samedi 2 octobre 2010

Mexafrica 2e partie : Chercheurs d'or 1936 chapitre 12.

Chapitre 12

Tous les invités furent reçus fort chaleureusement par Franz Von Hauerstadt et sa femme. Précédant le colloque, la journée de préparation fut menée sur les chapeaux de roue. Il y avait mille détails à régler et les hôtes devaient apprendre à mieux se connaître. Des petits groupes ne tardèrent pas à se former par affinité ou par centre d’intérêt. Des liens solides se nouaient qui allaient perdurer dans des relations épistolaires ou autres durant des décennies, défiant le temps.
Elisabeth, en parfaite maîtresse de maison, s’occupait de l’ordonnancement des repas. Avec Marthe, la cuisinière, elle avait prévu des chapons rôtis accompagnés de pommes de terre et de flageolets cuits dans les jus des volailles parfumées aux truffes, des pâtés d ’anguilles, des soles meunières, des salades de fruits exotiques composées de mangues, de kiwis, de fruits de la passion, d’ananas, de litchis, un plateau de divers fromages, munster, coulommiers, roquefort, beaufort, tome de Savoie, des tartelettes meringuées au citron, et tout un assortiment de vins et de boissons.
Ce matin-là, pénétrant dans le saint des saints, la jeune femme vit déjà prêts sur des assiettes en porcelaine de Sèvres, des feuilletés divers, minis quiches et pizzas, des brochettes de saucisses grillées, des petits sandwiches club et puis, s’avisa également d’une très volumineuse marmite qui mijotait doucement sur la flamme, dégageant un parfum épicé assez surprenant. L’énorme faitout avait facilement une contenance de vingt litres!
- Qu’est-ce donc là, Marthe? Les senteurs de ce ragoût bizarre me semblent familières mais le mélange des plus inattendus! J’y décèle du piment rouge, des baies de genièvre, de la vodka, de l’ail et… je ne peux aller plus loin… Du gingembre peut-être…
- Oh! Madame la duchesse, il ne s’agit là que d’un petit en-cas pour l’officier de la sécurité, le grand lézard qui parle! J’y ai mis un quart d’agneau qui cuit doucement avec une demi-chèvre ainsi que quatre beaux travers de porc. Ce soir, monsieur Kiku U Tu aura droit à un demi-bœuf et à un cochon de lait, ce dernier comme dessert!
- Dieu du ciel, quel appétit monstrueux!
- Monsieur Wu a regretté que nous n’ayons pas pu nous procurer deux sangliers ou trois cerfs à la rigueur. Mais le commandant a du savoir-vivre! Il a payé les dîners de son officier rubis sur l’ongle!
- Je pensais que Daniel disposait… Comment dit-il déjà? Ah! D’un synthétiseur de nourriture!
- Certes, madame… mais le lieutenant U Tu aime manger de la viande fraîche lorsque cela est possible et non du reconstitué. J’ai cru comprendre que le synthétique manquait de saveur.
Un peu plus tard, Franz s’entretenait à part avec son ancien ami Otto Möll. D’assez guindées et artificielles tout d’abord, les retrouvailles se réchauffèrent ensuite. L’avionneur et le chercheur évoquèrent de vieux souvenirs communs, mélancoliques et précieux. Leur rencontre avec Albert Einstein par exemple, quelques semaines avant sa mort, le retour d’Archibald, le fils cadet d’Otto, de la forêt amazonienne alors que tous le croyaient disparu à jamais.
La confiance revenue, Möll confia son trouble à son ancien compagnon d’aventures.
- A l’aéroport, j’ai cru apercevoir un fantôme, murmura-t-il en abordant sans détour le sujet qui avait brouillé les deux hommes.
- Un homme robot de van der Zelden? Johann en personne? Questionna Franz sans se démonter.
- Non… je suis presque certain qu’il s’agissait de Pierre Duval.
- Oh! Oh! L’agent triple ou quadruple! Le voleur du translateur! Cela corrobore mes soupçons. La partie est, hélas, bien relancée!
- L’attentat auquel vous avez réchappé par miracle?
- Oui, perpétré par le KGB manipulé par Duval, très cher! Mais Daniel Wu et André Fermat sont ici pour protéger mes arrières.
- D’où sortent ces deux-là? Il me semble connaître le Français, ou, tout du moins, de l’avoir déjà croisé… Cependant, je suis incapable de me rappeler dans quelles circonstances. La situation est plus qu’embrouillée, Franz! Dans quel intérêt ce Wu et ce Fermat vous aideraient-ils? Que me dissimulez-vous?
Le plus simplement qu’il put, le duc résuma tout ce qu’il savait, mais aussi tout ce qu’il pressentait.
- Non contents d’avoir l’URSS et l’Ennemi à nos trousses, dit Otto la mine soucieuse, il nous faut aujourd’hui y rajouter des adversaires encore moins pourvus de scrupules venant à la fois du passé, du futur et… d’autres planètes! Splendide! C’est un peu trop à mes yeux! Franchement, Franz, je ne vois pas comment des extraterrestres peuvent se retrouver mêlés à toute cette histoire et s’intéresser à une invention obsolète depuis mille ans à peu près!
- Otto, ces nouveaux ennemis ont les moyens de se déplacer dans le temps presque à leur guise! Ils disposent d’autres translateurs en état de marche. Ils ne s’intéressent donc pas à mon appareil, mais à ma personne et, incidemment, à un engin bien plus perfectionné! J’ai dû faire alliance avec Daniel.
- Warum?
- Il est un de mes descendants par ma fille Liliane!
- Vous avez cru à cette fable?
- Oh! Il ne m’a pas convaincu par ses propos mais bel et bien en me montrant des images provenant de mon passé, notamment une scène à laquelle il n’a pu assister et où vous figuriez!
- Mais un film, ça ce truque!
- Pas celui-là! Je vous le montrerai.
- J’ai votre promesse. Permettez-moi de résumer. Le but de nos adversaires est donc l’inverse de celui poursuivi par l’agent temporel Michaël: favoriser la vie et empêcher l’Entropie de l’emporter. A la suite de leurs manigances, les différentes chrono lignes ne pourront s’enchevêtrer. Ils veulent posséder le translateur suprême de manière à ce qu’un seul modèle de civilisation triomphe partout, dans toutes les harmoniques existantes ou à exister! Le soviétisme universel, y compris dans un monde peuplé de dinosaures, sur une Terre qui n’a jamais vu l’Homme, excusez-moi, mais c’est risible, ou encore une société insectoïde à intelligences collectives où l’individualité n’aurait aucune place! Je préfère ne rien dire des autres modèles!
- Avouez que Jean Rostand serait intéressé par le dernier schéma!
- J’en conviens. Mais aussi par les mondes alternatifs.
- Oui, pouvoir créer d’autres histoires évolutives du vivant dépourvues de pans entiers de l’arbre de la vie… c’est assez tentant…
- Quelle abomination plutôt! Un pareil pouvoir défie l’entendement!
- Le pouvoir de Dieu, mon ami, ou d’un dieu… entre les mains de personnes à l’éthique atrophiée, ce serait une véritable tragédie…
- La catastrophe absolue, plutôt!
Quelqu’un frappa à cet instant à la porte de la bibliothèque timidement. Il s’agissait du lieutenant Uruhu. Il entra en s’excusant. Il venait s’enquérir d’un livre qui traitait de la géographie de la région. Le néandertalien trouva l’ouvrage désiré au bout de deux ou trois minutes. Il était rédigé en anglais. Satisfait, il se retira, réitérant ses excuses et remerciements.
Otto n’avait pu s’empêcher de dévisager discrètement le K’Tou.
- Mon ami, fit Franz avec un léger sourire, vous voyez que Daniel ne ment pas! Vous avez eu devant vous la preuve matérielle des assertions de mon lointain parent. Une autre évolution alternative était possible sur notre Terre, la civilisation néandertalienne…
- Fascinant, j’en conviens!
- Uruhu vient tout droit du paléolithique moyen. Sa tribu a été exterminée par les ancêtres de l’Homme moderne. Daniel l’a sauvé et ramené à son époque.
- Qu’y fait-il dans ce futur invraisemblable?
- Il pilote le vaisseau-mère, le Langevin que Daniel commande!
- Parlez-moi donc de ce XXVI e siècle. Est-il meilleur que le nôtre?
- Je ne sais pas. Mais…
Et Franz développa tout ce que le commandant lui avait révélé avec un soulagement visible. Otto se déridait et c’était là une grande victoire après deux années de brouille.

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Jean Rostand, Isaac Asimov et Gaston Bachelard étaient les personnalités invitées les plus entourées du colloque. Le vieux philosophe, qui ressemblait quelque peu à un Père Noël avec sa barbe vénérable, croyait profondément au vivant, au génie de la nature qui, en cas d’obstacle, était toujours capable de créer une nouvelle voie. Son intérêt pour la symbolique du rêve, de l’eau et du feu, l’avait conduit à élaborer une synthèse de tous les constituants menant à une symbiose entre l’Homme et la Terre. A l’optimisme du philosophe répondaient les inquiétudes du biologiste.
Justement, Jean Rostand devait communiquer un texte consacré à la tératogenèse des anoures ainsi qu’à l’anomalie P, texte qui servait de prétexte à une mise en garde concernant les velléités de manipulations artificielles de la Vie. Le clonage et l’hérédité étaient abordés avec des échos forts actuels pour un lecteur de la fin du XX e siècle.
La position d’Asimov sur le sujet était beaucoup plus confiante. La vie était un des buts de l’Univers, donc sa complexité et la possible émergence d’une vie artificielle participaient à cette vision optimiste; l’homme et ses créatures, les robots,
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pouvaient parfaitement vivre en harmonie, se compléter, et, peut-être, plus tard, dans un avenir lointain, des êtres artificiels parviendraient à créer une civilisation qui leur serait propre, exempte de toute influence humaine. Au pis, dans plusieurs centaines de milliers d’années, lorsque la race humaine serait éteinte, les robots, successeurs de l’Humanité, exploreraient les galaxies jusqu’au fin fond de l’Univers, tout en conservant en eux, tel un sentiment sacré, le souvenir de leurs créateurs!
Gaston Bachelard soulignait l’importance d’une science non détachée de l’éthique, une science non asservie à sa propre finalité, et, encore moins naturellement, aux marchands! Ce problème épistémologique était fondamental. Mais qui étudiait encore Bachelard en 1999 et au-delà, dans ces années où TQT et ses amis sévissaient?
Daniel avait saisi quelques paroles au vol lors de ces échanges informels. Avec une nonchalance non feinte, il vint se mêler à la conversation. Ses manières affables, la passion qui brillait dans ses yeux bleu gris lui firent pardonner son intrusion.
- Et, si, messieurs, commença-t-il, je vous disais que chacun de vous a raison et tort tout à la fois? Nous le savons tous, l’Homme est capable du meilleur comme du pire! Il s’éteindra car tel est le lot de toute espèce vivante! L’Evolution l’exige, n’est-ce pas? Pourtant, une vie mécanique, est-ce de la vie? Faire fi de toute émotion, de tout sentiment, considérer toutes expériences, toutes les situations offertes à l’existence avec détachement, froidement, pour moi, ce n’est pas comprendre véritablement l’Univers, c’est se contenter de le mettre en équations et passer loin, très loin, de ce qu’il est en réalité! Ceci dit, les plantes, les insectes vivent! Ressentent-ils quelque chose? Ont-ils des sentiments ou du moins des sensations? Pour les sentiments, vous auriez tendance à me répondre non. Et moi à vous déclarer oui. En fait, tout n’est qu’une question de degrés!
Rostand sourit devant ce qu’il prenait pour de la naïveté
- Ainsi donc, à vos yeux, l’Univers poursuit un but. Car c’est à cela que conduisent vos propos, monsieur Wu. S’agit-il du principe anthropique? De l’intelligence? Est-ce la vision du père Teilhard de Chardin qui serait vraie? De plus, les lois du transformisme sont-elles applicables à la vie artificielle?
- Darwin appliqué aux robots? Pourquoi pas! Le terme exact serait androïdes. Répliqua Daniel. D’après les archéologues, le cas s’est déjà présenté, il y a environ deux cent cinquante mille ans sur Xynthia XV… mais vous ne pouvez le savoir encore et… je m’égare… bref, pour en revenir à ce que tous ici pouvons appréhender, l’Univers, ou mieux, les Univers, le Multivers, sont des expériences conduites en aveugle! Bien sûr, l’anthropisme n’en est pas la finalité! Restons modestes! La Vie, oui, sans aucun doute! Mais partout? Aucun modèle stérile? Quant à moi, j’y rajouterai l’intelligence, n’en déplaise à Stephen Jay Gould. Voyez, l’Intelligence n’est que l’Autre Miroir du Multivers! La conscience de Soi, la recherche de Sa Propre Nature, la compréhension de ce qui vous entoure, m’entoure… La Galaxie se doit d’être pensante comme toutes ses sœurs. Elles cherchent à se connecter entre elles, à former un immense réseau neuronal, à former une sorte d’hyper cerveau inappréhendable!
- Monsieur Wu, avez-vous conscience que vous êtes justement en train de décrire la noosphère du père de Chardin? Autrement dit l’Unification de l’Univers? Rejoindre Dieu? Lança Rostand.
- Rejoindre Dieu? Tel n’est pas mon propos. Y-a-t-il un Dieu tout d’abord? Teilhard ne m’influence pas, loin de là! Tout ce que je suis, tout mon savoir m’en empêchent! Un Univers stérile, vide, dépourvu de toute intelligence donc est parfaitement envisageable dans un Pan Multivers total! Un mille-feuilles circulaire où chaque couche resterait isolée de ses sœurs… Un Univers sans rien… Il existe bel et bien quelque part, tout à fait inaccessible… Pourquoi cette existence? Est-il utile? Mais l’Univers doit-il être utile? Effrayante perspective! Comment concevoir ce vide, ce… rien?
- Vous semblez fasciné et vous tremblez, constata Bachelard.
- Fasciné, certes, je l’admets… mais pas effrayé. Certains biologistes avancent qu’une biosphère peuplée uniquement de bactéries dans toutes leurs variétés suffirait à exprimer amplement l’extrême diversité du Vivant. Cela signifie que l’intelligence comme finalité n’a pas lieu d’être…
- Pas de boussole pour la Création, aucune direction pour l’Univers? Oui, mais… avança le vieux philosophe.
- Possible, mais guère réjouissant, j’en conviens tout comme vous, monsieur Bachelard. Faisons l’effort de l’accepter tel qu’il est, sans but et sans cesse renouvelé, même si cela ne me…
Daniel se tut, refusant d’en révéler plus. Il était troublé et peinait à le dissimuler.
- Pas de boussole! Après tout, cela me convient parfaitement! Fit Gaston, ne relevant pas que le commandant Wu avait lu dans ses pensées.
- Le règne exclusif du hasard! Appuya Jean Rostand.
- Le hasard? J’avoue que je suis déçu! Souffla Asimov. Nous voici donc ramenés à notre absurde condition, messieurs et cela ne me plaît pas, tout comme monsieur Wu, n’est-ce pas?
Daniel hocha la tête pour toute réponse.
L’abbé Lemaître qui venait de se joindre au groupe objecta:
- En tant que croyant, je ne puis accepter que l’Univers soit simplement le fruit du hasard. Certes, chaque fois, je parle ici de la naissance et de l’évolution, la marge est étroite, mais juste suffisante pour permettre l’apparition de cet Univers, puis, ensuite, le jaillissement de la vie, la disparition des dinosaures, etc.… Ensuite, les niches écologiques ainsi libérées laissent libres les mammifères de se diversifier et… enfin, lesdits mammifères conduisent à Sapiens! Accident renouvelé? Que non pas!
- Encore le principe anthropique! Soupira Jean Rostand.
- Laissez-moi donc achever! Dans tout cela, que cela vous convienne ou pas, il y a manifestement une volonté qui ne se dérobe qu’aux yeux de ceux qui ne veulent rien voir! Pour moi, le fait même qu’il y ait eu un atome primitif puis une explosion est amplement suffisant! Dieu existe! Monsieur Wu, convenez-en donc au lieu de vous renfermer dans le silence!
- Dieu? Ce vocable me gêne terriblement, mon père! Disons alors une supra intelligence qui évolue avec nous, avec le vivant, qui apprend … Certes, le principe d’incertitude laisse assez de place pour…
- Monsieur Wu, stop! Jeta Bachelard. Personne ici n’est expert dans la théorie des quanta.
- Oh! Veuillez me pardonner! Je vous laisse ramener cette discussion passionnante à un niveau moins technique et plus philosophique…
- Ce qui me plaît dans toute la relativité des choses, enchaîna alors Asimov, c’est que la créature, à son tour, puisse devenir le Créateur! Certes, l’Homme bénéficie du libre arbitre, du moins c’est ce que l’Eglise chrétienne proclame, mais il a appris que toute société a besoin de règles pour s’épanouir et prospérer. Alors, dans ces robots ou ces intelligences artificielles issues de son génie créateur, il sera obligé d’y implanter des garde-fous. Les trois lois de la robotique! Une sorte de morale qui finira par se substituer aux lois humaines. Après tout, l’homme doit préserver son existence et ne pas être supplanté, du moins pas trop vite, par sa création. Il ne va pas se suicider! Même s’il est conscient que tôt ou tard il devra disparaître, il va d’abord se prémunir…
- C’est là la première loi incontournable de l’évolution, approuva Daniel.
- Oui, sourit Bachelard. Pour moi, l’homme est un pont entre l’animal et le spirituel.
- Le spirituel, précisément! Reprit l’Américain. Mais pourquoi pas aussi mes robots? Dotés d’un cerveau positronique justement! J’ai forgé cette expression qui ne signifie rien, j’en suis tout à fait conscient. Le positron remplace l’électron, ici…
- Tiens donc, fit Lemaître, un cerveau artificiel reposant sur la charge électrique positive de l’antimatière, de l’antiparticule de l’électron? Mais c’est… absurde!
- Par positronique, rétorqua Asimov, je n’ai pas pensé à l’antimatière! Je sous-entendais simplement quelque chose de supérieur, de différent à l’intelligence électronique de nos calculateurs. En fait, j’imaginais la fusion de l’organique et de l’informatique!
- Ah! Bien! La fusion qui donne l’androïde ou le cyborg comme nous l’évoquions tantôt, confirma Bachelard.
- Mais la galaxie dans tout cela? Questionna l’abbé. Quel devenir pour elle?
- Comme le disait un peu avant que vous vous joigniez à nous, monsieur Wu, elle tendrait vers l’intelligence! Elle accélèrerait, pressée de se connecter à ses sœurs! Un jour, lointain, un cerveau universel apparaîtra et ce cerveau sera enfin tel que l’ont décrit nos mythes et nos religions… omniscient! Dit l’écrivain.
- Une vision de Dieu acceptable! Approuva Lemaître.
- Oh! Sans vouloir le dire, vous aussi mon cher, vous avez subi l’influence du jésuite Teilhard de Chardin! Fit Bachelard avec une certaine ironie.
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L’abbé Lemaître se contenta de sourire. Quant à Asimov, il fronça les sourcils et proféra:
- Ah! Mais non! Je suis de confession juive et jamais je n’ai lu une ligne des ouvrages de ce prêtre!
En retrait désormais, Daniel Wu ne perdait pas cependant une miette des propos échangés. Il captait plus clairement que d’habitude toutes les pensées, toutes les émotions des quatre interlocuteurs. Or, l’idée d’interconnexion universelle avait été récupérée par les Ultra libéraux du XX e siècle et les sectateurs d’Internet de la même époque. Un peu plus tard, l’homme, dans cette piste, se détruirait lui-même et le Haäns aidés par les Pi rafleraient la mise! Si Daniel avait été chrétien, il se serait rebellé sans nul doute contre ce Créateur qui, depuis longtemps, aurait dû pardonner à Adam et à ses descendants le péché originel! Dérober le fruit de la Connaissance! Certes, il y avait eu le Rédempteur, mais… apparemment cela n’avait pas suffi… L’orgueil avait joué un rôle dans cette chute, cette fin sans gloire, sans dignité… Mais peut-être, se trompait-il notre daryl? Il s’agissait plutôt du péché d’inconscience, résultant d’une immaturité intrinsèque… bref, l’Homme avait saccagé la Terre et celle-ci s’était vengée. Pourquoi chercher plus loin? Nulle volonté divine là-dedans! Une logique mécanique, un point c’est tout!
Prêt du buffet où étaient dressées quelques collations, Geoffroy d’Evreux avait aperçu Adelphe Fiacre de Tournefort, un Adelphe Fiacre plus jeune, qui n’avait point encore rencontré le trio. Le comte, on le comprend, hésitait à approcher le bonhomme farfelu. Pacal, avec malice, lui objecta:
- Réfléchis, mon vieux! Si Adelphe Fiacre s’est permis de nous parler au Musée de l’Homme en 1978, c’est qu’il savait pertinemment qu’il nous y trouverait… Donc…
- Il nous avait rencontrés dans son passé, enchaîna Ivan.
- Qui était notre futur, compléta l’Amérindien quelque peu moqueur.
- Oh! J’ai saisi! Je ne suis pas sot! Fit Geoffroy bougon. Cela signifie que nous pouvons nous présenter et évoquer les raisons pour lesquelles nous nous intéressons aux inventions du duc Von Hauerstadt!
-Bravo! Applaudit Ivan moralement.
Le trio alla entourer habilement Tournefort. Tout en lui dissimulant qu’ils vivaient dans le futur, les adolescents lui expliquèrent qu’ils avaient entendu parler des recherches de Von Hauerstadt concernant la translation temporelle par l’application de l’électromagnétisme et que, naturellement ces recherches n’avaient malheureusement abouti à rien de concret. Enfin, ils abordèrent les spéculations touchant aux univers parallèles.
- Ah! Mais vous avez l’esprit ouvert, jeunes gens! Fit avec joie le savant. Sans doute, êtes-vous férus de science-fiction? Après tout, les univers parallèles sont un des thèmes majeurs de cette littérature! Mais, croyez-vous vraiment en leur existence?
Ivan esquissa un rapide sourire et déclara avec aplomb:
- Cette idée de leur existence me plaît assez! Ce serait amusant de me retrouver confronté à moi-même, à un Ivan qui aurait plus de chance que moi puisqu’il aurait encore sa mère en vie!
- Oh! Dans ce cas, murmura Pacal avec tristesse, tu n’aurais jamais effectué ton périple au Mexique et tu ne m’aurais jamais rencontré!
- Dans cet univers-là, j’aurais été rattrapé par mes poursuivants et je ne serais plus qu’un squelette oublié quelque part! Jeta avec amertume Geoffroy.
- Peut-être pas! Tu aurais parfaitement pu t’en tirer! Tenta de rassurer le blond jeune homme.
Fiacre, enhardi par un verre de Riesling, osa aborder ce qu’il avait dissimulé au trio en 1978.
- Vous avez certainement entendu des rumeurs à propos de mes aventures ou de mes farfeluosités! Dans ma jeunesse, il est vrai que je recherchais ardemment tout artefact impossible! C’était là ma quête personnelle de la pierre philosophale! Ainsi, à une époque, j’ai cru découvrir l’Améranthropoïde du Venezuela! Plus tard, dans les années 1930, les célèbres documentaristes Martin et Osa Johnson m’ont contacté en désespoir de cause car tous les autres savants avaient rejeté leur offre, ne croyant pas à l’authenticité de leur trouvaille. Je devais étudier un mystérieux cube gravé de signes et de glyphes, cube déniché en Afrique noire dans des circonstances rocambolesques. Les deux époux refusèrent de me fournir tous les détails de cette découverte.
« Quel sacré cachottier! Pensa Ivan. Pourquoi ne pas nous avoir avoué cela avant notre départ? Il aurait été encore en vie! Voilà bel et bien la cause de son assassinat! A moins que, Tournefort, se remémorant précisément notre conversation actuelle n’ait pas jugé utile de nous en dire plus en 1978 puisqu’il nous avait tout raconté en 1961! Quel paradoxe! Je réalise combien la situation est périlleuse! En 1978, les ennemis de Von Hauerstadt suivaient déjà la piste de Tournefort! Alors… ouille! Cela signifie qu’ici, présentement, nous sommes tous à l’intérieur d’une nasse, attendant que se déclenche l’inévitable hallali! Pourtant ni Daniel Wu, ni le duc, ni Violetta ou Raoul ne paraissent alarmés par cette situation! ».
Reprenant le fil de la conversation, Ivan se montra plus attentif à la suite des révélations d’Adelphe Fiacre. Celui-ci, les yeux brillants, s’animait.
- J’ai donc analysé le cube. Effectivement, il était recouvert d’inscriptions n’appartenant à aucune écriture terrestre connue ou identifiée. Il émettait un rayonnement… nocif? Je ne sais… mais sa structure spécifique révélait une sorte de « réseau neuronal » alors que sa matière était composée de métaux spéciaux, n’appartenant pas à la table de Mendeleïev. Parfois, il réagissait aux ondes modulées et à la voix…
- Vous parlez de ce cube au passé, constata Geoffroy. Pourquoi donc?
- Parce que le cube a disparu en 1937, peu de temps avant la mort de Martin Johnson lors d’un malencontreux accident d’avion! Et si je me suis autant investi dans l’analyse dudit cube, artefact repoussé par l’archéologie officielle, c’était parce que j’étais persuadé, - et je le suis encore!-, qu’il ouvrait des portes donnant sur d’autres mondes!
- C’est-à-dire? Siffla Ivan terriblement intéressé par cette hypothèse.
- Hé bien, l’artefact pouvait cela car il provenait lui-même d’un temps autre, différent, d’une civilisation humaine plus avancée que la nôtre!
Encouragé par les confidences de Tournefort, Geoffroy le conduisit alors où il voulait.
- C’est pourquoi vous êtes donc entré en relation avec Franz Von Hauerstadt et Otto Möll puisque tous deux travaillaient à la mise au point d’un translateur temporel. Des rumeurs avaient fini par filtrer… De plus, si l’engin avait fonctionné…
- Et si mes deux amis avaient pu le perfectionner…
- Vous auriez alors voyagé dans des pistes alternatives et élucidé la provenance du cube!
- Précisément! Mais, hélas, trois fois hélas, ce rêve est demeuré à l’état d’ébauche!
- Sans doute à la suite de la carence des matériaux disponibles, marmonna Ivan.
De son côté, Geoffroy se mit à réfléchir à toute vitesse.
« Si ce vieil excentrique parle aussi facilement, il a dû trop en dire au moins une fois et à la mauvaise personne! ».
Il reprit néanmoins posément à haute voix:
- Aviez-vous confié votre secret à d’autres avant de faire la connaissance du duc et de monsieur Möll?
-Ah! Aux Etats-Unis, dans les années 1930, j’ai été assez lié quelques temps à une jeune Anglaise, Lady Alexandra Pirrott. Elle s’intéressait fort à l’occultisme et aux civilisations disparues.
- Qu’est-elle devenue? S’enquit le comte.
- Nul ne le sait. Elle s’est évaporée un jour… on a parlé d’une expédition en Amérique du Sud.
Pacal tressaillit.
- Mais j’avais aussi un assistant chinois dont je perdis la trace à la même époque. Disons, peu avant la Seconde Guerre mondiale. J’ai son nom sur le bout de la langue… Son… Sun… Yu… Wu! Oui! Sun Wu!
« Bon sang! Se retint de crier Ivan. Quel maudit naïf! Le cube a été volé soit par l’Anglaise soit par le Chinois! Il faut en aviser Daniel Wu! ».
Avec toute la politesse dont le trio était capable, il prit congé d’Adelphe Fiacre. Puis, les adolescents se mirent à la recherche du daryl androïde.
- Vous pensez ce que je pense, les gars? Questionna fébrilement Ivan.
- Tout à fait! Ça urge! Répliqua Geoffroy. Tous deux, faites-vous réellement confiance à ce Daniel?
- Ce qu’il nous a montré m’a convaincu de sa bonne foi!
- Cet homme ne peut mal faire! Renchérit Pacal. Son cœur est pur, j’en ai l’intime conviction!
Le trio approcha Daniel qui s’était retiré dans un salon où un splendide piano trônait et lui exposa ce qu’il avait appris.
- Mmm… Voilà qui éclaire l’implication de la bande du Dragon de Jade dans cet embrouillamini! Soupira le commandant. Je reviens avec vous à la réception.
- Je commence à avoir peur! Avoua Ivan. Quand vont-ils passer à l’attaque?
- Qui en premier, plutôt! Rétorqua Daniel. Toutefois, mon vaisseau scout surveille le parc et toute la propriété. Hillerman, Kiku U Tu et Uruhu veillent à bord ou dissimulés dans les fourrés.
- J’admire votre sang-froid!
- J’en ai vu d’autres, Ivan, soyez-en certain!
Irina et Elisabeth étaient restées dans le salon de musique afin de converser librement tout en buvant une tasse de thé Earl Grey. Les deux jeunes femmes abordaient des problèmes bien féminins tels que ceux de la maternité, de l’élevage des enfants, de la place respective des femmes dans leur société respective et ainsi de suite…
- Ainsi, malgré votre carrière au sein de la flotte, vous avez choisi d’avoir des enfants…
- Mais les deux ne sont pas incompatibles, ma chère! J’en suis à ma troisième grossesse. Je commence donc à en avoir l’habitude.
- Avez-vous développé des techniques spéciales lors de la parturition?
- En cas de procréation naturelle comme ici, pas réellement. Nous avons simplement réussi à supprimer les douleurs de l’enfantement non par des moyens chimiques mais bien par le contrôle de nos sens… Il s’agit là d’une méthode helladienne qui a fait ses preuves depuis dix mille ans déjà. Cependant, elle demande une longue préparation mentale ainsi qu’une volonté … comment dirais-je? Bien forte pour l’humaine que je suis!
- Ah! Mais alors, comment font donc les autres mères?
- La plupart ne portent pas leur bébé, voilà tout!
- Seigneur! Mais c’est…
- Ni monstrueux ni inhumain! Le progrès, l’évolution des mentalités ont permis cela. Toutefois, avec Daniel nous avons décidé de faire comme jadis. De plus, nous n’avons pas choisi le sexe de l’enfant. Néanmoins, nous savons qu’il s’agit d’une fille. Nous l’appellerons Tatiana.
- Votre mari, Daniel vous aide-t-il?
- Bien sûr! C’est un bon père! Il suit de près l’éducation de Mathieu et de Marie. Il les soigne, leur fait la cuisine; à ce propos, il y excelle, vraiment!,
- Vous avez épousé une crème, on dirait bien!
- Il a son caractère! Mais je m’en accommode
- Et les décisions?
- Dans le travail, il est mon supérieur direct. Il tranche mais après avoir entendu mon avis qu’il prend en compte le plus souvent. Dans la vie privée, il agit de même.
- Je vous envie, Irina!
- Oh! Pour vous, il n’en va pas ainsi?
- Que non pas! Mais… Franz ne me tient pas éloignée de ses affaires, loin de là! Mais j’ai quitté l’école assez jeune et je ne lui arrive pas à la hauteur. Quant à la recherche des criminels nazis, je lui suis d’un grand secours.
- La condition féminine a beaucoup progressé à mon époque, je le reconnais. Mais il n’en va pas de même pour tous les peuples de l’Alliance. Par exemple, les Mondaniens ou encore les Kronkos… Rude est le chemin qui reste encore à parcourir à mes consœurs…
Pendant ce temps, à quelques mètres de là, André Fermat conversait avec le dessinateur belge Edgar Pierre Jacobs, Vincent Price et Luis Alvarez. Le sujet abordait la nature de la lumière, mais effleurait également la paléontologie.
Alors qu’une douce quiétude avait envahi le vaste salon et que tous commençaient à se connaître et à s’apprécier, un coup de théâtre se produisit, renversant les certitudes de nombreux invités. Sans autorisation préalable, Kiku U Tu se téléporta dans la pièce. Pour lui, il y avait urgence!
Naturellement, sa brusque apparition fit l’effet d’une bombe! Dans l’assistance, des cris mêlés surgirent.
- Un monstre!
- Un… dinosaure! Vêtu et… rugissant!
- Un déguisement!
- Une farce!
- Quelle grotesque mascarade! De qui se moque-t-on?
- Euh! Non! Ce n’est pas un masque! Frémit Luis Alvarez. Godzilla est bel et bien vivant!
- Comme dans mon Piège diabolique, les dinosaures habitent la Terre…
- Je dirais plutôt un dinosauroïde! Corrigea Vincent Price après avoir observé le Troodon. Ça me rappelle un vieux dessin animé de Disney.
- Vous pensez à Fantasia, sans doute? Dit Fermat oscillant entre le rire et la colère.
- Euh… reprit Alvarez. Et… si les dinosaures n’avaient pas disparu? Peut-être auraient-ils alors abouti à des créatures semblables à cet inconnu!
- Bonne idée! Excellente même! Souffla André. Vous devriez la poursuivre! Rechercher d’abord la cause de la disparition des dinosaures sur notre Terre.
- Ah! Je vois! Les dinosaures, cul-de-sac de l’évolution, ici, dans notre histoire!
- Tout à fait! Mais ailleurs, tout reste possible! Approuva le Belge.
Raoul et Violetta murmuraient tout en essayant de garder leur sérieux.
- Ton Troodon, quel culot!
- C’est parce que ses gènes l’obligent à ignorer les émotions des « espèces inférieures », nous en l’occurrence!
- Ah! Bah! Nous, nous lui sommes inférieurs? Bigre! Comment ton monde a-t-il pu accepter ces êtres?
- Nous avons besoin de soldats sans peur, capables de combattre nos ennemis sans poser de questions! Que veux-tu! L’humanité est devenue trop civilisée!
Impassible, Kiku s’était approché du commandant Wu, ignorant les regards craintifs ou intrigués qu’on lui jetait. Il lui dit, le plus discrètement qu’il put, sous la forme de grognements sourds:
- Commandant, les senseurs de l’Einstein affichent des données inquiétantes: une concentration très forte d’armes anachroniques dans un rayon de vingt kilomètres! Hillerman a effectué un contrôle de niveau 1 dans un périmètre de cent vingt kilomètres comme vous l’avez ordonné. Dans l’espace également. C’est ainsi qu’il a aussi capté des signaux satellitaires provenant d’un engin en orbite. Engin beaucoup trop avancé pour l’année 1961!
- Notre propre vaisseau a-t-il été détecté?
- Non, commandant!
- Bien. Toutefois, il vaut mieux renforcer les protections du bouclier de camouflage. Ajoutez les couches Thêta ter et Omega prime. Puis, vous mettrez en action le champ anentropique prévu en veillant à englober toute la propriété des Von Hauerstadt. Ainsi, nos adversaires ne pourront alors se téléporter ni dans le parc ni dans le chalet ni dans le bâtiment principal.
- Monsieur! Merritt et Amsq sont pourvus de ceintures biologiques spéciales! Nous les avons vues à l’œuvre en 1890! Vous oubliez aussi les Pi!
- Je n’oublie rien, lieutenant! Le champ anentropique dont j’ai doté le vaisseau a la même configuration que celui qui protège ma demeure familiale à Hokkaido. Exécutez mes ordres au plus vite!
- Oui, monsieur! Immédiatement!
Kiku disparut comme il était apparu: aussi soudainement. Devant le bruit qui venait du grand salon, Irina et Elisabeth avaient rejoint l’assemblée. Avisant son épouse et Antor, le daryl androïde donna des directives précises à ses subordonnés et amis.
- Gardez désormais vos senseurs portatifs personnels activés afin de détecter les émissions de rayons anioniques signalant l’usage de téléporteurs transdimensionnels ou de ce qui peut en tenir lieu!
- Tu crois que les Pi se risqueraient à…
- Oui, Antor! Évidemment!
- Pour l’instant, je te garantis qu’ils ne sont pas dans les environs!
- Tu me rassures!
- Comme toujours!
- Je vais encore solliciter tes capacités mentales. Il faut faire oublier à nos hôtes tout ce qui s’est produit depuis dix minutes.
- A ton service, Daniel. S’inclina le vampire avec un léger sourire.
- Ah! Les gaffes de Kiku U Tu! S’exclama Irina. Il y aurait de quoi rédiger un bêtisier de mille pages au moins!
- Tu es généreuse, mon amour!

***************

Le lendemain, le colloque tant attendu débuta par une communication de Franz Von Hauerstadt. Mais le duc n’accapara pas longtemps la parole. Le père Bordier s’était joint à l’assemblée. Reconnaissant les adolescents qu’il avait pris en stop, il s’assit près d’eux.
Ivan, les yeux aux aguets, murmura à l’oreille de Geoffroy:
- J’ai un mauvais pressentiment. Je crois que c’est pour aujourd’hui.
- Les conditions sont effectivement réunies! Rétorqua son ami avec le plus grand sang-froid.
- Je pense, moi, fit Pacal, que Von Hauerstadt est de taille à tout affronter! Vous avez lu sa biographie, non? Souvenez-vous comment il est venu à bout des espions soviétiques le 1er février 1958!
- Au corps à corps, malgré l’avantage de la jeunesse, j’aurais incontestablement le dessous! Reconnut sincèrement Geoffroy.
- Tout à fait! Vous avez vu comment Raoul et Violetta se défendaient! Alors, imaginez les adultes!
Puis le trio conversa poliment avec le père Bordier, évoquant des sujets archéologiques passionnants. Enfin, il en vint à parler de l’abbé Lemaître que tous admiraient.
Après les préliminaires habituels, Franz entra dans le vif du sujet, expliquant les buts de ce mini symposium scientifique et philosophique.
- Mesdames et messieurs, vous connaissez tout comme moi ce qui pèche actuellement dans les tendances évolutives de la science: le cloisonnement, la spécialisation accrue et l’ignorance, de la part du spécialiste des travaux sortant de son champ de recherches et même, j’ose l’avancer, de l’histoire des découvertes scientifiques! Peut-être allez-vous m’objecter qu’il devient trop difficile d’avoir une vue d’ensemble de toutes les sciences! Mais moi, je vous déclare qu’il ne faut pas renoncer à tenter d’établir une synthèse globale des dernières découvertes.
Tous applaudirent chaleureusement et non par simple politesse. Lorsque le silence fut rétabli, Franz enchaîna:
- Monsieur Bachelard approuve fortement mon point de vue! Je ne puis que m’en réjouir! Le savant ne doit pas laisser de côté l’épistémologie. L’enfermement en un seul domaine de la science nuit non seulement à l’interdisciplinarité mais aussi à la compréhension de l’Univers! L’analyse ignore l’esprit de synthèse et la transversalité. Je ne vous ferai pas l’injure de vous rappeler l’exemple de l’opposition entre les sciences molles et les sciences dures; ainsi, dans cette hiérarchie artificielle, les sciences humaines seraient considérées comme molles et les sciences exactes, les plus nobles, comme… lourdes! Dans cette logique critiquable, les premières seraient donc moins dignes d’intérêt et par là d’apprentissage! De plus, toujours selon cette logique castratrice, au sein des sciences exactes, la même hiérarchie sévit! Je songe à la paléontologie qui fait encore figure de parente pauvre par comparaison aux mathématiques ou à l’astrophysique! Ainsi donc, la physique elle-même est divisée entre physique théorique et physique appliquée. Or, c’est oublier que toute physique théorique finit par devenir physique appliquée! Les lois de la thermodynamique en sont une illustration parfaite; elles concernent à la fois le micro et le macro univers. Réduire la science à la recherche utilitariste d’application immédiate recèle le danger évident suivant: l’inféodation des laboratoires aux seuls intérêts économiques! A moyen terme, cela entraîne une mutilation, celle de la part de rêve qui sommeille dans chaque être humain, et, à long terme, une stagnation irréversible! Vous, Gaston Bachelard, vous vous êtes préoccupé de la symbolique du rêve et vous y avez brillé. La biologie aujourd’hui ne rejette-t-elle pas davantage aux marges cette figure du solitaire, loin des institutions officielles celui que tous ici vous avez reconnu? Jean Rostand, nouveau Cassandre que tous veulent ignorer à défaut de le museler! Jean, vous n’avez pas oublié que les gènes, les molécules et les cellules supportent un organisme, un être vivant! Non! Nous ne devons pas abandonner la systématique et l’éthologie au profit de la seule génétique moléculaire!
Tout en écoutant, Elisabeth questionnait Irina:
- Je suis là par politesse, en tant qu’épouse de l’organisateur de ce symposium. C’est là une de mes obligations. Mais, n’ayant pas fait d’études, tous les tenants et les aboutissants m’échappent quelque peu! Mais vous, comment réagissez-vous? Oh! Pardon! Loin de moi l’idée de remettre en cause vos capacités intellectuelles!
- Je ne suis pas une spécialiste d’astrophysique même si je possède quelques notions. J’ai un doctorat en xéno géologie et un autre en linguistique. Mais pour entrer dans la sphère restreinte des candidats au commandement d’un vaisseau dans la flotte, c’est là un minimum! En attendant, je suis passionnée de voir tous ces messieurs venus de champs si éloignés tenter, avec les moyens du bord, de freiner l’évolution de la science dans la direction qu’elle va prendre indiscutablement!
- De manière définitive? S’inquiéta la Française.
- Je me garderais d’aller jusque là! Mais enfin, dans cette chrono ligne l’adjectif s’applique, hélas! Quel gâchis!
- A bord de votre vaisseau, tous les officiers ont-il l’éthique aussi élevée? Concilient-ils comme vous et votre mari vie de famille, recherche et carrière?
- Oh! Sur ce plan, Daniel et moi-même ne sommes nullement exceptionnels! Je vais prendre comme exemples les parents de Violetta; le père, le capitaine Sitruk qui commande actuellement le Langevin par intérim, est à la fois un fin tacticien et un expert en premier contact. Lui possède bien l’âme d’un militaire aventurier! La mère, Lorenza, notre doctoresse médicale en chef, est diplômée en xéno médecine et en pathologie lourde. Elle a détenu une chaire à la faculté de médecine de New Paris durant dix ans, malgré son jeune âge, avant de rejoindre notre vaisseau. Le frère de Daniel, Georges, cumule l’exobotanique et l’exoéthologie!
- Mais, comment percevez-vous les invités de mon mari?
- Le philosophe Gaston Bachelard a longtemps été tenu pour quantité négligeable par les partisans d’une science high tech, vouée au seul profit des transnationales ultralibérales! Ainsi, dans votre harmonique temporelle, il est superbement ignoré des étudiants car il n’est plus enseigné nulle part quarante années seulement après sa mort! Quant à Jean Rostand, surnommé à juste raison, le solitaire de Ville d’Avray, il a été tenu en quarantaine par les laboratoires modernes reposant sur la recherche collective! Avec le recul, il est apparu comme « une mauvaise conscience », un « Jiminy Cricket » moralisateur qui dénonça prémonitoirement tous les débordements des recherches biotechnologiques interdites, recherches qui ont abouti, à mon époque, à la création de mon mari, mais aussi à celle d’une grande partie de l’équipage!
- Vous seriez tous des clones? Comprit Elisabeth.
- Non! Pas du tout! Sauf Daniel bien sûr! Mais il ne s’en cache pas! Il est le clone amélioré de son défunt frère aîné, Daniel Deng, disparu trop tôt à l’âge de vingt ans! Une tragédie pour la famille! La mère Catherine surtout. D’après les confidences de Daniel Lin, mon mari, son « jumeau » avait des dispositions remarquables, des dons qu’il a mis au service du crime! S’il n’avait été abattu par des trafiquants, il aurait assurément fini cryogénisé ou, à tout le moins, déporté sur une planète en terraformation. Bref, chacun porte son fardeau et détient quelques squelettes dans son placard! Mais, pour en revenir à ma démonstration, à bord du Langevin, nous avons pratiquement tous des gènes modifiés de manière à pouvoir vivre longtemps dans l’espace, explorer des planètes à l’environnement hostile à priori! Ma petite Marie, que je vous ai montrée hier dans une projection holographique…
- Charmante et pleine de vie!
- Adorable à tous points de vue! Si vous deviez mesurer son QI, non par l’accumulation des connaissances, mais par son potentiel, vous la qualifieriez de génie! Or, par rapport à son frère Mathieu, elle paraît handicapée mentalement! Benjamin possède deux gènes modifiés. Il a épousé la semi-métamorphe Lorenza et leur union a été féconde. Ce résultat a été obtenu sans intervention extérieure! Voyez-vous, au XXVIe siècle, nous sommes tous plus ou moins métissés; cela ne choque plus personne. Les mariages entre espèces à évolutions différentes sont devenus monnaie courante. Humains Helladoï, Humains Métamorphes, Marnousiens Castorii…
- Euh… Et les Kronkos?
- Ils restent entre eux, très chère! Pour eux, nous ne sommes pas assez évolués!
- Vous m’en voyez soulagée! Pardonnez-moi!
- Je vous comprends parfaitement!
De son côté, Franz achevait son intervention:
- Mesdames et messieurs, je ne vous ai pas invités par hasard! Tous ici, vous couvrez de nombreux champs disciplinaires dans l’astrophysique de pointe, la biologie, l’électronique et dans bien d’autres sciences et arts encore! Vous représentez également cette part du rêve, de l’imagination spéculative, du merveilleux scientifique que l’homme aurait bien tort de refuser! Ne méprisez ni la science-fiction ni la vulgarisation scientifique! Bien rédigés, ces deux domaines restent la meilleure réflexion, la mise en garde la plus appropriée et la plus abordable des dangers des applications d’une science dévoyée, inféodée au commerce! Par la transdisciplinarité que vous symbolisez, vous pouvez, ici même, poser un jalon menant à la synthèse nécessaire et pas si improbable que beaucoup le voudraient, entre les champs de la physique, de l’électronique cybernétique et de la biologie tout en préservant les fondements de l’éthique! Grâce à vous, l’Homme ne sera pas asservi!
Alors, une salve d’applaudissements nourris retentit dans le vaste salon. Placé au premier rang, Daniel Wu ne pouvait s’empêcher de penser:
« Il n’y a pas à en dédire: Franz est un humaniste dans le sens le plus noble du terme! Mais il est si précurseur! Pour moi, il ressemble à Stankin car il présente dans son attitude et son comportement tous les caractères d’un scientifique Hellados qui se sent obligé de créer, de mettre en application ses découvertes théoriques et… qui ne réalise pas toute la portée de ses inventions! Mon ami vient ainsi d’esquisser à la fois la synthèse rêvée par les Odaraïens, il y a des milliers d’années, redécouverte par le mentor de Sarton, mais également d’évoquer ces vieux démons qui nous poursuivent et que nous combattons avec plus ou moins de résolution et d’ardeur! Eux savent, pour leur malheur et le Néant, les aboutissants ultimes et terrifiants de cette synthèse définie et incarnée par le bio translateur! Et je n’aborde pas même l’existence tant redoutée de l’Homunculus Danikinensis! ».

***************

Au-delà de la physique « normale », tapis quelque part au sein des super cordes, les Pi s’étaient rendus compte que, désormais, la propriété des Von Hauerstadt en Bavière était protégée par un champ anentropique particulier, grâce à une technologie ne provenant ni du XXXe siècle ni du XXVIe siècle! Comment Daniel Wu avait-il pu disposer de ce champ? Il avait dû transgresser le Traité du Mowelle et triché une fois encore! La Dimension, à son grand dam, se retrouvait donc piégée, dans l’impossibilité d’agir! Décidément, ce daryl androïde était un sacrément empêcheur de tourner en rond! La Dimension devait-elle se résoudre à demeurer impuissante? Non! Cela était tout à fait impensable! Insupportable! N’ayant pas d’autre choix, elle s’humilia et requit l’intervention de l’Entité maléfique finale, Johann van der Zelden! Bon prince, le pseudo humain ne se fit pas trop prier et ce, d’autant plus qu’il savait que son opposé avait manipulé dans l’ombre une bande d’humains au sein de cette chrono ligne, afin de rendre la partie plus équilibrée! Michaël Xidrù, nullement embarrassé par des scrupules castrateurs, agissait ainsi afin d’épargner le Neutre! Mais lequel?
Or donc, tandis que le colloque se poursuivait, au niveau subquantique, des pressions terribles s’exerçaient. Inévitablement, le champ anentropique anachronique s’effondra. Aucun appareil ne rendit compte de ce qui advenait! Ni Antor ni Daniel Wu ne sentirent ce qui se passait. Les deux amis n’étaient pas infaillibles, loin de là!
Les intervenants se succédèrent avec beaucoup de sympathie et d’indulgence de la part d’un public tout acquis qui pardonna volontiers les quelques maladresses des néophytes qui, souvent, débutaient dans le rôle d’orateur. Vincent Price, quant à lui, jouait les candides sans accroc et avec naturel. A chaque fin d’intervention, chaudement applaudie, il posait un maximum de questions, guidé par la curiosité mais aussi le bon sens. Ses remarques faisaient le plus souvent référence à la littérature et au cinéma fantastique mettant en scène des savants fous qui avaient jeté aux orties toute éthique, rappelant à l’humain moyen que la frontière entre le rêve et le cauchemar était plus que ténue!
Gaston Bachelard développa le thème Science et Imaginaire; Jean Rostand intervint sur La tératogenèse des anoures et les manipulations biologiques. Luis Alvarez s’exprima sur le sujet Physique moderne, incertitude et quanta, et l’abbé Lemaître sur Univers et Création: de l’atome primitif à l’expansion de Hubble.
Certains orateurs s’exprimaient en français, d’autres en anglais. Prévoyant, le duc avait recruté des interprètes pour la traduction simultanée. Tous les employés travaillaient à l’étage avec un matériel relativement encombrant.
Maintenant, Edgar-Pierre Jacobs s’apprêtait à son tour à prendre la parole sur un sujet qui lui tenait particulièrement à cœur, Einstein et le voyage dans le temps: la conception du chronoscaphe dans le Piège diabolique. Il devait dévoiler en première exclusivité l’intrigue qu’il envisageait pour la partie futuriste de sa bande dessinée, conduisant malgré lui le professeur Mortimer dans un 5060 peu réjouissant!
Tandis que le célèbre dessinateur baryton discourait d’une voix chaude et vibrante teintée d’un léger accent belge, Violetta avait eu le toupet de téléporter de la navette Einstein le fac-similé de l’album Dargaud, album qui ne paraîtrait qu’en 1962! Naturellement, elle n’avait pas fait part de son petit tour à son oncle Daniel, commettant ainsi une grave erreur. Celui-ci aurait immédiatement saisi que le champ anentropique n’agissait plus!
En attendant, assise près de Raoul, au milieu de l’assistance, l’adolescente feuilletait avec ostentation sa bande dessinée, cherchant visiblement à narguer le public! Depuis de longues minutes déjà, le futur gentleman cambrioleur bâillait à s’en décrocher la mâchoire alors qu’Ivan et Pacal se montraient plus attentifs et que Geoffroy prenait quelques notes.
Par distraction, Violetta avait gardé les écouteurs du traducteur branchés alors qu’elle n’avait nul besoin de recourir à cette aide. Ainsi, elle entendait l’intervention de Jacobs en français et en anglais. Soudain, il y eut une interruption suivie de parasites.
« Bon! Murmura-t-elle sarcastique. Evidemment, il y a un pépin avec cette vieille technologie! ».
Discrètement, pour s’assurer de ce qui n’allait pas, elle sortit de sa poche un minuscule appareil, un senseur portatif qui détectait toutes les anomalies électriques, et s’aperçut ainsi qu’en fait, là-haut, au deuxième étage, il y avait foule!
Toujours sans rien dire, notre métamorphe se leva et s’éclipsa pour se retrouver quelques secondes plus tard nez à nez avec un soldat russe en tenue de combat, un masque grotesque sur son visage!
Commandé par Fouchine dont les traits étaient dissimulés sous le masque du perfide Allan, tout un groupe de Soviétiques était en train de se téléporter! Stupéfaite, Violetta voulut pousser un cri, mais la peur l’en empêcha. Le nombre d’intrus armés jusqu’aux dents augmentait dangereusement. Tournesol, Calys, Bergamote, Cantoneau, Philémon Cyclone, Philippus et bien d’autres l’entourèrent, particulièrement menaçants!
Toutefois, en bas, Daniel lançait un message d’alerte à Antor:
- En haut, il y a du grabuge!
- Oui, je capte des pensées de haine et de colère!
-Montons discrètement! Je ne puis présentement user de l’hyper vitesse car j’affolerais les autochtones!
Or, à cet instant, Calys tira une rafale destinée à Violetta! La jeune fille ne réchappa au tir meurtrier que d’extrême justesse ayant la présence d’esprit de se métamorphoser en tapis élastique qui alla se coller sous une desserte! Depuis deux minutes, les interprètes avaient été neutralisés par les Ruskoffs. Désormais, ils gisaient égorgés, baignant dans leur sang. Le commando prenait ses marques, progressant avec méthode. Cependant, dissimulés dans le grenier, les paras de Serrucci et de Le Gouzic, qui venaient également de se téléporter, décidaient à leur tour de passer à l’action puisque la rafale intempestive de l’Ivan avait alerté tout le monde!
En bas, au bruit de la mitraillade, Von Hauerstadt recouvra ses instincts guerriers. D’une voix ferme, il ordonna à ses invités de gagner la cave en rampant. Il fallait échapper aux agresseurs qui n’allaient pas tarder à investir le premier étage! Une fois les orateurs à l’abri, les explications suivraient! Les domestiques avaient reçu les mêmes consignes de la part d’Elisabeth. Heureusement, les enfants du couple étaient soit à l’école, soit au lycée.
Tandis que les Russes dévalaient lourdement et bruyamment les escaliers, Irina distribuait des disrupteurs réglés sur désintégration à Franz, Raoul et au trio. Alors, Von Hauerstadt renversa méthodiquement les meubles qui, ainsi, formèrent un rempart destiné à retarder les Soviétiques.
Pendant ce temps, les invités rampaient tant bien que mal jusqu’à la cave, sous la conduite de Thomas, l’imperturbable majordome. C’était amusant de voir les costumes si impeccables quelques minutes auparavant prendre la poussière et se froisser pour bientôt ressembler à des hardes trop portées! Trop vieux pour ramper, le philosophe Bachelard fut porté par Vincent Price, qui arborait une bonne stature, et Isaac Asimov.
Au deuxième étage, Daniel Wu et Antor s’étaient séparés pour optimiser leurs chances. Le premier allait faire face à Serrucci et consorts, le deuxième aux Ruskoffs. Uruhu, Kiku U Tu et Hillerman, prévenus, devaient arriver d’une seconde à l’autre. Fermat, quant à lui, s’était posté juste devant l’entrée du salon, disrupteur au poing, prêt à faire feu!
Lorsque les hommes du commandant Fouchine avancèrent jusqu’au coude du corridor, ils furent accueillis par un homme vêtu d’un pantalon foncé de civil mais à l’étrange pâleur! Pas armé, il ne paraissait donc pas dangereux! Au contraire même, il souriait! Imprudemment, Calys et Philippus firent un pas, serrant leur mitraillette, le doigt sur la gâchette. Soudain, tout bascula! Avec une vitesse foudroyante, inattendue et inconcevable, les Ivans furent brutalement projetés par-dessus la rampe de l’escalier. Ils atterrirent durement sur le parquet, la nuque brisée. Mais Fouchine avait reconnu l’auteur de cet exploit. Il hurla:
- Feu!
Un tir nourri s’ensuivit. Or, notre vampire n’avait cure du danger; malgré le crépitement des balles, il exécuta une pirouette magnifique, un triple salto et défonça la cage thoracique d’un commando soviétique. Cependant, les coups de feu redoublaient et Antor n’était pas indestructible! Il n’eut donc d’autre choix que de sauter par-dessus la rambarde, les Russes l’imitant bientôt. Lorsque ces derniers se reçurent sur le seuil du salon, ils furent foudroyés par des disrupteurs chargés à bloc. Malheur alors à l’Ivan atteint par un rayon brûlant! Il s’évaporait atome par atome, empuantissant l’atmosphère, la saturant de fer et de cuivre.
Tous les tirs de Fermat et du duc faisaient mouche. Irina, quant à elle, n’éprouvait aucun remords à désintégrer un compatriote portant le masque du professeur Bergamote ou de Cantoneau.
Moins aguerri, Ivan Despalions hésita légèrement devant un grand type dont les traits étaient dissimulés par le visage du délicieux et sympathique Tournesol. Mal lui en prit. Une balle lui effleura l’épaule gauche. Heureusement, son ami Geoffroy le couvrait. A son tour, il pressa la touche de son arme futuriste. Mais son rayon en croisa un autre! La cible visée ne se désintégra que partiellement et il ne resta du Rouge qu’un tronc au trou béant au travers duquel apparaissait un autre Ruskoff en train de s’agenouiller et de pleurer, ses nerfs cédant sous la panique!
Mais ce Soviétique ne fit pas long feu. Franz visa sa tête qui se réduisit à un crâne de squelette avant de tomber en poussière.
Kiku, enfin téléporté, se battait avec une efficacité d’autant plus redoutable que les balles n’avaient sur lui aucun effet hormis de l’exciter! Sa peau cuirassée naturellement restait sa meilleure protection face à ces projectiles archaïques. A la chaîne, sans une seconde de repos, dans une rage terrible, notre Troodon brisait nuques et membres des malheureux Soviétiques!
Là haut, une douzaine de Russes se retrouvait également en fort mauvaise posture! Des paras français, ceux commandés par Le Gouzic, avaient atteint le deuxième étage, ainsi que le Hollandais van Vollenhoven, mais après avoir subi des pertes tragiques. Il faut dire que sur leur chemin, ils avaient croisé un certain Daniel Wu! Passé en hyper vitesse, le daryl androïde, transformé en tourbillon, avait tranché et percé de nombreux soldats perdus, ceux-ci pourtant munis d’armes Haäns du XXXe siècle, et de ceintures protectrices! Serrucci, impuissant et furieux, avait vu ses meilleurs hommes décimés par cette onde humaine imparable.
« L’Anglais n’a pas raconté de sornettes! », pensa-t-il en serrant ses poings. Sentant que la partie était momentanément perdue - c’est à son instinct qu’il devait sa survie dans les coups les plus durs - il demanda l’aide directe de Merritt et d’Amsq!
Daniel Lin se retrouvait devant un dilemme: empêcher Serrucci de fuir ou se rendre au rez-de-chaussée où désormais les combats se déroulaient et en finir avec Le Gouzic et les Français. Optant pour la seconde solution, il s’attaqua au Belgo-Breton et à van Vollenhoven.
Tandis qu’un rayon téléporteur dématérialisait le Corse ainsi que trois de ses hommes, devant les yeux ébahis des Russes, Fouchine mit à profit la confusion ambiante pour s’emparer de Violetta! La jeune fille avait commis l’imprudence de reprendre sa forme humaine et, croyant réchapper à l’attention des Ivans, s’était mise à ramper en direction du premier étage.
Quelque chose d’incroyable se produisit à la seconde précise où Pavel se saisissait de la métamorphe. Tandis que plus bas, Daniel culbutait Soviétiques et paras, une lueur violette entoura le commandant et son otage! Le rayon appartenait à l’entité Pierre Duval Paldomirov qui mettait à l’abri un pion précieux.
Le temps que le daryl identifie que le Commandeur Suprême était intervenu, la situation se compliqua davantage encore si possible! Un troisième larron se manifesta sur ce champ de bataille des plus particuliers. Abderrahmane Mourad avec ses fous d’Allah, suivant le plan établi et approuvé par TQT, lança son camion suicide bourré à craquer de TNT et de pains de plastic sur la demeure de Von Hauerstadt; lorsque le poids-lourd finit encastré dans la cuisine, l’enfer se déchaîna: des détonations et des explosions en série retentirent. Le souffle tua Le Gouzic sur le coup ainsi qu’une douzaine de paras. Ayant accompli brillamment leur mission, les moudjahidines avaient trouvé leur Paradis. Se sacrifiant, ils avaient ouvert une brèche aux hommes du Gouverneur du Nouveau-Mexique. Les agents détournés de la NSA, de la CIA et de bien d’autres officines gouvernementales se ruèrent avec les Range Rover, les jeeps et les camionnettes blindées dans les bâtiments. A leur tête, Hinckel en personne. Heinrich avait soif de bataille comme son illustre grand-père!
Mais les agents de l’ultralibéralisme se heurtèrent à un ennemi inattendu qui lui aussi agissait masqué. Les sbires du Dragon de Jade avaient pénétré dans la demeure et maintenant affrontaient les Américains. Entraînés, ils ne firent pas de quartier, laissant sur leur chemin des cadavres égorgés et éviscérés.
Dans le salon, la confusion avait atteint son paroxysme. Tandis que les derniers paras survivants et van Vollenhoven étaient téléportés en urgence par Zoël Amsq, Daniel, Fermat et Irina collaient sur leurs amis des pastilles de premiers secours. Ces pastilles, au contact de la peau, avaient la particularité d’activer une combinaison de protection de niveau 12 capable de résister au vide et au rayonnement de l’espace, aux températures de plus de 3000°C, tout en fabriquant une atmosphère respirable. Les combinaisons restaient opérationnelles une heure en mode économie.
Ce laps de temps fut largement suffisant car Hillerman et Uruhu parvinrent à circonscrire l’incendie durant un plus court délai, recourant à la fois à un bombardement de produits chimiques et à un avaleur d’oxygène. Toutefois, les dégâts restaient énormes!
Lorsque la série d’explosions avait déclenché l’incendie, des filets de fumée noire avaient commencé à s’infiltrer dans la cave où la plupart des hôtes de Franz avaient trouvé refuge. La panique gagnait du terrain. Si Gaston Bachelard conservait un calme remarquable, de même pour l’abbé Lemaître, il n’en allait pas de même pour les autres célébrités qui, étant loin de comprendre ce qui se passait, avaient le sentiment d’être plongées dans une sorte de guerre des gangs ou encore dans un scénario d’espionnage grandeur nature!
Mais la guerre se transforma bientôt en un récit de science-fiction dans lequel la Chine des Triades était partie prenante! En effet, au cœur de la cave, il y eut soudain un tourbillon de vapeur orangé qui se solidifia rapidement, matérialisant six individus dont deux étaient masqués. L’un des inconnus portait la traditionnelle longue tunique chinoise ainsi qu’une veste noire. Il était coiffé d’une calotte de soie tandis que ses traits étaient dissimulés sous le masque de Wang Jen Ghie, le père du malheureux dément Didi, personnage emblématique du Lotus bleu, le grand-maître des Fils du Dragon, société secrète adversaire du Lotus bleu. L’autre homme masqué arborait le visage du sinistre Mitsuhirato.
http://www.tkd-itf.org/pub_web/images/mand-sleev.jpg
Mais, ô surprise, les nouveaux venus jouaient les rôles des libérateurs! Incompréhensible!
Nos célébrités avaient vite saisi qu’il ne s’agissait pas de Daniel Wu, de Franz et de leurs amis. Les Chinois évacuèrent en silence les savants et apparentés en usant de la télé portation. Celui qui commandait les sauveteurs était Sun Wu lui-même, qui, grâce à l’agent temporel Michaël, pouvait à volonté se déplacer dans le temps et mettre des bâtons dans les roues à Zoël Amsq, Merritt, TQT, Fouchine et Hinckel.
Toutefois, le commandant Wu devrait prendre cette aide avec circonspection. On ne s’allie pas avec un cobra!
Les invités se retrouvèrent à l’air libre dans le parc sous la garde des Chinois à une dizaine de mètres à peine des hôtes du XXVIe siècle. Fermat et Antor étaient préoccupés par les importantes destructions et se demandaient comment rétablir l’ordre. Que faire des si nombreux cadavres? Daniel, amer, se reprochait l’enlèvement de Violetta. Raoul, bouche bée, restait en admiration devant l’efficacité des pompiers improvisés.
Lorsque le daryl vit les Chinois se matérialiser, il commença par s’approcher d’eux, mais stoppa net. Sun Wu, en effet, avait pris la précaution de munir chacun de ses hommes d’un déflecteur portatif. Plus clairement, un champ de force isolait les membres du Dragon de Jade ainsi que leurs nouveaux otages!
Geoffroy voulut s’élancer. Son corps heurta durement le bouclier invisible et rebondit tandis que ses terminaisons nerveuses lui envoyèrent un message de douleur extrême. Pourtant peu douillet, l’adolescent s’évanouit!
Ôtant son masque, Sun Wu sourit cruellement et dit doucement en mandarin:
- Ce jeune sot n’a que ce qu’il mérite! Que cela vous serve d’exemple!
- Qui êtes-vous donc pour commettre un tel acte perfide? S’écria dans la même langue Irina hors d’elle.
- Le Grand Maître du Dragon de Jade, Sun Wu, jeta négligemment le Chinois en regardant ses ongles. Ah! Mon parent et descendant, poursuivit le vieil homme à l’adresse de Daniel, je retiens les invités du duc et je ne les relâcherai que moyennant votre bienveillante neutralité dans cette affaire où le sort millénaire de la Chine est en jeu!
- Quelle Chine millénaire? Siffla le commandant. Une Chine mafieuse, à votre image, toute soumise à vos trafics? Quelle ironie que d’avoir opté pour le masque de monsieur Wang pour dissimuler vos traits! Sun Wu, je sais exactement de quoi vous êtes capable car, ailleurs, dans une autre chrono ligne j’ai déjà eu affaire à vous! Mais pourquoi l’agent terminal Michaël vous a-t-il donc apporté son soutien? Ne niez pas! J’ai reconnu sa marque dans les manifestations secondaires de la télé portation! Pourtant, autrefois, il vous réserva un sort des plus cruels… Il vous l’a tu? Bizarre!
- Il me fit rajeunir et me condamna à mourir de faim! Je le sais! Ici, nous n’avons eu d’autre choix que de faire alliance, mon descendant! Paldomirov est un des joueurs et son atout maître est Violetta aux mains de Pavel Pavlovitch Fouchine! Cela ne vous a pas échappé, j’espère?
- Non! Se contenta de lancer sèchement Daniel Lin.
-Dans ce cas, mon second, le dévoué, fidèle et rusé féal monsieur Ti va exposer les bases d’une nécessaire et profitable négociation, n’est-ce pas?
Le daryl hocha imperceptiblement la tête et Ti s’avança. Ce dernier s’exprima avec une obséquiosité des plus agaçantes.
- Pavel Pavlovitch Fouchine, le frère jumeau du défunt Igor Pavlovitch, a conduit la jeune Violetta Sitruk di Fabbrini dans un lieu qui passe pour secret! Nous vous indiquerons cette adresse ainsi que les moyens pour y pénétrer tandis que nous libèrerons nos prisonniers.
- Quelle est la contrepartie?
- Vous promettrez de ne jamais intervenir contre les intérêts du Dragon de Jade. Si vous avez besoin d’un coup de main, nous sommes prêts à vous le fournir. Voyez, il s’agit d’un marché des plus alléchants…
- Mon second a exprimé exactement ma pensée! Grâce à cette alliance, la Chine, notre Chine, mon cher compatriote, portera haut le drapeau de l’Humanité dans un XXVIe siècle corrigé!
- Il ne s’agit certainement pas de la même Chine, Sun Wu, répliqua avec acidité Daniel.
- Pourquoi pas? Ne me dites pas que vous refuseriez le pouvoir suprême s’il s’offrait à vous! J’envisage, avec mes séides et commensaux d’accéder au titre d’Empereur. Un Empereur immortel, bien entendu!
« Par Bouddha! Il est fou et Michaël se sert de lui, pensa le daryl androïde. Que veut en fait l’agent terminal? Quel est donc son dessein? ».
Cependant, Daniel Lin conservait tout son sang-froid. Il devait absolument gagner du temps. Il se permit de sonder rapidement son ancêtre indirect. C’est ainsi qu’il apprit que Sun Wu avait le projet de se faire ressusciter dans le futur autant de fois qu’il lui serait nécessaire. Il pourrait donc gouverner librement l’Empire des 1045 planètes et en tirer tous les profits possibles! Il avait l’esprit encore plus dérangé et plus fourbe que son alter ego de l’Univers parallèle précédent! Très dangereux, il avait asservi des centaines de triades qui œuvraient sur tous les continents tant au XX e siècle qu’au-delà! Dans cette piste, le ver était dans le fruit! Peut-être Michaël s’était-il résolu à instrumentaliser ce criminel afin d’éviter la Grande Catastrophe qui devait se produire le 15 avril 2045?
Après avoir recueilli les informations nécessaires, Daniel fit donc mine de céder. Antor et Fermat comprirent sa position. Quant à Franz, il n’assistait pas à ce marchandage, aidant Uruhu et Kiku U Tu à vérifier que le feu ne reprenait pas. Ses domestiques et son épouse s’en étaient tirés sans trop de dommages à part quelques cheveux et sourcils roussis, des vêtements couverts de cendres et de produits chimiques.
- Soit, mister Wu, fit enfin Daniel passant à l’anglais afin que presque toute l’assistance comprît ses propos. J’accepte votre marché, je ne dirais pas le couteau sous la gorge, mais… C’est donnant-donnant! Révélez-moi la cache dudit Fouchine!
- Il a conduit votre nièce dans une base secrète en Pologne près de Gdansk! Je détiens cette information par l’intermédiaire de Michaël Xidrù. Pour échapper à une poursuite éventuelle, notre espion patenté a emprunté un jet surarmé! Le commandant soviétique est un pilote breveté de supersonique. Petit détail supplémentaire dont vous tirerez certainement profit: l’avion est suédois et il s’agit d’un Sabre!
- Bien. Mais les autres adversaires communs? Sir Charles Merritt, Zoël Amsq, les ultralibéraux?
- Je vous livrerai les leaders des capitalistes venus de 1999, TQT, Hinckel, Tagawashi, Peperoni… Pour Sir Charles, je ne puis rien vous promettre. Quant à Zoël Amsq, je vous recommande la plus grande prudence! Il vous hait et poursuit une implacable vengeance à travers les temps et les Univers! J’ignore cependant pourquoi!
- Je me contenterai de cela… en attendant! Quand nous retrouverons-nous?
- Demain à 18 heures devant la Tour de la radio de Bonn! Nous ferons le point afin d’agir de concert… Ti, maintenant, vous pouvez couper les déflecteurs et faire avancer ces doctes sommités!
- Bien maître Sun!
Tous les hôtes de Franz rendus à la liberté, la bande du Dragon de Jade disparut, entourée d’un halo orange, le signe caractéristique de l’intervention de l’entité Michaël.
Cependant, il restait de nombreux points à régler: réparer tout d’abord la propriété des Von Hauerstadt, dédommager Franz, soigner les traumatismes et… plonger Bachelard, Price, Asimov ainsi que tous les autres participants actifs du colloque dans un sommeil profond dont-ils ressortiraient avec une mémoire altérée. C’était là la tâche particulière dévolue à Antor dans laquelle il excellait! Rien ne devait s’être passé de remarquable et le symposium s’achèverait normalement!

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