique le mois de février. Il y a pis! Les signes vitaux provenant de l’extérieur sont multiples. Mais nos senseurs ne détectent aucune présence humaine ou apparentée à vingt-cinq kilomètres de diamètre. IA! Rapport pour confirmation!

- Tiens donc! L’IA fonctionne encore?

- A vos ordres! Répondit la voix artificielle de l’ordinateur central. Les formes d’intelligence les plus évoluées du secteur appartiennent aux anthropoïdes. Lorsque nous avons traversé l’atmosphère de la planète, je n’ai détecté aucune source d’énergie artificielle.

- Dans ce cas, IA, focalise sur le groupe d’anthropoïdes le plus proche et analyse les relevés bio environnementaux jusqu’à Sakhaline au Nord et Java au Sud.

En une poignée de secondes, sa tâche rapidement effectuée, l’ordinateur afficha les données récoltées et reprit la parole d’une façon toujours aussi peu concernée.

- Image centrée sur un groupe d’orangs outans, tous vêtus de peaux de loups, en train de progresser dans le Yunnan. Celui qui marche en tête tient à la main un galet aménagé.

- Oui, tu as raison. Agrandis l’image, cinquante fois.

Alors, Fermat et Daniel Lin distinguèrent nettement sept individus qui, incontestablement, s’apparentaient à l’espèce des orangs outans. Il y avait là un mâle adulte, dans la force de l’âge, un adolescent, trois femelles et deux petits à la mamelle. Surprenant! Ces anthropoïdes qui, normalement, préféraient vivre en solitaire dans les arbres dans un climat équatorial, avançaient avec précaution sur la plaine enneigée, bien trop au nord de leur habitat naturel. Les yeux aux aguets, ils semblaient redouter une présence hostile. Ils paraissaient s’être accoutumés à ce biotope étranger. Le climat, bien plus froid qu’au Paléolithique moyen, n’entravait pas la marche de cette famille.

- IA, puisque tu nous montres cette image, c’est que tu as achevé l’analyse bio environnementale de la zone. Maintenant, agrandis à la planète entière et visualise ton rapport sur une carte tridimensionnelle.

- Ordre effectué.

Une projection sphérique de la Terre, aplatie aux deux pôles, fut matérialisée aussitôt. Différentes couleurs en dégradé indiquaient non seulement les biotopes différents, mais aussi la faune, la flore, la composition de l’atmosphère, l’hygrométrie précise, la géomorphologie, les vents, les courants marins et ainsi de suite…

- Observez attentivement, André et constatez avec moi que cette Terre n’a jamais connu la présence de l’homme! La tectonique des plaques a été modifiée. Cela est tellement évident! Ici, il n’y a jamais eu de rift africain. Ni par la même occasion d’anthropoïde sur le continent noir! Par contre, incontestablement, l’Eurasie se peuple lentement de singes roux. En Amérique du Sud, l’Améranthropoïde est apparu.

- Effectivement, Daniel.

- IA, maintenant, matérialise en 3-D les différentes espèces d’anthropoïdes vivant sur le continent eurasiatique.

- Voici! Fit la voix synthétique.

Instantanément, des images hyper réalistes de grands singes, en pied, en position dressée, occupèrent la plus grande partie de l’écran sphérique. Très lentement, les hologrammes améliorés tournaient sur eux-mêmes. D’un ton monocorde et sans passion, l’IA énuméra patiemment les appellations exactes des sous-espèces.

- Pongo pygmaeus; gigantopithecus blacki; ramapithecus

http://www.accordingtothescriptures.org/pictures/hoax/Ramapithecus.JPG

; sivapithecus;

http://piclib.nhm.ac.uk/piclib/webimages/0/26000/300/26360_med.jpg

gigantopithecus tibetensis…

http://mahou.files.wordpress.com/2007/04/gigantopithecus.jpg

Le commandant Wu ne put s’empêcher de marquer sa surprise.

- Cette Terre a donc vu naître le Migou!

Fermat, plus serein, répliqua. Mais avait-il pleinement conscience de ce qui s’était produit?

- Dans ce cas, nous n’avons pas effectué la bonne translation! Visiblement, nous ne nous trouvons pas sur la chrono ligne souhaitée. Allons voir ailleurs et le plus vite possible!

- Ce n’est pas aussi simple, André! Je le voudrais bien, mais…

- Pourquoi hésitez-vous?

- Tout d’abord, je reconnais que ma curiosité scientifique est éveillée. Étudier la Terre où la gloire de Rama projette ses feux jusqu’à l’Antarctique, cela m’intéresse prodigieusement! Ne me fixez pas ainsi! J’ai tout à fait conscience que vous estimez cette tâche inutile…

- Présentement Daniel, il y a plus urgent!

- Je me permets de vous rappeler que Michaël, l’antépénultième, a donné sa vie pour ce monde-ci!

- Là n’est pas la question! Jeta André sur un ton dur et sarcastique à la fois. Nous n’avons pas le temps! Peu me chaut la gloire du Migou ou son apothéose! Expliquez-moi donc plutôt comment la navette est parvenue dans cette chrono ligne! Trouvez vite la réponse et ne me dissimulez rien!

- Je comprends votre colère André. L’erreur, si erreur il y a bien, atteint un pourcentage fort élevé, près de dix pour cent! Je vous fais grâce des décimales. Johann est intervenu!

- C’est une évidence! Nous savions, néanmoins, ce que nous risquions! Mais je veux en avoir le cœur net. Restez professionnel et branchez le chrono vision

Après quelques secondes de mise au point délicate, l’écran révéla un défilé d’images qui, se superposant les unes sur les autres, montraient le même univers terrestre! Cela se résumait ainsi: la gloire de Rama sur toutes les Terres possibles!

- Impensable! Murmura Daniel, bouleversé au-delà de l’entendement. A 50%, 75% ou 100% de notre monde originel, des anthropoïdes roux, toujours, partout!

- Bon sang! Soyez plus explicite!

- Entre 25% et 50% de déviation, la Terre devrait être peuplée de dinosauroïdes ou de reptiles mammaliens. A 75% d’arthropoïdes, à 90% de siliçoïdes et à 100% … la planète devrait être dépourvue de toute forme de vie! Un concept me vient à l’esprit: l’ante Big Bang! Un Univers qui n’est pas né, qui n’a jamais été, au sein d’un Pan Multivers lui-même pas encore vagissant ou encore ébauché dans l’esprit inconcevable d’une Entité incernable. Nous sommes… piégés!

- Que dites-vous? Ressaisissez-vous!

- J’essaie! Mais j’ignore comment sortir de ce traquenard!

- Il y a toujours des solutions!

- Pas face à la Mort, à l’Entropie!

- Cessez! Réfléchissez! Vous devez surmonter votre terreur! Cherchons ensemble le point originel de la déviation. Nous pourrions ainsi remédier à cette absurdité. Ne laissez pas Johann vous vaincre!

Acquiesçant, recouvrant son sang-froid, désormais gouverné par la partie artificielle de son cerveau, Daniel enchaîna donc.

- Effectivement, la manipulation à un segment donné x de l’évolution a eu un effet logiquement rayonnant, irradiant sur tous les passés et les futurs envisageables. « On » a cassé la loi des spectres de déviation temporelle de Mandelbrot Kolmogorov, loi émise en 2035 de la Seconde Histoire. Pamela, incontestablement, n’est pas la seule responsable de ce prodige en partant de l’assertion qu’elle et moi sommes semblables. Pourquoi? Je ne sais pas accomplir pareil exploit!

- Oui, cela est certain, articula Fermat avec un sourire indéfinissable! Vous avez beau être le génie de la Galaxie, vous avez vos limites!

Le commandant Wu haussa les épaules et reprit.

- Une fois que j’aurai établi les paramètres recherchés, j’aurai besoin de vos services afin de reconfigurer les moteurs. Ensuite, je mettrai le capitaine Sitruk au pilotage tandis que j’assisterai l’IA dans ce saut quantique hors normes.

- Très bien, fit André, visiblement satisfait de l’efficacité recouvrée de son ancien subordonné. Mais ne faudrait-il pas, avant tout, plonger en stase les civils du bord? Par sécurité?

- Je suis conscient de cette nécessité. Occupez-vous de cette tâche et prévenez Sitruk.

Fermat ne se formalisa pas de l’ordre donné.

- Encore un détail. La matière dont le vaisseau est constitué supportera-t-elle un tel voyage au-delà des bornes connues de la physique?

- Il va de soi que l’Einstein est construit dans le même matériau composite que le Sakharov, avec, en prime, quelques améliorations au niveau subatomique.

- Vous me rassurez!

Sur ces mots, Fermat s’en fut dans la cabine centrale pour en revenir quelques minutes plus tard, sa tâche accomplie, cette fois-ci en compagnie de Benjamin, mis au courant de la situation particulièrement délicate. Le commandant Wu achevait tout juste d’entrer les nouvelles coordonnées nécessaires à la série de sauts transdimensionnels.

- Ah! Vous arrivez pile! Observez l’écran du chrono vision Il dévoile diverses séquences ayant pour cadre l’Afrique et l’Asie, du Miocène au Pliocène.

Fermat grimaça.

- Quel spectacle insoutenable! Tous ces efforts sanglants ne sont pas gratuits!

- Cela me rappelle les récits de Lorenza alors que vous étiez prisonniers, dans les griffes de Penta p, remarqua Sitruk.

- A juste titre, hélas! Soupira Daniel Lin.

L’écran quadridimensionnel représentait, comme à plaisir, diverses « expériences scientifiques » dont les auteurs n’étaient autres que les Asturkruks. Elles étaient supervisées par le colonel Kraksis secondé par Pamela. Ces abominations se passaient à l’ère tertiaire. L’écran montrait sans pudeur ou censure les manipulations génétiques auxquelles se livraient les calmaroïdes, et ce, sur les singes roux. Dans quel but? La finalité était de les rendre supérieurs, plus intelligents que les autres anthropoïdes. Les malheureuses victimes gémissaient dans le laboratoire improvisé par leurs tortionnaires. Beaucoup d’entre elles mouraient.

- Sacré nom d’un chien! Éclata André. Ces foutus aliens, en croisant Gigantopithecus, pré orangs outans et pré Australopithèques capturés sans nul doute en Afrique, sont en train de créer sciemment le yéti!

- Trois fois hélas! Une fois les mutations désirées stabilisées, les manipulateurs auront éradiqué les autres espèces anthropoïdes. Puis, pour affermir la suprématie du nouvel orang outan, ils refermeront le rift naissant en Afrique.

- Comment ne pas frémir devant cet incendie? Articula Benjamin d’une voix émue. L’Afrique tropicale tout entière flambe sous nos yeux. On entend distinctement, parmi le rugissement impitoyable des flammes, les cris d’agonie de ces presque humains!

- Tous vont périr! Les pré chimpanzés, les pré gorilles et les pré Australopithèques! Brûlés vifs!

- Commandant Wu, coupez au moins le son! Supplia Benjamin.

Comprenant, partageant la douleur du capitaine, Daniel Lin s’exécuta. Ayant une nouvelle fois recouvré son sang-froid, Fermat, presque détaché, demanda :

- Comment les Asturkruks ont-ils réussi à refermer le rift?

- En creusant jusqu’au manteau et en faisant naître ensuite des volcans. Puis, par accrétion contrôlée, ils ont permis à d’autres montagnes de surgir, ailleurs, modifiant ainsi le découpage de dizaines de plaques tectoniques terrestres.

- Voilà pourquoi les continents visualisés par l’IA n’avaient plus la configuration que nous leur connaissons: le radeau indien pas rattaché à l’Eurasie, la péninsule arabique et Madagascar soudées à l’Afrique entre autres. Par contre, l’Australie, la Mélanésie, l’Indonésie et la Nouvelle-Guinée ne formaient qu’un seul continent. Quant à l’Antarctique, il n’était plus centré sur le pôle Sud. Les deux Amériques n’étaient pas soudées!

- D’où, évidemment, compléta le commandant Wu, la dérive génétique programmée des singes d’Amérique du Sud vers des représentants surdéveloppés, prédateurs.

- Mais qu’est-ce que ce gigantesque océan entourant l’occident de l’Europe, beaucoup plus vaste que la Méditerranée? On aurait bien dit aussi que la mer d’Aral représentait un bras de la « Mare Nostrum »!

- Et pour cause! L’antique Téthys, ici, n’a pas disparu!

- Tout cela est parfait pour expliquer l’existence de cette Terre-ci. Pourquoi toutes les autres Terres, y compris celles antérieures à la modification enclenchée par les Asturkruks et Johann, sans nul doute, ne paraissent-t-elles que des copies reproduites à l’infini de l’exemplaire que nous avons présentement sous les yeux?

- Winka et van der Zelden ont manipulé le Pan Multivers en amont et en aval.

- Brr… marmonna Benjamin. Le saut quantique nous a protégés sinon nous n’existerions plus!

- Normal dans les déplacements relativistes et transdimensionnels, rappela doctement Fermat.

- Donc, nous nous trouvons en présence d’un effet miroir quantique pan temporel calculé, voulu, résuma le daryl androïde.

- Ouille! Reprit Sitruk. Cela dépasse les pouvoirs de Penta p, non? Projeter ainsi dans tous les possibles, dans toutes les harmoniques, y compris en amont, une Terre sciemment modelée par cette Homuncula et le dénommé Van der Zelden!

- Oui, évidemment! Rétorqua Daniel en haussant les épaules.

- Daniel, êtes-vous bien certain que le chrono vision nous a montrés tous les réels, tous les potentiels? N’existe-t-il pas, quelque part, au sein d’une virtualité oubliée, une Terre épargnée?

- André, articula Daniel clairement, vexé, le chrono vision est protégé par un code à fractales inviolable! J’en suis l’auteur et personne ne peut lire dans mon esprit si je ne le souhaite pas! Y compris l’Entité Johann!

- Ne vous fâchez pas. Résumons plutôt: si j’ai bien compris, pour sortir de ce Pan Multivers unifié, nous allons être obligés de sauter en arrière dans le temps. Si loin, que nous allons nous balader avant la Création.

- C’est une façon simpliste de décrire notre voyage…

- Mazette! Siffla Benjamin. Au fait, le Sakharov avait déjà accompli cet exploit, dans l’autre histoire, commandant Fermat. Et vous étiez aux commandes, si je ne me trompe!

- Euh… Pas tout à fait. L’IA avait pris le contrôle du vaisseau. Le saut n’a été réussi que d’extrême justesse. Puis l’IA a été détruite tandis que les passagers étaient décédés momentanément. Sitruk, puisque vous paraissez être si bien informé, ajoutez donc que le Sakharov avait bénéficié de l’aide non négligeable de l’agent temporel Michaël. Aujourd’hui, sera-ce encore le cas?

- Je suis fataliste! Soupira le capitaine. De plus, nous n’avons pas le choix! Nous ne pouvons rester coincés ainsi pour l’éternité.

En prononçant ces mots, Benjamin fixait intensément le commandant Wu. Celui-ci acquiesça à sa demande non formulée.

- Un détail encore, commandant Fermat et capitaine, dit Daniel. Pour franchir les effets miroirs transtemporels, L’Einstein devra rebondir de super corde en super corde, tout en réinitialisant sans cesse la matière dont elle est constituée.

- Théoriquement, cela sous-entend donc aussi la décomposition recomposition permanente de tout ce qui est contenu dans le vaisseau. C’est un peu comme si nous devions nous téléporter d’écluse en écluse, mais sur des niveaux différents de temps, jusqu’à rejoindre l’unicité de l’Existence…

- Mes leçons ne seront pas restées inutiles, se réjouit le prodige de la Galaxie. Notre objectif est de nous retrouver derrière le mur de Planck.

- Plus que cela, jeta Fermat.

- Oui, André, reprit le commandant Wu presque enthousiaste. Nous devrons sauter dans chaque Univers se répercutant à l’infini… jusqu’à atteindre la Grande Unification! Que même l’Entropie ne peut complètement effacer! Superbe défi!

- Cela revient à dépasser les 100% de déviation, compléta Benjamin qui suivait l’échange. Ou encore à effectuer une rotation de 360%.

- Daniel, questionna André, vous allez vous brancher directement au chrono vision couplé au translateur et à l’IA…

- Comme tantôt! Je n’ai nul besoin de câble pour cette tâche!

- Laissez-moi achever, dit Fermat sèchement. Allez-vous pouvoir visualiser ces déplacements presque sans fin?

- Naturellement, afin de mieux les appréhender et ensuite pour les contrôler.

- Bien. Permettez-moi de formuler une hypothèse imagée: nous sommes ici, actuellement, à la graduation zéro de déviation… Nous devons dépasser la graduation cent pour franchir le mur de Planck.

- Je vois. Vous avez besoin de vous rassurer André ; le chrono vision sera mon guide et mon repère. Vous savez, je commence à en avoir l’habitude…

- A vous observer, si déterminé maintenant, je n’en doute pas!

- Vous êtes passé en mode ordinateur, constata Benjamin.

- Depuis quelques minutes déjà!

- Un point me chiffonne encore: en tournant au-delà du chiffre cent, nous allons… mourir.

- Certes, jeta Daniel d’un air détaché…

- Mais aussi être recréés un nombre incalculable de fois! La capacité de cette IA est relativement limitée, s’inquiéta le capitaine.

- Pourrons-nous ressusciter autant que nécessaire, sans dommages conséquents? Ajouta Fermat.

- Voilà pourquoi je supplée l’IA! Les probabilités de réussite sont précisément de 72, 423541%.

- Sept chances sur dix! S’exclama Sitruk, presque satisfait.

- Bref, nous tentons le coup! Conclut André, soudainement rendu optimiste par le pourcentage avancé par le daryl androïde qui ne se trompait jamais lorsqu’il s’agissait de calculs.

Sur ce, la conversation cessa enfin et chacun s’installa à son poste.

***************

D’une voix monotone, sans timbre ni inflexion, style ordinateur, le commandant Wu égrenait seconde après seconde les déviations franchies qui allaient en s’accentuant.

- 1,03... 1,04... 1,05...

Sur le siège d’appoint de la cabine de pilotage, Benjamin fut le premier affecté par les répercussions de ces déplacements trans univers hors normes. Ainsi, ses yeux subissaient des distorsions lumineuses particulièrement douloureuses liées aux harmoniques temporelles traversées. Le spectre de la lumière se décomposait non seulement en longueurs d’ondes, mais également en pixels. Le corps du capitaine s’étirait, se contractait à la fois, tant aux niveaux cellulaires que subatomiques! Devenu un être quantique, il existait et n’existait pas, tour à tour et simultanément. Chaque fois qu’il mourait, qu’il disparaissait, il était recréé comme l’avait promis Daniel. La ronde infernale, inimaginable, inconcevable, s’amplifiait, s’accélérait, encore et encore…

Insensible, imperturbable, Daniel Lin poursuivait son décompte monotone.

- 2,18... 2,19...2,20...

Quant à André Fermat, il avait l’étrange, dérangeante, inconfortable sensation de se dédoubler, de se démultiplier, fragments et intégrité, fantômes d’alter ego de moins en moins semblables, conformes au modèle qui passait pour être celui des origines! Apparaissaient le Fermat français, le Fermat allemand, le Fermat espagnol, le Fermat aztèque, le Fermat Yakoute, le Fermat malais, targui, papou, australien… Mais aussi, le Fermat néandertalien, australasien, Erectus, Habilis, Ardipithèque, Oréopithèque, Proconsul, Dryopithèque…

Graduellement, à chaque décimale énumérée par le prodige de la Galaxie, André descendait inexorablement le buisson de l’évolution terrestre. Inévitablement, il y eut donc plusieurs Fermat dinosauroïdes, des triceratops, des velociraptors… Ainsi que des Fermat crocodiliens, axolotls, arthropodes, « arbres », fougères, champignons, bactéries, virus, siliçoïdes…

- Déviation 79... 80... 81...

Le tourniquet fou, comme conduit par un gamin espiègle s’emballait. Rien ne semblait pouvoir stopper la ritournelle diabolique.

Cependant, au fur et à mesure que les paramètres se rapprochaient du chiffre fatidique cent, Benjamin et André se sentaient totalement hors de leurs corps, hors de toute existence, sous n’importe quelle forme, identité possible. Désormais, ils quittaient la matérialité la plus prosaïque et devenaient des entités métaphysiques, communiant avec l’Unicité du Pan Multivers, frôlant sans le savoir le véritable auteur de cette Expérience!

Quant à l’IA et au daryl androïde, tous deux auraient dû subir un sort identique! Cependant, la nature spéciale de Daniel Lin permettait à l’intelligence artificielle du vaisseau ainsi qu’au commandant Wu lui-même de conserver le sentiment d’exister. De même, leur apparence constante était préservée.

Le mur de Planck fut donc franchi avec succès. L’Einstein se confondit avec l’énergie première, surfant au cœur de l’explosion du Premier Big Bang!

Alors… Alors…Daniel fut envahi par un sentiment de joie intense. Il exulta. Il fut si enivré par une telle puissance qu’il crut s’y perdre, s’y noyer! Tout! Il était Tout! Il pouvait tout! Il vivait réellement le Premier Matin du Monde! Un Univers neuf, splendide, s’offrait à lui tout entier! Il se confondait avec lui. Il était ce Monde Nouveau, propre, immaculé, empli d’espérance, où l’éternité n’était pas ici un vain mot, où la fugacité de la vie n’avait pas lieu d’être, où l’Entropie n’était pas même un vain cauchemar! Il sentait jaillir l’énergie non du Pan Multivers mais bien de lui! Il pouvait créer. Encore, déjà, pour la première fois peut-être, pour l’unique fois! Se substituer au Moteur de l’Unicité! Non pas! IL ETAIT CETTE UNICITE!

Hélas! Soudainement, l’union contre nature fut brisée et le bonheur infini s’estompa, pour ne laisser que le vague, le regrettable souvenir d’un rêve inabouti!

Fermat et Sitruk étaient ballottés dans l’Univers vagissant, se confondant avec les milliards et les milliards de particules et d’antiparticules, plus élémentaires que le quark, virevoltant dans tous les sens, ne sachant quelle dimension ou quelle option choisir.

Puis, un maelström d’une violence inouïe inconcevable, submergea l’Einstein, l’aspirant goulûment, décomposant et recomposant chaque élément, chaque occupant vivant ou mort de la navette.

La joie enivrante, le bonheur ineffable, la précieuse liberté se changèrent en amertume et en désespoir. Ah! Pouvoir voguer encore au sein de l’Indéterminé, de l’Éternité elle-même, à loisir, chevauchant sans rênes toutes les harmoniques des possibles!

Mais c’était impossible! La raison entraînait l’Univers à s’étendre, à devenir le Pan Multivers…

Sans transition, un éclair lumineux jaillit, une clarté sans pareille plus éblouissante que tout ce qu’avait connu le daryl androïde. Le trou noir accoucha d’un trou blanc.

RENAISSANCE!!!

Reprenant contact avec la vie et le sentiment de l’existence, Fermat ressentit avec une souffrance aiguë, déchirante, l’explosion qui suivit, le surgissement de ce nouveau Pan Multivers. La douleur atroce submergea, envahit tous les nerfs d’André. L’officier sombra alors dans une inconscience bienvenue, confortable et charitablement provoquée par l’Entité inconnue qui, depuis le début de ce voyage veillait sur les courageux tempsnautes. Le corps mou du commandant s’affala tel un pantin de son sur le siège du co-pilote…

***************

Après un laps de temps difficilement déterminable, péniblement, Fermat remua en gémissant. Ses paupières pesaient des tonnes. Néanmoins, après plusieurs tentatives, il parvint à les ouvrir. Ce fut pour constater sans surprise que la cabine de pilotage était plongée dans une obscurité quasi-totale. N’y avait-il donc plus rien? Pourtant, il respirait. Ses mains tâtèrent devant lui et rencontrèrent alors le corps inerte et déplacé de Benjamin Sitruk. Sortant de son coma, celui-ci soupira.

- Ah! Bon sang! S’exclama Sitruk d’une voix rauque. Pourquoi vivre est-il aussi pénible?

- Capitaine! Répondit Fermat. Vous ne pouvez imaginer la joie que vous me faites de vous savoir vivant!

- Naturellement que je suis en vie! Doutiez-vous donc à ce point des prodigieuses capacités du commandant Wu?

André préféra garder le silence. Avec méthode, il se déharnacha et se leva, imité par Benjamin.

- Où sommes-nous? Demanda Sitruk. Qu’est-il advenu du commandant?

A six mètres derrière les deux hommes, une voix s’éleva, faisant sursauter les deux hommes.

- L’IA est morte ; elle a bien failli m’entraîner avec elle de l’autre côté!

- Pragmatique, voulant éviter que son ancien second ne sombre dans le spleen, Fermat enchaîna.

- Le translateur fonctionne-t-il encore?

- Mm… Question difficile. Nous n’avons plus aucune source d’énergie. Même les simples piles électriques ont été vidées de leur charge. Nous ne disposons d’aucun générateur d’appoint. Le vaisseau s’est transformé en épave! Renseigna Daniel d’une voix atone.

- Triste tableau! Est-ce là tout au niveau des avaries? Dans votre façon de vous exprimer, je dénote une tension dissimulant une angoisse.

- Vous connaissez les infimes nuances de ma voix, André! Soupira Daniel Wu. Hé bien, autant vous le révéler maintenant! Lorsque l’IA a succombé, la partie artificielle de mon cerveau a également été détruite. Je suis quelque peu désorienté de me retrouver entièrement livré à mon humanité. Mais il y a plus grave…

- J’ai saisi! Réagit aussitôt Sitruk. Toute notre technologie basée sur la nanoélectronique et l’informatique est désormais « out »! Nous ne pouvons compter que sur nous-même. Poursuivit le capitaine avec philosophie.

- Précisément!

- Restons positifs! Nous sommes vivants et nous respirons encore. Il faut croire que nous disposons d’une réserve d’oxygène. D’où vient cet air? Et pourquoi cette obscurité?

- L’oxygène provient de l’extérieur. L’atmosphère y est respirable, non toxique puisque nous n’éprouvons aucun malaise. Le toit de la navette s’est transformé en une véritable passoire. Il ne montre qu’un ciel nocturne embrumé qui ne permet pas de se repérer à la position des étoiles. Pour sortir du piège que constitue notre vaisseau, il va nous falloir actionner à la main le panneau de secours d’évacuation.

- J’entends un sourd grondement au loin. Le choc? Un mirage auditif?

- Nullement Benjamin! Ce que nous percevons, c’est le ressac. Nous avons atterri à proximité d’une étendue maritime quelconque.

- En tout cas, nous ne sommes pas incommodés par le froid! Ce serait l’inverse plutôt!

- André, mieux vaut être méfiants et prévoir des sautes d’humeur thermiques et climatiques.

- Peut-être…

- Commandant, vous allez m’aider à actionner le sas de secours et vous, Sitruk, assurez-vous que tous nos passagers n’ont pas souffert.

- Si tout va bien, qu’est-ce que je fais?

- Vous les réveillez en prenant toutefois des précautions particulières avec Uruhu.

Après une poignée de minutes d’acharnement, le panneau de secours fut retiré. Fermat s’était maintenant habitué à la pénombre. Devant lui, s’étendait une plage vierge de toute trace. Au loin, il devinait la présence de la mer. Il en respirait les embruns à pleins poumons. Faisant quelques pas à l’extérieur, il se retourna et avisa une forêt gigantesque. Malgré le bruit incessant des vagues sur les galets, il perçut quelques cris simiesques. Daniel Lin le rejoignit.

- La forêt des Orangs Lords! Nous avons donc échoué!

André poussa un profond soupir tout en haussant les épaules. Puis, il fixa son ancien capitaine, une moue dubitative, presque de désapprobation sur son visage.

- Ne soyez pas déçu, André, dit alors le daryl. Je pense que ce monde nous réserve quelques surprises qui vont intéresser en vous l’explorateur.

- Ah! Vous vous êtes repris!

- Ma minute de spleen est passée, effectivement!

- Vous m’en voyez soulagé! Vous avez plus de caractère et de force que le Daniel de la seconde histoire!

- Tout à fait! J’ai mûri et progressé!

Ayant proféré ces paroles à double sens, Daniel Wu entra dans ce qui restait de la navette.

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