Chapitre 7
Le noble Lord fut conduit sans ménagement dans un des salons de l’hôtel particulier loué par Frédéric Tellier et le daryl androïde. Depuis quelques minutes déjà, Antor avait jeté le masque du domestique affable et attentionné, et poussait Percy à avancer, le menaçant d’un lourd et solide revolver. Lord Sanders, quelque peu dégrisé par la peur qu’il éprouvait, ne comprenait pas d’où pouvait surgir ce vampire qui, pour l’heure, à sa connaissance, croupissait dans les caves spéciales de Sir Charles.
Antor jouait son rôle de garde-chiourme à la perfection. Au fond de lui-même, il se réjouissait de la mise en scène préparée par ses amis.
Tentant de conserver un restant de dignité, Lord Percy pénétra dans le salon aménagé en tribunal. Celui-ci était composé de Daniel Wu qui, évidemment, présidait, d’André Fermat en procureur de la Reine, de Frédéric Tellier en assesseur, de Violetta en greffière, de Tony Hillerman en avocat de la défense, et de presque toute la bande du danseur de cordes en jurés, témoins et public.
Marteau Pilon et Uruhu encadrèrent le prévenu à son arrivée. Leurs poings ainsi que les dents et l’arme d’Antor constituaient des arguments plus que dissuasifs pour le prisonnier qui ne tenta pas de s’échapper. La nombreuse assistance gardait un silence hostile qui effraya davantage encore si possible Lord Sanders.
Pourtant, dans cette foule, quelqu’un manquait. Kiku U Tu. Avait-il été jugé trop monstrueux pour figurer dans cette comédie macabre? Assurément! Pour l’instant, à bord de la navette Einstein, notre Troodon s’ennuyait ferme. Un petit interrogatoire musclé de Lord Percy n’aurait pas déplus au Kronkos belliqueux.
Lorsque Percival fut installé, les bras solidement ligotés, Daniel Lin prit la parole d’une voix calme, sur un ton détaché.
- Je déclare solennellement ouverte la séance de ce tribunal habilité par nous-même à juger le criminel Lord Percival Sanders, ci-devant comte!
- Je ne comprends pas ce jeu! Balbutia l’intéressé. D’abord, qui êtes-vous? Ce me semble, nous n’avons pas été présentés! De quel droit vous arrogez-vous….
- Prévenu, inutile de monter sur vos grands chevaux! Toutefois, je veux bien satisfaire votre légitime curiosité. Mon identité vous éclairera. Je suis l’heureux époux d’Irina de Plesenskaïa Maïakovska!
- Daniel Wu! Bégaya de plus bel l’accusé.
- C’est cela!
- Je vous assure que je n’ai rien à voir avec l’enlèvement de la duchesse… tenta de se disculper Lord Percival.
- La chose sera jugée… André, vous pouvez officier…
Fermat se leva alors, respira lentement et profondément, puis s’exprima d’un ton sec et précis non dépourvu cependant d’une certaine ironie.
- My Lord, mais méritez-vous encore ce titre après toutes vos exactions?, telle est la terrible réalité: vous êtes désormais notre otage! Vous ne serez délivré que lorsque nous aurons délivré Irina Maïakovska Wu et la comtesse Louise de Frontignac! Nous exigeons également la libération du vampire des docks capturé par votre ami et complice, Sir Charles Merritt!
- Euh… n’est-il point ici, brandissant son revolver?
- My Lord, je vous conseille de faire attention à vos propos, souligna Hillerman. Vous venez d’admettre connaître Antor et ainsi votre implication dans sa détention actuelle! Vous acceptez donc être reconnu comme complice de Sir Charles?
- Mais… Pas du tout! Aïe! Ma tête me lance! Je n’y comprends plus rien dans tout ce mic mac! Quelle embrouille!
- Pff! Souffla Violetta. J’ai presque pitié de lui! Il se mêle les pinceaux avec les paradoxes temporels, le pauvre!
- Silence dans la salle! Rappela Daniel Wu sévèrement, frappant de son marteau la table d’où il officiait.
- Ne nous égarons pas! Reprit Fermat parfaitement maître de lui, et dominant son rôle. Nous allons vous faire rédiger un ultimatum que nous transmettrons à Sir Charles. Votre ami et complice disposera de douze heures pour libérer les personnes sus nommées. Ce délai expiré, si les prisonniers ne sont pas entre nos mains, eh bien, vous serez… exécuté!
Chose plutôt surprenante, Lord Sanders reprit alors courage. Il haussa ostensiblement les épaules croyant que les liens qui l’unissaient au mathématicien étaient indéfectibles! Or, il se trompait lourdement!
- Vous vous contenteriez donc de ce simple échange? S’étonna l’aristocrate. Trois contre un? Ce compte me paraît peu équitable! Cependant, tant mieux pour moi!
- Les prisonniers seront échangés près de Hyde Market selon une procédure prédéterminée. Votre ami Tsarong Gundrup, de son véritable nom Zoël Amsq, conduira la transaction, compléta Tony Hillerman.
- Zoël Amsq… Il ne cèdera jamais! Murmura Lord Percy, transpirant maintenant à grosses gouttes.
- Ce n’est pas tout! Fit André. L’échange sera complété par une rançon en nature!
- Nous y voilà! Jeta le prévenu avec mépris! Quelle rançon en nature? De l’argent? Des pièces de collection? Des bons au porteur? Vous vous révélez enfin! Vous n’êtes que de vulgaires voleurs!
- Cessez donc de nous insulter! Dit Fermat, le visage fermé Livrez-nous le moteur de votre appareil temporel avec l’autel de la Vierge d’Eu, appelé plus communément télé porteur, ainsi que le chrono vision que vous connaissez sous le nom de miroir égyptien!
- Ah! Je vois! S’inclina Lord Sanders. Vous êtes donc la bande adverse numéro Un évoquée par l’Atlante Zoël… Amsq. Et vous convoitez les trésors des civilisations perdues de Mû, l’Atlantide et la Lémurie!
- Quel fatras d’ineptie! Pouffa Violetta, n’y tenant plus.
- Tais-toi! Jeta Daniel Lin, agacé. Tu es à gifler!
- Messieurs, reprit Lord Percy avec une grâce certaine, j’accepte de rédiger votre ultimatum, mais vous vous trompez en croyant ainsi obtenir l’appareil à voyager dans le temps! Certes, Merritt me délivrera, mais…
Marteau Pilon s’approcha alors de l’otage, montrant ses poings énormes, ce qui eut pour résultat de faire taire l’accusé! L’Artiste précisa la menace implicite.
- Il vous appartient de vous montrer persuasif, sinon, nous vous tuerons sans remords aucun!
- Sinon quoi? Vous seriez prêts à aller jusqu’à l’assassinat? Mais, que diable, nous sommes dans un monde civilisé que je sache et…
- Un monde civilisé, dîtes vous? Vous ignorez le sens de ce mot, Percival Sanders, violeur, tourmenteur, suborneur d’enfants! Gronda Tellier.
- Qui êtes-vous, monsieur, pour oser m’accuser ainsi, pour vous octroyer le rôle de juge? J’admets que vos cheveux blancs et vos lunettes vous confèrent un air de respectabilité indéniable mais…
- Mon nom importe peu! Mais sachez que je suis en droit de réclamer par héritage cinquante pour cent de vos précieuses collections! La plupart des objets ont appartenu au comte di Fabbrini n’est-ce pas?
- Exact! Euh… je vous ai identifié… Vous êtes l’élève ingrat, le disciple qui a trahi son maître, Frédéric Tellier… La statue de Ganesh, c’était vous, le nierez-vous? Le vol porte votre marque! Ainsi, vous avez rameuté votre ancienne bande et vous vous trouvez en concurrence avec Sir Charles!
- Oh! Oh! Mais vous connaissez parfaitement les agissements occultes de Charles Merritt! Siffla le danseur de cordes.
Des murmures emplirent alors le tribunal.
- Vous avez donc percé à jour mon identité, poursuivit l’ancien malfrat. Bien…
- Bien? Monsieur le Voleur, que signifie?
- Un peu de silence, je vous prie, réclama le président. Frédéric, j’ai à vous parler! La séance est suspendue cinq minutes!
Daniel Wu se leva et entraîna l’Artiste derrière une tenture.
- Mon ami, attention à ne pas franchir la ligne! Nous jouons une partie commune, ne l’oubliez pas! J’ai lu dans vos pensées la condamnation immédiate de notre otage! J’abhorre la vengeance! Je l’exècre au plus au point. Elle nous ferait perdre la partie!
- Mais, vous-même, si nécessaire, êtes-vous prêt à aller jusqu’au bout et à exécuter ce pervers?
- Il est vrai que je répugne à ôter toute vie, même si je l’ai déjà fait auparavant… A mes yeux, Lord Percy n’est qu’un pion dont nous disposons… manoeuvrons-le… En cas d’échec, nous appliquerons le plan de rechange…
- J’ai compris… je me chargerai de l’exécution de ce dépravé lorsque vous me l’autoriserez.
- Vous m’obéirez?
-Oui…
- Cette réponse me suffit.
Les deux hommes regagnèrent leurs places respectives.
- Lord Sanders, vous allez maintenant rédiger l’ultimatum, ordonna le président.
Du papier ainsi qu’un stylographe à pompe furent apportés au prisonnier qui écrivit sous la dictée de Fermat le texte demandé. Le pistolet d’Antor restait braqué sur la tempe de Percival tandis que celui-ci écrivait nerveusement, faisant crisser désagréablement la plume en or. Une fois cette tâche terminée, la lettre fut glissée dans une enveloppe et cachetée avec le sceau de la bague de l’otage. Ensuite, Tony Hillerman la prit, la posa délicatement sur le plateau d’un mini téléporteur réglé aux coordonnées du domicile de Sir Charles. Lorsque l’appareil entra en action, l’enveloppe disparut instantanément.
Tou cela eut lieu sous l’œil morne de lord Percy. Désormais, plus rien ne l’étonnait. Une poignée de fer s’abattit soudain sur son épaule. La large main de Marteau-pilon l’incita à se lever.
- Mène-le jusqu’au placard à balais, siffla Don Iñigo avec perfidie. Dans deux heures, tu lui servira un léger repas, soupe, pain et eau, cela suffira.
- Oui, maître, répondit le colosse avec soumission.
Solidement bâillonné et ligoté, lord Sanders se retrouva bientôt dans un obscur et étroit réduit. Malgré sa situation des plus inconfortables, il parvint à s’endormir.
Daniel et ses mais n’entretenaient aucune illusion. Charles Merritt ne cèderait pas. Toutefois, le commandant Wu avait établi un contact télépathique avec Irina. Le plan de rechange était prêt.
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Comme prévu, la lettre se matérialisa dans le bureau même de Merritt, sur un fragile guéridon. Admirez la précision des coordonnées! Pourtant, il était impossible de téléporter des humains avec succès à cause des brouilleurs mis en place par l’extraterrestre. Sir Charles venait justement de recevoir un coup de fil de Amsq qui l’informait de la disparition de lord Percy. Ce fut pourquoi, à la lecture de l’ultimatum, Merritt pâlit à peine. Il attendit la venue du Haän. Bientôt, le problème Sanders serait résolu.
Moins de dix minutes plus tard, Zoël fut introduit dans le bureau de son complice. Avec une mine renfrognée, il prit connaissance de la missive.
- Ils se sont décidés! Il y a du Fermat là-dessous!
- Et c’est tout ce que vous trouvez à dire!
- Très cher, j’ai placé un champ magnétique de force 24 pour protéger la demeure de lord Sanders. J’ai agi de même chez vous. Ainsi, toute tentative d’intrusion technologique sera vouée à l’échec. En clair, Daniel Wu et Frédéric Tellier ne pourront s’emparer du bio translateur. Mais permettez-moi une réflexion : qu’est-ce que cela consomme en énergie!
- N’aurait-il pas été préférable de transférer l’engin ici, chez moi?
- Ah, mais il ne faut pas mettre tous nos œufs dans le même panier! Qu’envisagiez-vous de faire après cet ultimatum?
- Il va de soi que je refuse de céder! Lord Sanders devenait encombrant!
- Bravo! Mais maintenant, il nous faut parer le prochain coup de nos adversaires! Daniel Wu a brouillé ses signaux biologiques et ceux de ses amis. Il me rend la monnaie de ma pièce. Impossible donc de localiser où ils nichent. Quant à la navette qui les a transportés, elle est indétectable. Vous avez compris, j’espère, que, ne pas capituler, c’est subir l’attaque de Daniel Lin et de ses lieutenants!
- On dirait que vous les craignez! S’étonna Sir Charles.
- Je suis averti des risques. De plus, je ne puis compter sur des renforts extérieurs.
- Pourquoi? S’inquiéta le professeur émérite.
- Mes guerriers sont partis à la recherche des cristaux d’orona.
- Mais c’était inutile, puisque des entités amies sont venues vous réapprovisionner.
- Il vaut mieux faire le plein. Les cristaux s’usent à une vitesse époustouflante.
- La Dimension p ne peut-elle nous aider davantage?
- Oh, elle fait comme elle l’entend! Pour l’heure, je pense qu’elle est plongée dans une bataille stellaire plus passionnante que tous les récits de Jules Verne.
- Ah, lord Percy, je t’ai condamné, car la police commençait à te serrer de trop près…la faute à ton homosexualité!
- C’est la vie, jeta Amsq en français avec ironie.
- Zoël, pardonnez-moi de vous donner un ordre, mais il vous appartient de communiquer mon rejet de l’ultimatum à la presse, selon les instructions de la lettre. Je m’en vais rédiger le message pour la New London Tribune.
- Très cher, vous êtes un allié précieux qu’aucun scrupule ne ralentit, siffla Zoël avec délectation.
- N’êtes-vous point taillé dans la même étoffe?
- Je n’ai plus rien d’humain.
- Oui, depuis le temps. Mais les Atlantes étaient des humains au début.
Amsq répondit avec colère :
- Je vis sur Haäsucq et suis donc un Haän comme tous les autres!
Sir Charles comprit qu’il ne devait point insister.
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Quelques deux heures plus tard, l’enlèvement de lord Percival Sanders faisait la une de la presse matinale. Cependant, le journal de Shelton Seagrove avait une longueur d’avance. Il publiait en exclusivité la réponse de Sir Charles Merritt à l’ultimatum, selon un texte codé très anodin.
Toutefois, le directeur de la New London Tribune avait pris la plume en personne pour rédiger un éditorial dans lequel il accusait explicitement le mathématicien honoraire de se livrer à des pratiques illicites. Le scandale fut énorme et s’amplifia encore quand le Yard, qui se doutait depuis quelques années que Merritt n’était pas ce qu’il paraissait être, décida à son tour d’entamer une enquête plus approfondie. La position de Sir Charles devenait intenable. Dans son salon, le scientifique jeta avec rage ce qu’il qualifiait de feuille de chou.
- Ce Seagrove me déçoit! Quant à son torchon, ce n’est qu’un ramassis de potins récoltés dans le caniveau!
- Du calme mon ami, s’écria Amsq, jouant à la perfection le respectueux féal.
- Je vais de ce pas attaquer la New London Tribune en diffamation!
- Certes, mais à quoi cela servira-t-il? Le délai est expiré!
- Peu me chaut!! Depuis son enlèvement, le sort de Sanders était scellé!
- Requiescat in pace!
Telle fut la courte épitaphe du noble lord.
Attaques et contre-attaques dans la presse se succédèrent au fil des éditions durant quarante-huit heures. Scotland Yard envoya deux inspecteurs chez Sir Charles, en vain. Les accès importants de la demeure étant parfaitement dissimulés, ils ne purent donc connaître l’existence des cachots, des machines, des cobayes et du laboratoire.
A la fin de cette même semaine cruciale, le procès en diffamation se tint. Le jury, grassement payé en sous-main, condamna Shelton Seagrove à verser une amende de cinq cents livres au plaignant. Quant à lord Percival Sanders, sa mort était désormais de l’histoire ancienne.
Comme convenu, Daniel avait abandonné le lord dépravé à Antor. Le commandant Wu ne se vengeait pas : ce sentiment lui était inconnu. Du moins, c’est-ce qu’il consentait à reconnaître. Le corps horriblement exsangue de lord Percy fut retrouvé dans un égout de la gare de Lexington, le lundi suivant le procès.
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Ce même jour, dans la propriété de Sir Charles Merritt, Daisy Neville recevait un nouveau Bébé Jumeau muni d’un trousseau complet, le tout enfermé dans une petite malle en cuir. Rien ne manquait, y compris les pantaloons. La gouvernante, elle, s’était fendue d’une dînette en porcelaine. Ces cadeaux lui étaient offerts pour son anniversaire. La fillette, fort capricieuse comme nous le savons déjà, se montra déçue par la teinte des cheveux de la précieuse poupée. Autre défaut : les yeux du Bébé ne bougeaient pas.
Trépignant devant Sir Charles, elle jeta :
- Mon oncle, je n’aime que les brunes, je croyais vous l’avoir fait comprendre!
Merritt, toujours distingué et élégant, revêtu d’une jaquette gris perle, et dont le cou marqué par l’âge était entouré par une délicate cravate ornée d’une épingle en or surmontée d’un diamant de la plus belle eau, fronça les sourcils et répondit :
- Ma nièce, tu as tort! Tu ne sais pas identifier ce qui est vraiment beau! Ce cadeau vient de Paris, pour toi exclusivement. S’il ne te plaît pas, tant pis! Je le donne de ce pas à la fille de ta nourrice, Annabelle.
- Non mon oncle, cela ne se peut pas! Maintenant, cette poupée est à moi, car vous me l’avez donnée en premier!
De colère et de rage, Daisy pleura.
- Là, tout doux, ma nièce! Tout à l’heure, tu dois paraître à la petite réception prévue en ton honneur. Il faut que tu sois la plus belle des petites filles. Pour cela, aucune larme ne doit venir gonfler tes paupières et rougir tes yeux.
- Pour ce goûter, il y aura de l’orangeade, des gâteaux à la crème, du chocolat chaud?
- Mais oui, Daisy, et plus que cela encore! Je connais bien ta gourmandise!
Sa colère envolée - l’enfant changeait vite d’humeur - la fillette embrassa son oncle affectueusement. Pendant que l’adulte se laissait aller à un mouvement de tendresse très paternel, et s’amusait à entortiller les cheveux raides de sa nièces très difficiles à coiffer car rebelles à tout fer à friser, un valet apporta sur un plateau le journal du jour.
A la une du quotidien habituellement si pondéré, un titre énorme attira immanquablement l’attention du mathématicien honoraire.
Le retour du Saigneur!
Après une pause inexpliquée de plusieurs semaines, le Saigneur a recommencé à frapper! Un nouveau corps exsangue a été retrouvé. Une illustre famille du royaume subit le deuil le plus affreux. Lord Percival Sanders, le célèbre et apprécié collectionneur, âgé de trente-sept ans à peine, a été hélas la nouvelle victime du tueur nocturne. Que fait notre police?
Avec une rage soudaine, le professeur jeta violemment le journal sur le tapis.
« Amsq m’avait prévenu! Ce Daniel n’a aucun scrupule! Il dispose lui aussi d’un vampire! Comment s’y est-il pris? Si je n’agis pas immédiatement, tout est perdu! Ah, bon sang, mes hommes pourtant bien plus efficaces que les policiers de Scotland Yard ne parviennent pas à débusquer cet Eurasien et son complice le Danseur de cordes! Après mon maître, mon modèle, mon mentor, Galeazzo di Fabbrini, je ne vais pas succomber à mon tour sous les coups de ce maudit Tellier! J’excelle à manier la ruse. Je suis passé maître à utiliser la force. Et puisque Amsq se montre indifférent, je vais passer à la contre-attaque! Le piège suprême est prêt. »
Sir Charles avait soliloqué en présence de Daisy qui n’avait pas saisi ses propos. Toutefois, le chef de la racaille de Londres aurait dû faire preuve de plus de prudence car Raoul, dissimulé dans une autre pièce, l’espionnait discrètement grâce à un appareil semblable à celui d’Irina.
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Dans le cachot qui était devenu désormais son domicile, Antor tenait compagnie à Irina et à Louise. Il avait compris rapidement le parti qu’il pouvait tirer de la présence de l’enfant géophage. Quant au capitaine Maïakovska, certes, elle avait reconnu l’ami de son mari, mais elle se garda bien de le manifester ; en effet, elle savait que le vampire qu’elle avait face à elle venait d’une dimension parallèle. Elle ne l’avait jamais rencontré tel qu’il se présentait actuellement, sauf à lire dans les pensées de Daniel.
Est-il bon de rappeler au lecteur que Penta pi était le seul responsable de la présence d’Antor en 1890? Il serait récupéré quelques jours ou quelques heures plus tard et regagnerait 1969.[1]
Un lien empathique s’était noué entre la Russe et l’enfant. Le jeune géophage avait accepté de creuser un chemin pour les humains, un étroit boyau qui les conduirait à la liberté. Après de nombreuses heures de travail, le groupe put s’engager dans des galeries toutes fraîches. La comtesse de Frontignac peinait à suivre ses amis. Il y avait longtemps qu’elle avait perdu sa silhouette de liane tout en conservant son opulente poitrine. La peur la paralysait quelque peu. Mais elle s’engouffra dans les dédales étroits, les boyaux qui s’enchevêtraient, s’enroulaient, montaient ou descendaient sans aucune logique, faisant contre mauvaise fortune bon cœur.
Au hasard de leurs pérégrinations, les fugitifs croisèrent des galeries de taupes et des terriers de rats. Quelques rongeurs même passèrent sous les jambes et les pantalons de nos personnages, les frôlant, ce qui eut pour résultat de déclencher chez Louise des frissons de répulsion. Notre Brelan n’avait vécu que dans les ors depuis plus de vingt-cinq ans! Elle avait fini par oublier les bouges et les tapis-francs innommables de son adolescence.
Un court moment, le groupe longea un ancien cimetière. Une odeur âcre les saisit à la gorge, d’autant plus insupportable que l’atmosphère de ces boyaux était particulièrement confinée. Malgré la pénombre, nos amis devinèrent, mêlés à la terre meuble et noire, des lambeaux de vêtements, des ossements d’ivoire, des cheveux qui adhéraient encore à des têtes décomposées. L’ai se raréfiait de plus belle, et le manque d’oxygène altérait les sensations, rendant cette expédition encore plus morbide.
Toujours sous la conduite du géophage, le quatuor mal assorti crut enfin déboucher à l’air libre. Hélas, ce n’était pas le cas! Une construction en pierres, d’une facture récente, leur barrait le passage. Avec philosophie, Antor, aidé du mangeur de terre, s’attaqua au descellement du mur appareillé. Sous les efforts des deux parias, une cinquantaine de pierres céda, permettant aux fugitifs d’aboutir dans une salle qui n’était en fait qu’un tunnel voûté parcouru par des rails et éclairé à intervalles réguliers par des lampes à arc.
- Le métro de Londres! S’exclama Louise au bord de la suffocation.
- Je ne le pense pas, répliqua Irina qui avait mémorisé toutes les constructions victoriennes de la vieille mégalopole. Réfléchissez nous n’entendons aucun vrombissement. De plus, le tunnel est trop étroit pour une rame de métro. L’écartement des rails ne correspond pas et, si mes souvenirs sont bons, ledit métro n’est pas encore électrifié.
Louise s’étonna de cette connaissance approfondie.
- Vous êtes bien renseignée! Jeta-t-elle.
- Oh, ce n’est pas mon premier voyage dans le passé, ma chère. Je prépare toujours avec soin les expéditions auxquelles je participe.
Haussant les épaules, trouvant que l’on perdait du temps, Antor s’avança résolument dans la galerie éclairée. Ses compagnons l’imitèrent. Peu après, ils entendirent quelque chose se rapprocher. La lueur d’un phare s’ajouta à l’éclairage. Avec prudence, le quatre fugitifs se dissimulèrent tant bien que mal dans un renfoncement de la galerie humide.
- Ce trou d’homme est le bienvenu! Soupira Louise de Frontignac.
- Il ne s’agit certainement pas de votre époux! Fit le vampire avec détachement.
Irina se contenta de lever un sourcil pour toute réponse.
Les vibrations s’amplifièrent et le groupe vit passer un charroi surprenant. Une motrice étroite, en bois, de couleur verte, dont la porte s’ouvrait par un système hydropneumatique, comportant un gros phare central avant qui rappelait l’omnibus à vapeur de Scotte, pourtant construit deux ans plus tard, projet auquel collaborerait Albin de Saint-Aubain.
A bord de la motrice se trouvait un conducteur en blouse bleue d’ouvrier. Identifiable par sa casquette aux taches grasses et à sa belle moustache poivre et sel, il manipulait avec dextérité un volant droit et des leviers. La locomotive électrique tirait un wagon réduit à une simple plate-forme ; celle-ci supportait un chargement retenu par de larges sangles. Des yeux avertis auraient identifié une sorte de turbine et deviné la présence d’un très grand miroir à facettes ainsi que celle d’une imposante sculpture à sujet religieux. L’ensemble hétéroclite était enveloppé dans des toiles mal jointes. Irina ne put retenir un cri de dépit en découvrant le chargement :
- Par Saint Wladimir! Le bio translateur! Amsq le déménage pour le mettre à l’abri, mais où?
Antor répondit à cette question qui ne lui état pas adressée.
- Merritt a fait construire un métro secret qui relie sa demeure à celle de lord Sanders.[2]
- Si nous suivions le convoi? Proposa Louise.
- Cela veut dire faire demi-tour! Objecta Irina. Non! Ce serait nous jeter dans la gueule du loup! Merritt s’attend à une attaque de Daniel.
- Ah, mais pourquoi ne pas vous être munies de transpondeurs de secours? Ragea Antor.
- Ce n’est pas si simple! Rétorqua Irina. Amsq a établi un écran qui brouille toutes les communications sauf télépathiques.
- Alors, il ne nous reste plus qu’une solution, conclut Louise : suivre les rails jusqu’à la demeure de lord Sanders. N’est-ce pas là que votre mari nous attend?
- Pas tout à fait.
- Et si nous rencontrons une autre motrice? Proposa Antor avec humour. Dois-je la mettre en pièces détachées?
***************
Comme Sir Charles et Zoël Amsq s’y attendaient, l’attaque avait débuté. Mais elle avait lieu sur deux fronts opposés. L’un destiné à récupérer le bio translateur, l’autre à délivrer les captifs du mathématicien.
Uruhu était resté à s’occuper de la maintenance de la navette Einstein, remplaçant également Tony Hillerman qui avait rejoint son commandant. Le K’Tou répugnait à se battre contre des Nieks’Tous; il ne le faisait qu’en dernier recours. Au contraire, Kiku U Tu se sentait dans les batailles comme un poisson dans l’eau.
« Enfin de l’action, du sang et de la violence! », pensait-il avec satisfaction.
Toutefois, le Troodon se demandait pourquoi les deux hommes qu’il admirait le plus s’étaient encombrés d’humains vieillissants, inefficaces au combat, incapables absolument de venir à bout de hordes de Haäns! Effectivement, dans le groupe du danseur de cordes, Pieds Légers frôlait la quarantaine alors que le Piscator allait sur ses cinquante-quatre ans et que Tellier affichait soixante-et-un ans au compteur, dans parler de Marteau Pilon qui atteignait soixante-sept ans. Toutefois, le colosse pouvait encore soulever une charrette pleine de foin ; c’était pour cela qu’il avait suivi son maître vénéré. Splendide Marteau Pilon! Comme Porthos, il pouvait abattre son bœuf d’un coup de poing sur le crâne bien qu’il n’eût jamais lu une ligne de Dumas!
Toute la troupe d’apaches avait suivi la même voie que Raoul et Harry et avait pris soin de se munir de grappins, de cordes à nœuds, de rossignols, de diamants, de rats de cave et bien sûr de surins. Leurs pieds étaient chaussés de chaussons à semelles de caoutchouc. Nous avions là l’attirail du parfait cambrioleur tel que le décrivaient Ponson du Terrail et Paul Féval.
Fermat avait choisi de s’encombrer de tubes de relais de signaux et d’appareils de décryptage des codes biologiques. Cette technologie devait téléporter le bio translateur dans la navette Einstein. Même si au XXVIe siècle, la miniaturisation avait atteint des sommets, le tout pesait un poids certain.
La bande, commandée par l’ambassadeur, s’introduisit à l’étage des collections de lord Sanders, plus précisément dans la partie tératologique. Le rat de cave du Piscator éclaira fugitivement les vitrines hideuses peuplées de boîtes crâniennes de dépouilles grimaçantes et de fœtus difformes. Malgré ses habitudes de rapines, le Marseillais était ému. Que craignait-il donc? Les monstruosités soigneusement alignées, classées et étiquetées par lord Percy, plus ou moins composites -simples, doubles ou triples - le tout rendu encore plus effrayant par la tremblotante lueur, ou bien la gueule puante de Kiku U Tu avec ses cinq cents crocs menaçants, sa bave immonde qui gouttait de ses babines impatientes et ses yeux luisants et phosphorescents auxquels rien n’échappait?
Sous l’adrénaline, notre Troodon exhalait une subtile odeur de vase et de chairs bien attendries. Bref, mettons-nous dans la peau du Piscator : il n’était pas à la fête.
« Je ne vais tout de même pas lui servir de hors d’œuvre! », bégayait le Marseillais.
L’équipe de Fermat ignorait bien entendu que le confident de l’Empereur Tsanu XV avait introduit dans la demeure de lord Sanders des détecteurs bioniques, l’un dissimulé dans une tsantsa Achuar, l’autre derrière un masque d’applique, une sorte de sculpture médiévale aux orbites caves et à la barbe de buis, figurant le masque mortuaire d’un grand maître de l’ordre de La Buena Muerte.
Tout naturellement, la présence des importuns déclencha le signal d’alarme muet tout en activant les automates piégés. Ce qui, à première vue, paraissait être un innocent couple de squelettes reliquaires du XVIIIe siècle, chamarrés d’or, sertis de gemmes, de cabochons, recouverts de velours et d’ivoire -squelettes de Saint Prosper en gisant et de Saint Pancrace dressé - n’était autre qu’une paire d’automates conçus par le génial Merritt. Comme dans les pires sous-productions de la Universal, les deux dépouilles quittèrent mécaniquement leur châsse pour avancer par saccades, leur estramaçon brandi en direction des intrus. Les visières de leur armet relevées laissaient entrapercevoir l’inquiétante lueur rouge de leurs orbites. Manifestement, ces créatures étaient mues à l’électricité.
Envahi par une terreur sans nom, le Piscator rebroussa chemin pour se heurter violemment à Kiku U Tu lui-même. Furieux, le Troodon rugit :
« Mauviette d’humain! Gronda-t-il. Ah, ne me barre pas le chemin! Laisse-moi donc passer! Je vais te montrer comment je ne fais qu’une bouchée de ces os-là! »
Avec une agilité admirable vue sa masse, le lieutenant de la sécurité bondit, ses terribles griffes postérieures sorties. Il culbuta facilement les squelettes en armures qui chutèrent brutalement sur le sol avec un bruit de ferraille. Sous le choc, les pitoyables automates se réduisirent à un amas confus de pièces détachées, de lampes clignotantes et de câbles sectionnés. S’approchant, Fermat fronça les sourcils.
- Vous auriez pu vous montrer plus discret! Reprocha-t-il d’un ton sec au Kronkos.
Pragmatique, Pieds Légers questionna :
- Rappelez-moi donc où se trouve l’engin à voler.
- Mais en direction des sous-sols! Du moins était-ce le cas il y a deux heures. Les sondages de l’Einstein on localisé le bio translateur du côté d’une cave servant de laboratoire située un peu après un grand bassin profond de huit mètres.
Comme à son habitude, le Piscator s’inquiéta.
- Sacrebleu! Vous auriez pu nous le dire! Nous n’avons emporté aucun scaphandre! Comment allons-nous traverser?
- Pas d’affolement. Merritt a conçu une sphère sous-marine. Nous l’emprunterons!
- Ah! Ça me fait une belle jambe! La carline ne fera qu’une bouchée de nous!
Malgré les jérémiades du Marseillais, la bande s’engagea vaillamment dans un escalier et descendit vers le rez-de-chaussée. Las! Elle ignorait qu’elle était attendue par Varami et quelques sous-fifres pygmées cachés dans un faux plafond. L’Amérindien ne perdait pas de vue l’avancée de la troupe. Habilement et silencieusement, il manoeuvra une série de clapets, découvrant ainsi des orifices au-dessus de l’escalier, minuscules trous dans lesquels glissèrent des batteries de sarbacanes. Les Pygmées et leur chef Achuar actionnaient les armes avec leurs pieds.
Une pluie de fléchettes au curare s’abattit sur les intrus. Cela n’eut aucun effet sur la troupe car tous avaient revêtu une combinaison de protection. Malgré l’angoisse qui nouait son estomac, le Piscator poursuivit sa progression avec ses compagnons.
Ces combinaisons peaux s’ajustaient parfaitement à la silhouette, y compris celle de Kiku U Tu pourtant munie d’un appendice caudal conséquent.
Nullement incommodés par ce piège de dernière catégorie, nos amis atteignirent bientôt le rez-de-chaussée pour se retrouver dans le salon aux armures. Dépité, Varami envisagea une autre tactique. Ce fut pourquoi, toujours muettement, il ordonna un repli à ses Pygmées.
Pendant ce temps, Pieds Légers, qui ici méritait mal son nom, butta maladroitement sur un beau et profond tapis persan, déclenchant une nouvelle diablerie. Sans coup férir, deux tableaux automates animés, d’un mauvais Rococo XVIIIe siècle, descendirent de part et d’autre du mur. Ils représentaient les batailles de Culloden et de Fontenoy, toutes deux de 1745. Les deux représentations prirent vie ; les canons et les fusils à pierre tirèrent pour de vrai. Si Fermat et ses compagnons n’avaient pas été protégés par leurs combinaisons, ils auraient sans nul doute succombé à la mitraille, leurs corps criblés de micro billes de fer.
Shoshigu, le maître de thé, embusqué lui aussi, passa à la deuxième phase de l’attaque. Dissimulé dans l’armure Tokugawa de samouraï moustachu, il dégaina imperceptiblement du sabre à double lame dont le tranchant avait été au préalable enduit de suc de fugu. Notre Japonais avait depuis longtemps jeté le Bushido aux orties. Cependant, il eut le tort de lancer le cri qui tue pour paralyser l’adversaire. Il n’effraya que ce poltron de Piscator qui, tremblant de tous ses membres, se réfugia derrière la queue de l’encombrant Kiku.
Dédaignant Fermat, Shoshigu se jeta avec fougue sur Antor. Grave erreur! Décidément, notre Asiatique n’était pas né sous une bonne étoile, car son antagoniste, doté d’une souplesse prodigieuse, esquiva prestement les moulinets effrayants du double sabre. Décontenancé, le samouraï hésita une seconde de trop. Saisissant l’occasion, le vampire passa derrière le Nippon, se saisit de sa nuque et lui dévissa la tête avec un craquement sinistre. Ses vertèbres cervicales brisées, Shoshigu retomba sans grâce sur le dallage, telle une poupée de chiffons. Cependant, en dernier réflexe végétatif, sa main eut le temps de s’abattre sur un levier.
Fermat félicita Antor :
« Beau coup, cher ami! » (en français dans le texte!)
Mais notre diplomate n’aurait pas dû se réjouir aussi vite. Un autre mécanisme fut actionné. Le lustre remonta subrepticement, sans même émettre un tintement de girandole, pour s’estomper dans le plafond. Il fut remplacé par une plate forme sur laquelle se tenait dressé un remarquable sumotori automate coulé dans la cire, le corps blafard, la face lunaire à la semblance d’un masque de théâtre Nô de l’époque de Nara,
et les reins ceints d’un pagne rouge de combat! Il s’agissait de l’effigie du maître de Sumo de Sapporo Hoshi Ukuguné, qui avait vécu au début du XIXe siècle. Merritt s’était surpassé dans son art factice, n’est-ce pas, car aucun mécanisme d’articulation ne déformait les bras de l’androïde. On eût pu croire que Zoël Amsq l’avait aidé dans la conception de cet humanoïde animé. Après l’inévitable salut d’usage - décidément, ce Haän se montrait plus qu’attaché aux antiques traditions asiates, et, pour un fourbe de son envergure, il faisait là preuve d’une faiblesse rédhibitoire - Hoshi engagea le combat contre l’ex commandant Fermat.
Tout en soulevant un sourcil d’étonnement, le Français ne se déroba pas. La créature hybride était imposante bien qu’un peu lente. Les attaques s’enchaînèrent, impeccables, les esquives également. En son for intérieur, André s’impatientait.
« Je perds mon temps! »
Toutefois, sa combinaison protectrice lui permettait d’appliquer ses mains sur la peau même du sumotori. Pensant avoir affaire à un épiderme synthétique, il ne marqua nul dégoût.
Un bref instant, les doigts du Français se recourbèrent sur le nez du Japonais. L’appendice nasal lui resta alors dans les mains! Alors, tout le masque constituant le visage se désagrégea, révélant une atroce réalité. A l’intérieur de l’enveloppe de cire, il y avait un cadavre décomposé mû par des servomoteurs. Un corps néoténique triploïde dépourvu de toute pilosité. Le masque tombé, une odeur de nécrose se répandit dans le salon aux armures, tandis qu’un court-circuit déclenchait l’auto combustion de l’automate sumotori. Hors de lui, tombant à genoux, le Piscator hurla à pleins poumons :
« Le monstre de Frankenstein! »
Se signant, le Marseillais commença à réciter en bredouillant la prière de la Bonne Mère :
« Priez pour nous, Notre Dame de La Garde.
Priez pour nous, pauvres pécheurs! »
Sous le coup de l’auto allumage, le cadavre zombie s’était immobilisé alors que sa cire fondait presque instantanément. Au contact de l’air, le corps mis à nu se ratatina, dévoilant son horrible secret. L’abominable dépouille comportait des organes mécaniques greffés un peu partout. Il n’y avait rien à redire : Charles Merritt, génie dévoyé, démontrait ainsi qu’il était un paria amoral à l’égal de Galeazzo di Fabbrini.
Pieds Légers en avait vu d’autres. Il se rappelait encore la sinistre année 1867 où il avait affronté le comte italien assassin. C’est pourquoi, sans trembler, il tendait son rat de cave afin de chercher l’issue du salon. Il illumina furtivement le narguilé, éclaira brièvement le portrait siamois de Gladstone-Disraeli et fit de même pour la momie Guanche. Grâce à lui, la bande traversa le fumoir puis le salon de musique qui contenait l’insolite orchestre du gamelan javanais.
Bagne Grisouteux dévoila, dissimulé derrière une tenture, l’escalier à vis agrémenté de niches préhistoriques ou de cages, escalier dont les marches, rappelez-vous, lecteurs, menait au bassin souterrain.
Fermat retint à peine une sourde exclamation :
« Les cages sont ouvertes! Où diables sont passés leurs hôtes? Quelles créatures renfermaient-elles donc? »
Or, tapis dans l’obscurité, l’Homo pongoïde et Taïaut préparaient leur attaque. Grâce à Merritt, le dinosaure était un véritable phénomène de dressage, puisqu’il était capable de rester caché et de guetter patiemment sa proie!
Cependant, Kiku flaira l’odeur soufrée du Raptor tandis que de son côté, Antor captait des remugles simiesques. Brusquement, un souffle d’air éteignit les rats de cave : c’était le signal tant attendu par le Velociraptor qui, avec une joie féroce, la bave dégoulinant abondamment de sa gueule, bondit sur le Piscator, cible désignée, facile et sacrifiable. Du moins, c’est à quoi vous vous attendez, amis lecteurs.
L’Homo pongoïde, quant à lui, eut le tort de se jeter sur Fermat, tentant de le broyer entre les muscles puissants de ses bras. L’être hybride, mélange de néandertalien et de gigantopithèque, croyait ne faire qu’une bouchée de cet homme d’âge mûr. Salivant à l’avance, il émettait déjà des borborygmes et des gloussements de joie, tandis que sa face, rendue difforme par un torus sus-orbitaire marqué, reflétait ses bas instincts. De quelle manipulation impensable ce déchet d’hominidé anthropophage était-il donc issu?
La délicate situation n’échappa pas à Antor, qu’une longue amitié liait à André. Toutefois, le militaire n’eut pas besoin du secours du vampire. Mais qu’arrivait-il à notre Troodon favori? Kiku hésitait. Devait-il protéger Bagne Grisouteux et Monte à Regret ou bien apporter son aide au vieil apache marseillais en fort mauvaise posture?
Déjà, Taïaut s’apprêtait à éventrer le Piscator, dont le corps était profondément griffé. Le Raptor n’en eut pas le loisir, car, brutalement tiré par la queue, il retourna sa gueule béante tout en rugissant de colère. Ainsi, il laissa échapper son goûter, qui rampa aussi vite qu’il le put jusqu’à un renfoncement. Les deux espèces prédatrices concurrentes allaient s’affronter dans un duel sanglant. Pour un simple repas, ou pour sauver la vie d’un ridicule et pitoyable humain?
Deux combats sans merci débutèrent, mêlant avec art le Pléistocène, le Crétacé et les monstres convenus de la Hammer. Le Piscator fut rejoint dans son abri par Pieds Légers et les deux chevaux de retour. Bagne Grisouteux constata que son ami brûlait de fièvre. La terreur le faisait presque délirer.
Il était écrit que le Yéti K’Tou devait succomber le premier. Pourtant, son duel fut magnifique. Plusieurs fois, l’Homo pongoïde tenta de se saisir d’Antor et de le projeter au loin. Mais le vampire, utilisant avec dextérité ses armes naturelles, mit hors d’état de nuire son adversaire en une minute. Il est vrai qu’il avait été secondé par un Fermat expert en combat rapproché et en arts martiaux plus ou moins exotiques. Parmi ces techniques, il y avait celle du Harrtang. Hunga acheva sa triste vie, une plaie béante à la gorge, la cage thoracique brisée par les coups portés par André. Durant les ultimes secondes de son existence, ses membres furent parcourus de spasmes végétatifs d’agonie.
Bien évidemment, il était difficile à André d’imaginer la réaction de Merritt face à la perte d’une créature de foire lucrative, qui lui avait coûté la bagatelle de mille livres payées comptant en souverains.
L’odeur ferrugineuse et douceâtre du sang qui se répandit dans l’atmosphère, détourna quelques instants l’attention de Taïaut. Kiku s’enhardit. D’un coup de son pouce sabre meurtrier, il fendit le poitrail du Velociraptor de haut en bas. Aussitôt, poumons, tripes, cœur, foie, se répandirent sur le dallage. Mmm! Quels mets délicieux! Quels envoûtants et succulents arômes pour notre Kronkos affamé dont le dernier repas remontait à trois heures! Ah, pourquoi donc l’anthropophagie était-elle interdite dans l’Alliance des 1045 planètes? Mais bah, après tout, cette règle ne s’appliquait pas ici, n’est-ce pas?
N’y tenant plus, notre Kiku commença à se repaître avec délice des entrailles fumantes de son adversaire vaincu. A ce répugnant spectacle, Bagne Grisouteux se cacha le visage. Mais Fermat, impavide, s’approcha de l’officier de sécurité et lui intima l’ordre de cesser sur un ton qui ne pouvait être discuté. N’émettant qu’un rot de dépit, notre Troodon obéit aussitôt.
« Je sais bien que j’ai bravé un interdit, éructa-t-il. Mais la meilleur chair n’est-elle pas celle de ma propre race? Quel dommage d’être devenu civilisé!!! »
Il cracha ce dernier mot comme une insulte Voyant que le Kronkos était dompté, Pieds Légers, Bagne Grisouteux, Monte à Regret et le Piscator, bien que sanglant, réapparurent miraculeusement de leur cachette. Malgré lui, le Marseillais ne put réchapper à la fascination qu’exerçait sur lui le cadavre de Taïaut. Il recracha de la bile sur sa manche.
Après cet intermède, la bande suivit l’escalier à vis et parvint au bassin où l’attendait la sphère sous-marine. L’engin était déjà sous tension, son écoutille ouverte, et ses lampes clignotantes. Cela puait le piège! Nos héros allaient pénétrer dans le bathyscaphe avant l’heure, lorsque trois paires de bras jaillirent des eaux noires et empoignèrent avec force les jambes de Pieds Légers ainsi que celles des diplomates.
Ces bras appartenaient à trois scaphandriers armés de couteaux et de harpons. Il s’agissait du majordome birman de lord Sanders, dénommé Sudrâ Chandrâ, qui avait revêtu le scaphandre du chevalier de Beauve, du cockney Jerry, qui portait le modèle plus perfectionné de Siebe et enfin, de l’apache français Lucien, le plus redoutable, protégé par la combinaison autonome de Rouquayrol, qui avait servi de modèle à Jules Verne dans son roman Vingt mille lieues sous les mers.
Antor ne perdit pas son sang froid. A leur vue, il avait immédiatement compris la vulnérabilité de Sudrâ et Jerry du fait qu’ils étaient pourvus d’un tuyau d’air communiquant avec une pompe extérieure. Cette dernière fonctionnait grâce au système Babbage amélioré par Merritt. Avant que sa tête disparût dans l’eau sombre, il transmit télépathiquement à Kiku l’ordre de sectionner lesdits tuyaux avec ses griffes. A coups de harpon et de couteaux, les trois âmes damnées de Sir Charles tentaient d’en finir avec leurs victimes, essayant de les empaler. Les secondes s’égrenaient, s’allongeaient insidieusement, car le lieutenant U Tu ne parvenait pas à saisir les arrivées d’air des scaphandres. La seule solution consistait à saboter la pompe elle-même. Après plus d’une minute de mûre réflexion - pour mémoire, le Kronkos ne brillait pas par son intelligence - Kiku le comprit enfin! Sans état d’âme, il sortit un minuscule disrupteur de sa ceinture et tira sur le mécanisme d’apport d’air des scaphandriers.
L’appareil du chevalier de Beauve était le moins perfectionné. Le visage dissimulé derrière un curieux masque métallique rappelant ceux des expériences de Lavoisier, Sudrâ Chandrâ, qui avait conservé son turban, succomba logiquement le premier. Sa combinaison s’emplit d’air, puis, sous la terrible pression, son corps gonfla démesurément pour éclater. L’Hindou se vit mourir! Peu après, une enveloppe caoutchouteuse grotesque et déchirée, flotta à la surface du lac artificiel, répandant sa bouillie infâme.
Jerry subit un sort contraire. Était-ce une mort plus douce? Fasciné par l’horrible spectacle qui se présentait derrière le hublot du casque Siebe, Fermat fut le témoin privilégié de l’asphyxie de l’Anglais. Ses yeux emplis de terreur, le cockney bleuit pour passer au plus beau violet de la cyanose. Son compère Lucien eut le temps de réagir. Témérairement, il tenta de noyer André, mais il ignorait, bien sûr, que le commandant pouvait rester cinq minutes sous l’eau grâce à un entraînement intensif. De rage, l’apache français porta un coup de poignard au flanc de Pieds Léger, qui s’était dangereusement rapproché. Sa liberté d’action ne sauva aucunement ce passé-singe. Certes, son casque de cuir et de cuivre était trop pesant et trop bien fixé pour qu’un humain normalement constitué l’arrachât, mais son appareil respiratoire constituait la faille du dispositif, ce qu’Antor avait compris. Jaillissant de l’eau, telle une malfaisante sirène, le visage toujours blême, ne haletant même pas, il exécuta le pervers Lucien de la façon suivante :
passant derrière lui, d’un geste brusque et puissant, il déconnecta les tuyaux d’air. Privé d’oxygène, le pègre de Paris passa l’arme à gauche. Telle une masse, le cadavre alourdi par les semelles de plomb coula au fond du bassin.
Comme si de rien n’était, toute l’équipe entra gaillardement dans la sphère submersible. Après la mort de l’apache, le Piscator avait repris du poil de la bête. Le système de pilotage de l’engin s’avéra enfantin pour André. Assis dans le poste avant, il manoeuvra facilement l’ancêtre du bathysphère. A l’arrière, debout, en équilibre, avec sa longue queue, Kiku encombrait, bien qu’il fût installé précairement sur l’échelle menant à l’écoutille. Les intrus n’eurent pas le temps de s’émerveiller au spectacle des poissons automates et des méduses gracieuses et transparentes qui se déplaçaient dans l’onde, projection animée mélange de praxinoscope, de fantascope et de lanterne magique. Le bassin, traversé en quelques minutes à peine, le petit groupe quitta la sphère et s’engagea avec circonspection dans les laboratoires. Bien évidemment, le bio translateur n’était visible nulle part. Antor s’inquiéta.
- Serions-nous arrivés trop tard?
- Non, pas du tout, répondit Fermat. Daniel avait prévu le coup. Même éteint, le bio translateur dégage quelques radiations tout à fait incongrues pour ce lieu et pour cette époque. Je porte en permanence ce petit appareil qui me permettra de le localiser précisément.
Effectivement, à la ceinture d’André pendait une sorte de stylet dont la fonction était de détecter lesdites radiations. A cet instant précis, l’appareil capta un signal faible provenant des profondeurs londoniennes.
- Ah! Cela fonctionne! Fit le vampire avec soulagement. C’est par là que se situe le souterrain qui communique avec la demeure de Merritt.
- Tout à fait! Ajouta le Français. De plus, il emprunte plus ou moins la direction des tunnels du métro.
Toute l’équipe chercha où se dissimulait l’accès au souterrain. Pieds légers, béni des dieux, fut le premier à découvrir une fausse paroi qu’il suffisait de basculer pour qu’elle dévoile un vaste monte-charges.
- Nous progressons, reprit Fermat. Le signal se précise. Empruntons donc l’ascenseur comme le bio translateur a dû le faire.
Quelques minutes plus tard, l’ascenseur automatique s’arrêta à l’embouchure d’un tunnel qui servait de gare. Un grondement lointain puis une lueur jaune émise par un phare vinrent confirmer que la piste était encore chaude. La rame déjà entraperçue par Irina et ses amis apparut, cette fois-ci vidée de sa charge.
Las! Le conducteur de la locomotive était aux aguets. Devinant des intrus, il eut le temps de faire feu avec son revolver. Toutefois, la balle se perdit dans le vide car Antor avait agi avec une promptitude et une souplesse remarquables, bondissant jusque dans la cabine. Impavide, sans le moindre rictus d’émotion, il brisa la nuque du sbire de Sir Charles. Ce crime n’émut pas la bande, sauf le Piscator, qui esquissa une grimace de réprobation.
Il appartenait à Fermat de s’emparer du volant de la motrice antédiluvienne. Pour mémoire, l’ex commandant excellait à piloter tout ce qui avait pu rouler, naviguer ou voler dans le passé de la Terre.
- Ah! Je retrouve mon élément, siffla-t-il de satisfaction. Après tout, ce métro archaïque fonctionne comme les rames Sprague Thomson parisiennes.
- Hé! Y a pas de métro à Paris, que je sache? Jeta étonné Pieds Légers.
- Mon jeune ami, cela ne saurait tarder, rétorqua le Français avec un sourire.
Doucement, mais sûrement, la rame s’engagea dans le tunnel labyrinthique faiblement éclairé.
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