dimanche 19 mai 2013

Le Nouvel Envol de l'Aigle 3e partie : Nouvelle Révolution française chapitre 25 1ere partie.



Chapitre 25

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Pour Irina Maïakovska, tout pesait, tout était gris tandis que les plus folles pensées couraient et s’entrechoquaient dans sa tête. Comment venir à bout de Galeazzo di Fabbrini qui s’obstinait à vivre afin de poursuivre son projet insensé? Comment le suivre sans se dévoiler et sans mettre non plus sur sa piste ce démon de Daniel Lin Wu?
Depuis qu’elle avait été investie par Fu le Suprême, la jeune femme se montrait habituellement plus assurée, mais ce n’était pas le cas aujourd’hui. Pourquoi?
Quelque part, dans un grand parc féerique, habité par de merveilleux automates, un combat incroyable se déroulait. Le Dragon Noir n’avait pu que relâcher le contrôle mental qu’il exerçait sur la Russe afin de faire face au Prodige de la Galaxie.
Ainsi, mille soleils, mille arc-en-ciel, autant d’épines et de lances, mille éclats de diamants, mille et mille sphères irisées, chauffées à blanc obligeaient la Fragrance fuligineuse et mortifère à reculer, reculer encore jusqu’à être acculée  dans ses derniers retranchements. Fu était en train de succomber, piégé par le leurre monté par Dan El.
Cependant, à Paris, en cette fin du XVIIIe siècle, la simulation fonctionnait toujours, le temps s’écoulait normalement et Irina avait pour obligation d’achever sa mission. Elle devait coûte que coûte récupérer le jeune Napoléon Bonaparte, le soustraire à la garde du comte ultramontain.
L’espionne, ayant à cœur de satisfaire son Maître, réfléchissait allant jusqu’à oublier de se nourrir et de prendre un peu de repos. Enfin, elle crut détenir la solution.
Mûrissant son idée, elle la cajola, la choya, la peaufina, l’obligeant à grandir et à se parfaire.
Après plus d’une semaine d’inactivité forcée, la Russe se décida enfin à faire appel à Sun Wu père, Ti le cousin Thaï et à l’avatar de Stewart Granger. Subjugués, les trois hommes écoutèrent la jeune femme dévoiler le grand plan. Celui-ci brillait par sa simplicité apparente.
- Nous allons nous attaquer aux maillons faibles des deux parties, faisait Irina tout en grignotant une meringue délicatement parfumée au citron.
- Les maillons faibles? Interrogea Sun Wu, ne manifestant pas le moindre sentiment. Ils sont nombreux ceux qui gravitent autour de nos adversaires à pouvoir prétendre à un tel titre. Rude tâche qui nous attend là. Par qui devons-nous commencer?
- Nous ne manquons ni de moyens ni de temps, dit la Russe en finissant sa meringue. Un premier nom me vient à l’esprit: Peter Lorre.
- Pas mal, approuva la copie de Stewart Granger. Nous pourrions ensuite nous attaquer à cette vieille peau ridicule de Gloria Swanson. 
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- Certes, mais il vaudrait mieux tout d’abord ôter les griffes du tigre blanc, marmonna Ti tout en lissant sa barbe impeccablement taillée en pointe.
- Bien, mon cousin, lança l’ancien maître du Dragon de Jade.
- Ôter les griffes du tigre blanc, c’est exactement cela, ricana Irina sans joie. Commençons par les amis de Daniel Lin Wu Grimaud. Ce dernier semble s’être entiché d’un certain chevalier de Saint Georges.
- Un bretteur hors pair, souffla le succédané du Britannique.
- Pas seulement. Le musicien compte parmi ses intimes le castrat noir Grégoire. Il serait bon de l’enlever et de le jeter dans une oubliette. Cela déstabiliserait les récents alliés du Proscrit. Puis, nous passerions aux choses sérieuses, l’enlèvement de Peter Lorre et de Gloria Swanson. Cela ne vous posera aucun problème Stewart?
- Pourquoi donc? Répondit le comédien. C’est à vous que va toute mon allégeance, vous le savez, capitaine.
- Fu vous a donc convaincu, tout comme nous tous ici. Parfait. Revenons à nos moutons. Nos deux otages, interrogés avec art, nous révèleront le lieu de résidence du futur Empereur Napoléon.
- Oui, certainement, répliqua Sun Wu en hochant la tête, mais…
- Tiens, mon plan n’a plus l’heur de vous satisfaire mon compère.
- Quelque chose m’échappe, madame. Pourquoi donc notre Suzerain ne nous révèle-t-il pas lui-même où se terre précisément Galeazzo actuellement? Quant à vous, Stewart vous l’ignorez naturellement…
- Par ma foi, c’est tout à fait vrai! J’en suis le premier étonné. Un grand vide s’est emparé de mon esprit. J’ai pratiquement tout oublié depuis que je me suis réveillé à bord du vaisseau Le Glinka la semaine passée.
Irina Maïakovska baissa les yeux, gênée. Elle ne pouvait jeter tout de go à la face du comédien que celui-ci n’était qu’un ersatz de clone, n’est-ce pas?
De son côté, Ti réfléchissait. Il osa proférer ce qui suit.
- Capitaine Maïakovska, veuillez m’excuser par avance pour ce que je vais dire. Mais si, malgré tout notre talent à interroger les deux séides de di Fabbrini, nous n’en tirons rien? Parce que ces derniers ne savent réellement pas grand-chose?
- Nous enlèverons d’autres comparses, voilà tout. Bette Davis
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 et Ava Gardner. Si cela ne marche pas, notre Sydney Greenstreet et vous Stewart entrez en scène. Mais assez tergiversé. Voilà comment nous allons agir. Dès demain soir, lors de la répétition de l’opéra de Mozart, L’Enlèvement au Sérail…
Irina tout en savourant une dernière meringue, déroula toutes les manœuvres de sa machination devant un auditoire particulièrement attentif et tout acquis. Sun Wu inclinait parfois la tête, donnant quelques conseils, ses yeux brillants. En cet instant, les sort de Galeazzo et du jeune Bonaparte se jouaient.

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Dan El se sentait le cœur lourd. Devant un tableau assez mélancolique de Watteau, l’Embarquement pour Cythère, méditant sombrement, il se récitait ces vers de Verlaine: 
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- Dans le grand parc solitaire et glacé
 Deux ombres ont tout à l’heure passé… 
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Tout à son spleen, le jeune Ying Lung se mit au clavier pour interpréter La Valse triste de Sibelius, une partition réduite pour piano.
Dan El était parfaitement conscient qu’il devait maîtriser ses émotions, sa peine et son chagrin pour l’heure inexplicables. Sinon, sa cité en souffrirait. Or, il se refusait à cela.
«  Combien de chronolignes effacées, combien d’essais avant que l’humanité triomphe de ses démons et de ses imperfections? Mais que pouvais-je attendre d’autre de ces petites vies conçues selon un schéma si limité? Elles sont à mon image… folles, inconséquentes, orgueilleuse, immatures… pardon vous tous et vous toutes, Ichem, Griselda, Ibrahim, Omar, David, Samuel, Nadir, Laureen, Olympe, Maël, Gustav, Léon, Boris, Andrej, Valérie, Simon, Zoltan, et tant d’autres… vous êtes condamnés par ma faute, mes insuffisances alors que vous n’êtes coupables en rien des lacunes de vos chefs et dirigeants, de vos guides et conseillers…
Un autre poème revint chanter sa douce mélancolie à l’oreille de Dan El, des strophes de Baudelaire fort appropriées à son humeur morose.
     J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans. (…).
    Je suis un vieux boudoir plein de roses fanées,
    Où gît tout un fouillis de modes surannées,
    Où les pastels plaintifs et les pâles Boucher,
    Seuls, respirent l’odeur d’un flacon débouché.   
 - Non! Se morigéna le fol et génial Ying Lung. Je ne vais pas céder au spleen, me laisser abattre… je me dois aux citoyens de l’Agartha, à ceux que j’ai promis de garder toujours, contre vents et marées… une Terre dépourvue d’hommes, soit. Envahie par les Haäns, pourquoi pas? Il existe tant et tant de possibilités, tant de schémas… je dois planter mes graines partout, il me suffit qu’une seule d’entre elles porte des fruits qui me satisfassent. Oui, une seule d’entre elles. Je puis m’en contenter.
   Dis-moi, ton cœur parfois s’envole-t-il, Agathe,
   Loin du noir océan de l’immonde cité,
   Vers un autre océan où la splendeur éclate,
   Bleu, clair, profond, ainsi que la virginité?
   Dis-moi, ton cœur parfois s’envole-t-il, Agathe? 
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- Daniel Lin, qui est donc cette Agathe? Fit la voix tendre et ensorcelante de Gwen. Personne, ici, ne porte se nom, mon maître. Me cacherais-tu quelque chose?
- Ne sois donc pas si jalouse, ma tendre et douce sauvage! Je déclamais un poème, mon amour c‘est tout… sache qu’Agathe, c’est toi, mon cœur… ma vie, mon monde, mon rêve… tu peux prendre tous les noms de l’Univers… tour à tour, tu es Bonheur, Douceur, Consolation, Renaissance, Chaleur… Tendresse, Plénitude… Gwen, je t’en prie, je t’en supplie, reste avec moi, toujours, à jamais, pour l’Infinité Eternité… je t’aime tant, je t’aime trop, je crois…
- Non, tu ne m’aimes pas trop Daniel Lin… pourquoi te quitterais-je? Je n’envisage rien qui ne soit sans toi, qui ne vienne pas de toi, mon maître, Daniel, Dan El, je ne le puis, tu le sais bien…
Tendrement, le Ying Lung donna un baiser à sa compagne. Lentement, il lui murmura des mots d’amour, sincères, absurdes et doux tout à la fois. Il l’enlaça, la caressa, réveillant ses sens. Folle de désir, Gwen le supplia d’aller plus loin encore. Dan El ne refusa pas. Ce soir-là, il ne conçut point de descendance mais les humains de l’Agartha, oui! Une fois encore, la Vie triomphait… une fois encore le côté clair du Ying Lung l’avait emporté.

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Une belle nuit étoilée se préparait dans le ciel de Paris, ce fait était assez rare pour être noté. À cette heure relativement tardive, l’orchestre de l’opéra faisait une pause.
Les musiciens aussi bien que les chanteurs prenaient un peu l’air à l’extérieur plutôt que dans ce qui leur tenait lieu de foyer, une salle surchauffée où des relents nauséabonds flottaient. Nous le savons, L’Enlèvement au Sérail devait être donné dans quelques jours, hors saison.
Un peu à l’écart de la troupe, Grégoire, vêtu comme un Turc de fantaisie, mâchouillait un bâton de réglisse afin d’adoucir ses cordes vocales si précieuses. Il venait, avec raison, de refuser un cigare offert par Saint Georges. Cette nouveauté commençait à être à la mode parmi les artistes.
La discussion roulait sur l’interprétation.
- Tu devrais faire davantage attention au phrasé, conseillait le violoniste à son ami.
- Penses-tu! Répliqua ce dernier. C’est l’orchestre qui est en retard!
Le chanteur et le musicien, tout absorbés par leurs propos, ne virent pas une silhouette grotesque s’approcher d’eux avec circonspection. À qui appartenait-elle donc? À un figurant, un être étrange qui n’aurait pas dépareillé dans un manège 1900. L’individu ressemblait à un centaure de pacotille, le haut du corps étant vêtu comme un janissaire ou ce qui en tenait lieu, arborant des couleurs assez criardes mêlant le jaune, le bleu et l’orange. De plus, des moustaches imposantes en crocs, noires comme du jais, dissimulaient le bas du visage tout en modifiant la physionomie du bonhomme tandis que les sourcils étaient passés au charbon.
Le bas de la créature avait de quoi inquiéter toute personne non avertie. L’être fantastique semblait en effet posséder trois paires de jambes. Une paire humaine, parfaitement galbée, et deux autres appartenant à la gent équine. Pour accentuer le côté animal, le figurant portait, à hauteur de son ventre et de son torse, une tête chevaline en carton-pâte.
Joseph s’avisa enfin de la présence de l’intrus.
- Si nous allions un peu plus loin poursuivre notre échange? Demanda Saint George.
- Ah! C’est donc ce figurant qui te gêne! Te voici bien couard. Je le connais un peu. Je le croise parfois dans les coulisses. Il se prénomme Nicéphore.
- Nicéphore?
- Oui, il s’agit d’un réfugié politique de l’Empire autrichien. Bon, mais si nous en revenions au troisième acte?
Comme vous l’avez sans doute déjà saisi, ledit Nicéphore n’était autre que l’espion russe Alexeï Alexandra Souvorov. Son nom entier prenait une bonne ligne d’écriture. Il s’appelait Alexeï Alexandra Fiodorovitch Fiodorovna Souvorov Souvorovna. Dans son déguisement, la tête de cheval n’avait pas qu’un rôle purement décoratif. Elle servait à dissimuler la deuxième face de l’être hétéropage. 
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S’approchant de sa démarche dandinée caractéristique qui prêtait à sourire, le faux figurant heurta, sans le vouloir pour un naïf, le coude du castrat. Alors, le masque chevalin glissa pour chuter dans la rigole d’eau sale. La lueur blafarde du quinquet révéla l’incroyable, c’est-à-dire les traits très émaciés de la tête masculine et atrophiée d’Alexeï.
Joseph ne put retenir un cri de surprise. Instinctivement, sentant un danger, il tâta son flanc droit, à la recherche de la poignée de son épée. Las! Il avait abandonné son arme dans la loge, lui préférant ce soir-là son violon.
Cependant, n’ayant rien à craindre et s’enhardissant, l’espion russe fit tomber le masque ainsi que son accoutrement ridicule. Ôtant promptement son déguisement, il surgit dans toute sa monstruosité sublime, une solide brette à la main droite et une dague à la main gauche. Quant aux deux bras supplémentaires, ils brandissaient deux mignons pistolets à crosse de nacre. Des joujoux mortels assurément.
- Ventre tudieu! D’où sort cette horreur? S’écria joseph, la sueur dégoulinant dans son cou. Je croyais pourtant bien que mes amis en étaient venus à bout l’autre jour.
Grégoire, ne comprenant pas les propos du compositeur, se retourna. Il se figea tandis qu’une injure refusa de jaillir de sa gorge soudainement paralysée. Alexandra l’apostropha, s’en prenant à lui inexplicablement.
- Toi, le Nègre émasculé, tu viens avec moi!
Le chanteur n’eut pas le loisir de répliquer à la double insulte. Saint Georges, revenu de sa surprise, venait juste de s’interposer. En n’écoutant que son courage, le violoniste n’oubliait qu’un minuscule détail: il était désarmé! Pas tout à fait, à vrai dire. Il s’empara promptement du sabre de théâtre que Grégoire portait à la ceinture et ce fut avec ce ridicule accessoire qu’il se mit en position d’affronter l’invincible espionne hétéropage. L’agent de Catherine II ne s’en laissa pas compter. Sans frémir, la créature fit feu. Une des balles érafla la joue de Joseph. L’autre alla éteindre le quinquet.
Puis un duel hors normes débuta.
Tout en parant vaille que vaille les deux lames d’acier de son adversaire, Boulogne pensait:
- La situation est bien pis que mon affrontement avec le chevalier d’Eon. 
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En effet, toute la science de notre bretteur suffisait à peine pour faire face à cette créature invraisemblable, sortie tout droit de l’imagination d’un opiomane, et pourtant, hélas, bien réelle. Le sabre de fer blanc ne fit illusion que deux minutes, pas plus, et ce, grâce aux rares leçons de Harrtan prises par Saint Georges auprès de Daniel Lin.
Toutefois, lors d’un saut périlleux arrière, excusez du peu, la pseudo arme se brisa et il ne resta plus alors entre les mains de Joseph qu’un tronçon parfaitement inutile. Il n’alla pas jeter à l’encan comme Richard III «  Mon royaume pour un cheval », car le gaillard n’était pas lâche. Mais en cette seconde, il aurait bien voulu être ailleurs ou encore posséder la force du géant Atlas afin de plier le quinquet et de s’en servir comme d’une pique.
Joseph eut la présence d’esprit d’effectuer un nouveau bond, juste à temps d’ailleurs, une triple boucle. Durant une demie seconde, il parvint à se saisir de la dague de son adversaire, mais il commit une erreur d’appréciation. Trop proche d’Alexeï, il ne put parer l’épée du Russe. La longue lame vint s’enfoncer dans le ventre du bretteur noir.
Sous le coup magistral, Saint Georges s’abattit comme une masse, ses mains soudainement prises d’un tremblement convulsif alors qu’il tentait d’arracher l’acier de son corps.
Voyant le colosse à terre, les deux visages de l’hétéropage esquissèrent un sourire cruel. Puis, avec désinvolture, l’un des bras récupéra l’épée, surnommée Joyeuse, un nom remontant au sacre de Charlemagne.
Ce combat avait eu pour témoins non seulement les chanteurs et les musiciens de l’Opéra, mais aussi un certain Caron de Beaumarchais.
Pourquoi donc nul ne vint s’interposer et porter secours au chevalier de Saint Georges? L’explication était assez simple. Lorsque le duel avait débuté, douze Chinois s’étaient matérialisés silencieusement dans la nuit et avaient empêché quiconque de bouger.
Alexeï Alexandra n’était pas un gentilhomme. Avec un rictus sauvage, la créature de foire essuya son arme puis s’en vint retrouver un personnage qui avait échappé à l’attention de tous.
- Alors? Demanda l’être double dans un anglais hésitant à un homme de forte corpulence dissimulé dans une vaste cape.
Un voix un peu grasse lui répondit.
- All right! It’s done!
Ce timbre de voix caractéristique appartenait au clone du clone de Sydney Greenstreet. 
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- Grégoire est à nous, poursuivit la copie. Ti l’a endormi à l’aide d’un de ses somnifères volatils.
- Dans ce cas, il n’y a plus qu’à espérer que ce maudit sang-mêlé réagisse et vienne lui-même se mettre dans la cage, conclut la Russe en ricanant.
Quelques jours plus tard, le castrat sera retrouvé par Tellier et Paracelse. Amnésique et mutilé, ses cordes vocales cruellement sectionnées, Grégoire, sa carrière désormais derrière lui, n’aurait d’autre choix que de finir copiste chez un éditeur à la mode.

***************

Ce même soir, dans un mastroquet sordide de l’Île de la Cité, la star déchue Gloria Swanson et Peter Lorre tentaient d’oublier leur déconvenue de la veille. En effet, Galeazzo di Fabbrini dont le manque de pitié était légendaire, venait de mettre sur la touche les deux comédiens, trouvant tout à coup leur présence fort encombrante, voire inutile et ce, à juste titre.
Le Hongrois ne dessoulait pas ainsi que « Queen Kelly ». Les récents revers subis par le comte ultramontain expliquaient ce récent rejet alors qu’auparavant Galeazzo s’accommodait des vices de ses deux comparses.
Attablés près d’une fenêtre aux vitres opacifiées par la crasse, les deux comédiens enfilaient les pichets de bière, une bière aigre des plus ordinaires, mais aussi les flacons d’un véritable tord-boyaux, la spécialité de la maison, une sorte d’eau-de-vie frelatée dans laquelle des rats avaient été conservés.
Pour accéder à l’estaminet malfamé, il fallait descendre six marches glissantes et usées par des milliers et des milliers de pas. Le lieu suintait d’humidité et la Seine, toute proche, apportait des effluves de vase et de pourriture, empuantissant une atmosphère déjà alourdie par les odeurs rances dégagées par les corps mal lavés des clients avinés. Sur le sol en terre, s’accumulaient de la paille écrasée et moisie, des déchets non immédiatement identifiables, de la boue malodorante, le tout venant s’ajouter à l’inconfort du troquet.
L’heure s’avançait à la vitesse d’un escargot ensommeillé, mais on approchait tout de même des deux heures du matin. La table devant laquelle s’accoudaient nos anciennes vedettes poissait. Sous une épaisse couche de crasse, on y devinait les cercles à demi effacés des chopes de bière et des bouteilles de ratafia.
En grinçant, la porte du cabaret borgne s’ouvrit. Une vieille revendeuse à la toilette, dégageant des exhalaisons méphitiques ou presque, puant la violette bon marché et le tabac fort des marins, fit son entrée d’un pas titubant. Ses cheveux emmêlés, qui ignoraient manifestement le peigne ou la brosse, dissimulaient partiellement un visage grêlé, vérolé et couvert de verrues. Derrière la septuagénaire, une espèce d’infirme suivait. Le bonhomme, le cheveu rare, le nez aplati et camus, l’œil voilé par la cataracte, un bras terminé par un manchon, pénétra aussi dans l’estaminet, comme s’il servait de garde du corps à l’affreuse Chouette. ce pirate d’eau douce, splendidement grimé, n’était autre que le clone de Stewart Granger. Comme on le voit, le Britannique en avait rajouté une couche dans le déguisement et sa compagne itou. Qui aurait reconnu la fringante capitaine dans ces haillons?
D’une voix rauque et hésitante, la matrone commanda une bouteille de tafia et, sans façon, claqua sa main dans le dos du pseudo marin.
- hé, dis donc, le Jacquot, tu partageras bien cette bibine avec moi?
Le comédien hocha la tête puis se dirigea d’un pas plus que chaloupé vers le fond de la taverne.
- Là, nous serons bien, répliqua l’ancien héros de Scaramouche, d’une voix nasillarde qui aurait rappelé quelque chose à Violetta. Pour mémoire, la jeune fille des pistes parallèles était une spécialiste des BD et des DA. Ainsi, elle collectionnait les films bidimensionnels, notamment ceux des frères Fleischer où figurait Popeye, the sailor.
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 De la part de Granger, ce choix d’identité n’était pas gratuit. Il lui permettait de camoufler son léger accent britannique dont il n’était pas parvenu à se débarrasser malgré les duplications. Tout en s’asseyant, l’Anglais s’inquiétait in petto.
- Vais-je devoir avaler cet atroce breuvage?
Par avance, le palais délicat de Granger se révoltait à cette idée. Quant à Irina, elle s’envoyait godet sur godet dans le gosier sans marquer le moindre dégoût. En fait, l’espionne évacuait promptement le contenu en le jetant discrètement sur le sol. Personne ne prenait garde à son manège. Sur cette terre particulièrement imbibée et collante, des cafards bien gras se faufilaient avec habileté entre les pieds des tables et des sièges. De plus, deux ou trois rats, presque obèses, nullement effrayés par la gent humaine, venaient ronger, par ci par là, quelques rogatons des plus suspects.
À un moment donné, la revendeuse à la toilette se dressa pour s’écrier:
- Qui veut de mes beaux rubans presque neufs et de mes dentelles à peine éraillées?
En professionnelle qu’elle était, notre espionne russe avait poussé le réalisme jusqu’à se pourvoir d’une fausse dentition incomplète et à s’empuantir l’haleine avec quelque mixture fétide. Pour ce rôle de composition, elle aurait mérité les applaudissements et les félicitations du jury. Peut-être est-il bon de rappeler un détail. Au naturel, Irina présentait un air de ressemblance assez marqué avec l’incomparable et magnifique actrice d’origine suédoise Ingrid Bergman.
Imitant à la perfection l’ivrognesse qu’elle était censée être, la Slave se cognait à presque toutes les tables, de simples planches en bois ordinaire, posées sur des tonnelets ou encore des meubles de récupération bien vermoulus de cinquième revente au bas mot, tout en ne perdant pas de vue son objectif, autrement dit Peter et Gloria.
Dans cette espèce de cave, la pénombre régnait tandis que les rares bougies de suif ajoutaient leurs volutes grisâtres aux fumées malsaines qui stagnaient dans l’air lourd. Enfin, Maïakovska atteignit le recoin où se trouvait Peter Lorre et s’agrippa à celui-ci. Le comédien encore assez lucide, sursauta.
- Madame, what do you want?
Le Hongrois leva ses yeux troublés par l’alcool vers la ravaudeuse.
- Oh! Quel beau jeune homme! Poursuivit Irina. T’as bien deux pièces blanches pour ta belle… deux rubans ne lui feraient pas défaut, au contraire!
- Was? Répondit Peter changeant d’idiome. Ich verstehe nicht. Was wollen Sie bitte?
Irina devait-elle faire celle qui ne comprenait pas? Elle ne savait comment réagir aux questions du Hongrois. Elle fut sauvée par l’intervention de Gloria.
- Toi, c’est pas tes babioles qui m’intéressent, l’apostropha l’actrice sur le retour dans son américain abâtardi habituel. T’aurais pas du tabac de Hollande dans ta sacoche? Du fin? Dutch tobacco… répéta la ruine. Du fin! Pas de cette poussière de momie que je fume depuis trois jours. Mummy’s dust!
D’une main incertaine, Gloria sortit alors de sous sa poitrine une tabatière finement ouvragée, ornée de camées, et l’ouvrit avec difficultés. L’objet de prix contenait encore quatre cigarettes à bout filtré, parfumées à la menthe.
Un éclair de lucidité affleura alors à la conscience de Peter Lorre.
- La vieille! Tu veux nous faire choper!
Le Hongrois se redressa afin de se saisir de ladite tabatière, objet bien trop précieux pour un tel lieu, mais comme il était aussi saoul qu’un hussard, sa tête s’en alla heurter durement le menton d’Irina qui hurla.
- Jacquot! À moi! On veut m’estourbir!
Galamment, Stewart se précipita pour porter secours à sa compagne. Aussitôt, une bagarre générale s’ensuivit . Tandis que Maïakovska crêpait le chignon de Gloria, l’Anglais venait à bout rapidement de Peter Lorre.
Comme la rixe continuait, la Russe et Stewart Granger parvinrent à s’éclipser avec chacun leur proie respective. Dans le mastroquet, le tohu-bohu se poursuivit durant une vingtaine de minutes. Le calme ne fut rétabli que par la survenue du guet qui arrêta tout le monde sans distinction. Depuis longtemps déjà, la racaille avait oublié la présence de la revendeuse et du ravageur.

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Date indéterminée, approximativement 1637, quelque part dans le sous-continent indien. Le Grand Moghol de Delhi, Shah Jahan, s’était isolé dans une des nombreuses pièces de son palais et avait interdit à quiconque de troubler son repos. Son visage, au teint légèrement bistré, affichait une mine soucieuse. Allons. Il lui fallait repartir une fois encore pour le lointain Occident, et cette perspective ne lui plaisait guère. S’il en avait eu le temps, il aurait bien prié Allah, le Très Miséricordieux, de lui épargner cette épreuve. 
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Plus il agissait, plus il s’insérait dans ce monde qui lui était de moins en moins étranger, plus les choses allaient en se compliquant. Selon les jours et les destinations, le Taj Mahal noir se rajoutait à l’emplacement prévu et faisait pendant au Taj Mahal blanc, le tombeau de sa bien-aimée. Ou bien, Mumtaz Mahal se remettait à vivre, lui ayant donné un quatorzième enfant en pleine santé. Hélas, le songe s’estompait presque aussitôt!
Alors, un autre rêve venait s’imbriquer et se superposer à la douloureuse réalité. Le prince se voyait tout chenu dans un palais empoussiéré, presque à l’abandon, accablé de chaleur, destitué de son pouvoir et de son titre par des vassaux avides et sans scrupule. Or, ce n’était pas là le résultat qu’il espérait. Non! Sa chimère, sa moitié, sa rose d’Ispahan l’appelait, lui tendait ses bras. Le Baphomet, cruelle et irrésistible idole, pouvait lui rendre Mumtaz… il lui chantait une musique envoûtante, ensorcelante, lui murmurait qu’avec lui, rien n’était impossible. Il suffisait de le vouloir, il suffisait de l’actionner encore.
- Recommence! Recommence donc! Cette fois-ci, ce sera la bonne. À ton retour, Mumtaz t’accueillera, te sourira. Ta félicité sera immense et éternelle. Ton amour ne s’éteindra jamais.
Cédant à la voix de cette sirène, le prince agita une clochette d’argent. Un serviteur entra, aussi discret et furtif qu’une souris. Lui aussi était encore jeune. Ses lèvres s’ornaient de belles moustaches brunes exotiques.
- Oui, Maître vénéré, pierre précieuse.
- Nassim?
- Ta Hautesse, que puis-je pour toi?
Le fidèle domestique était originaire du lointain Maghreb, des États barbaresques.
- Tu le sais bien.
Après un temps d’arrêt, Shah Jahan reprit d’une voix plus ferme.
- Je dois encore m’absenter cette nuit. Remplace-moi sur cette couche.
- Maître, serez-vous de retour pour le matin? Si je me souviens, le Vizir a obtenu audience.
- Nassim, je serai prudent. Il ne m’arrivera rien. Si j’ai un peu de retard, prétexte un malaise et donne un autre rendez-vous à mon ministre.
Nassim s’inclina sans un mot puis commença à se déshabiller. Le serviteur n’était point vêtu avec des couleurs voyantes, bien au contraire. Il portait habituellement une chemise de toile ainsi qu’un pantalon bouffant de teinte grise. Quant au prince, sa tunique de soie jaune glissa sans bruit sur le sol de marbre clair.
Après l’échange, Nassim s’allongea sur la couche et ferma les yeux. Il n’éprouva pas la curiosité de voir actionner le mécanisme qui ouvrait l’issue secrète du palais. Il suffisait de tourner un lion sculpté vers le soleil couchant pour qu’un escalier dérobé apparût dans le fond de la chambre, la partie la moins éclairée de la pièce.
Muni d’une torchère, le Grand Moghol s’engouffra dans le souterrain. Il allait rejoindre le Baphomet, ce tyran qui l’avait asservi et enchaîné.
Deux cent cinquante pas plus loin, Shah Jahan parvint à une grotte aménagée avec un certain confort. Quelques poufs, des fauteuils, un lit bas de repos, une table en ivoire, des flacons de cristal, des gobelets une fontaine d’eau pure, des manuscrits persans, des roses fraîchement écloses dans un vase en jade…
Un éléphant d’Asie trônait au milieu de la cavité naturelle. Toutefois, il présentait une étrangeté remarquable. Son épiderme, au lieu d’être d’un gris terne, s’irisait d’une belle teinte mordorée sous les flammes des nombreuses torches. Il s’agissait en fait de l’automate perfectionné déjà entraperçu ailleurs, dont l’enveloppe extérieure brillait de mille feux grâce aux plaques de nacre, aux gemmes précieuses, aux perles et aux intailles qui constituaient sa carapace.
Avec précaution, Shah Jahan sortit de sous sa chemise un pendentif tarabiscoté qui n’était autre que la clef qui réveillait et commandait l’éléphant. L’animal mécanique avait été conçu par un savant perse au service de Shah Abbas,
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 une vingtaine d’années auparavant. L’homme, surnommé l’Etoile du Septentrion, avait travaillé auprès de Salomon de Caus, le concepteur d’automates au service de l’Electeur palatin Frédéric.
Docilement, l’éléphant se redressa, puis s’avança vers son maître. Au-dessus de lui, il y avait un cornac tout aussi mécanique, le précieux et tentant Baphomet.
Tandis que l’escalier qui permettait à Shah Jahan de grimper sur le pachyderme se déroulait, le prince ressentait comme un malaise. Les parois de la grotte devenaient floues, se mettaient à gondoler, fluctuaient sous le poids incertain des chronolignes vacillantes. Machinalement, le Grand Moghol se frotta les yeux. Il avait cru voir un serpent de feu aérien, lumineux et pourtant plus noir et opaque que le jais, se profiler sur le plafond rocheux de l’antique caverne. Les moustaches de l’improbable créature vibraient, dessinant des volutes et des arabesques qui, décryptées, calligraphiaient un message des plus inquiétants.
Le Maître a commandé. Le passage est trouvé. Perle de Jade, ton sort est joué. Mais la serrure résiste car ses protections sont innombrables.
Ce Serpent Sombre était l’image inversée d’un Ying Lung qui, au lieu d’être Soleil, s’était métamorphosé en Léthé, Neuvième Cercle et Obscurité. Une sueur froide se répandit alors dans tout le corps de Shah Jahan. Il ne put que frissonner d’angoisse. Pourtant, faisant fi de ce mauvais présage, il mit en marche le Baphomet. La mystérieuse apparition s’estompa dans le Néant, son domaine. Mais s’était-elle bien réellement manifestée?
En tremblant, le prince effleura le symbole désiré, tout en se rendant compte, un peu tard, que le véhicule avait été utilisé par un autre que lui. En effet, le symbole des Napoléonides était terni. Mais l’imposte à sa droite luisait anormalement, entourée d’un léger halo. Y figuraient en reliefs une araignée et une fleur de lys. Qui avait donc osé commettre ce sacrilège, usé de ce téléporteur temporel amélioré? Quand? Pourquoi?

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Milan, octobre 1808.
La partie d’échecs qui voyait s’affronter Napoléon Premier et l’automate durait depuis déjà deux heures. L’Empereur était en difficulté. Mais pour le souverain, il n’était pas envisageable de perdre, non pour l’affront subi, pour une fois l’ancien Connétable de France s’en moquait, mais bel et bien parce que le sort de l’humanité reposait présentement entre ses mains. Comment gagner face à un adversaire possédé par le génie brut de l’intelligence qui avait l’outrecuidance de ne lui passer aucune faute et ne lui faisait aucun cadeau? Insensible à la règle tacitement admise que Sa Majesté Impériale était réputée être invincible, le champion mécanique annonçait avec une régularité métronomique agaçante, «  échec » à chaque coup perdu par Napoléon. 
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Au bout d’un long moment, à bout, n’y tenant plus, l’Empereur décida de trancher enfin ce nœud gordien.
Joseph Fouché marmonnait à l’oreille de Cipriani :
- Il joue comme un manche! 
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- Un néophyte, lui répondit l’ami fidèle. Cela est plus qu’étonnant de la part de Napoléon. Si je ne le connaissais pas aussi bien, je dirais qu’il a peur.
De son côté, Charles Maurice s’interrogeait.
« Comment l’Empereur va-t-il donc parvenir à ne pas perdre la face devant un parterre aussi prestigieux? Surtout, comment protéger tous les habitants de la planète face au danger mortel qui nous menace? ».
Machinalement, le prince de Bénevent se mit à priser une pincée de tabac.
Le souverain impérial, comme s’il avait capté l’inquiétude de ses féaux, laissa la colère le dominer. Il se leva soudainement coupant la parole à El Turco qui allait prononcer le fatidique « mat » de sa voix atone et impersonnelle. Tout à sa rage, le vainqueur de Iéna renversa brutalement le plateau de jeu, ses yeux noirs défiant l’automate. Celui-ci, après avoir émis deux grincements, s’immobilisa, se figeant dans le silence pesant qui venait de s’emparer de toute l’assemblée.
Les pièces de l’échiquier avaient roulé sans bruit sur le carrelage de marbre pour s’arrêter, disséminées un peu partout, jusque sous les pieds des fauteuils dorés ou sous les traînes de ces dames de la Cour.
Alors, satisfait de son geste d’humeur, Napoléon se tourna vers les spectateurs médusés après avoir jeté un regard lourd de sens au prince de Bénevent.
- Mesdames et messieurs, sachez que cette mécanique et cette mise en scène ne sont qu’odieuses et viles escroqueries destinées à duper les âmes simples. C’est pourquoi j’ordonne l’arrestation immédiate du baron Van Kempelen. Gardes, saisissez-vous de sa personne ainsi que de son automate truqué! Puis enfermez les deux personnages dans les caves du palais et surtout, ne les quittez pas des yeux. Tantôt, j’irai moi-même démonter la fausse mécanique. Le prince de Bénevent sera mon témoin.
Tandis que le baron Van Kempelen, impuissant, était entouré par six soldats, d’autres grognards, comme à la parade, commandés par un lieutenant muni d’un colt anachronique, vinrent se saisir d’El Turco.
Chose incroyable: alors qu’aucun mécanisme n’avait été actionné, l’automate avait tenté de s’esquiver. Il y avait donc bien un être de chair et d’os qui manipulait le joueur d’échec dissimulé à l’intérieur des « entrailles » du pantin. L’assistance le vit et le comprit. Ce fut pourquoi elle applaudit et acclama Napoléon Premier alors que l’Empereur quittait la salle de parade de son pas vif et nerveux afin de rejoindre le comte di Fabbrini qui patientait dans une antichambre, avide d’explications.
Cependant, le souverain aurait dû s’attarder davantage afin d’assister au plus renversant. Lorsque les grognards s’emparèrent de la fausse mécanique, ils la lardèrent de part en part avec leurs classiques baïonnettes. Aussitôt, un atroce cri guttural retentit. Il n’avait rien d’humain. Ensuite, un être difforme, de petite taille, laid à faire peur, le visage terminé par un groin, jaillit d’une cloison qui venait de glisser à la base de l’automate. La créature se roula sur le sol en poussant des gémissements pitoyables. Poussée par la douleur, elle se tenait les cotes tout en laissant d’horribles traces sanglantes sur le marbre. Mais le sang avait une drôle de couleur, ocre au lieu de pourpre.
Le pseudo nain appartenait à la gent porcinoïde et répondait au nom de Nurrik. Le Marnousien, un membre de la caste des Mathématiciens, avait eu le malheur de tester un téléporteur d’un nouveau type, s’égarant dans le temps et l’espace. Perdu sur Terre, gelé, affamé, déshydraté, le triste Nurrik avait été recueilli par Van Kempelen. Or, le baron, loin d’avoir l’âme charitable, saisissant l’aubaine, avait réduit en esclavage l’extraterrestre et l’avait contraint à la mascarade que l’on connaît. En effet, les capacités intellectuelles du Marnousien n’avaient pas échappé à l’aventurier sans scrupules. Van Kempelen avait donc pu commencer à s’enrichir grâce aux talents de Nurrik qui était un maître aux échecs tridimensionnels.

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