mercredi 5 février 2014

Le Nouvel Envol de l'Aigle 4e partie : Pour que vive Mumtaz Mahal chapitre 32 2e partie.



D’une colonnette surmontée d’un chapiteau, une silhouette indéterminée prit forme peu à peu. Tout en lévitant sans bruit, elle prenait une consistance de plus en plus solide à chaque pseudo seconde écoulée. Bientôt, il fut possible aux deux Ying Lungs de reconnaître Li Wu, le sage philosophe, en robe bouddhiste de teinte orange, avec sa longue barbe et son visage serein à peine marqué de rides. En position du lotus, l’apparition se rapprocha sensiblement des quatre intrus. L’image éleva la voix, et, s’exprimant en mandarin classique, expliqua d’un ton sentencieux. 
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- Mon enfant, sache que la réincarnation ne peut fonctionner que lorsqu’il y a début de neurulation avec le disque embryonnaire. La conscience s’insuffle alors, à cet instant précis, l’esprit devant également se réincarner. Cette évidence, ignorée par le monde occidental, ou encore raillée, doit s’imposer à toi. Le monde médiéval du Ponant lointain accordait quarante jours de délai à la formation et à la naissance de l’esprit. Or, comme tu le sais, mon enfant, ceci est totalement faux. Il est donc nécessaire que tes amis humains, entièrement biologiques régressent à un tel stade morphogénétique antérieur à la conscience, à une gastrula d’avant le disque, à un « œuf » implanté de douze-treize jours de gestation afin que Fu n’ait pas prise sur eux. Daniel Lin, n’oublie pas que mes conseils t’ont toujours été profitables.
L’être de fumée disparut aussi subitement qu’il s’était matérialisé, laissant nos deux Yings Lungs assez dubitatifs. Gana-El qui avait bien connu le grand-père Wu - n’avait-il pas introduit une partie de son essence dans le fils unique de ce dernier? - fut partisan de se méfier. Un ou deux détails dans la représentation de ce Li Wu-ci le chiffonnaient. Dans l’expectative, Dan El réfléchissait. Ah! Ç’aurait été si simple pour lui de quitter cette enveloppe corporelle qui l’entravait et le limitait et de s’assurer de la Supra Réalité!
Mais le piège grossier ne fonctionna pas. Le Préservateur sut repousser la tentation.
- Votre avis? Fit le plus jeune en communication non verbale.
- Oh! Il n’y a pas à chercher loin. Encore un leurre de l’Inversé.
- Décidément! Ce Fu joue là une resucée du procès conduit par Lobsang Jacinto, Tenzin Musuweni et Raeva Rimpoché. Tous ces tests à passer… je commence à me lasser grandement. Mais là-bas, dans le monde créé par Johann, les trois bouddhistes n’émanaient pas de la fausse Entropie mais d’une Entité opposée. En fait, Van der Zelden n’avait barre que sur l’oracle de Netchoung.
- Certes, mon fils. Du moins telle est l’expérience que vous avez perçue et vécue dans cette chronoligne précédente. Or, ici, dans ce palais, nous nous trouvons présentement au cœur même du domaine de Fu. Il est le maître du jeu. Il ne reste plus que nous deux à disposer encore de notre libre arbitre. Les deux ultimes Yings Lungs…
Antor qui captait pourtant tout cet échange mental, s’impatientait. Il éleva la voix.
- Mon frère, as-tu pris une décision?
Le commandant Wu répondit en haussant les épaules.
- Suivons Gana-El. De toute manière, un nouveau corridor s’ouvre sous nos yeux. L’Inversé a manifestement compris que son traquenard n’a pas fonctionné.
Effectivement, un nouveau couloir prenait forme alors qu’un orchestre de gamelans interprétait une œuvre primesautière dans le style des gammes pentatoniques difficilement supportables par des oreilles occidentales. La porte qui masquait le tout nouveau corridor se souleva sous le souffle chaud du Dragon. Elle était ornée d’horribles trophées empaillés, les cousins du bonze crapaud, triploïdes d’hommes-têtards fœtaux, aux bourrelets graisseux envahissants, visiblement dépourvus d’encéphale. 
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Sous le vent, la galerie vibrait tout entière, émettant d’étranges bruissements, gondolait, de plus en plus instable,  le phénomène s’accentuant sous la tempête de plus en plus furieuse. Des bulles éclataient, se chevauchaient, gonflaient ou diminuaient, palpitaient, un peu comme des grumeaux dans une pâte à brioche mal malaxée, ou encore comme de la mousse de bière qui se tassait au fur et à mesure que le liquide ambré prenait l’air et que la pression s’échappait.
Une espèce de surbrillance aveuglait désormais les véritables humains, les submergeaient presque à les engloutir. Tel un enfant, Shah Jahan s’accrochait désespérément au justaucorps d’André Fermat. Il progressait tant bien que mal sur ce tapis-roulant aux quatre côtés, plafond, sol, murs gauche et droite, comme s’il apprenait en quelque sorte à marcher. On sentait qu’il était parvenu au bout de sa résistance.
À chaque nouvelle bulle, une potentialité du Pantransmultivers, contenue en lui, survenait. Ainsi, en observant de près cette écume, on pouvait y apercevoir reflétée une part possible de la destinée des futures galaxies soit qu’elles fussent livrées à l’évolution aléatoire, soit que les Yings Lungs intervinssent. Pour qui savait, était capable d’appréhender et de comprendre le phénomène, nos quatre explorateurs étaient bel et bien en train de voguer au cœur même d’un réseau neuronal quantique à la complexité infinie, autrement dit au sein d’un cerveau inconceptuable, sans cesse en train de penser et de matérialiser les choses, bref un cerveau divin.
Un spécialiste en astrophysique aurait pu croire que le quatuor franchissait, cahin-caha, l’horizon d’événement d’un couloir quantique hendécadimensionnel à l’échelle des branes et des supercordes et même au-delà. Il y avait un peu de cela, oui, concédons-le… 
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Cependant, certaines anomalies s’accumulaient, dénonçant l’infestation dont était victime l’Unicité, rongée qu’elle était par un cancer inexorable mais aussi une schizophrénie dangereuse. Dan El et son père percevaient parfaitement ces deux maux, mais ressentaient également ces fulgurances étranges, surprenantes, sinusoïdales, d’une sombre luminescence dans un camaïeu de gris, ce qui n’était que les manifestations mortifères de la maladie. Insensiblement, ce gris se teintait d’or et d’ocre. Ces couleurs qui peu à peu se mêlaient à la fuligineuse lumière témoignaient d’un affrontement en cours entre les forces vives et les létales.
Nos amis avançaient ainsi dans cette sorte de a-lieu, au sein d’un a-temps, au centre d’une a-matérialité, ballottés par les assauts de l’Entropie et de la Vie, au cœur d’une a-lumière. Pourtant, Gana-El semblait trouver facilement son chemin dans cette anormalité. Il crut bon de renseigner ses compagnons.
- Manifestement, nous sommes enfin parvenus dans le pro-epiphanion de Cléophradès d’Hydaspe, pro-epiphanion conceptualisé en l’an 150, comme je dois vous le rappeler.
- L’avant-séparation des hypostases, l’avant-séparation de l’Energie noire, compléta Dan El.
Puis, le Surgeon hocha la tête et, ce mouvement, en apparence anodin, eut pour conséquence de plonger Shah Jahan et Antor dans un état non catatonique, non cataleptique mais bel et bien de non-vie! Daniel Lin savait pertinemment ce qu’il faisait. Il préférait anticiper que subir. Avec raison car dans ce « maintenant » tous relatif, les intrus étaient soumis à des débuts d’hétérochronies mosaïques classiques. Ils s’étiraient d’avant en arrière et vice-versa. Ils étaient compressés, accélérés ou ralentis, et tout ces mouvements à la fois, simultanément.
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Quel être vivant normalement constitué aurait pu résister à ce temps cubiste à l’œuvre? Quel mortel ordinaire ou pas? Les avatars ici devenaient des œuvres Picasso déstructurées décomposées, réassemblées sans cesse  davantage, au-delà de la sénilité, au-delà de la momification, au-delà de la cellule, au-delà de l’embryon, au-delà même de l’atome, par-delà les particules, les quarks et tout ce que la science physique du XXIe siècle n’avait pas encore identifié. Essayez d’imaginer l’effet d’une déstructuration à l’infini à l’échelle quantique et en-deçà.
Les opportuns se recombinaient, se mélangeaient, se malaxaient, encore et toujours, de manière de plus en plus chaotique et aléatoire, du moins pouvait-on le penser, en une purée, en une guimauve gluante, quantique, improbable, macrobiotique, en une sorte de pétrissage remodelage ordonné et désordonné à la fois, incertain et programmé, en une combinaison hasardeuse, en une gastrulation incessante et perpétuelle, insatisfaisante, en un chaos volontaire, en une soupe mixée et remixée, recomposée, essayée, abandonnée, tentée, retentée, infiniment et ad libitum… 
Ainsi nos quatre cobayes plus ou moins consentants et plus ou moins conscients faisaient corps avec une pré-matière incrée et pourtant là, une mélasse, une panade anté-Big Bang, mais pourtant permanente, informe, a-formes, un perpétuum mobile, forcément, recombiné, mélangé à l’excès mais pas assez aux yeux d’un Expérimentateur, restructuré d’avant en après, d’amont en aval, en une oscillation que rien ne pouvait stopper, en une succession d’essais probants et décevants.
Cette pré-matière jamais née, avait la faculté de représenter et de modeler toutes les combinaisons possibles, tous les assemblages concevables et ceux qui ne l’étaient pas au premier abord, de pré-particules. Dans ce pré-espace-temps, dans ce pré-Panmultivers à l’état antérieur, dans ce tore invaginé et invaginant, figure sans commencement ni fin d’Henri Poincaré, seuls les purs Riu Shu tels que Gana -El et Dan El pouvaient oser espérer sortir sans dommage notable de ce piège puisqu’ils appartenaient en fait à ce pré-Pantransmultivers Premier et encore Unique…
Rebonds sur rebonds de l’informe, de l’a-formes, du Chaos pré-pensé, pré-désiré, si attirant, si fascinant…
Face à ce qui était en train d’advenir, le Rebelle par excellence n’eut d’autre choix que d’opter pour la suggestion de l’image de Li Wu. Il se résolut à réassembler, mais avec circonspection, la matière corporelle de l’Indien et du mutant, les remodelant avec application, les obligeant à redevenir des humanoïdes, avant de déclencher une régression ontogénétique de l’adulte au fœtus, puis à l’embryon, à la neurula ensuite, avant, enfin, de les stabiliser au stade de la gastrula de treize jours de gestation.
Désormais, sous la forme de boules de cellules invaginées en trois couches de tissus, les deux compagnons des entités flottaient librement, en leur anté-conscience dans la galerie-leurre du palais de Fu, dans ce lieu qui n’était autre qu’une image virtuelle hendécadimensionnelle, un isolat parasite qui avait infesté depuis les origines floues les cordes et les branes de la totalité du Pantransmultivers et qui, dans son stade final presque abouti, avait réussi à absorber 99, 99999999% de l’Unicité Elle-même…
Telle semblait être la donne. Mais la partie n’était pas terminée.
Lorsque ces pré-embryons aériens franchirent un portail qui menait à la salle du trône impérial, ils recouvrèrent leur intégralité. Cette entrée se caractérisait par des mascarons de fontaines en faïence du XVIIIe siècle de couleur verte. On y reconnaissait des lions, des chimères, des griffons, des gargouilles, Méphistophélès lui-même, des masques vénitiens de carnaval au nez proéminent, Pantalon, Arlequin, Géronte, Scapin, Brighella, Polichinelle, Scaramouche et ainsi de suite. 
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Sur des tables laquées de rouge, des vases Mille Fleurs reposaient. Les bleus, les rouges, les jaunes, les carmins, les jades dominaient. 
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« Encore ces touches chinoises! Pensa Dan El un rien contrarié. Fu en fait un peu trop à mon goût ».
Une douzaine de paravents protégeaient le trône. Sur la plupart des panneaux figuraient des scènes bucoliques telles les différentes activités d’une rizière au XVIIe siècle. Des hommes et des femmes travaillaient, repiquaient le riz, le récoltaient, ou encore, ennoyaient la rizière. Au loin, des bœufs labouraient une colline.
Soudain, les paravents, renversés mystérieusement, dévoilèrent le trône sur lequel un individu masqué, de grande taille, était assis. D’une voix autoritaire et en canons, sur six registres différents, il clama:
- Prosternez-vous devant Fu, l’Incomparable, le Sublime, la Spendeur des mondes!
À sa vue, Daniel Lin ne cilla pas. Il avait du mérite. Il se contentait de comptabiliser la perte de son énergie, soit 8%.
Or, les sphères ne s’offraient pas encore aux explorateurs.
Ayant achevé son examen interne, le jeune Ying Lung redressa la tête. Toisant la créature, il lui jeta d’un ton sarcastique:
- Ah! Maître Di Pan, le Grand Géomancien. Tu vois, je t’ai identifié. Avec ta figure toute tavelée, ton masque rouge, tes yeux d’or et tes oreilles pointues. Qui crois-tu donc tromper? Jamais le Dragon Noir ne s’affublerait d’un tel masque grimaçant! Oh! Déçu? Tu peux bien me tirer la langue. Tu sombres dans le grotesque. 
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À cette apostrophe ironique, l’être se figea tandis qu’une voix reprenait du haut d’un plafond à caissons à stucs, là où était suspendu un autre masque comme une sinistre araignée. Un rire suraigu retentit, accompagnant le nouveau venu, encore invisible. Ce rire fort agaçant suivait presque chaque mot formulé.
- Maître Di Pan le Géomancien n’est qu’un ridicule imposteur, Daniel Lin Wu… Sur ce point, tu as parfaitement raison. C’est moi qui suis l’Incomparable Fu, le Majestueux, le Superbe, le Suprême Dragon…
- Encore un menteur! Lança Dan El mi-figue mi-raisin.
Ne tenant pas compte de la dernière remarque proférée par Dan El, la mystérieuse créature se rapprochait. L’inconnu bondissait et sautait de chapiteau en chapiteau, de colonne en colonne, de moulure en moulure. Il tourbillonnait, enchaînait les saltos les plus difficiles, et les roulades les plus risquées comme s’il buvait un verre d’eau, virevoltait dans les airs, se confondant avec lui, se raccrochant toujours à l’ultime fraction de seconde à une improbable aspérité.
Cependant, après tant de prouesses, il finit par atterrir juste sous le nez de Daniel Lin. C’était à peine si la créature dépassait le coude de l’ex-daryl androïde. Toute vêtue de rouge, elle flamboyait mais son visage tordu et hilare restait assez effrayant avec un menton de traviole, un nez camus, un œil plus haut que l’autre et un front bombé. Sa tête était surmontée d’un chignon qui ressemblait à un étron de yack.
- Qin Tong, le valet facétieux, bien sûr, s’exclama le commandant Wu avec un soupçon d’ironie. 
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Le jeune Ying Lung n’avait pas été intéressé par les acrobaties de cet émule de Nick Cravatt. Ce fut pourquoi il n’applaudit pas.
- Oh! Comme tu me déçois, Daniel Lin. Dans un lieu aussi lugubre, il faut rire… on se croirait dans un sépulcre, poursuivit l’affable nain. Allez, un peu de joie et de mouvement…
À peine l’être eut-il prononcé ces mots entremaillés d’éclats de rire qu’une autre créature tout aussi bizarre émergea du sol et ce, sans mécanisme ni trappe apparents. Elle fut, un point c’est tout, debout devant Gana-El. Elle, ne donnait absolument pas envie de rire et de s’amuser avec sa tête tricornue, deux crocs saillants à la mâchoire inférieure, ses oreilles pointues la faisant ressembler à un diablotin, son front rouge scarifié, son nez en boule couleur vermillon et ses joues écarlates. Ses pupilles semblables à celles d’un félin irradiaient d’une lueur mauvaise. Ce diable asiatique qui répondait au nom de Kaishan était entouré de fumeroles aussi flamboyantes que lui. 
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On pouvait penser à une ridicule mise en scène. Or, bien sûr, il n’en était rien car les créatures de cette salle s’avéraient être extrêmement dangereuses.
Kaishan était accompagné de deux acolytes qui sortirent l’un… du ventre de Shah Jahan, qui, sous la douleur de cette parturition inattendue roula sur le carrelage, et l’autre du dos d’Antor qui, lui, écartelé par la souffrance, n’avait qu’une envie, se jeter dans la première rivière venue.
Du Prince Moghol était né Lei Gong, le dieu du tonnerre et du mutant vampire, celui de la guerre Guan Yu. Ces démons transdimensionnels étaient d’une hideur repoussante. L’un ressemblait vaguement à un singe muni d’un bec d’oiseau, avec un nez écrasé, des oreilles en demi-fleur de lys, et des yeux globuleux exorbités.
Le deuxième aurait pu passer pour le masque mortuaire d’un empereur défunt avec sa barbe divisée en trois nattes, ses moustaches noires, ses yeux clos et son visage affligé.
Personne ne prit garde à une ultime apparition qui émergea d’un objet fort anodin. En effet, parallèlement, une table coffre s’était ouverte et, désormais, laissait voir une sculpture au cisèlement si précis qu’il semblait conférer la vie à l’œuvre ainsi révélée.
Celle-ci représentait un dragon, le ventre ouvert, tripes à l’air et étalées, en train de rendre son dernier repas, une espèce d’incube-démon aux yeux immenses en amande, le crâne surmonté d’une imitation de cône de graisse égyptien, la bouche en partie édentée d’où subsistaient néanmoins quelques incisives ébréchées. Pour rester dans la note réaliste, le grand démon Yao répandait une odeur pestilentielle, vu qu’il avait pris naissance dans l’intestin d’un Riu Shu! 
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Avec une voix de crécelle, l’infernale créature salua tout en jetant les paroles suivantes:
- Mon nom est Yao, la diarrhée du Dragon. Qui me respire meurt!
De cet être terriblement repoussant tant il était disgracieux, émanait un mélange alcalin de soufre, d’œuf pourri, d’urine concentrée et d’excréments de buffle. Le monstre se voulait effrayant et désirait par-dessus tout susciter la plus vive répulsion. Certes, il y réussissait avec, cependant, une note scatologique comique involontaire ; Fu se perdait-il dans la farce potache?
Gana-El, qui avait eu le tort de conserver ses facultés olfactives, grimaça. Or Daniel Lin n’avait cure de l’inconfort relatif de son père. Il restaurait les forces d’Antor et de Shah Jahan. À vrai dire, plus l’inéluctable se rapprochait, plus notre Entité adolescente prenait l’épreuve avec détachement. Toutefois, Dan El n’en montrait rien.
Naturellement, chaque démon s’était présenté comme étant Fu en personne et non une de ses émanations ou encore un de ses avatars. Ces derniers reprenaient les masques des créatures des rites Nuo. Les masques portés par ces êtres étaient soit en bois léger, protégés par une fragile couche de plâtre et de laque, soit confectionnés en papier marouflé peint. Selon les rites pré-confucéens, Nuo Gong et Nuo Mu avaient engendré l’humanité. Généralement, lesdits masques Nuo incarnaient plusieurs dieux taoïstes, mais, pour le Nuo lui-même, le panthéon était composé de dieux exorcistes. Toujours selon le Nuo, le monde humain était infesté par les esprits malfaisants. Il fallait donc nettoyer le lieu cérémoniel. Or, seul un bouddhiste ayant reçu l’enseignement d’un moine pouvait y parvenir. 
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Comme on le voit, le Dragon Inversé maîtrisait à la perfection les savoirs et les croyances de la Terre à venir et jouait donc à matérialiser les pires divinités nées dans les cerveaux humains tourmentés et inquiets. Voilà pourquoi, dans une espèce de canon a capella, les six émanations, tout en émettant une fumée colorée jaune, orange et ocre particulièrement nauséabonde, une sorte de feu de bengale d’un nouveau genre, psalmodièrent en mandarin du VIIe siècle, dans l’idiome des lettrés Tang pour plus de précision, sur un rythme ternaire les menaces ci-après:
- Vous n’êtes que des impuretés. En tant que telles, nous allons vous balayer, vous évacuer.
L’Observateur jeta avec un rien de sarcasme.
- Tiens! Je voudrais bien voir cela.
- Mon père, le danger s’en vient… il est tout proche. Nous sommes au seuil d’une nouvelle étape, fit Dan El.
- Avez-vous peur?
- Pas le moins du monde. Je maîtrise ce sentiment primitif. Mais ce n’est pas le cas de mon frère.
Effectivement, Antor, qui avait recouvré toutes ses facultés y compris ses talents vampiriques, se laissant dominer par son impulsivité native, qui, en réalité, masquait ses craintes les plus inavouées, prit l’initiative inconsidérée d’attaquer Guan Yu, le faux empereur barbu. D’un geste brusque, il arracha le masque de la créature en s’écriant sauvagement: 
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- Daïmon! Dévoile-donc ton hideuse face! Que je puisse te combattre en toute connaissance de cause.
- Le temps est venu, songea alors Dan El amèrement. Déjà… je ne puis plus retarder davantage nos retrouvailles.
Derrière le masque, il n’y avait… RIEN. Le vrai, l’unique, l’incommensurable et incontournable, l’effrayant et saisissant RIEN!!! Terrorisé au-delà de tout entendement, inaccessible désormais à la raison, le vampire, A-El plus exactement, celui qui, à priori, avait laissé une partie de son essence devenir Daniel Deng, celui qui s’était laissé submerger par la peur lorsqu’il avait compris qu’il lui fallait passer un accord avec la Mort, l’Entropie, afin que l’évolution fût au sein du Pantransmultivers en gésine, celui qui, autrefois avait porté le nom de Danael, ou encore Dana-El, le centre et l’équilibre du présent Dan El, son « ventre », recula… recula… s’il l’avait pu, il aurait fui, détalé comme un lapin, oubliant ce pourquoi il était là, auprès de son frère, de son autre lui…
Il faut bien comprendre que c’est une chose de conceptualiser le vide, le néant, le rien et une autre de le toucher, de le voir et de le ressentir, d’être confronté à sa réalité, son intangible présence.
Alors, le Grand Géomancien ainsi que ses acolytes, se dépouillant à leur tour de leurs déguisements, révélèrent le RIEN qui, logiquement, occupait, était ce pré-temps.
Logiquement? Pas si certain…
Dans toutes les philosophies et dans toutes les religions, il était décrit un monde avant le monde, un pré-chaos, ou encore un tohu-bohu, où tout était mêlé, où tout s’avérait possible. Il suffisait de décanter la pré-matière et la pré-énergie. Mais là, plus de Grand Tout, plus d’Unicité, mais seulement ces deux fragiles, ô combien, branes et rien d’autre. Pour les physiciens, ce qui précédait le Big Bang restait inaccessible mais tous étaient d’accord pour écrire qu’il y avait quelque chose… mais quoi?
Pas le vide… non… surtout pas…
Or, là, apparemment, ce n’était pas le cas… Fu était à un cheveu de la victoire. Il était parvenu à faire se confondre le Pré-Univers avec la conception qu’il en avait…
Cependant, tout n’était qu’Apparence, Leurre, Tromperie, Simulation, Miroir…
Il fallait pardonner à Antor d’avoir ainsi reculé face au RIEN. Absolu, intégral, infini, abyssal, désespérant, inévitable, incontournable…
Mais ce réflexe de protection fut inutile. Du NEANT révélé, un halètement suivi d’une aspiration gluante et infernale. Le mutant se démena de toutes ses forces pour échapper à la langue immatérielle qui le gobait. Ses efforts ne menèrent à rien. Il allait être ingurgité dans l’absence de chaos, dans le RIEN total… tout ce qu’il avait vécu, toutes ses expériences, tout son apprentissage, toute sa compréhension anéantis? Impensable! Inenvisageable…
Alors…
Alors Dan El, inébranlable tel un roc, s’interposa. Résolu plus que jamais, ferme et sûr de lui, triomphant de lui-même, de ses milliers et milliers de démons intérieurs, il sortit partiellement de son Avatar, prenant la forme d’un feuillet résille aussi élevé que la montagne la plus haute de Haasücq et s’opposa au phénomène.
Le RIEN, le NEANT, l’INCONCEVABLE, l’INCONCEPTUABLE rugit, forcé de recracher la partie inachevée et incomplète connue sous le nom d’Antor. Furieux et acculé, le RIEN s’acharna à rattraper sa proie, à la ré ingurgiter, se muant en tempêtes pré-quantiques d’une effroyable violence.
Mais cette démonstration fut vaine.
Certes, pendant cette colère, cette rage hors normes, le mutant perdait peu à peu sa matérialité. Mais ce n’était plus l’Entropie qui était aux commandes. Mieux, l’incroyable phénomène s’accéléra et s’intensifia. La fusion, tant redoutée, sans cesse reculée, enfin commencée, serait menée avec succès à son terme. Impossible de la stopper.
D’abord, Antor se démunit de son SOMA, autrement dit sa corporalité de chair, de muscles, de sang et d’os. Maintenant, une aura orange, minuscule, à peine visible mais pourtant là, luisait telle une perle au sein de la fabuleuse résille. Cependant, elle conservait encore une vague forme de silhouette humaine. Ainsi, le vampire paraissait ressembler à un Homo Spiritus.
Mais il lui restait encore trois étapes à franchir avant de s’incorporer définitivement et à jamais au Préservateur, de redevenir un et entier, d’être enfin Dan El…
Derrière, Gana-El se mordait les poings. Ce n’était pas une figure de style. Son inquiétude prenait des proportions gigantesques. De plus, l’Observateur se sentait inutile, encombré par Shah Jahan dont il prenait soin, afin de lui éviter l’annihilation pure et simple.
Devant ce qui était en train d’advenir, le Prince Moghol, sanglotait, prostré par une peur sans nom. Il assistait à un combat divin, du moins interprétait-il ainsi le phénomène, et sa raison n’allait pas tarder à se mettre en berne.
Devant Gana-El, la psyché d’Antor perdura un court instant, encore individualisée. Cependant, l’être-pensée comprit qu’il devait aider son frère à accomplir ce retour, à conduire cette fusion jusqu’à son terme.
Alors, abandonnant sa peur telle une vieille peau, oubliant son ego, devenant à son tour abnégation, il aborda les rives inconnues d’une dimension non encore parcourue par Michaël et ses succédanés. Désormais, le NOUS s’offrait à lui, c’est-à-dire la Communauté de l’Ensemble des Etres pensants de l’intégralité du Pantransmultivers, le Seul dans la Supra Réalité. Comme à regret, il s’y jeta et y plongea.
Mais ce sentiment s’effaça aussitôt car il fut accueilli avec une joie, une liesse qui le comblèrent et qui lui firent oublier ce qu’il quittait, une imitation, non, une ombre de félicité.
Son bonheur, son extase même fut si grande, si complète, qu’il crut mourir, englouti par la Compréhension, la Connaissance et l’Amour. Comme Dan El, il sut les passés et les avenirs, sans cesse tissés et retissés, tramés et retramés, les expérimentations audacieuses ou pas, les expériences osées renouvelées encore et encore, dans le but de s’améliorer, de se sublimer, de devenir parfait, de tendre vers cette perfection tout du moins afin de mériter ce don inné de créer.
Le Mur Dan El trembla sous le choc de ces retrouvailles, de cette absorption de cette partie de lui-même si longuement séparée de lui, sous les émotions suscitées par cette Re-Connaissance, cette Re-Naissance. Mais l’Expérimentateur n’en accéléra pas moins une fois encore la fusion. Celle-ci se fit alors écartèlement, embrasement, éblouissement, orgasme devant le trop plein de sensations, de sentiments et d’informations.
Toutefois, toujours aussi déterminé, le dernier, l’Ultime Ying Lung alla jusqu’au bout de la douleur bonheur, jusqu’à re-découvrir, à faire sien le Pan PNEUMA, là où était tapi le Chœur Multiple, le Résidu du Tout.
La Révélation l’accabla. Mais il fit face. Taisant son nouveau savoir, il pouvait désormais saisir tous les potentiels, tous les devenirs, toutes les probabilités, les accaparer, les domestiquer, les faire siens, les concrétiser, et surtout pas, jamais, plus jamais les oublier et les ignorer. C’étaient là son droit légitime, son devoir, son obligation, ardente et incontournable, sa Raison d’Etre…
La fusion avait abouti. Elle ne laissa pas pantois Daniel Lin mais tout juste. Tout allait s’achever, bientôt, dans une attoseconde. Mais il fallait néanmoins encore poursuivre le jeu au nom de la Nécessité. Les Nuo et les trous de NEANT s’évanouirent ainsi que l’antichambre afin de laisser la place au Saint des Saints dans lequel Dan El, pleinement responsable, en possession de tous ses moyens, assumerait la réduction en esclavage de l’Inversé Dragon Noir. 
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